Pratiques artistiques féminines en Afro-diaspora Atlantique noir et Afropéa : vers une émancipation des genres ?
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
- Auteur : Unter Ecker (Marjolaine)
- Pages : 57 à 69
- Collection : Rencontres, n° 539
- Série : Francophonies, n° 2
Pratiques artistiques
féminines en Afro-diaspora
Atlantique noir et Afropéa :
vers une émancipation des genres ?
Le terme « Afro-diaspora » représente un vaste territoire transcontinental, habité par les Afrodescendants depuis que des Subsahariens ont été déportés de leur continent d’origine par la mise en place du commerce triangulaire. Empruntée à l’histoire juive, la notion de diaspora a été appropriée par des penseurs afrodescendants dès le début du xxe siècle, avec la définition qu’en donnera plus tard Joseph E. Harris :
Le concept de diaspora africaine englobe tout ce qui suit : la dispersion globale, volontaire comme involontaire, des Africains au cours de l’histoire ; l’émergence d’une identité culturelle à l’étranger fondée sur l’origine de la condition sociale ; et le retour psychologique ou physique à la terre natale, l’Afrique. (Harris, 1993, p. 3)
Dans ce grand espace, articulé en fonction d’une oppression partagée et d’une origine commune, cohabitent des « sous-lieux » symboliques. Ceux-ci se différencient du point de vue de l’histoire et du contexte de la présence des populations afrodescendantes sur ces territoires : déportation, immigration et postmigration notamment. Deux d’entre eux nous intéressent particulièrement dans le cadre de cet article : l’Atlantique noir1 et Afropéa2.
L’Atlantique noir a été théorisé par Paul Gilroy comme un vaste espace de mémoire et de culture de la diaspora africaine, né du Passage du Milieu. Il est quadrillé depuis par de perpétuelles circulations d’hommes, de marchandises et de pratiques artistiques qui donnent 58forme à des cultures nouvelles et fondamentalement composites. Lorsque l’Atlantique noir intervient dans le champ des études littéraires et artistiques, il s’impose comme un outil d’analyse de la dynamique particulière et foncièrement mouvante des identités afro-diasporiques, celles-ci entremêlant les influences des continents africain, américain et européen. Les cultures afrodescendantes dans le contexte particulier de l’Europe sont les plus jeunes de l’Afro-diaspora et les plus proches, d’un point de vue géographique, de l’Afrique originelle3. Elles convergent au sein d’Afropéa, représentant un espace « immatériel, intérieur » (Miano, 2012a, p. 86) qu’habitent les « personne[s] d’ascendance subsaharienne, née[s] ou élevée[s] en Europe » (Miano, 2020, p. 10). De même que l’Atlantique noir, il se caractérise par une perception de l’identité définie à la frontière des appartenances multiples, celle-ci n’étant pas appréhendée comme un « lieu de rupture, mais comme un espace d’accolement permanent » (Miano, 2012a, p. 25).
Par l’hybridité qui les caractérise, ces lieux proposent de se débarrasser de la hiérarchie qu’instaurent la norme et la marge, avec les rapports de domination qu’elles sous-entendent ; ces mêmes rapports ont en effet violemment marqué la dispersion du sujet noir dans le monde, du fait de la déportation transatlantique des Subsahariens et des migrations postcoloniales. C’est pourquoi je considère qu’Afropéa et l’Atlantique noir ont un rôle spécifique à jouer dans la déconstruction des catégories culturelles et sociales figées, comme la race et le genre, l’hégémonie occidentale attribuant à la masculinité blanche le statut de référent : « Dans les deux cas, le Noir est placé en position subordonnée dans un système dualiste qui reproduit la domination de la blancheur, alliée à la rationalité et à la masculinité » (Gilroy, 2017, p. 98). Or, les créations artistiques et littéraires qui naviguent au sein de ces espaces jouent un rôle particulier dans ce projet de révision. Elles le mettent en œuvre car elles proposent des contre-récits aux discours traditionnels portés par l’Occident, notamment lorsqu’elles sont portées par des femmes noires dont les expériences viennent apporter un éclairage novateur et d’autres perspectives sur des questionnements sociaux, historiques ou d’actualité, et agissent en retour sur ceux-ci. De ce fait, j’envisage la création artistique sous le prisme de la « pratique » avec laquelle je privilégie une perspective sécante de l’action de création dans l’analyse 59d’un corpus rassemblant les créations multimodales de quatre artistes féminines qui circulent au sein de l’Atlantique noir et/ou d’Afropéa, à savoir : le jeu théâtral de Leïla Anis, la mise en espace d’Éva Doumbia, la création radiophonique de Fabienne Kanor et l’écriture pour la scène de Léonora Miano. La multiplicité de ces supports de création, combinés à bien d’autres dans les œuvres respectives de ces quatre auteures, s’adresse à des publics variés et multiplie les contextes de réception et de diffusion. En ce sens, elle valide ainsi aussi, avec la notion de « pratique artistique », l’idée d’explorer, de faire et d’agir avec et dans l’art.
« Ouvrir la voix » des femmes noires
« Si, dans le contexte de la production coloniale, les subalternes n’ont pas d’histoire et ne peuvent pas parler, les subalternes en tant que femmes sont encore plus profondément dans l’ombre » (Spivak, 2009, p. 53). Dans l’Afro-diaspora, où de nombreux territoires sont marqués par un héritage postcolonial, les femmes sont en effet sommées au silence par le patriarcat, présent en strates multiformes dans les œuvres du corpus. Il s’agit du père – « patriarcat » est issu du latin pater, qui signifie « père », et du grec arkhê, qui renvoie au pouvoir, au commandement –, comme celui dont la voix est rapportée dans Fille de (Anis, 2012) et qui s’est approprié le corps et le destin de sa fille : « Je serai le seul souverain sur ton trou à toi/Et ne t’avise pas de me contredire/Tu es une fille/Ça signifie que tu es morte avant d’être née » (Anis, 2012, 29’5 – 30’34), lui crie-t-il. Il s’agit aussi de l’homme blanc qui règne sur le système plantocratique, jusque dans les espaces intimes des esclaves qui « n’ont pas le droit d’aimer » (Miano, 2015, p. 85) ; le souvenir du maître est encore enfoui dans les mémoires féminines des sociétés post-esclavagistes contemporaines, comme la Martinique où s’ancre le reportage radio de Fabienne Kanor « En Martinique : des 60petits morceaux de femmes » (Kanor, 2012). La figure patriarcale renvoie aussi à celle du conjoint, lorsqu’il exerce sur des femmes des violences indicibles (Kanor, 2012, 29’), ou encore au « prédateur sexuel » qui rôde dans les métropoles européennes contemporaines. Elle peut aussi référer à une société tout entière qui considère les femmes noires avec un regard habité par le fantasme colonial, tel celui dénoncé par les personnages de la pièce Afropéennes5.
D’emblée, pour les femmes afrodescendantes dont il est question dans ce corpus, le genre rejoint l’oppression de la race, l’un et l’autre étant d’ailleurs inextricablement liés dans leur genèse, ne serait-ce que parce la préservation de la race6 passe par le ventre de la femme, celui-ci en constituant une matrice7. Ils convergent aussi dans l’intersectionnalité, concept forgé par Kimberlé Crenschaw après avoir constaté l’exclusion conjointe des femmes afro-américaines des mouvements antiracistes et des mouvements féministes, les premiers pensant à partir d’une norme masculine et les seconds étant en proie au « white solipsism » (Rich, 1979, p. 297), tous deux retranchant finalement les femmes noires « en un lieu difficilement accessible au langage » (Crenshaw, 2005, p. 53). Si le concept a surgi dans le contexte particulier de la société post-esclavagiste et post-ségrégationniste étasunienne, des artistes féminines ont contribué à le délocaliser en Europe, et particulièrement en France, où l’invisibilisation des femmes noires est d’autant plus constatée que la race en tant qu’outil d’analyse des rapports sociaux y est souvent décriée. La création artistique est alors envisagée comme un espace où la parole des femmes noires peut enfin être entendue. De fait, le corpus d’étude offre une place particulière à l’oralité : l’écrit y privilégie la forme théâtrale et s’impose donc majoritairement comme un texte à proférer, ce que souligne le prologue de Fille de où le personnage annonce de façon insistance qu’elle va « parler », alors qu’elle avait, jusque là, « toujours préféré [s]e taire » (Anis, 2013). Les « cris inaudibles, les paroles proscrites » auxquels sont dédiés les Écrits pour la parole (2012b) de Léonora Miano 61s’expriment sans concession dans la mise en scène qu’en propose Éva Doumbia avec Afropéennes. Enfin, le support radiophonique qu’emploie Fabienne Kanor diffuse des témoignages récoltés au gré des rencontres de la journaliste.
L’Atlantique noir et Afropéa ont la volonté commune de produire un récit collectif plus inclusif pour les minorités, d’hier et d’aujourd’hui. Pour Gilroy, un « contre-discours philosophique de la modernité se construit à partir du point de vue des esclaves » (Kisukidi, 2017, p. 14). Ce renversement de perspective est perceptible dans la pièce Sacrifices de Léonora Miano, qui raconte le rapport des esclaves marrons à la communauté à partir de leur propre point de vue, face à des stratégies de division mises en place par les colons – la voix de ces derniers étant, quant à elle, pour une fois périphérique. C’est aussi à partir des expériences intimes que se tissent les contours d’Afropéa : « il est capital, à mes yeux, que des textes soient produits pour inscrire ces populations et leur expérience dans le corpus national français. Il est primordial de les montrer dans les aspects les plus simples de la vie, afin de les rapprocher de leurs concitoyens » (Miano, 2012b, p. 138). La littérature, de même que le spectacle vivant, est envisagée comme un espace de représentation sociétale. Or, soit les personnes racisées en sont absentes, soit elles y sont cantonnées à des statuts ou à des rôles qui valident des stéréotypes racistes, ce que dénonce par exemple l’association Décoloniser les arts, dont Éva Doumbia est l’une des membres fondatrices.
Performativité et subversions
dans les créations féminines afrodiasporiques
La démarche artistique des créatrices en Afropéa s’appréhende ainsi comme un espace qui corrige les contours de la société, en en proposant une image plus égalitaire et plurielle. De même, lorsqu’elle s’ancre dans l’Atlantique noir, elle vise à remplir les trous de l’histoire, les archives et les témoignages étant manquants et ce d’autant plus à propos des femmes. Héritant de cette histoire trouée, que Glissant a plus justement nommée la « non-histoire », à savoir « le discontinu dans le continu, et 62l’impossibilité pour la mémoire collective d’en faire le tour » (Glissant, 1981, p. 131), des artistes comme Fabienne Kanor appréhendent la création comme un espace de résilience :
L’écriture, tout comme le cinéma, me permet enfin de prendre la mesure de la grande blessure originelle, de ce que nous, peuples déportés, ballottés, avons vécu. Écrire et filmer c’est tenter de fouiller calmement nos plaies, de regarder l’histoire sans ressentiment, de revenir aux espaces premiers, de fêter les vivants et les morts, d’encaisser le passé. Je suis une grande malade. J’ai mal à mon histoire et la réécrire est le seul moyen que j’ai trouvé pour guérir un peu. (Francis, 2016, p. 277)
Définie par Boris Cyrulnik comme « la reprise d’un nouveau développement après un fracas traumatique » (2018, p. 29), la résilience rend compte dans le contexte de l’Afro-diaspora de la capacité de celles et ceux qui l’habitent à résister aux nombreux chocs qui définissent leur histoire, à savoir l’expérience de l’assujettissement – dans les plantations, en colonie et en postcolonie – et l’arrachement à la terre matricielle qui la précède, celle-ci étant de l’ordre de la déportation dans l’Atlantique noir et de la migration en Afropéa.
La parole théâtrale est aussi livrée comme un processus de résilience par Leïla Anis avec Fille de. Leïla, personnage central de la pièce, s’auto-définit a priori par une identité qui renvoie au malaise. Elle se dit être « étrangère de partout […] ni d’ici, ni de là-bas […] fille de l’entre rien » (Anis, 2013), et pour cause : le récit de son départ du pays natal, Djibouti, se clôture par un « trou noir ». Celui-ci représente une forme de trauma que l’introspection scénique vient réparer. En effet, lors du dénouement dont la lecture laisse transparaître le soulagement, Leïla est « enfin capable de se souvenir » et se perçoit « arrivée », en affirmant son engagement dans la pratique théâtrale (Anis, 2012, 41’57 – 44’56). Avec ce choix, elle brave le patriarcat qui conditionnait son existence jusqu’alors : « Tu ouvres la bouche et t’entends dire à ton père : À partir d’aujourd’hui suis ton égal, suis partout chez moi dans ce monde, et y suis libre de tout […] Ai eu l’affront, moi la fille, de choisir pour métier le théâtre » (Anis, 2012, 40’58 – 41’13) ; elle s’inscrit délibérément dans une lignée de femmes dominées qui façonne sa propre parole scénique : « Mes cordes vocales sont taillées dans l’écho de vos voix mutilées » (Anis, 2012, 44’16). La pratique scénique constitue donc aussi un espace 63de transgression du genre subi, ainsi que l’explique Leïla Anis dans un entretien où elle évoque sa découverte du théâtre :
Dès le départ, il y a eu quelque chose de très fort, en lien avec la légitimité à exister. […] Parce que le théâtre, c’est la possibilité d’incarner des personnages autres que soi, il a tout de suite représenté pour moi la liberté d’être une fille ; la possibilité de faire éclater cette enveloppe dans laquelle j’étais enfermée, en tant que petite fille. […] ce qui m’a beaucoup marquée aussi, c’est le regard du metteur en scène, c’est-à-dire sa considération, l’idée que l’enfant-fille que j’étais pouvait aussi être un sujet, qui peut créer. […] Du coup, le théâtre, c’est ça : des corps qui sont enfin incarnés, habités, parce qu’avant, ils étaient un peu comme de vieilles maisons abandonnées, dont les fenêtres et les portes seraient ouvertes à tous les vents8.
Fille de incarne ce cheminement et sa narration est souvent produite à partir d’un « tu » qui se transforme en « je » pleinement assumé à la fin de la pièce. Aussi, la scène s’apparente à un espace qui permet la (ré-)appropriation du « soi-même », mais aussi du « soi-femme », du récit de soi et du corps dominé hors de la scène.
Fille de est une autofiction ; son analyse rend compte de la performativité – c’est-à-dire de la puissance d’agir – de la pratique artistique sur l’identité de sa créatrice. Plus globalement, la création en Afro-diaspora ouvre pour les femmes noires des possibilités de reconfigurer la domination qu’elles subissent en agentivité, ce qui peut être analysé à la lumière conjointe des études de genre et des études postcoloniales. Afropéennes comprend par exemple un passage (Doumbia, 2015, 19’06 – 26’08) où sont évoquées des femmes noires qui devaient « jouer les sauvages » dans des spectacles vivants produits en France, à l’instar de Saartjie Baartman et Josephine Baker. Conjointement à un discours qui fustige l’absence de considération pour les récits, les vécus et les savoirs de ces femmes, des personnages imitent la façon dont elles étaient exhibées sur scène. Or, re-jouer la caricature « éroticoloniale » (Chalaye, 2020, p. 107) n’a pas fonction ici de valider cette imagerie sexiste et raciste, mais permet au contraire, ainsi que viennent d’ailleurs le confirmer les rires des spectateurs, de la transgresser. A priori, le genre se pose certes comme étant contraint et incontournable – puisqu’il résulte de perpétuelles répétitions d’actes, de discours et de comportements, 64qui en retour le produisent9 – mais Butler démontre que cette même performance répétée révèle aussi l’échec du genre, l’action même de l’imitation n’étant jamais totalement réalisable, puisque le genre n’a pas d’essence. La même ambivalence est remarquée par Homi K. Bhabha10 dans son analyse de la mimicry : le colonisé est amené à adopter les façons de faire du colonisateur dans ce qui constitue a priori un processus d’assimilation culturelle ; mais il y a là aussi la possibilité d’une stratégie subversive, puisqu’encore une fois « le mimétisme émerge comme la représentation d’une différence qui est elle-même un processus de déni » (Bhbaha, 2007, p. 148). Elle engendre plutôt une hybridité qui contredit et invalide finalement les logiques oppositionnelles portées par la colonisation.
Hybrides subjectivités
Vers des pratiques artistiques décoloniales
Butler comme Bhabha envisagent la subversion imitative à partir du point de vue de celles et ceux qui subissent la domination de genre et de race. De même, son effectivité dans le champ des créations artistiques convoque la position située des artistes11. Conscientes de la façon dont l’hégémonie culturelle a détourné et effacé l’histoire de leurs descendantes, la condition sociale des créatrices, en Afro-diaspora, constitue un enjeu pour leur travail de création. Si celui-ci n’est pas systématiquement autobiographique – pour certaines il ne l’est jamais –, toutes écrivent à partir de leur sensibilité et de l’histoire postcoloniale dont elles sont elles-mêmes issues et qu’elles ont conscientisée. Cette implication directe se constate 65dans leurs interventions au sein des médias, sur les réseaux sociaux, dans des écrits à dimension essayiste, avec les contextes de production qui leur sont propres, mais aussi au sein des œuvres, tels les processus de mise en abyme qu’emploie Leïla Anis dans Fille de, par exemple quand son personnage fait l’expérience « du sexisme et du néocolonialisme » (Anis, 2012, 35’08 – 37’33) alors qu’elle occupe son premier emploi dans un théâtre. Dans cette création, comme pour une majorité associée à la démarche d’Afropéa, une abolition de la distance entre l’auteure et son œuvre est assumée, ce que revendique aussi Gilroy à propos de l’Atlantique noir :
L’esthétique particulière que préserve la continuité de la culture expressive ne découle pas d’une évaluation dépassionnée et rationnelle de l’objet artistique, mais d’une contemplation forcément subjective des fonctions mimétiques de la performance artistique dans les processus de lutte pour l’émancipation, la citoyenneté et, finalement, l’autonomie. (Gilroy, 2017, p. 115)
La création en Afro-diaspora fait écho aux épistémologies propres qui s’y sont construites. Parce qu’ils ne peuvent s’appuyer sur la mémoire trouée qui est la leur, les discours qui y naissent sont validés par les vécus de celles qui les portent. En ce sens, de nombreux penseurs des études africana et des black studies refusent la prétendue objectivité dont se revendique la tradition occidentale, celle-là même qui a produit un récit collectif excluant les esclaves, les colonisés et leurs descendants, ainsi que le dénonce Gilroy dans l’Atlantique noir avec sa critique de la modernité. Celle-ci fait écho aux propos de Donna Haraway à propos des savoirs produits par les femmes : « L’objectivité féministe est affaire de place circonscrite et de savoir situé, pas de transcendance et de division entre sujet et objet » (Haraway, 2007, p. 117). Considérant que le savoir est toujours conditionné par un contexte de production, la prise en compte du sujet produit finalement davantage d’objectivité. Par ailleurs, la multiplication des points de vue qui en résulte – puisqu’il y a autant de sujets que de points de vue – permet plus globalement de déconstruire la traditionnelle binarité des normes. La subjectivité, qui est réfutée par l’hégémonie, s’impose ainsi comme un outil de lutte tant envers les rapports de pouvoir qu’engendrent les genres, que ceux qu’instaurent la race et d’autres formes d’oppressions.
Si la position située des artistes féminines de l’Afro-diaspora peut certes contraindre la diffusion de leur travail, elle constitue aussi un 66terreau fertile pour la création, qu’il s’agit toujours ici d’envisager d’un point de vue sécant. Les créatrices du corpus se caractérisent en effet par des parcours transnationaux et transcontinentaux : Fabienne Kanor est d’origine martiniquaise et a grandi en métropole française. Elle a vécu en Afrique de l’Ouest et est désormais installée au États-Unis. Dans ces différents lieux de vie, elle a tour à tour pratiqué le journalisme, l’écriture, le cinéma et la performance, domaines artistiques qui s’entrecroisent à l’intérieur même de certaines de ses œuvres12. Ainsi, la trajectoire transfrontalière, qui définit tant l’Atlantique noir qu’Afropéa, s’inscrit considérablement dans l’esthétique des créations, en convoquant l’intermédialité et en amenant l’abolition des frontières taxinomiques. Plus globalement, cette façon plurielle d’habiter le monde devient matière pour penser la déconstruction des binarités en tout genre et du rapport de domination qu’elle engendre. Dans le travail d’Éva Doumbia, la façon de penser les espaces de représentation en témoigne :
Le rapport frontal me contraint, et je le trouve hiérarchisant : il y a des gens qui parlent, et d’autres qui écoutent. […] Dans la plupart des endroits du monde on s’assoit en cercle, dispositif permettant la circulation, plus démocratique. Au fur et à mesure de mon expérience, j’ai compris que la scénographie frontale dans le spectacle vivant est liée à une culture de domination, et à une conception élitiste de l’art. (Doumbia, 2018, p. 33)
Ainsi, les créatrices en Afro-diaspora façonnent « leurs propres moyens de transmission : blogs, films, musique » (Vergès, 2019, p. 26), ceux-ci constituant des canaux de diffusion pour des discours qui déconstruisent la domination raciale et patriarcale. Leur pratique artistique pourrait être appréhendée selon la perspective d’un féminisme décolonial, qui revendique la prise en compte de la pluralité des subjectivités de genre, l’idée de résistance, mais aussi l’espoir en des lendemains plus justes. Celui-ci invite à se référer aux puissances des marronnes, qui affirmaient « la possibilité d’un futur quand ce dernier était forclos par la loi […] Elles/ils ont dessiné des territoires souverains au cœur même du système esclavagiste et ont proclamé leur liberté » (Vergès, 2019, p. 37). C’est aussi ce qui caractérise le personnage Maresha de la pièce Sacrifices de Léonora 67Miano, qui rend hommage à Queen Nanny, héroïne de la résistance contre l’esclavage en Jamaïque. Alors que la solidarité y est menacée, celle-ci quitte sa communauté marronne et en crée une nouvelle, dans un autre lieu, la Montagne bleue, qui continuera d’accueillir les esclaves fugitifs. L’ensemble de ses interventions dans la pièce sont guidées par sa détermination à contourner la domination : « Nous avons déjà gagné. Le pays qui est en nous est plus vaste que la terre qui nous fut arrachée. Il la contient et lui fait côtoyer bien d’autres espaces » (Miano, 2015, p. 95). Cette déclaration est représentative des modalités de survie et de réinvention qui caractérisent l’être afrodiasporique, car celui-ci n’a pas été anéanti par l’asservissement mais s’est au contraire réinventé d’une façon plurielle. C’est aussi ce que performe la pratique artistique en Afro-diaspora. Les œuvres y constituent des médias situés précisément dans cet « espace de l’entre-deux où se décline ce qui n’appartient déjà plus à aucune forme d’attribution bien délimitée mais se présente comme nécessairement hybride, en négociation permanente entre plusieurs mondes, à l’écart de toute “polarité”, laissant émerger “les autres de nous-mêmes” » (Bhabha, 2007, p. 38-39).
Finalement, l’émancipation des genres qui émane des créations féminines afrodiasporiques est incluse dans une révision voire une déconstruction plus globale des frontières, celles-ci s’articulant dans des acceptations diverses : spatiales, artistiques, sociales, culturelles et identitaires. L’effectivité de cette démarche se mesure à l’aune de la dimension performative des pratiques artistiques qui mettent au jour les mécanismes de dominations intersectionnelles, et dont l’esthétique composite fait écho à l’hybridité culturelle de leurs créatrices. Parce que ces œuvres incarnent au plus près les expériences vécues des femmes noires, notamment en convoquant la subjectivité, les discours qu’elles portent contribuent à transformer les imaginaires et sont donc potentiellement agissants sur l’espace social. Ainsi, les pratiques artistiques féminines en Afro-diaspora constituent des outils permettant tour à tour de prolonger, de valider ou de pratiquer les projets que portent Afropéa et l’Atlantique noir.
Marjolaine Unter Ecker
Aix-Marseille Université
68Bibliographie
Anis, Leïla, Fille de, [mise en voix], Cie Théâtre du Grabuge, captation vidéo de la lecture présentée le 24 novembre 2012 à la médiathèque de Vaise dans le cadre des Journées de Lyon des auteurs de théâtre : « https://www.youtube.com/watch?v=5HrYAKF5hNs& list=PLW4fdqREO1ctQ3gkjBwA XQZzylvv38pY1&index=4 (consulté le 31/12/2020) » ; pour le prologue, voir une autre captation : « https://www.youtube.com/watch ?v=-MvowlyEB_I (consulté le 04/01/2021) ». Spectacle qui adapte le texte : Anis, Leïla, Fille de, Manage, Lansman, 2013.
Bhaba, Homi K., Les Lieux de la culture : une théorie postcoloniale, trad. F. Bouillot, Paris, Payot, 2007 [1994].
Butler, Judith, Trouble dans le genre. Le Féminisme et la subversion de l’identité, trad. Cynthia Kraus, Paris, La Découverte/Poche, 2012 [1990].
Chalaye, Sylvie, Race et théâtre : un impensé politique, Arles, Actes Sud, 2020.
Crenschaw, Kimberlé Williams, « Cartographies des marges : Intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », trad. O. Bonis, Cahiers du Genre, vol. 39, no 2, 2005, p. 51-82 : « https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2005-2-page-51.htm (consulté le 04/01/2021) ».
Cyrulnik, Boris, « Traumatisme et résilience », Rhizome, vol. 69-70, no 3-4, 2018, p. 28-29 : « https://www.cairn.info/revue-rhizome-2018-3-page-28.htm (consulté le 04/01/2021) ».
Dorlin, Elsa, La Matrice de la race, Paris, La Découverte, 2009.
Doumbia, Éva, « Affaire de lions ou même de gazelles », Décolonisons les arts !, éd. L. Cukierman, G. Dambury, F. Vergès, K. Attia, Paris, L’Arche, 2018, p. 32-36.
Doumbia, Éva, « Afropéennes » [mise en scène], captation vidéo réalisée par Actes Sud Production, 4 février 2015 : « https://vimeo.com/ondemand/afropeennes/117165291 ? autoplay=1 (consulté le 12/12/2020) ».
Francis, Gladys M., « Fabienne Kanor “l’Anté-llaise par excellence” : sexualité, corporalité, diaspora et créolité », The French Forum, no 41.3, hiver 2016, p. 273-288 : « https://doi.org/10.1353/frf.2016.0035 (consulté le 31/12/2020) ».
Gilroy, Paul, L’Atlantique noir : Modernité et double conscience, trad. Charlotte Nordmann, Paris, Amsterdam, 2017 [1993].
Glissant, Édouard, Le Discours antillais, Paris, Gallimard, 1981.
Haraway, Donna, « Savoirs situés : question de la science dans le féminisme et privilège de la perspective partielle » [1988], Le Manifeste cyborg et autres 69essais, éd. et trad. L. Allard, D. Gardey et N. Magnan, Paris, Exils éditeur, 2007.
Harris, Joseph E., « Introduction », Global Dimensions of the African Diaspora, éd. J. Harris, Washington, Howard University Press, 1993 [1982].
Kanor, Fabienne, « En Martinique : des petits morceaux de femmes », Sur les docs, France culture, 2012 [reportage radio] : « https://www.franceculture.fr/emissions/sur-les-docks/martinique-et-guadeloupe-23-en-martinique-des-petits-morceaux-de-femmes (consulté le 31/12/2020) ».
Kisukidi, Nadia Yala, « Préface », Paul Giroy, L’Atlantique noir : Modernité et double conscience, Paris, Amsterdam, 2017, p. 11-23.
Miano, Léonora, « Sacrifices », Red in blue trilogie, Paris, L’Arche, 2015, p. 53-96.
Miano, Léonora, Afropea : Utopie post-occidentale et post-raciste, Paris, Grasset, 2020.
Miano, Léonora, Habiter la frontière, Paris, L’Arche, 2012a.
Miano, Léonora, Écrits pour la parole, Paris, L’Arche, 2012b.
Rich, Adrienne, « Disloyal to Civilization. Feminism, Racism, Gynephobia », On Lies, Secrets and Silence. Selected Prose 1966-1978, New York, Norton, 1979, p. 275-310.
Spivak, Gayatri Chakravorti, Les subalternes peuvent-elles parler ?, trad. J. Vidal, Paris, Amsterdam, 2009 [1988].
Vergès, Françoise, Un féminisme décolonial, Paris, La Fabrique, 2019.
1 Le titre du volume de Paul Gilroy est L’Atlantique noir : Modernité et double conscience, trad. C. Nordmann, Paris, Amsterdam, 2017.
2 Proposition de Léonora Miano dans Habiter la frontière, Paris, l’Arche, 2012 et Afropea : Utopie post-occidentale et post-raciste, Paris, Grasset, 2020.
3 Selon Miano, 2020, ibid. p. 98.
4 De même que pour Afropéennes, les références à Fille de renvoient au minutage des captations vidéo disponibles en ligne et précisées dans la bibliographie. Pour la transcription, je me suis appuyée sur les textes publiés – également indiqués en bibliographie, mais en privilégiant la façon dont ils sont dits sur ou mis en scène. Pour ce qui est du reportage radio de Fabienne Kanor, j’ai procédé moi-même à la retranscription.
5 Éva Doumbia, « Afropéennes » [mise en scène], captation vidéo réalisée par Actes Sud Production, 4 février 2015 : « https://vimeo.com/ondemand/afropeennes/117165291? autoplay=1 (consulté le 12/12/2020) ».
6 Tout le long de cet article, le mot « race » est employé avec sa connotation sociale – et certainement pas biologique. Il fait référence à la discrimination que subissent des personnes du fait de leur couleur de peau et/ou de leur origine.
7 Voir : Elsa Dorlin, La Matrice de la race, Paris, La Découverte, 2009.
8 Cet entretien est disponible dans le numéro 10 de la revue Project-îles : « https://revueprojectiles.com (consulté le 04/01/2021) ».
9 Selon Judith Butler, Trouble dans le genre. Le Féminisme et la subversion de l’identité, trad. C. Kraus, Paris, La Découverte/Poche, 2012 [1990]. Voir notamment le chapitre 3 « Actes corporels subversifs » (p. 179-266).
10 Voir : Homi K. Bhabha, Les Lieux de la culture : une théorie postcoloniale, trad. F. Bouillot, Paris, Payot, 2007 [1994], notamment le chapitre « Du mimétisme et de l’homme : l’ambivalence du discours colonial » (p. 147-157).
11 La polémique qui a par exemple agité la performance Exhibit-B, qui représentait un zoo humain, va dans le sens de cette remarque. Ce spectacle créé par l’artiste sud-africain blanc Brett Bailey a été reçu par de nombreuses personnes racisées comme une perpétuation de la monstration raciste qu’il entendait pourtant dénoncer.
12 Certains de ses reportages radios comportent par exemple des lectures de textes littéraires, et des passages musicaux. De même, certains de ses romans sont marqués par l’enquête de terrain, tandis que d’autres offrent une place particulière à l’oralité.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12735-2
- EAN : 9782406127352
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0057
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2022
- Langue : Français
- Mots-clés : Atlantique noir, Afropéa, intersectionnalité, pratiques artistiques, créations féminines