Corps, jouissance et hétérotopie des possibles chez Calixthe Beyala, Ken Bugul et Sami Tchak
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
- Auteur : Simedoh (Vincent)
- Pages : 85 à 99
- Collection : Rencontres, n° 539
- Série : Francophonies, n° 2
Corps, jouissance
et hétérotopie des possibles
chez Calixthe Beyala,
Ken Bugul et Sami Tchak
Dans son essai Les subalternes peuvent-elles parler ?, Spivak observe que le sujet féminin, dans la construction impérialiste, est confronté à un double déplacement, au sens qu’il est, en tant que sujet conscient, tributaire de deux formes de pouvoir, à savoir l’idéologie néolibérale et le patriarcat, au sein desquels son corps est assujetti au masculin qui exerce et la domination et le pouvoir à son seul avantage1. Le sujet féminin peut-il exister alors même que son corps est confisqué ? Cette problématique, devenue un matériau d’écriture pour le roman francophone, connaît un développement conséquent depuis quelques années, la représentation romanesque du sujet féminin ayant éprouvé diverses fortunes dans la littérature francophone subsaharienne. Il y a eu, entre autres, celle sublime portée par la Négritude et illustrée par le célèbre poème Femme nue, femme noire de L. S. Senghor. Ensuite, il y eut celle de Mariama Bâ dans Une si longue lettre, s’appuyant sur une héroïne-narrratrice à la fois digne, fière et battante. À ces figures s’opposent celles que construit Calixthe Beyala dans l’ensemble de son œuvre, mais plus particulièrement dans C’est le soleil qui m’a brulée, Tu t’appelleras Tanga, Les arbres en parlent encore ou Femme nue, femme noire, où la déconstruction du joug patriarcal est en jeu : dans ces romans, la figure féminine consciente du poids historique et traditionnel s’émancipe et met à mal le carcan machiste. Le personnage féminin n’est plus une figure passive ou timorée qui hésite entre ses rôles traditionnel et moderne, et les intrigues constituent une remise en cause de l’ordre établi ; la femme prend le pouvoir. L’écrivain et essayiste togolais Sami Tchak prolonge cette même veine dans son œuvre romanesque 86et nous considérons que la rupture y est plus fondamentale encore. Dès son premier roman, Femme infidèle (1988, réédité en 2011), Tchak déplace la réflexion en faisant dire à son personnage féminin : « Va faire de ton corps ce que tu veux » (Tchak, 2011a, p. 115) ; il ne s’agit plus seulement d’une figure féminine en lutte contre la domination patriarcale et celle néolibérale – présentée souvent comme émancipatrice – mais d’un sujet agissant qui va à la conquête de sa liberté, de son corps, et propose de nouvelles formes d’être. Ainsi donc, au fur et à mesure de ses publications – Place des fêtes (2000), Hermina (2003), La Fête des masques (2004), Filles de Mexico (2008) ou Al Capone le Malien (2011b) – les personnages féminins ne choisissent pas entre les polarités d’une même domination – le double déplacement – mais sont en lutte contre ce qu’ils considèrent une aliénation, une absence et un effacement.
Tout en décrivant les mécanismes de la construction impérialiste, notre réflexion veut montrer que, par la transgression, les sujets féminins reprennent possession de leurs corps. Ils font de cette repossession une présence au monde. Aussi, en jouissant de ce corps, les personnages féminins le transforment en hétérotopie, c’est-à-dire en un espace qui, à son tour, produit des fantasmes grâce aux nouvelles expériences sexuelles2. Du coup, le corps, matériau d’écriture, transcende cette condition de double déplacement pour la création des possibles.
Corps féminin :
double construction et aliénation
Comme l’observe Marc Augé, « […] Le corps humain constitue à la fois tout ce que l’on peut appréhender de l’intériorité individuelle et de la forme immédiate de l’extériorité, à la fois la part la plus intime de l’homme et la part la plus sensible de l’univers. Matière et vie, il est passif et actif : surface d’inscription, émetteur, et porteur des signes […] » (Augé, 1983, p. 78). Cette dynamique d’appréhension de l’intériorité et de l’extériorité 87marque la plupart des héroïnes des romans féminins dans la littérature francophone parce qu’elles y sont, en tant que corps actif, une « […] surface d’inscription, émetteur, et porteur des signes […]. Matière et vecteur du signe social, [leur corps] constitue la surface sur laquelle les hommes écrivent ou, à tout le moins inscrivent et marquent. Il signifie alors directement l’ordre social tel que les hommes essaient de l’exprimer, de le maintenir et de le perpétuer sans le couper de ce qu’ils croient être l’ordre du monde » (ibid., p. 79). Et que ce soit l’éducation dite traditionnelle, l’initiation ou l’école occidentale, le discours est le même : inscrire sur le corps de la femme un devenir qui ne lui appartient pas, écrire sur celui-ci un code, le programmer à usage du masculin3. Cet engrenage s’observe autant dans les personnages féminins de Calixthe Beyala, de Fatou Diome, de Ken Bugul ou de Djaïli Amal qui luttent pour se dégager d’un marquage du corps qui constitue une détermination. En fait, ces corps – formes concrètes des figures – sont configurés par la double construction impérialiste qui invalide leur statut de sujet et les réifie. Dans la plupart des cas, le corps figuré tend à disparaître complètement puisque le patriarcat – en tant que tradition d’origine – et le néolibéralisme – sous ses aspects philosophique, politique, économique et émancipateur – se le disputent. La confrontation des deux discours ne produit que l’effacement, la disparition de la figure féminine au profit des ambitions ou du vouloir du masculin dispersés sous les deux formes susmentionnées. C’est ce que constate Jean-Pierre Ombolo :
Le corps de la femme est une surface sur laquelle la société imprime les différentes marques pour satisfaire les exigences de la transaction économique. Dans ce mercantilisme patriarcal où l’importance du profit est fonction de la qualité du produit offert, plusieurs rites sexuels ont été élaborés sous la forme d’inscriptions tégumentaires imposées au corps féminin. (Ombolo, 1980, p. 68)
Cette inscription qui fonctionne comme une écriture sur le corps de la femme s’observe dans les romans francophones. Elle est importante à analyser parce qu’elle est le lieu où s’opère toute sorte de dynamiques et de réflexions, comme le montrent les trois premiers romans de Ken Bugul formant un triptyque. En effet, Ken, héroïne du roman Le Baobab fou, choisit tout d’abord, dans sa lutte, de se libérer de la construction traditionnelle de jeune fille sénégalaise. En quête de liberté, elle émigre et 88vit en Belgique. En Europe, elle expérimente l’autonomie, la dépendance et les déceptions sentimentales, autre construction qui s’avère destructrice, alors qu’elle n’est plus qu’un objet, sujet du second volet Cendres et Braises. Dans le troisième récit, Riwan ou le Chemin de sable, l’héroïne revient sur sa terre natale et va épouser un Serigne (guide religieux) polygame : en devenant sa 28e épouse, elle acquiert un statut social qu’elle n’avait pas et semble s’en satisfaire. Ainsi, ce cheminement très autobiographique met en place le parcours clivé des personnages marqués par la dualité des formes de pouvoir (éducation traditionnelle et patriarcat versus l’école et l’éducation occidentale). Les ambiguïtés qui dénoncent le manichéisme trop souvent à l’œuvre se découvrent par la lutte que se mènent les deux conceptions, spécialement dans Riwan ou le Chemin de sable :
Sois une femme soumise. Plie-toi à la volonté de ton mari. Ne te mêle pas de ce qui ne te regarde pas. […] Sois sourde, muette et aveugle. N’oublie pas, soumets-toi à sa volonté. C’est ainsi que tu auras la Baraka, ce sera ton droit d’entrée au Paradis. (Bugul, 1999, p. 56-57)
La citation définit ainsi le rôle traditionnel (soumission, effacement), le programme et la récompense (accomplissement). Face à ce processus immuable s’expose la modernité, toujours dans Riwan, tout aussi critiquée :
Comme je regrettais d’avoir voulu être autre chose, une personne quasi irréelle, absente de ses origines, d’avoir été entraînée, influencée, trompée, d’avoir joué le numéro de la femme émancipée, soi-disant moderne, d’avoir voulu y croire, d’être passée à côté des choses, d’avoir raté une vie, peut-être. Parce qu’on m’avait dit de renoncer à ce que j’étais, alors que j’aurais dû rester moi-même et mieux m’ouvrir à la modernité. (ibid., p. 113)
La réflexion de la narratrice insiste sur la déception et le regret ; elle a le sentiment d’être flouée autant par une option que l’autre : le sort de la femme émancipée n’étant pas meilleur que celui de la femme soumise, car chaque situation semble mener à la même irréalité et à l’annihilation.
Cette quête de soi et cette lutte s’affichent aussi dans plusieurs romans de Beyala4 où les personnages féminins sont constamment en 89train de se battre pour se libérer de cette double construction patriarcale et néolibérale. Sa représentation se fait sous la forme d’un féminin qui s’oppose au masculin :
Dans l’œuvre de C. Beyala, l’opposition entre le masculin et le féminin est flagrante. Dans cette dichotomie sexuelle, le corps de la femme est aliéné par le joug de la tradition au sein d’une société qui ne privilégie que les droits du mâle. […] C’est pourquoi les héroïnes de Beyala sont animées d’une volonté de rupture avec les valeurs traditionnelles et d’un désir de déconstruction du modèle patriarcal et androcentrique en vigueur. (Gallimore, 1997, p. 63)
Privilégiant un aspect de la lutte – le combat contre la soumission traditionnelle –, ce commentaire a le mérite d’attester de la place prépondérante occupée par la question dans les romans. En effet, la problématique du corps et les inscriptions selon les idéologies prégnantes s’articulent le plus souvent autour de l’aliénation, de la spoliation et de la réification du féminin au profit du masculin, qu’il soit nommé patriarcat ou néolibéralisme. La galerie des personnages qui peuplent les romans de Beyala, dessine « un […] univers romanesque [où] Beyala nous livre [l]e récit de cette spoliation du corps féminin à maints endroits dans ses œuvres. La romancière peint une femme dont le corps s’effectue d’abord à travers l’omnipotence du regard qui permet au sujet masculin de voir sans être vu. […]. Cette hiérarchie des regards est un facteur de réification du corps féminin » (ibid., p. 68). Le mécanisme mis en place pour construire ce déterminisme, surtout au niveau du patriarcat, est connu et classique. Il s’agit d’un foyer polygame où le corps féminin est à la disposition de l’homme.
C’est d’ailleurs ce système, devenu lieu commun dans les romans africains francophones traitant de cette problématique, qui est développé longuement dans Femme infidèle de Sami Tchak. Comme le montre Spivak, l’ordre dominant intégré, la femme est confrontée à un problème de conscience qui se présente sous la forme de son existence en tant que femme-être, femme-bonté, femme-désir5. Mais qu’en est-il donc du désir et du plaisir selon la femme elle-même ? Il ne faut pas oublier que, selon les rites, la soumission est gage de récompense, et le corps symbole de 90don6. Cette lutte est, en réalité, le reflet du discours contradictoire que théorise Françoise Vergès dans Un féminisme décolonial : « Deux discours et deux objectifs s’affrontent. L’un promet la globalisation heureuse et une réunion harmonieuse des tribus de la planète sous l’égide des droits de l’homme, l’autre promet la poursuite du combat contre l’axe Nord-Sud, contre l’exploitation des richesses du Sud pour le bien-être du Nord » (Vergès, 2019, p. 72). Cette fausse harmonie génère une hiérarchisation des espaces et du genre, d’où le besoin de désapprentissage et la recherche d’une autre voie. Selon les romans, cet apprentissage à rebours prend des formes diverses. Dans Riwan ou le Chemin de sable, il s’agit d’un questionnement : « Allais-je accepter, subir ou obéir […], mais obéir à qui. […] J’étais déjà une grande personne depuis des années et personne n’exerçait sur moi aucune réelle autorité » (Bugul, 1999, p. 156). La narratrice formule son propre désarroi, car elle se sent écartelée en menant une double vie (ibid., p. 166). Aucune option ne mène véritablement à soi. Devant cette impasse, le personnage opte pour une purification : « Je ne m’étais pas encore complètement libérée de mes mauvaises pulsions. J’avais commencé par manger du sable, de ce sable brillant de mon village, quand arrivée au seuil des choses, je dus presque subir une purification. Et ce fut avec ce sable que je me purifiai » (ibid., p. 211). La consommation du sable nettoie donc de l’intérieur afin de permettre à Ken de s’incarner, de se réenraciner, de faire corps avec sa terre et donc avec elle-même. Cette idée de purification comme mode de désapprentissage s’observe aussi dans C’est le soleil qui m’a brûlée de Beyala, où le masculin est synonyme de boue qu’il faut nettoyer7, tandis que dans Tu t’appelleras Tanga, il n’est que vomissure : « La nausée me prend le cœur. Vomir ! Vomir ! Vomir ! Monsieur John. Un corps moisi. Une putréfaction. Un chicot dans une bouche qui a bouffé de tout, aussi bien des sucreries que de l’amer. Il faut le faire sauter ou il vous pourrit le palais » (Beyala, 1988, p. 61). Ces qualificatifs extrêmement négatifs du masculin, choisis par des figures féminines qui se refusent à n’être qu’objet, permettent de prendre la mesure de la prise de conscience de la dépossession de soi, rendant tout choix corporel impossible.
91Corps, transgression et repossession
Selon Levinas, l’objectif fondamental du corps est « d’accomplir [sa] position sur terre » (Levinas, 1961, p. 101), soit le moment qu’il nomme : « ma coïncidence avec moi » (ibid., p. 111). De cette manière, le corps constitue à la fois une relation à soi et aussi une relation du moi au monde. Or, comment être au monde quand on ne possède pas son corps ? Comment être présent quand on n’habite pas son corps ? Bref comment faire éclater cet enfermement pour devenir un je, c’est-à-dire un sujet agissant ? Comment reposséder son corps soumis au désir d’un Autre et formaté par un système ? C’est cet ensemble de questions que se pose Talahatou, l’héroïne de Femme infidèle de Tchak. Le personnel romanesque du roman se concentre autour d’un imam (figure de la religion), d’une mère (autorité morale et gardienne de la tradition), d’un mari (le masculin à qui est destiné le corps comme don) et d’une coépouse (rivale soumise et fidèle reflet de la tradition). Cette disposition reflète le patriarcat et sa pratique de l’enfermement. La configuration permet cependant progressivement un désapprentissage qui commence par l’écoute de la voix intérieure de Talahatou : « Une voix lointaine vint pourtant me troubler : “Ne va nulle part, tu es mariée”. Mais cette voix s’éteignit d’elle-même, seul mon cœur me parlait. » (Tchak, 2011a, p. 115) Cette voix du carcan mortifère disparaît et dès lors le sujet féminin peut entamer un processus de repossession de son corps. Celui-ci débute par une transgression – impliquant la désobéissance, la violation et l’infraction – qui devient un catalyseur de désordre, permettant au sujet d’exister et d’être visible. Pour Talahatou, la transgression de l’interdit passe par la rupture avec le code vestimentaire, ce qui lui offre une première jouissance de son corps. Elle choisit de porter une robe alors que cette tenue est interdite par la tradition : « Cette robe courte et moulante, je ne l’ignorais pas, était un défi aux coutumes Tem, elle était un défi à mon statut de femme mariée, musulmane, de surcroît. Mais elle faisait ma joie car je voulais effectivement choquer » (Tchak, 2011a, p. 117). Selon le code traditionnel de la communauté de la jeune femme, une épouse ne peut s’habiller comme elle veut et évidemment, ne peut être infidèle ; Talahatou transgresse tous les codes 92et se donne à son amant, assumant ainsi une infidélité qui agit comme moyen de vengeance. Elle dispose désormais de son corps : « C’est à cause de lui, grâce à lui, que mon cœur battait, que je me sentais devenir folle ; c’était pour lui que je refusais de me laisser enfermer » (Tchak, 2011a, p. 136). L’infidélité fait éclater d’un seul coup toutes les règles et perturbe le mécanisme de contrainte ; grâce à son désir et sa liberté volée, Talahatou s’affranchit de son statut d’objet. Elle défait le carcan de l’enfermement tout en agissant à l’écoute de son seul plaisir : « Je pris la décision d’opposer ma liberté sexuelle au prétendu devoir conjugal » (Tchak, 2011a, p. 119). Le personnage prend possession de son corps, avec le concours du masculin qui fonctionne alors comme source d’expérience, ce que théorise le philosophe Cristian Ciocan : « Il s’agit d’un s’éprouver-avec-l’autre, comme épreuve de l’être incarné de chacun, dans la séparation irréductible de chaque partie. C’est ici que surgit la complaisance, […] comme le fait de partager le même plaisir, le même bonheur, de se délecter du plaisir de l’autre, jouir dans et par la jouissance de l’autre » (Ciocan, 2014, p. 149).
« S’éprouver-avec-l’autre » est aussi expérimenté dans le roman de Beyala Femme nue, femme noire qui présente Irène telle une force, un ouragan déconstruisant l’ordre établi annihilant. Dans le roman s’observent deux mouvements qui opèrent de façon graduelle, d’abord avec la rencontre fortuite d’Irène la folle et d’Ousmane, le mari de Fatou, femme soumise. Le premier mouvement d’Irène consiste à déconstruire les schémas convenus en prenant l’initiative de l’acte sexuel avec Ousmane, qui a lieu dans un espace public ouvert :
Je fais glisser son pantalon le long de ses cuisses, mettant à nu la véracité animalière de sa nature. J’ai le vertige en brusquant sa virilité, en la violant presque. Il soupire et laisse échapper l’émerveillement qu’entraîne l’imprévu, la jubilation que procure l’infraction aux règles. Et lorsque je le déculotte, que ma langue s’enroule autour de son plantain dans un large mouvement circulaire, il ne bouge pas […]. Le plaisir, l’instant d’avant indéfini, se précise dans son bangala qui se tend comme un bras autoritaire. Il me jette sur le sol, m’écartèle, me pénètre avec fougue. (Beyala, 2003, p. 22-23)
La subversion ne réside pas dans l’acte sexuel, mais relève du fait que l’initiative et l’audace viennent d’Irène, la femme, comme en témoigne la narratrice mentionnant la réaction d’Ousmane : « Garce ! Garce ! Chienne ! Je vais te dresser moi ! Dans la violence qu’il assène, il pense 93mettre à bas ma supériorité sexuelle. Il veut retrouver sa masculinité dérobée : seul le mâle doit déclencher l’acte d’amour » (ibid., p. 23). Cette audace opère et le résultat escompté aboutit à l’expérience du fameux « s’éprouver-avec-l’autre », dans la repossession de son corps, de son individualité et de l’exercice de ce corps :
Nous sommes parvenus au vacillement, à ce vertige de soi où l’on ignore ce qui est de l’autre, ce qui est de notre corps. […]. Je me retourne très lentement, me décroche. Mes lèvres se collent aux siennes. Je l’embrasse. Mon baiser est vampire, profond, tendre et confirme l’existence de l’amour, cet art de la distribution… Cette éternelle passation de liens. (ibid., p. 24)
La logique du désapprentissage-apprentissage – pour la repossession des corps et de son usage – se vérifie, car la communion des deux corps dans l’acte sexuel partagé conduit à un deuxième mouvement, rattaché à une autre forme d’apprentissage. En effet, Irène entreprend d’initier Fatou, la femme qui obéit, celle qui s’oublie, à l’éveiller de soi par les sens et le plaisir :
J’écrase ma bouche sur ses lèvres tandis que mon pouce glisse entre ses cuisses avant de de s’enfoncer dans son sexe. La surprise la fait se cabrer, m’ouvrant un univers large, accueillant comme un flan tiède. J’entame un concerto à deux, puis à trois doigts… Je pianote plus, je joue du balafon, du tam-tam, extrayant de ce corps tendu un éventail de sonorités à rendre jaloux les oiseaux. Elle se détend, elle s’étale et, du plus profond de son gosier, s’expulsent les agacements des sens. (ibid., p. 39-40)
Une fois qu’Irène a terminé l’initiation, elle envoie Fatou vers Ousmane pour une pratique des corps libérés :
Il la mange avec voracité. Il la pétrit, puis se dépêche de mettre dans le panier afin de convoquer à leurs noces tous les pouvoirs obscurs, ceux de la terre, ceux des cieux, ceux des airs et ceux des eaux. Leurs sexes se déploient dans le jour. Leurs corps s’arc-boutent, se contorsionnent, se fendent « Merci… merci pour tout… », ne cesse-t-il de répéter en s’éperonnant. Ils vibrent à l’unisson et leur beauté jette des flammèches bleues dans la chambre. (ibid., p. 41)
Grâce à la pratique de « s’éprouver-avec-l’autre », bien qu’elle passe par la figure de la folie, les corps s’éveillent et naissent au plaisir. Le résultat du désapprentissage des déterminismes socio-idéologiques mentionnés précédemment fait surgir des sujets agissants caractérisés, dans 94ces fictions, par une individualité qui communie à l’unisson dans l’acte sexuel et son partage du plaisir. Les personnages féminins disposent ainsi de leurs corps, l’habitent et en jouissent. Ces corps libérés sont producteurs d’hétérotopies et de fantasmes.
Hétérotopie, fantasmes et possibles
Chez Tchak, que ce soit dans Place des fêtes, Femme infidèle, Al Capone le Malien, Filles de Mexico, Hermina ou La Fête des masques, les personnages féminins, comme masculins, sont peints selon une configuration où le corps « est fait pour jouir, jouir de soi-même8 ». À travers ces romans, l’écriture du corps, opérant sur l’indétermination, le transforme en performance, en une production d’hétérotopie au sens où l’entend Foucault, c’est-à-dire, « […] une sorte de description systématique qui aurait pour objet, dans une société donnée, l’étude, l’analyse, la description, la lecture, comme on aime à dire maintenant de ces espaces différents, ces autres lieux, une espèce de contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons […] » (Foucault, 1994, t. I, p. 756). En ce sens, le corps chez Tchak est un lieu, un langage qu’il appréhende et analyse par le prisme du désir, du plaisir et de la jouissance par le sexe, autre hétérotopie, mais ayant la même fonction que celle du corps. Celle-ci se déploie entre deux pôles extrêmes : un « espace du dedans » et celui du dehors (ibid., p. 754), qui ont pour rôle de créer un autre espace, celui de l’illusion qui dénonce tous les emplacements à l’intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée. Comme le dit Foucault : « Les fantasmes ne prolongent pas les organismes dans l’imaginaire ; ils topologisent la matérialité du corps. Il faut donc la libérer du dilemme vrai-faux, être non-être […] et les laisser mener leurs danses, jouer les mimes, comme des “extra-être” » (ibid., t. II, p. 79). C’est dans ce sens que le corps des personnages féminins et masculins des récits de Tchak devient une hétérotopie hantée par des fantasmes. Celle-ci constitue une rencontre de l’Autre, une occasion de pénétrer dans l’espace de l’autre, de se confondre 95avec l’autre, de l’imiter même, pour briser la chaîne et sortir du carcan de la configuration qui enferme. Tout en jouant sur l’entre-deux, ce corps réapproprié, comme l’écrit Shusterman, ouvre désormais sur un autre texte et un autre code pour une nouvelle performance :
Comme le langage du grand poète, le corps n’est pas une affaire entièrement privée. Il a été significativement modelé et régressivement balafré par des pratiques sociales et des idéologies historiquement dominantes, ce qui signifie qu’il n’est pas non plus vierge de toute empreinte linguistique. Mais le fait que le somatique ait été structuré par des idéologies et les discours répressifs ne signifie pas que le corps ne puisse être utilisé comme une ressource permettant de les défier, à travers l’usage de pratiques corporelles alternatives et d’une plus grande conscience somatique. (Schusterman, 1992, p. 265-266)
Là se vérifie le défi du personnage de la mère dans le roman Place des fêtes. Devant son désir à elle de se libérer des carcans, prise en étau qu’elle est entre la soumission à un mari qui prône des valeurs de son pays d’origine et sa condition d’immigrée dans la banlieue parisienne, elle mène toutes sortes d’expériences sexuelles dont le dessein est de jouir et de s’exprimer enfin par son corps ; le narrateur-personnage relaie ce renversement : « Moi je dis tant mieux pour maman si elle peut toujours se faire sauter […] » (Tchak, 2001, p. 71). La jouissance correspond ici à une forme d’éclatement du corps contraint par des codes qui sont aussi des langages. Le geste de la mère brise les faux-semblants derrière lesquels se dissimulent les désirs, désormais réalisés par des fantasmes choisis et formulés. C’est un exercice où le corps est en transition, espace où se vit et s’exerce la maîtrise du langage. Dans Filles de Mexico, par exemple, une des trimardeuses, voulant assouvir son fantasme, aguiche Djibril, le personnage principal, et l’amène à son lieu de travail qui n’est autre que la chambre de passe. Une fois l’acte sexuel consommé, elle récompense Djibril, le paie. Acte libre et délibéré, réalisation du désir et de son fantasme : le sujet féminin tout comme le sujet masculin écrivent un nouveau langage sur « des couches architectoniques, structurelles, à travers lesquelles l’expérience du corps se constitue » (Ciocan, 2014, p. 142). La liberté et la conscience sont ici en compétition pour déterminer la limite à franchir ou à ne pas dépasser.
Cette hétérotopie du corps est aussi développée tout au long du roman Place des fêtes. Le narrateur brise le tabou de l’inceste en faisant l’amour avec sa cousine et ensuite, d’un commun accord, il la propose 96à un touriste japonais. Il crée et démultiplie ainsi des possibles comme c’est d’ailleurs le cas dans Hermina. L’usage du corps s’articule au sein du trio père-fille-maîtresse ou mère-fille-personnage principal, comme si des combinaisons étaient illimitées et infinies. L’hétérotopie défie la limite et se déchaîne contre ce qui l’enchaîne. Cet excès est sans limite, par exemple quand le personnage narrateur devient l’un des admirateurs de sa mère avec qui – le doute subsiste dans cet épisode flou – il fait l’amour. Les frontières morales, et éthiques, n’existent plus mais la transgression valorise un au-delà chargé d’énergie vitale. En acceptant les pratiques sexuelles et en brisant les cloisonnements, les personnages veulent conjurer le sort qui est le leur. Ils tendent à prendre possession de leurs corps et se libèrent de l’imaginaire qui crée une démultiplication exponentielle des sujets :
L’infini est une certaine puissance qui a la particularité de ne pouvoir jamais passer à l’acte vers lequel elle tend ; elle est la puissance qui n’en a jamais fini d’être en puissance et en qui l’acte, ou plutôt le substitut de l’acte, ne peut donc jamais être que la réitération indéfinie de cette puissance. L’infini se caractérise par le fait qu’il n’en a jamais fini de devenir autre. (Aubenque, 1991, p. 9)
Pour les personnages, « [l]a jouissance […] a pour condition l’intervention, les transports du signifiant, l’érotisation du vivant, la phallicisation du corps vivant par les médiations du désir de l’Autre » (Lacan, 1975, p. 84). C’est cette érotisation du corps qui, dans Hermina, s’exprime par le biais du regard d’Heberto :
Chaque fois que nous nous étions revus après ce jour, nous avions évoqué cette Hermina Martinez que je n’avais toujours pas eu la chance de connaître, mais dont l’empire était déjà grand sur mes sens, au point qu’une nuit, j’eusse rêvé d’elle en lui prêtant le corps d’une jeune femme que j’avais vue dans un magazine de mode, photographiée dans sa nudité intégrale […] au bord d’une grande piscine. (Tchak, 2003, p. 132)
En l’absence du corps réel, l’imagination compense le manque et s’étend entre les signes, dans l’interstice des redites et des commentaires. La jouissance du corps chez Tchak a donc pour objectif de faire exister et de donner sens. L’usage du corps comme lieu d’investigation est aussi une réflexion sur « les conditions de sa propre temporalité et qui interroge les terribles errements de l’histoire » (Rongier, 2007, p. 70). La poétique 97du corps qui se dégage des récits analyse et dissèque les vicissitudes de l’histoire en créant une poétique du moment présent. Le récit de Tchak dilate, éclate et efface les frontières idéologiques et sociales, les enfermements des corps. En configurant des possibles illimités, le corps et son écriture constituent désormais une utopie au sens où « […] c’est ce qui déchire la trame d’un temps qui se veut immuable, inaltérable, c’est un récit qui parle d’un espoir, d’une attente, qui porte une vision pour l’avenir » (Vergès, 2017, p. 245). Il n’y a plus de hiérarchisation des regards. Tout s’estompe et s’égale dans des individualités reconquises, assumées et exercées. Les personnages dans les romans de Tchak, qu’ils soient féminins ou masculins, se livrent en toute liberté à cette jouissance des corps, dans une perspective de création et de quête de sens. La jouissance des corps et le plaisir de l’acte sexuel ne sont autre chose que l’expérience d’un nouveau langage et d’un nouveau discours, incarnés pour l’écriture de récits et de contre-récits.
Vincent Simedoh
Dalhousie University, Halifax
98Bibliographie
Aubenque, Pierre, Le Problème de l’être chez Aristote, Paris, PUF, 1991.
Augé Marc, « Corps masqué, corps marqué », éd. Jacques Hainard et Roland Kaehr, Le Corps enjeu, Neuchâtel, Musée d’ethnographie, 1983, p. 78-102.
Beyala, Calixthe, C’est le soleil qui m’a brûlée, Paris, J’ai lu, 1987.
Beyala, Calixthe, Tu t’appelleras Tanga, Paris, Stock, 1988.
Beyala, Calixthe, Seul le Diable le savait, Paris, Pré aux Clercs, 1990.
Beyala, Calixthe, Assèze l’Africaine, Paris, Albin Michel, 1994.
Beyala, Calixthe, Femme nue, femme noire, Albin Michel, 2003.
Beyala, Calixthe, Les arbres en parlent encore, Paris, Librairie générale française, 2004.
Beyala, Calixthe, L’homme qui m’offrait le ciel, Paris, Albin Michel, 2007.
Bugul, Ken, Le Baobab fou, Dakar, Nouvelles éditions africaines, 1984.
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1 Voir : G. Spivak, 2009, p. 53, 56 et 98-99.
2 Les enjeux philosophiques évoqués dans ce passage – transgression et possession de son corps, présence au monde, hétérotopie – renvoient aux travaux de Lacan, Levinas, et Foucault indiqués en bibliographie.
3 À propos de cette « construction », voir aussi : Maryse Condé, La Parole des femmes. Essai sur les romancières des Antilles de langue française, Paris, L’Harmattan, 1993.
4 Son œuvre étant très vaste, nous prendrons comme exemples : C’est le soleil qui m’a brûlée (1987), Tu t’appelleras Tanga (1988), Seul le Diable le savait (1989) ou encore Assèze l’Africaine (1994), Les Honneurs perdus (1996), Les arbres en parlent encore (2002), L’homme qui m’offrait le ciel (2007), Femme nue, femme noire (2003).
5 Ces statuts sont discutés par G. Spivak dans Les subalternes peuvent-elles parler ?, op. cit., p. 81.
6 Ibid., p. 90.
7 Cette idée de purification se retrouve p. 44, et p. 132 dans C’est le soleil qui m’a brûlée : le corps de l’homme y est associé à de la boue dont il faut se débarrasser, comme dans un autre roman de Beyala, Seul le diable le savait.
8 Expression de Lacan dans L’Éthique de la psychanalyse. Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), Paris, Seuil, 1986. p. 42.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12735-2
- EAN : 9782406127352
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0085
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2022
- Langue : Français
- Mots-clés : Subalternes, corps, Tchak, Beyala, Bugul, transgression