Renouer le dialogue entre les cultures et intégrer les exclus Femmes et pouvoir chez Léonora Miano
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
- Auteur : Wyss (Irena)
- Pages : 71 à 83
- Collection : Rencontres, n° 539
- Série : Francophonies, n° 2
Renouer le dialogue entre
les cultures et intégrer les exclus
Femmes et pouvoir chez Léonora Miano
De L’Intérieur de la nuit (2005) à Rouge impératrice (2019), Léonora Miano met en scène et en voix une multitude de figures féminines, que le lecteur retrouve parfois d’un roman à l’autre. D’ailleurs, « la majorité des personnages de Léonora Miano sont des femmes et si homme il y a, il n’évolue jamais dans un univers déconnecté de la féminité, il existe toujours un lien qui le rattache à une femme, mère, épouse, amante » (Unter Ecker, 2016, p. 53), bien que ce lien mérite souvent d’être renoué. La palette des personnages féminins que propose Miano est donc très vaste et la féminité résolument plurielle1 et, partant, difficilement généralisable.
La critique, comme le fait Patricia Bissa Enama (2014, p. 299), relève fréquemment le mépris dont sont victimes les personnages féminins et il faut bien l’avouer, nombreuses sont les abîmées par la vie, comme le sont les filles du bord de ligne dans la nouvelle éponyme, ou encore les femmes qui transitent par le centre d’hébergement d’urgence de la nouvelle « 166, rue de C. » du recueil Afropean Soul et autres nouvelles (2008) ; sans oublier la kyrielle de personnages féminins impuissants – pensons par exemple à Thamar, enceinte alors d’Antoine/Snow et abandonnée par son conjoint dans Ces âmes chagrines (2011), que son fils laissera plus tard dans sa misère pour la punir2. Miano dépeint donc bien souvent des femmes qui « se débattent, […], dans le monde clos qui 72innerve son œuvre » (Laurent, 2011, § 8), et quand « les narrateurs de Miano ne s’attardent pas sur les multiples déboires sociaux des femmes, ils leur cèdent volontiers la parole pour que s’extériorisent les sentiments qu’elles éprouvent face à tant de frustrations. » (Lassi, 2015, p. 455). Qu’on ne s’y trompe cependant pas : même si l’auteure dépeint souvent des figures féminines marginales3 ou vulnérables, comme l’est Musango dans Contours du jour qui vient (2006)4, « les femmes ne sont vraiment pas des choses fragiles5 » et certaines ont une forme de pouvoir. Et si les romans de Miano sont jalonnés de références à des reines du passé qualifiées de « puissantes6 », cette puissance n’est pas systématiquement associée au passé. Miano met en effet également en scène des femmes « puissantes mais dépourvues de pouvoir dans un patriarcat oppressant » (Ndi Etondi, 2019a, p. 18), dont le cheminement personnel visera justement à conquérir ce pouvoir au fil des pages, au point que plusieurs critiques parlent de « gynécocratie » (Paki Sale, 2014, p. 264 ou encore Bissa Enama, ibid.) ou évoquent le féminisme des romans de Miano7 : Eyabe par exemple, confinée avec ses consœurs au début de La Saison de l’ombre, passe du statut de « femme bouc émissaire » (Bissa Enama, 2014, p. 293) à celui d’héroïne quittant sa communauté pour savoir ce qu’il est advenu de son fils, transgressant ainsi les codes et usages en s’emparant d’un pouvoir traditionnellement réservé aux hommes.
73Cet article s’attachera à étudier deux de ces figures en particulier : Epupa, qui n’apparaît que tardivement dans L’Intérieur de la nuit et dans Les Aubes écarlates mais qui occupe un rôle fondamental dans l’économie de ces romans, et Boya, figure centrale puisqu’elle est la Rouge impératrice. Nous verrons que toutes deux possèdent un « pouvoir » qui permet à l’auteure de développer une réflexion sur la nécessité de repenser les relations interculturelles et interpersonnelles, thématique qui lui est chère, mais aussi sur la façon dont les « rapports entre femmes s’articulent8 » et sur la nécessité de l’invention.
Représentation du genre féminin
Avant de nous intéresser aux rapports qu’établit Miano dans ses romans entre femmes et pouvoir, il est nécessaire d’étudier les représentations de la féminité qui nous sont proposées par l’auteure. Si les critiques (par exemple Laurent, 2011, § 28 ; Ndour, 2015, p. 100) montrent que le corps féminin est souvent une métonymie de l’Afrique, il faut cependant relever, comme le fait Paki Sale à propos de L’Intérieur de la nuit (2014, p. 263) que Miano procède de façon générale à une « reconstruction des catégories masculin/féminin », dans un monde « fondamentalement phallocratique mais manifestement féminin. […] Pourtant, bien que fondé sur le discours masculin, la virilité y est en panne et la féminité agissante. On constate alors qu’il plaît à l’auteure de procéder à une reconstruction » (ibid., p. 262) de ces catégories. Ainsi, nombre de personnages féminins sont habités par une énergie masculine, comme l’est Ié dans L’Intérieur de la nuit : « Cette femme abritait un esprit mâle, c’était certain » (p. 64), constat auquel Isilo arrive également : « Il se disait que cette vieille abritait une âme plus mâle que n’importe lequel des hommes qui étaient là » (L’Intérieur de la nuit, p. 101). Cette énergie masculine lui permet de s’octroyer une petite part des pouvoirs traditionnellement réservés aux hommes, lorsqu’elle 74mange par exemple des mets interdits aux femmes (ibid., p. 64), mais elle lui permet également, comme l’écrit Marie-Rose Abomo-Maurin (2014, p. 57), de prendre réellement le pouvoir et d’inverser ainsi l’ordre social établi, d’abord par la parole, puis de fait, en remplaçant temporairement les hommes répudiés et bannis par leurs épouses pour avoir participé au sacrifice d’Eyia.
Comme l’explique Miano dans un texte du recueil Habiter la frontière :
[…] il parait évident que le simple fait de naître dans un corps d’homme, ne fera pas de vous un être courageux […]. Tout comme le fait de loger dans un corps de femme ne saurait induire la douceur, la patience, la futilité ou l’aptitude aux tâches ménagères… Il s’agit là de comportements appris, de notions culturelles intériorisées au fil des âges. […]
[…] il me plaît, généralement, de produire des corps féminins habités par une énergie masculine (autoritaire, froide, courageuse…), et des corps masculins perturbés par le féminin (pleurs, crainte, usage hystérique de la violence), l’identité sexuelle des personnages est donc frontalière. (Miano, 2012, p. 31)
Interviewée par Célia Héron pour le journal suisse romand Le Temps, Miano explique en effet que « Dans la pensée subsaharienne, en tout cas chez les Bantous, on pense que chaque être humain abrite les énergies féminine et masculine » (2020). Cette question des énergies apparaîtra sous une autre configuration pour les personnages d’Epupa et de Boya qui nous occuperont dans les pages qui suivent.
« Voir au-delà du visible9 »
Pour bien comprendre le rôle d’Epupa dans la résolution des conflits qui empêchent le village Eku d’avancer vers un avenir meilleur, il est nécessaire d’étudier brièvement comment les rapports de pouvoir s’y nouent. Ceux-ci nous sont notamment décrits dans deux des romans de la Suite africaine, L’Intérieur de la nuit et Les Aubes écarlates.
Dans ce microcosme qu’est le village des Ekus, « tribu bantoue du centre de l’Afrique » (L’Intérieur de la nuit, p. 38) les hommes brillent 75généralement par leur absence10 et ne reviennent au village que de temps à autre « pour y déposer des miettes, faire tonner leurs voix en distribuant des consignes dont ils ne pourraient superviser l’application » (ibid., p. 14) avant de repartir. Si « les hommes ont toujours le choix » affirme Inoni (ibid., p. 192), le rôle des femmes quant à lui est « de demeurer tels des piliers fixes sous le soleil. D’être des fondations et des repères » (ibid., p. 2411). Dans ces conditions, elles ne quittent donc pas le village et ne font pas d’études – sauf Ayané, qui transgresse les règles de la communauté et envers laquelle les femmes se montrent féroces. Il ne semble guère y avoir d’esprit de sororité ou de soutien entre femmes et la part belle est faite aux ragots et persiflages de toute sorte. Leur monde se limite aux contours d’Eku, comme le veut la tradition12. Signalons tout de même – et c’est une constante chez Miano, qui nuance et empêche toute généralisation en décrivant des personnages qui s’opposent – que toutes les femmes de la Suite africaine ne sont pas ainsi. À titre de comparaison, les coyotes de la ville prennent « toutes seules leurs décisions, et leurs parents, généralement pauvres, n’y trouv[ent] rien à redire. Non seulement leurs filles [font] des études, mais en plus, elles les [nourrissent] et [entretiennent] la fratrie » (ibid., p. 44). Le narrateur voit tout de même une similitude entre les coyotes et les femmes ekus, leur abnégation commune : « outre le poids du monde posé sur leurs épaules, il y avait ce cadavre qu’elles trimballaient au fond d’elles, depuis le premier jour. Celui du rêve dont la dépouille avait été mise au tombeau pour l’éternité » (ibid., p. 44).
La venue d’Isilo et de ses sbires constitue un moment-charnière pour le village : suite au sacrifice d’un enfant qu’il organise et auquel les Ekus sont forcés de prendre part, « une transformation » (ibid., p. 137) a lieu, « un renversement des forces en présence » (ibid.) et les rôles s’inversent subrepticement : 76Inoni, dont le mari a contribué à sacrifier Eyia, qui se comportait auparavant « comme une sorte de harpie » (ibid., p. 179), le mutile pour le punir de ne pas avoir refusé de prendre part au sacrifice. Ito et Isabi, les épouses de deux hommes qui ont aussi participé à la mise à mort, décident de les répudier. Pour Paki Sale, cette modification majeure dans la répartition des pouvoirs montre que l’« agressivité de la femme nouvelle que propose Miano se déploie en termes de misovirisme poussé qui ne se contente plus d’écarter l’homme de la gestion des affaires de la cité, mais bien plus, de l’éliminer. » (Paki Sale, 2014, p. 264) Dès lors, c’est « comme si [Inoni] était devenue une autre » (L’Intérieur de la nuit, p. 175). Elle parle désormais d’une voix douce « que personne ne lui avait jamais connue » (ibid., p. 184) et ose même s’opposer à Ié, la doyenne, à deux reprises, notamment lors de la veillée des morts, neuf jours après le drame : elle revendique ainsi que « pour une fois [les femmes de la communauté se disent] les choses » (ibid., p. 183). Comme l’écrit Trésor Simon Yoassi (2014), la prise de parole est un enjeu important dans la trilogie de Miano, constat que l’on peut étendre à l’ensemble de son œuvre d’ailleurs. Et si les femmes sont habituées « à taire toutes les douleurs » (L’Intérieur de la nuit, p. 165), lorsqu’elles prennent enfin la parole, cela correspond à « un désir d’exister, une re-naissance. La parole est engagement et affirmation d’une ou de plusieurs consciences : la conscience individuelle, mais aussi la conscience communautaire intrinsèquement liées au devenir actuel et futur des sociétés postcoloniales » (Yoassi, 2014, p. 114). Signalons tout de même que cette prise de pouvoir n’est guère efficiente. En effet, ne restent dès lors à Eku, pense Ayané, que des femmes et des enfants, « des petits bouts de femme puisqu’ils vivaient dans les pagnes de leurs mères » (Intérieur de la nuit, p. 165). Autrement dit, la situation est dans les faits similaire à celle qui prévalait auparavant et il faudra l’arrivée d’Epupa pour que les choses puissent changer.
Enceinte et complètement nue, qualifiée de folle (Les Aubes écarlates, p. 243) et comparée à Erzulie (ibid., p. 212) par ceux qui croisent son chemin, Epupa – dont Ndi Etondi (2019a, p. 79) rappelle qu’elle porte un nom masculin d’origine douala – possède un réel pouvoir. Celui-ci se manifeste de plusieurs façons : elle est en effet « en contact avec l’invisible » (Les Aubes écarlates, p. 200) comme Ié13, la matrone du 77village. Mais l’étendue de leur pouvoir est différente et ne permet pas d’obtenir le même résultat.
En effet, Epupa peut faire « entendre la voix des esprits, des disparus. Elle [voit] au-delà du visible, travers[e] le temps » (ibid., p. 189). Cette capacité à vaincre la chronologie se double d’une forme de don d’ubiquité puisque son esprit peut voyager pour accompagner par exemple les personnages d’Eso et du Dr Sontané, ce qu’Ié ne peut en aucun cas faire. Ce pouvoir sur le temps et l’espace, ce « don de double vue » (ibid., p. 217), ainsi que la voix de l’enfant qu’elle porte (ibid., p. 244), lui confèrent une omniscience. Ainsi, elle « ose dire ce qui jamais ne l’a été » et peut même révéler à tous, lors de la cérémonie au village eku, « des événements précis de leur vie, mêlant à la fois le passé, le présent et l’avenir, au-delà de ce que les concernés eux-mêmes pouvaient savoir » (Petetin, 2017, p. 206). Ce pouvoir, cette force, lui semblent étrangers14 et sont directement associés à sa maternité à venir ; et si la conception de l’enfant qu’elle porte s’est faite dans des conditions aussi violentes qu’obscures, il est important de préciser que celui-ci est « le fruit d’une puissance tapie dans les entrailles de sa mère, capable de donner corps aux fluides » (ibid., p. 246).
L’apogée de son pouvoir a lieu lors du retour des enfants disparus et de l’intégration d’Ayané au sein de la communauté abîmée dont le quotidien a connu des transformations majeures depuis le sacrifice d’Eyia, présenté dans L’Intérieur de la nuit. Si pour Lassi, le roman constitue un « plaidoyer de Miano en faveur de la réadmission des Africains d’ailleurs dans l’espace socio-culturel local et du rafraîchissement des rites ancestraux » (2012, p. 149), cette réintégration et acceptation au sein du groupe d’éléments considérés comme exogènes ne se limite pas aux Africains de l’étranger. La cérémonie du Sankofa permet en effet de réintégrer aussi bien Epa (enfant soldat dont le frère a été sacrifié – dans L’Intérieur de la nuit –, n’ayant jamais quitté le continent) que tous les disparus. Cette cérémonie donc, menée par une figure féminine marginale à plusieurs égards, constitue une modification profonde des pratiques interpersonnelles, cultuelles et (inter)culturelles qui permettra de régénérer la communauté. Et si Ié, la doyenne du village, n’est pas 78choisie pour diriger la communauté à l’avenir, ce n’est pas parce que c’est une femme, mais bien parce qu’elle s’accroche à ses convictions et peine à accepter que les us et coutumes puissent être modifiés15. À vrai dire, ce couple Ié – Epupa cristallise les tensions régissant les relations interculturelles de nos sociétés, entre repli et ouverture. Or, au vu de tout ce qu’a traversé la communauté eku, il semble difficile, voire mortifère, de conserver une organisation sclérosée. Il est donc nécessaire d’évoluer et de s’adapter pour assurer la survie de la communauté
Le « mauve, mélange de bleu
et de rouge dans l’atmosphère16 »
Publié chez Grasset pour la rentrée littéraire 2019, Rouge impératrice, copieux roman écrit « dans l’écho de plusieurs cultures » (Rouge impératrice, p. 603), interroge, dans la lignée des œuvres précédentes de l’auteure, les rapports entre Afrique et Europe. Signalons que Miano choisit cette fois-ci d’explorer le futur, ce qu’elle n’avait pas encore fait, et que le titre de ce roman se démarque des intitulés précédents, car elle avait jusqu’à ce texte privilégié des intitulés poétiques dont les références directes à des humains étaient généralement exclues – exception faite de Blues pour Elise (2010). Dans Rouge impératrice, le terme « impératrice » a la particularité de conjuguer référence à la féminité et association directe au pouvoir.
L’histoire se déroule ainsi à Katiopa – dont le glossaire nous précise qu’il s’agit de l’Afrique – après le « Sinistre », « l’anéantissement identitaire et le renversement des valeurs » (ibid., p. 384). Le cadre spatio-temporel du roman est celui d’un vaste État panafricain du futur en voie d’unification, troublé entre autres par les Fulasi, communauté dont le lexique placé en fin de volume confirme l’identité : des Français qui refusent de s’intégrer et d’apprendre les langues régionales (ibid., p. 293). Et dans ce monde où les rapports de pouvoir entre Nord et Sud se 79sont inversés suite à la catastrophe, la question des enjeux identitaires, politiques et culturels qui traversent l’œuvre de Miano17 apparaît à nouveau de façon particulièrement accrue, de même que les relations interpersonnelles et interculturelles conflictuelles qui en découlent.
Dans ce roman, Ilunga, chef d’État du Katiopa unifié, tombe irrésistiblement amoureux de Boya (diminutif de Boyadishi), « femme-flamme, peu soucieuse des embrasements semés sur son passage » (ibid., p. 15), universitaire spécialisée dans les pratiques sociales marginales (ibid., p. 137), qui fait partie d’une communauté d’initiées18 et dont les recherches portent en particulier sur la communauté fulasi présente sur le Continent. Comme Epupa, le prénom de l’impératrice est commenté dans l’ouvrage :
Une aïeule avait en quelque sorte inventé ce nom. En réalité, elle avait entendu prononcer celui d’une reine étrangère du passé. Sa langue l’avait remanié afin de le rendre dicible, puis de l’investir d’une puissance nouvelle. L’ancienne avait voulu que l’identité de cette femme illustre soit transmise au sein de sa lignée, sous une forme à ses yeux améliorée et dans des conditions précises. (ibid., p. 51)
On apprendra que ce prénom a été « forgé à partir de celui d’une reine des Icènes, tribu oubliée de Pongo : une guerrière rousse appelée Boadicée qui s’était dressée contre Rome » (ibid., p. 573). Forte de cette filiation qui l’inscrit dans la lignée d’une reine puissante, « femme rouge » (ibid., p. 25) occupe la pensée d’Ilunga dès l’incipit, lui qui apparaît comme un « homme bleu » (ibid., p. 56). À vrai dire, ce mélange de couleurs et de forces est nécessaire : comme l’explique la sangoma à Ilunga, « J’ai remarqué une présence rouge au cœur du bleu. Il était temps qu’elle vienne s’y loger, nous en avons besoin » (ibid., p. 131). La force féminine apparaît en effet dans le roman comme une « autre manière de régler les problèmes, 80de vaincre » (ibid., p. 412), et le rouge de Boya est lié « à la force vitale, à la faculté de transcender toute peine et de se réinventer constamment ». Cette notion de (ré)invention est fondamentale, car elle parcourt l’œuvre de Miano : Boya va ainsi devoir « inventer » (ibid., p. 489) sa place et l’auteure camerounaise explique dans une vidéo de présentation de Rouge impératrice que l’on y parle de « comment on veut inventer l’avenir19 ».
À cet égard, il est important de noter que le sort qui doit être réservé aux Fulasi occupe une grande part de l’intrigue, les proches du pouvoir ayant chacun son opinion sur la question. Et dans ce contexte, Boya entend faire « progresser la cause de la jeunesse sinistrée qui ne demandait qu’à épouser la culture locale » (ibid., p. 317-318). Si Ilunga souhaite « rendre ces étrangers au territoire qu’ils avaient déserté » (ibid., p. 370), Boya prône quant à elle leur intégration. La proposition faite convoque les analyses de Maddalena De Carlo sur l’interculturalisme, en tant que « choix pragmatique face au multiculturalisme qui caractérise les sociétés contemporaines. C’est justement l’impossibilité de maintenir séparés des groupes qui vivent en contact constant qui entraîne la nécessité de construire des modalités de négociation et de médiation des espaces communs » (De Carlo, 1998, p. 40). Boya encourage donc l’homme qu’elle aime à renouer le dialogue avec les membres de ladite communauté, en leur laissant un choix, dont la formulation rappelle de façon ironique un certain discours politique français : « Katiopa, tu l’aimes ou tu la quittes » (ibid., p. 411) : « C’était ce qu’elle recommandait et qui n’avait pas encore été fait. Nul n’avait eu l’idée de parler à cette communauté. C’était pourtant le meilleur moyen à la fois de les reconnaître et de les placer devant leurs responsabilités » (ibid., p. 410). Dans ce futur à inventer, Boya ne fait bien entendu de loin pas l’unanimité au sein des proches du pouvoir. Pour le kalala par exemple, elle est une « puissance trouble, une déesse du désordre » (ibid., p. 356), ce d’autant qu’il considère que « la force des femmes [doit] être maîtrisée, dirigée selon la loi de complémentarité asymétrique qui privilégi[e] la volonté des hommes » (ibid., p. 166). Dans tous les cas, Boya et son amour ont gain de cause, puisque la fin du récit témoigne de son emprise sur le pouvoir politique, dans la mesure où il devient certain qu’« il y aura […] des Fulasi au sein du Katiopa unifié. » (ibid., p. 570).
81Conclusion
Si les personnages féminins sont souvent victimes des abus de pouvoirs des hommes – en témoignent par exemple les nombreuses exactions commises par les forces du changement et racontées par Epa dans Les Aubes écarlates – il existe un pouvoir féminin chez Miano associé à l’invention au sens étymologique du terme, soit « la capacité de trouver » des solutions aux problèmes qui se posent au Mboasu ou à Katiopa. Dans les deux exemples étudiés ici, le pouvoir permet de réintégrer ceux qui ont été exclus de la communauté ekue pour Epupa et, en ce qui concerne Boya, d’ouvrir littéralement les yeux des dirigeants pour modifier leurs rapports avec les populations réfugiées à Katiopa et ainsi renouer le dialogue entre les cultures, par l’intégration. Boya concrétise ce qu’elle prône et les relations interculturelles pacifiées sont l’espoir d’une métamorphose de toute la société. Ainsi, la conclusion de ce conte de fées20 n’est certainement pas la formule archétypale « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » mais, dans leur univers afro-futuriste, « Ils se marieront, adopteront une enfant d’ascendance fulasi et ensemble, en conjuguant leur énergie, ils exerceront le pouvoir ».
Irena Wyss
Université de Lausanne
82Bibliographie
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Petetin, Véronique, « L’“afrophonie” de Léonora Miano », Études. Revue de culture contemporaine, no 9, 2017, p. 83-92.
Unter Ecker, Marjolaine, Questions identitaires dans les récits afropéens de Léonora Miano, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2016.
Yoassi, Trésor Simon, « Paroles, personnages subalternes et nations postcoloniales chez Miano », L’Œuvre romanesque de Léonora Miano, dir. Alice Delphine Tang, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 113-125.
1 Pensons par exemple aux quatre narratrices de Crépuscule du tourment, qui dévoilent aux lecteurs quatre façons d’être femme. Consacré à cette pluralité de voix, le dossier de la revue ELA 2019/47 (dir. C. Mazauric et M. Unter Ecker) s’intitule « Léonora Miano – Déranger le(s) genre(s) ? ».
2 Celle-ci vit en effet dans un « bouiboui sans eau ni électricité où [elle] attend […] la mort » (p. 25) et son fils, qui apprécie de la « punir, elle, de l’inqualifiable égoïsme dont elle avait fait preuve » (ibid.) veut la voir chaque dimanche « sale, démunie » (p. 27).
3 Comme Ixora, dont Vanessa Ndi Etondi (2019b, p. 129) écrit qu’elle est « triplement » marginalisée mais qui parvient à s’affranchir « des clichés et des frontières pour vivre totalement son existence de femme », ou encore comme Epupa, sur laquelle nous reviendrons dans le cadre de cet article.
4 À propos de Musango et de sa vulnérabilité transformée au fil des pages du roman en « puissance agissante », on consultera notamment l’article de Marion Coste, « Vulnérabilité, puissance d’agir et care dans Contours du jour qui vient (2006) de Léonora Miano », Elfe XX-XXI, no 9, 2020 : « http://journals.openedition.org/elfe/1953. (consulté le 14/02/2021) ».
5 Interview de Léonora Miano : « https: //www.france24.com/fr/20161103-leonora-miano-femmes-Crepuscule-Tourment-Ateliers-pensee-dakar-senegal (consulté le 03/03/2021) ».
6 Citons par exemple « la lignée des candaces, ces puissantes reines de Méroé » dans Rouge impératrice (2019, p. 57), qui étaient « […] tout à la fois : guerrières, bâtisseuses, épouses, mères » (p. 103). Dans Les Aubes écarlates, on apprend que les femmes étaient les égales des hommes à l’époque de la reine Emene (2009, p. 38). Citons encore les Bwele, dans La Saison de l’ombre (2013), dont on apprendra qu’elles ont un lien direct avec la disparition des hommes du clan mulongo et qui constituent « la force néfaste des femmes : […] une autre image du pouvoir féminin qui est donnée » (Chaulet Achour, 2014, p. 22).
7 Ce que Miano récuse d’ailleurs dans Habiter la frontière (2012, p. 31) : « Contrairement à ce qu’il m’arrive de lire çà et là concernant mes écrits, je ne propose pas, en tant que telle, une littérature féministe. » .
8 On consultera l’interview de Miano à propos de son dernier ouvrage, Rouge impératrice, disponible sur le site de Grasset, éditeur de nombreux romans de l’auteure : « https://www.grasset.fr/rouge-imperatrice-9782246813606 (consulté le 29/03/2021) ».
9 Voir : Léonora Miano, Les Aubes écarlates, p. 189.
10 Ainsi, devant le petit nombre d’hommes présents, Isilo, le chef des Forces du Changement, demandera à Eyoum : « Vieil homme, où sont donc les mâles de ton peuple ? » (L’Intérieur de la nuit, p. 82) ; et quand son frère, Isango, compte « les mâles valides » (ibid., p. 84), il n’en dénombre que six âgés de quatorze à dix-huit ans.
11 Cette image du pilier apparaît également dans Ces âmes chagrines : « […] la mater familias. Le pilier. L’armature, l’armure de la famille » (2011, p. 181).
12 À ce titre, on peut citer le passage où Ayané et sa tante reviennent au village en voiture. Ne connaissant pas l’engin, elles voient une bête « tout en haut de la dune qu’elles gravissaient pour se rendre à la source » (L’Intérieur de la nuit, p. 168) et « bientôt, l’animal ouvrit la bouche qu’il avait sur le côté, et laissa sortir une femme » (ibid., p. 168). C’est Ito qui comprend qu’il s’agit d’une voiture car ses fils le lui ont expliqué.
13 « La doyenne d’Eku fréquentait également l’invisible. Elle faisait des rêves prémonitoires, déchiffrait les signes envoyés par les ancêtres à travers des faits aussi anodins que la présence d’un papillon de nuit à l’intérieur de la case » (Les Aubes écarlates, p. 222).
14 « Tout se déroulait comme s’il lui fallait partager son corps avec une autre. Se tenir, muette, dans une région cachée de son être, observant les actes de celle qui agissait, portant son visage, se servant de sa voix » (ibid., p. 185).
15 À cet égard, on rappellera le passage où ses pieds sont littéralement pris au piège dans le sol tant qu’elle refuse de parler à Ayané.
16 Voir : Léonora Miano, Rouge impératrice, p. 173.
17 Christiane Chaulet Achour rappelle que Miano les nomme « ses démons » : « https://diacritik.com/2019/09/13/rouge-imperatrice-de-leonora-miano-un-reve-davenir/ (consulté le 03/03/2021) ».
18 Cette communauté se réunit dans la Maison des femmes, qui est régie par un certain nombre de codes. Ainsi, « être à l’origine de la souffrance d’une femme [y est] une faute pour le groupe d’initiées » (Rouge impératrice, p. 113). Il s’agit d’un « lieu où l’énergie féminine se dépl[oie] de façon lumineuse. Les mères n’y [sont] pas des adversaires, les filles n’y [sont] pas des rivales ». (ibid., p. 256). Cette référence à une maternité adverse n’est pas anodine : comme l’écrit Marion Coste : « La figure de la mauvaise mère constitue une figure archétypale dans les romans de L. Miano » (2019, p. 68).
19 Interview de Léonora Miano : « https: //www.hachette.fr/videos/leonora-miano-presente-rouge-imperatrice, 4 :16-4 :17 (consulté le 31/01/2021) ».
20 C’est avec ce terme que Miano caractérise son projet : « https: //www.hachette.fr/videos/leonora-miano-presente-rouge-imperatrice, 0:07-0:08 (consulté le 31/01/2021) ».
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12735-2
- EAN : 9782406127352
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0071
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2022
- Langue : Français
- Mots-clés : Femmes, pouvoir, relations interculturelles, invention