Quelle vulnérabilité de genre ? Les discours sur le développement face aux fictions d’Emmanuel Dongala
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
- Auteur : Baudet (Émeline)
- Pages : 215 à 228
- Collection : Rencontres, n° 539
- Série : Francophonies, n° 2
Quelle vulnérabilité de genre ?
Les discours sur le développement
face aux fictions d’Emmanuel Dongala
La figure féminine est au cœur de nombreuses politiques d’aide au développement, publiques ou associatives. Toutes travaillent à l’« empowerment » des femmes issues du milieu rural ou urbain, à travers des démarches sectorielles bien définies : appuis techniques et financiers pour l’accès à l’éducation et l’alphabétisation, programmes dédiés à la santé maternelle et infantile, fonds fléchés pour encourager à la formation professionnelle et à la gestion de micro-entreprises, et bien d’autres. Ces initiatives ont pour point commun de mettre fin aux différentes formes de vulnérabilités qui peuvent toucher les femmes et compromettre la lutte contre les inégalités sociales entre elles et les hommes. En d’autres termes, il s’agit de renforcer le « pouvoir » des femmes en améliorant leur position sociale grâce à l’économie et aux revenus financiers.
Les institutions de développement font le pari que par la promotion d’images des femmes en position de pouvoir économique1 les esprits s’habitueront à cette nouvelle donne et balaieront les reliquats contemporains du patriarcat. Les discours de ces institutions construisent la figure idéale de femmes autonomes, capables de construire à la force du poignet leur indépendance financière et culturelle. Cette image véhicule à son tour des valeurs que la sphère économique contemporaine promeut à l’échelle du globe, telle que le libéralisme et l’auto-entreprenariat ; celles-ci font exploser les cadres culturels et familiaux traditionnels et plongent les femmes africaines devant des alternatives présentées comme incompatibles, comme celle entre la réussite d’un business personnel et la création d’un foyer familial.
216Ces discours sont toutefois partiellement ou intégralement remis en cause dans la fiction romanesque, qui travaille à ce qui s’apparente à des généralités plutôt qu’à des constats étayés. Deux romans d’Emmanuel Dongala, Photo de groupe au bord du fleuve et Johnny chien méchant, questionnent en effet les caractéristiques de faiblesse et d’impuissance que les institutions de développement, en justification de leurs interventions économiques, attribuent souvent aux femmes africaines. En d’autres termes, les romans nous invitent à distinguer l’absence de pouvoir économique de l’absence de pouvoir tout court. Ce n’est pas parce que les héroïnes apparaissent en situation de faiblesse dans le premier cas, que cela se traduit nécessairement par une absence de responsabilité politique ou sociale, ou par ce qui s’entend généralement par vulnérabilité. Ce dernier terme est pourtant largement usité dès qu’il s’agit de caractériser ces femmes, victimes de la guerre civile et d’un système patriarcal qui prétend les priver de tout pouvoir, social et économique. La question qui motive notre propos est ainsi de savoir d’où provient le réflexe, voire le besoin, si instinctif qu’il n’a jamais vraiment semblé nécessaire de le questionner, de caractériser ces héroïnes systématiquement comme « vulnérables » dès lors qu’elles n’affichent pas les caractéristiques communes du pouvoir au masculin. Il s’agit donc d’interroger les figures de la vulnérabilité dans ces deux romans, pour comprendre comment la fiction d’Emmanuel Dongala assure, à sa manière, une déconstruction salutaire des discours sur cette fragilité, portés par la communauté internationale. Cette mise à nu ouvrirait ainsi des perspectives éthiques et politiques sur le rôle de la littérature et de la réflexion qu’elle engage à propos des politiques publiques, de l’aide au développement et du « gouvernement humanitaire » en général.
Qu’entendre par vulnérabilité ?
Figures de femmes dans les romans
d’Emmanuel Dongala
Bon nombre des facteurs s’opposant au pouvoir des femmes dans la société sont rassemblés sous le terme de « vulnérabilités ». Dans la littérature sociologique s’intéressant au développement, l’étude de 217celles-ci concerne historiquement le basculement progressif des pays d’une situation où les États sont dits « faillis » à celle d’une fragilité institutionnelle et multidimensionnelle qui conduit à une plus grande exposition aux risques et aux conflits. Dans un autre registre, elle a aussi peu à peu remplacé celle de la pauvreté à strictement parler, à laquelle la vulnérabilité ne se réduit pas. L’étude des facteurs qui conduisent certaines populations à de telles situations peut en effet être vue comme une manière d’anticiper sur les situations de pauvreté2. Selon un rapport du DFID, l’ancien Département du développement international au sein du gouvernement britannique, la vulnérabilité se distingue assez nettement de la pauvreté. Si cette dernière est une mesure qui décrit un état défini, la vulnérabilité suppose une prédiction sur la manière dont pourrait évoluer une population en fonction de risques bien identifiés3.
L’enjeu est ainsi d’identifier ces conditions de risques et d’aléas qui peuvent conduire de la vulnérabilité à la pauvreté. Selon Nicolas Sirven, la vulnérabilité peut se caractériser à partir de deux facteurs. L’un, externe, calcule l’exposition aux risques et aux chocs que des individus peuvent subir ; l’autre, interne, mesure la capacité de réaction face à ces difficultés venues de l’extérieur. Le ratio de ces deux données permet ainsi de donner une idée de la résilience d’une société, c’est-à-dire lorsque « les populations sont capables de compenser totalement les dommages qu’occasionnerait la réalisation d’un aléa » (Cannon et als., p. 4).
Si l’on accepte l’hypothèse que la littérature nous parle du monde et nous permet de faire une expérience éthique, grâce au partage empathique de ce qui est éprouvé par les personnages4, il vaut alors la peine d’explorer comment la fiction romanesque africaine explore ces situations de vulnérabilité pour les femmes, sous l’angle de leur capacité de résistance aux chocs. Deux romans sont l’objet de notre étude. L’intrigue 218de Johnny chien méchant, roman polyphonique publié en 2002, se déroule en pleine guerre civile dans un pays imaginaire, jamais nommé, où s’affrontent des milices meurtrières composées d’enfants-soldats. L’un de ceux-ci donne son titre au roman : Johnny, qui se qualifie lui-même de « chien méchant » après avoir hésité entre d’autres surnoms à la connotation plus guerrière. Sa voix alterne avec celle d’une jeune fille, Laokolé, qui lutte pour assurer sa propre survie ainsi que celles de sa mère estropiée et de son petit frère dans une ville en guerre. Le roman est construit en 31 chapitres menés à la première personne, focalisés en alternance sur chacun des deux héros, ce qui permet aux lecteurs de suivre le cheminement des deux personnages dans un espace-temps très resserré. L’imaginaire dominant du roman est donc celui d’une guerre omniprésente, perçue à travers le double regard de ceux qui la font et de ceux qui la subissent.
Plusieurs handicaps réduisent le pouvoir de Laokolé dans la société : elle est femme, adolescente (âgée de seize ans), responsable de son petit frère et de sa mère – devenue infirme à la suite de violences précédemment commises par des milices – qui doit être transportée dans un chariot. On assiste ainsi au parcours erratique de cette jeune fille à travers la ville, impuissante, ballottée par les mouvements de la foule5. Elle subit un déplacement qui la mène d’abord de sa maison jusqu’au camp du Haut-Commissariat pour les Réfugiés, puis l’oblige à revenir chez elle, avant une fuite dans la brousse et la forêt. Elle abandonne finalement ce qui aurait pu se révéler un havre de paix pour retourner dans les quartiers périphériques de la ville et se retrouve enfin face à Johnny, lors d’une ultime confrontation. Dernière composante de la vulnérabilité de son héroïne, l’auteur en redouble le caractère malchanceux à l’aide d’un détail dans l’intrigue : en plein désastre généralisé, Laokolé a la douleur et le désespoir d’être confrontée à ses premières règles. La condition féminine en Afrique est donc représentée dans ce qu’elle a de plus pénible et de plus cruel, dès lors que cela conduit les femmes à être dépendantes non seulement des hasards dus au fonctionnement biologique de leur corps, mais encore de l’absence d’infrastructures et de médicaments capables de les soulager.
219Photo de groupe au bord du fleuve, paru en 2010 et couronné par le Prix Ahmadou-Kourouma en 2011, immerge son lecteur dans le quotidien de femmes casseuses de pierres, qui s’échinent chaque jour à réduire de gros blocs de pierre en gravier qu’elles revendent ensuite à des entreprises du bâtiment. Le roman est rédigé à la deuxième personne du singulier. Un narrateur, inconnu, s’adresse à l’héroïne principale, Méréana, et nous fait entrer dans l’intime quotidienneté du personnage comme lors du procédé cinématographique consistant à filmer « caméra au poing ». Si le pays où se déroule l’action, anonyme mais identifiable à un pays d’Afrique de l’Ouest ou d’Afrique centrale, vit en paix, la domination masculine s’y exerce dans toutes les sphères de la vie publique ou privée ; ce sont les hommes qui gouvernent, qui décident de ce à quoi ont droit ou non les femmes, qui font régner un ordre patriarcal dans leur foyer. Ainsi, parce que son mari refuse de porter un préservatif lors de leurs relations sexuelles – alors qu’il a une maîtresse – Méréana décide de ne plus courir le risque d’une infection sexuellement transmissible et de le quitter avec ses enfants, signant ainsi le début de sa propre descente aux enfers. Si ce départ la place en situation de grande vulnérabilité matérielle, il la présente aussi d’emblée aux lecteurs comme une femme volontaire, prête à prendre sa vie en main et à se révolter lorsque l’injustice est trop forte. C’est ce qu’elle fera de nouveau au cours de l’intrigue, en s’affirmant progressivement, et malgré son refus initial, comme la meneuse de la révolte des autres casseuses de pierres face aux hommes qui profitent de leur travail. Il s’agit pour elles de revendiquer un meilleur prix pour les sacs de graviers qu’elles vendent, impliquant la reconnaissance de leurs droits et de leur statut, en tant qu’êtres capables de se défendre par elles-mêmes.
Méréana est une femme mûre, mère de deux enfants, fraîchement séparée de son époux. Son histoire est banale autant qu’éloquente : elle a dû interrompre ses études brillantes au lycée après être tombée enceinte de manière précoce, séduite par un jeune homme lors d’une brève histoire d’amour qui n’aurait pas dû porter à plus de conséquences. Même si les deux jeunes gens ont pu se marier et sauver la réputation de la jeune Méréana – celle-ci n’aura plus jamais l’occasion de reprendre des études et va se concentrer sur sa vie de famille –, elle va ensuite tout perdre (métier, situation sociale) en choisissant de quitter ce même mari qui s’était mis à la tromper. Elle a désormais charge de vies et 220en retire un sentiment de responsabilité qui, à défaut de l’écraser, la pousse en avant. Cette responsabilité maternelle se double bientôt de responsabilités sociales et politiques, lorsqu’elle prend la tête des casseuses de pierres, sillonne la ville et multiplie les rencontres avec les hommes et les officiels pour revendiquer en leur nom un prix plus juste pour les sacs de graviers. Le terme de « vulnérabilité » apparaît explicitement dans le roman lors d’un entretien de Méréana avec une ministre, intriguée par le parcours de celle qui se présente comme une simple ouvrière :
– À voir les fiches qu’on m’a transmises, j’avoue que je ne m’attendais pas à voir une interlocutrice comme vous. Vous êtes instruite, intelligente, comment vous êtes-vous retrouvée casseuse de pierres ?
– C’est une longue histoire mais, vous savez, « la vulnérabilité de genre » et « les difficultés d’accès des femmes aux ressources économiques » …
Elle ne sait trop comment prendre cette réponse. (Dongala, 2012, p. 251)
Au même titre que la ministre ne la comprenant pas, le lecteur est intrigué par les guillemets de la réponse. La « vulnérabilité de genre » et les « difficultés d’accès des femmes aux ressources économiques » ne sont-elles qu’un leurre, le produit d’un discours maintes fois répété et entendu au sujet des femmes africaines, au point qu’il vide la réalité de toute consistance ? Dans ce cas, qui est à l’origine du discours et quelles en sont les conséquences sur l’économie de la fiction ? Ces guillemets ne sont-ils que la partie émergée d’un iceberg à la charge sémantique subversive qui trace son chemin dans le roman de Dongala ?
Discours sur la vulnérabilité
Apories et remises en question
Si l’on s’en rapporte à la définition donnée précédemment de conjugaison d’une exposition aux attaques extérieures, aux coups, aux blessures, en bref d’une forme de « fragilité physiologique » (Thomas, 2010, p. 15) petit à petit détournée en situation de dépendance sociale et politique, et d’une faible capacité de réaction, alors Méréana peut 221bien être qualifiée de vulnérable. Ainsi institutionnellement définie, elle manquerait de « résilience », à savoir de résistance aux chocs et de capacité de « rebond » (ibid., p. 38) à la suite d’un traumatisme. Cela conduit donc à l’association entre « un état physiologique dégradé, une position sociale dominée et une condition politique de subalternes » (ibid., p. 52-53), qui dénie in fine à celles et ceux que l’on qualifie de vulnérables la capacité d’être véritablement des sujets de leur existence. Ils sont également privés de toute capacité d’action, de toute agency, pour reprendre le vocabulaire anglo-saxon des postcolonial et subaltern studies. En d’autres termes, Méréana serait dépourvue de pouvoir. Cependant, la présence des guillemets dans l’expression « vulnérabilité de genre » introduit un doute dans l’esprit du lecteur, car une telle perception ne pourrait bien être qu’un mythe, une construction de discours. La faiblesse de Méréana et sa dépendance par rapport aux hommes ne sont peut-être que la résultante de l’intériorisation de clichés véhiculés par des tiers au sujet des femmes.
L’association des termes « vulnérabilité » et « genre » renvoie en effet directement aux propos que tiennent nombre de représentants de la communauté internationale sur la place des femmes dans la société. Qu’il s’agisse d’institutions de développement, d’ONG ou même de l’ONU, ces mots se côtoient et trouvent une place singulière dans les rapports et les textes officiels régulièrement publiés. Citons par exemple les propos d’une représentante du Luxembourg lors d’un rassemblement du Conseil de Sécurité de l’ONU :
Les femmes réfugiées et déplacées figurent parmi les populations les plus vulnérables, leurs droits à la sécurité, à la santé sexuelle et reproductive et à l’éducation sont systématiquement bafoués. (ONU, 2014)
Ces propos recoupent les convictions de nombreuses autres représentations (telles celles de la Colombie ou du Rwanda…), tout en pointant cependant la notion de responsabilité :
Mme Schuurman a souligné que les inégalités entre les sexes préexistantes faisaient des femmes déplacées un groupe particulièrement vulnérable dans les situations de déplacement. Mais, a-t-elle souligné, cette vulnérabilité ne doit pas conduire à conclure que les femmes ne peuvent pas prendre des responsabilités, bien au contraire. Pour prévenir les conflits, pour mieux y réagir et pour trouver des solutions durables, le rôle des femmes s’est bien souvent 222révélé essentiel, mais malheureusement les femmes et les filles restent trop souvent une ressource sous-exploitée, a-t-elle regretté […]. (ONU, 20146)
Dans le même temps, d’autres acteurs appellent à un renforcement des soins et de la protection à leur égard :
[…] étant donné leur vulnérabilité accrue, il faut particulièrement se pencher sur la protection des femmes et des enfants, a ajouté M. Barriga [représentant du Lichtenstein], qui a aussi demandé aux États d’investir en faveur de la prévention et d’établir des politiques pour traiter de déplacements avant qu’ils ne se produisent […]. (ibid.)
Ces prises en considération étatiques ont conduit l’ONG Plan International (Inde) à établir un « Index de la vulnérabilité de genre » (Plan India, 2017), qui prend en compte dans son calcul 170 indicateurs, parmi lesquels la santé, l’illettrisme, la pauvreté, mais aussi les migrations, les politiques sociales et culturelles. Elle a in fine identifié quatre facteurs de vulnérabilité : la protection, l’éducation, la santé et la pauvreté. C’est à partir de ces critères que peut se mesurer l’impuissance, comprise comme absence de pouvoir des femmes, y compris des héroïnes des romans d’Emmanuel Dongala, Méréana et Laokolé. Leur statut de femme les pénalise socialement, sur tous les plans. Mais si les institutions internationales communiquent largement sur ces discours, les mesures et actions qu’elles mettent concrètement en œuvre se font bien plus discrètes. Certes, l’ONU, des ONG et leur personnel apparaissent bien dans Johnny chien méchant, car ce sont elles qui gèrent le camp de réfugiés (via le Haut-Commissariat aux Réfugiés) dans lequel se rendent les habitants de la ville, avec Laokolé et sa famille, tous bientôt pourchassés par les milices de Johnny, entre autres. Mais outre cet épisode, il semble que la communauté internationale soit seulement présente via ses stratégies de communication, via les médias nationaux et internationaux.
Une scène emblématique a lieu lorsqu’une journaliste occidentale demander à faire l’interview de la mère de Laokolé. Assise à même le sol, en état de vulnérabilité physique extrême, cette femme incarne merveilleusement bien, aux yeux de l’Occident, le paradigme de la femme africaine vulnérable et dépendante. Cette misère devient un véritable 223spectacle, retransmis à l’Occident par la caméra. Or ce qui importe le plus dans cette « monstration » de la misère n’est pas tant son contenu, ce en quoi elle se manifeste, que la manière dont elle est ainsi érigée en spectacle. C’est toute la scénographie qui entoure la capture d’images destinées à être diffusées au monde entier qui prend le pas sur les causes et la nature de la douleur des victimes :
[La journaliste] a commencé par faire parler Mélanie. Celle-ci a raconté en détail sa tragédie […] le cameraman n’arrêtait pas de faire des gros plans dans tous les angles du beau visage de Mélanie ruisselant de larmes. (Dongala, 2017, p. 214)
Comme l’analyse Marie Bulté, l’accent n’est plus porté sur le témoignage et ce qu’il nous dit de la guerre vécue par Mélanie, mais bien sur la manière dont ce savoir est produit. L’environnement médiatique, le « dispositif visuel » et le « faire voir » (Bulté, 2016, p. 107), dans toute leur spécularité sont les seuls éléments qui importent aux yeux de la journaliste. Cet environnement prend en charge les images de la douleur et va donc, à sa manière, réécrire l’histoire des personnages. Le témoignage ne passe cependant plus par le récit individuel, subjectif, unique, des souffrances ressenties ; il se fait avant tout par la vidéo et la photographie qui capturent, comme autant d’instantanés, des moments de douleur. Cette dernière est privée de sa dimension historique et dynamique. Le récit et la mise en mots se perdent au profit de la seule consommation, par les images, de la souffrance. Lorsque la journaliste demande à Laokolé si elle peut interroger directement sa mère, mutilée de manière particulièrement spectaculaire, la jeune fille refuse, consciente que ce témoignage ne servirait in fine qu’à instrumentaliser la douleur qu’elles subissent toutes les deux :
– De toute façon, ai-je expliqué, elle ne dirait rien de plus, car nous avions vécu exactement la même chose, ce que j’avais déjà raconté.
– Mais non, m’a répliqué Katelijne, ce n’est pas pareil. Si les gens voient votre mère parler, l’impact psychologique sera énorme. Vous savez, les spectateurs cherchent l’image forte, […] l’émotion forte. Pendant qu’elle parlera, nous passerons un gros plan de son visage ravagé par la douleur puis nous allons faire un zoom arrière pour nous arrêter un instant sur elle en plan américain la montrant assise le torse droit ; enfin nous allons zoomer sur ses jambes pour s’arrêter sur un gros plan de ses deux moignons. Ce serait dramatique. Les Américains disent when it bleeds, it leads, en d’autres termes 224plus il y a du sang, plus c’est spectaculaire, plus ça marche. Et dans le genre, ces moignons sont imbattables ! […]
– Non, ai-je dit fermement, l’infirmité de Maman n’est pas un spectacle. (Dongala, 2017, p. 217-218)
L’environnement médiatique et la mise en scène réclamée par la journaliste visent donc à transformer l’expérience de la douleur en « spectacle », puisque c’est bien cela qui « marche ». Le voyeurisme journalistique se substitue à la démarche empathique de compréhension intime de ce que peut être la vie de Laokolé et de sa mère. Or ce dispositif avance masqué, précisément par un excès de pathos : l’emphase placée sur les émotions ne vise en réalité qu’à exacerber ce qui peut susciter la douleur chez les spectateurs. La focale est ainsi déplacée, par le plus pur cynisme, de la victime vers ceux qui l’observent : c’est la douleur de ces derniers qui est recherchée par le processus de spectacularisation7. Laokolé en a bien conscience, lorsqu’elle s’indigne contre ce phénomène et regrette que soit marginalisée la compréhension du phénomène historique au profit d’un « excès de vision » (Bulté, 2016, p. 108). L’objet réel de cette mise en scène n’est donc plus tant la misère de la mère de Laokolé en tant que telle que la médiatisation dont elle s’entoure. Il suffit de recenser le vocabulaire employé pour décrire les allers-retours de la caméra – « gros plan, zoom arrière, plan américain, zoomer… » (Dongala, 2017, p. 217) – doublé des effets attendus par de tels mouvements – « impact psychologique, émotion forte, ce serait dramatique, when it bleeds it leads, c’est spectaculaire, ça marche, les moignons sont imbattables » (Dongala, 2017, p. 217-218).
Or lorsque la vulnérabilité devient l’objet d’une telle mise en scène, impudique et pathétique, ne se distinguant du cynisme que par les bons sentiments supposés des individus qui exploitent cette misère, c’est tout le système éthique des personnages qui vole en éclats. Dans la lignée de la distinction établie par Agamben entre la vie nue, la zoè, et la vie inscrite dans le monde du politique, la bios (Agamben, 2008, p. 9-10), on peut dire des personnages de Dongala que la caméra des journalistes les enferme dans leur « vie nue » au détriment de leur vie politique, leur déniant tout pouvoir d’agir politique, toute agency. Enfermées dans la 225catégorie de victimes, dans leur statut et leur « vulnérabilité de genre », qui transcende les individualités au profit de généralisations incertaines, les femmes dénuées d’agency ne peuvent qu’au mieux susciter la pitié et la bienveillance de ceux qui sont confrontés à leur malheur. Il en va de même pour Johnny l’enfant-soldat, dont la capacité d’action est déniée au nom de son absence d’éducation et de sa manipulation par les adultes et les idéologues.
Peut-on cependant se satisfaire d’un tel bilan ? La fiction d’Emmanuel Dongala, loin de se limiter au constat d’une inadéquation entre le regard humanitaire occidental et la réalité vécue et perçue par lesdites « victimes », semble au contraire proposer un autre mode de lecture.
Vers un nouvel ordre humanitaire ?
Dans Johnny chien méchant, les voix de Johnny et de Laokolé alternent d’un chapitre à l’autre. Cela permet au lecteur de sortir du regard de « spectateur voyeur » imposé de facto par le spectacle médiatique pour côtoyer au plus près l’intimité des personnages, transmise de façon différenciée par l’un et l’autre. Leur langage informe en effet que la réalité n’est pas vécue de la même manière et cela se traduit en particulier dans les scènes finales du roman, lors du face-à-face inéluctable entre les deux héros. Au cours d’un dernier pillage dans l’enceinte du HCR, Johnny cherche à enlever Laokolé. Cette dernière, loin de fuir, choisit de l’attendre. Les rôles de victime et d’assassin s’inversent alors radicalement :
Étrange femme, étrange fille. Elle me regardait sans peur, comme si elle attendait avec curiosité ce que j’allais faire. Elle n’était pas bête, elle avait dû remarquer que j’avais perdu les pédales un instant avant elle, il fallait donc que je rétablisse immédiatement l’ordre des choses, qu’elle comprenne vite qu’ici le patron c’était moi. […]
– Comment t’appelles-tu ?
– Tu crois vraiment que je vais te donner mon nom ? Mais quelle connasse ! Elle me prend pour qui ?
– Tu me prends pour qui ? ai-je gueulé.
– Pour ce que tu es, un tueur. L’injure m’a frappé de plein fouet. « Je ne suis pas un tueur, mademoiselle. Je fais la guerre. On tue, on brûle et on viole 226les femmes. C’est normal. La guerre c’est comme ça, donner la mort, c’est naturel. Mais cela ne veut pas dire que je suis un tueur, un vulgaire assassin ! »
– Qu’est-ce que tu attends pour me violer, Chien Méchant ? (Dongala, 2017, p. 447-448)
Panique et défense pathétique qui ne passent que par l’expression de la violence et de la menace pour Johnny, maîtrise de soi pour Laokolé. En nommant Johnny et en explicitant son statut d’assassin, ce qu’il est en réalité, Laokolé sape la défense de celui qui veut se faire passer pour un intellectuel (en témoignent les objets de luxe et les livres qu’il pille et accumule dans cette maison) et renverse la situation : c’est elle qui peut nommer, qui sait, qui domine l’autre. La prise de la parole, ou le refus de la donner a contrario, bref la maîtrise de la parole avant tout, est ce qui permet aux personnages dits victimes ou vulnérables de sortir de leur condition de subalternité. Cette maîtrise de la parole témoigne d’une conquête, de soi et des autres, au sens politique. Le roman, loin d’enfermer les personnages dans leur rôle de vulnérables et de subalternes, agit au contraire puissamment pour leur conférer une force que la société leur dénie : une agency qui, de littéraire qu’elle soit au départ, ne peut s’affirmer in fine que dans l’espace de la polis et donc dans la politique. De la même manière dans Photo de groupe autour du fleuve, Méréana apprend à parler et à assumer cette parole qui va les libérer, elle et ses compagnes, de leur statut d’infériorité imposé par les hommes. Elle est ainsi dotée d’une véritable responsabilité qui contredit l’impuissance et la fatalité induites par la soi-disant « vulnérabilité de genre » et les discours qui l’accompagnent.
Aucun « ordre humanitaire », aussi fondées soient ses intentions de départ, ne peut être crédible ni viable s’il ne repose sur la certitude que les « aidés » sont des sujets à part entière de leur existence et non des objets ou des bénéficiaires de cette aide. La fiction romanesque d’Emmanuel Dongala nous propose ainsi de « faire l’expérience » de ces situations de guerre, de violence et de subalternisation dans des catégories préétablies. Or cette expérience artistique, littéraire, ne peut-elle être le premier pas vers la mise en place d’un « gouvernement humanitaire » qui tienne compte de ces problématiques et s’efforce, dans son approche par les droits, de réaliser au mieux la capacité d’action et l’empowerment de ceux qu’elle veut aider, en particulier les femmes ? N’est-ce pas là que repose la véritable puissance de la fiction : conférer, par le médium artistique, 227par le transfert de la parole, ce pouvoir de prise de parole à ces personnages et, partant, aux personnes réelles qu’elles entendent représenter ?
Émeline Baudet
Georgetown University, Washington, D. C.
228Bibliographie
Agamben, Giorgio, Homo sacer. Le Pouvoir souverain et la vie nue, trad. de l’italien par Marilène Raiola, Paris, Seuil, coll. « L’Ordre philosophique », 2008.
Bulté, Marie, Visions de l’enfant-soldat. Construction d’une figure dans les littératures africaines, Université Rennes 2, 2016 : « https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01426667 (consulté le 03/03/2021) ».
Cannon, Terry, Twigg, John et Rowell, Jennifer, Social Vulnerability, Sustainable Livelihoods and Disasters. Report to DFID Conflict and Humanitarian Assistance Department (CHAD) and Sustainable Livelihoods Support Office, 2002 : « https://www.eldis.org/document/A21628 (consulté le 03/03/2021) ».
Dongala, Emmanuel, Johnny chien méchant, Arles, Actes Sud, 2017.
Dongala, Emmanuel, Photo de groupe au bord du fleuve, Arles, Actes Sud, 2012.
Efoui, Kossi, Récupérations, Carnières, Lansman, 1992.
Nussbaum, Martha, L’Art d’être juste. L’Imagination littéraire et la vie publique, Paris, Climats, 2015.
ONU, Conseil de Sécurité du 28 octobre 2014 : « https://www.un.org/press/fr/2014/cs11617.doc.htm (consulté le 08/03/2021) ».
Plan India, Plan for every child. Gender Vulnerability Index Report, Plan India, 2017 : « https://smartnet.niua.org/content/90c28cc5-4d06-406a-9066-74ab632af402 (consulté le 08/03/2021) ».
Sirven, Nicolas, « De la pauvreté à la vulnérabilité : Évolutions conceptuelles et méthodologiques », Mondes en développement, no 140-144, 2007, p. 9-24.
Thomas, Hélène, Les Vulnérables. La Démocratie contre les pauvres, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, coll. « Terra », 2010.
1 Voir, à ce sujet, la série du Monde Afrique consacrée aux femmes africaines cheffes d’entreprise, ingénieures ou entrepreneures : « Ces femmes d’affaires qui mettent l’Afrique en boîte » : « https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/07/29/ces-femmes-d-affaires-qui-mettent-l-afrique-en-boites_5494695_3212.html (consulté le 09/02/2021) ».
2 Pour un historique de la notion de vulnérabilité dans les discours sur le développement, voir Nicolas Sirven, « De la pauvreté à la vulnérabilité : Évolutions conceptuelles et méthodologiques », Mondes en développement, no 140-144, 2007, p. 9-24.
3 Voir : Terry Cannon, John Twigg et Jennifer Rowell, Social Vulnerability, Sustainable Livelihoods and Disasters. Report to Department of Foreign and International Development (DFID), Conflict and Humanitarian Assistance Department (CHAD) and Sustainable Livelihoods Support Office, 2002, p. 4.
4 Voir en particulier les propositions de la philosophe Martha Nussbaum dans ses différents essais, où elle étudie des situations littéraires à l’aune de questionnements éthiques contemporains, par exemple dans L’Art d’être juste. L’Imagination littéraire et la vie publique, Paris, Climats, 2015.
5 Il en va ainsi lors de ce terrible moment où la foule qu’elle suivait et qui l’emportait vers la sortie de la ville fait brutalement demi-tour, bloquée par les milices, et manque de la piétiner avec sa mère (voir le chapitre vii du roman).
6 Madame Marriet Schuurman est Représentante spéciale du Secrétaire général de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) pour les femmes, la paix et la sécurité.
7 Ce procédé est également au cœur de la pièce du dramaturge togolais Kossi Efoui qui, dans Récupérations (1992), imagine que des habitants d’un bidonville sont « récupérés » par un journaliste pour jouer leur propre vie sur scène.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12735-2
- EAN : 9782406127352
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0215
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2022
- Langue : Français
- Mots-clés : Littérature africaine, Dongala, vulnérabilité, agency, institutions de développement