D’une Kimpa Vita à l’autre Lectures croisées de la « Jeanne d’Arc du Congo » dans les pièces de Bernard Dadié et Sony Labou Tansi
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
- Auteurs : Desquilbet (Alice), Laure (Charlotte)
- Pages : 229 à 252
- Collection : Rencontres, n° 539
- Série : Francophonies, n° 2
D’une Kimpa Vita à l’autre
Lectures croisées de la « Jeanne d’Arc du Congo »
dans les pièces de Bernard Dadié
et Sony Labou Tansi
Béatrice du Congo – alias Kimpa Vita – est une prophétesse chrétienne congolaise ayant lutté contre la colonisation portugaise, avant d’être tuée sur un bûcher en 1706. Elle est le personnage éponyme des pièces de théâtre de l’Ivoirien Bernard Dadié et du Congolais Sony Labou Tansi qui sont écrites après les indépendances. La pièce de Bernard Dadié, intitulée Béatrice du Congo, paraît en 1970 chez Présence Africaine et elle est mise en scène en 1971 par Jean-Marie Serreau au festival d’Avignon, au Cloître des Carmes. Celle de Sony Labou Tansi est issue d’un tapuscrit incomplet qui date de 19801.
La particularité des deux pièces que nous avons choisies réside dans le fait que ce ne sont pas des femmes qui ont pris la plume pour se dire. À cet égard, notre corpus peut surprendre si l’on pense à l’invitation du colloque « Africana » à réfléchir notamment aux modalités des prises de parole féminine dans la littérature francophone africaine. Certes, Kimpa Vita a fait l’objet d’œuvres d’artistes féminines parmi lesquelles le chapitre consacré à « Kimpa Vita : la Jeanne d’Arc du Congo brûlée vive en l’an 1706 » dans le tome deux de l’Hommage à la femme noire de la guadeloupéenne Simone Schwarz-Bart (1988 et 2020) ou bien la chanson d’Alexia Waku, une chanteuse belge d’origine congolaise qui chante « un destin si tragique, brûlée vive » et la constitue en exemple en parlant à la première personne du pluriel : « nous poursuivons ton combat » (Waku, 2019 ; Laure, 2019), promet-elle. À travers ces voix féminines, Kimpa Vita est élevée au rang d’exemplum historique encore d’actualité 230au xxie siècle. Or, ces artistes féminines parlent de ou à Kimpa, sans réellement lui donner la parole2. L’intérêt des pièces de Bernard Dadié et de Sony Labou Tansi réside donc dans le fait que le genre théâtral la ressuscite et permet de faire fictivement entendre sa voix.
En effet, il s’agit pour les deux dramaturges masculins de réhabiliter une figure de résistante féminine à la colonisation dont la mémoire a pu être effacée par la période coloniale. Et c’est aussi pour eux l’occasion d’évoquer, de manière prophétique, les rapts et exploitations du territoire qui continuent à l’ère néocoloniale. Dans les deux pièces, comment la forme théâtrale permet-elle à cette héroïne historique de prendre la parole ? En représentant l’action politique et révolutionnaire de cette guerrière martyre, les deux écrivains masculins reconduisent-ils des stéréotypes de genre ou les détournent-ils ?
Du personnage historique de Kimpa Vita
à la mise en scène d’une figure
Dans les deux pièces, Béatrice incarne la parole d’une guerrière qui conteste le dévoiement de l’alliance commerciale entre le roi et les colons au xviie siècle et sa voix s’affirme dans des dialogues avec les hommes de pouvoir3. Kimpa Vita apparaît donc dans un contexte 231historique particulier. Au xviie siècle, les partenariats commerciaux changent de nature avec l’intensification de la traite négrière comme le montre notamment Catherine Coquery-Vidrovitch4. Comme le dit aussi Patrice Yengo, « le prophétisme apparaît au moment où le contrat né de l’alliance [ici coloniale] échoue et retrouve par la voix du prophète […] les éléments de la promesse » (Yengo, 2019, § 23). Ainsi Kimpa Vita est un personnage historique qui, par son statut mystique auprès de son peuple, témoigne d’un moment de crise qui correspond aux débuts de la colonisation européenne en Afrique équatoriale. De ce fait, elle devient aussi une « figure », au sens où l’entendent Xavier Garnier (2001) puis Elara Bertho5, constituée par la fiction. Sony6 et Dadié qui convoquent cette figure participent de sa légendarisation, en la représentant, au sens où ils la rendent présente et vivante sur scène.
232Une héroïne théâtrale placée sous le signe du double
Dans les deux pièces, le personnage de Kimpa Vita est une figure féminine à la fois violentée et rebelle. Il est d’ailleurs intéressant de souligner que Dadié et Sony la placent tous deux sous le signe du double, mais de manière différente.
Dans sa pièce, Dadié s’empare des deux noms de la figure historique pour dédoubler le personnage sur scène en Maman Chimpa Vita et Dona Béatrice7 qui incarnent chacune une facette de la figure historique. La mère est ainsi une prophétesse tandis que la fille est présentée dans sa dimension guerrière et politique.
De fait, dès l’annonce au roi qu’« un homme blanc vient de débarquer » (Dadié, 1970, p. 30), Maman Chimpa Vita énonce une prophétie : « Malheur ! Le malheur vient de franchir les portes du royaume. » (ibid., p. 30) Plus loin, elle s’exprime par des formules proverbiales telles que « Le mouton fait parler le berger » (ibid., p. 34) ou bien « Le lion va devenir caméléon… Le boa se laisse manger par la brebis… » (ibid., p. 71). Maman Chimpa Vita reprend ainsi l’énonciation cryptique qui caractérise les paroles prophétiques pour mettre en garde le roi contre le malheur qui le guette s’il s’allie aux « Bitandais », avatars des Portugais. Cette parole n’est pas la bienvenue et Maman Chimpa Vita est sans cesse chassée de la scène mais revient inlassablement proférer ses mises en garde contre les accords passés avec les colons. Contrairement à sa mère, Dona Béatrice est caractérisée par une parole politique claire et adressée :
L’excès de pouvoir aveuglerait-il ? Nous voyons les prétendus frères chrétiens, s’infiltrer partout. Bientôt nous vivrons tous sous le joug étranger, si cela n’était déjà. Nous avons le devoir de prévenir… de nous battre et nous nous battrons. (ibid., p. 87)
Elle cherche à déciller le regard du roi et l’incite très concrètement à l’action en ne recourant plus à la dimension métaphorique des proverbes mais en utilisant un ton injonctif et assertif, notamment par l’emploi du futur de l’indicatif. Les photographies des répétitions de la pièce au festival d’Avignon de 19718 soulignent ce dédoublement de la figure 233dans les poses que prennent les actrices. En effet, Maman Chimpa Vita interprétée par Marie-Claude Benoit apparaît en posture agenouillée, les bras en croix et les yeux dans le vide. Cette posture témoigne de l’inspiration religieuse de son discours, qui tient d’ailleurs les autres personnages à distance comme s’ils la craignaient. À l’inverse, Dona Béatrice (Khady Thiam) s’adresse au roi en pointant son doigt sur lui d’un air menaçant ou avec les poings sur les hanches dans une attitude de désapprobation.
Ce dédoublement permet d’une part au dramaturge de manipuler le temps historique et de le distendre pour donner à voir sur scène une très large période, qui s’étend de la conquête bitandaise à la fin du xve siècle jusqu’à la résistance de Béatrice à la fin du xviiie siècle. Cette liberté prise avec l’histoire et la vraisemblance permet d’autre part d’établir une filiation féminine de la révolte congolaise qui se serait transmise dès l’arrivée des premiers blancs pendant plusieurs siècles, de mère en fille. À cet égard, l’on peut lire la pièce comme une proposition de décoloniser les arts au sens où l’entend Françoise Vergès qui, dans sa conférence pour l’Université « Décolonisons les arts » du 8 octobre 2018, rappelle la nécessité de rétablir cette mémoire des résistances, gommée par une représentation iconographique passive des peuples colonisés9.
Sony inscrit lui aussi Béatrice dans une lignée féminine prophétique, comme le montre l’apparition de la vieille Fumaliya qui vient amplifier l’adresse de la jeune Béatrice aux religieux portugais à qui elle tient tête. S’il ne dédouble pas à proprement parler son héroïne comme le fait Dadié, Sony la présente cependant comme un personnage complexe en la construisant à partir de différentes facettes apparemment oxymoriques : elle est une religieuse sacrilège, christique et sensuelle, une prophétesse du vrai frôlant la folie et une femme violée qui revendique l’espoir. En effet, la pièce sonyenne commence par les cris de la jeune femme abusée, que les spectateurs entendent dans le noir sans rien voir de la violence de la scène, devinant pourtant sans peine qu’un viol a lieu devant eux. « Saint Antoine, lâche-moi. Saint Antoine, vous me…faites mal » (sc. 1), 234crie-t-elle, semblant confondre le colon qui la violente avec le Saint dont elle se revendique en tant que prophétesse chrétienne. Béatrice tombe enceinte de ce crime, mais toute la pièce consiste à montrer comment elle s’ouvre au bonheur de la sensualité et de la maternité. De ce point de vue, la Kimpa Vita sonyenne est déroutante. Par exemple, elle affirme devant son père et devant la Reine que c’est grâce à son enfant métis issu du viol colonial qu’elle « sortir[a] cette terre de l’impasse » et qu’elle lui « donner[a] la couleur de [s]a chair » (plan I, sc. 3). L’emploi du futur résonne comme un serment : Béatrice promet de faire renaître le Royaume Kongo de ses cendres coloniales et de refuser le sceau traumatique du viol. À cet égard, la Reine la trouve « sacrilège », tandis que son père rappelle combien « elle a souillé son sang dans les jambes d’une mission noire » (plan I, sc. 3). Peut-être ces deux personnages dialoguant avec Kimpa Vita se font-ils le relais des spectateurs qui s’interrogent sur la possibilité de revendiquer un viol au nom de l’espoir qu’il peut susciter.
De la même façon, la Béatrice sonyenne déconcerte par sa sensualité mystique exacerbée, d’autant plus que le « Saint Antoine » auquel elle se voue n’est pas sans évoquer la figure de son violeur :
Béatrice : (en transes) Saint Antoine. Oh ! Saint Antoine. Je te refonde homme mâle, mammifère et viril. Je jette mon cœur au feu de l’offrande. (Hoquetant de charnelle joie) Je me jette au feu de tes muscles. (mélange de transes et d’orgasme). Ça y est : je serai mère, mère de cette terre, j’inscris sur l’île de Sao Tomé, en lettres de chair, la honte du Portugal. Il nous faut un autre Christ. Les hommes blancs ont gâché le premier. (elle tient son ventre). (Plan I, sc. 2)
Les didascalies de Sony insistent sur la façon dont le corps de la prophétesse en transe est en proie à un orgasme mystique qui rappelle par exemple ceux de Thérèse d’Avila10 quelques années avant elle. Elle prie Saint Antoine comme un amant « mâle » dont elle désire les « muscles » et la métaphore filée du feu – qui n’est pas sans évoquer le bûcher sur lequel elle périra – exprime la fureur du désir sensuel qui se propage en elle. Tout se passe comme si le viol qui l’avait mise enceinte avait ouvert la voie d’une nouvelle identité, en la rendant à la fois femme sensuelle et mère. De surcroît, Sony montre comment le viol qui doit marquer la femme du sceau de la honte élève Béatrice 235au rang des prophétesses capables de retourner les stigmates et de délivrer une vérité sur son temps. Kimpa Vita semble se réjouir d’être mère pour revendiquer la honte du viol : il s’agit moins de l’endosser en tant que victime que de le brandir aux yeux des dominants qui, dès lors, ne peuvent plus dissimuler leurs actes monstrueux. Béatrice violée et future mère devient ainsi Kimpa Vita, une prophétesse de la honte au nom de la vérité.
Puisqu’elle connaît la honte du dominé mieux que personne, elle est la mieux placée pour la révéler et la dénoncer. Elle prophétise – au sens où elle révèle – l’envers mensonger des valeurs catholiques du colonisateur portugais. En ayant senti au plus profond de sa chair la violence de la « communion » coloniale, elle a notamment découvert toute l’hypocrisie du rite de la communion catholique et s’en explique :
La communion. Ils vous font boire l’urine du Roi de Portugal… Et ce qu’il fait passer pour du pain n’est autre que le caca de la Reine de Portugal. (Plan I, sc. 4)
Si la prophétesse sidère par son discours sacrilège qui repose sur la dégradation burlesque du corps et du sang du Christ en attributs politiques coloniaux excrémentiels, son discours n’en est pas moins criant de vérité. En prophète, elle révèle la véritable nature du sacrifice catholique célébré par les colons : une communion dégradée, où les symboles de fraternité sont digérés par les puissances coloniales impies et laissés à l’état de déjections.
Ainsi, par le recours au dédoublement et à l’ambivalence, Sony et Dadié redonnent vie à Kimpa Vita et proposent des variations qui, en dialoguant, participent de l’élaboration de cette figure11. Par ailleurs, si le recours au double dans les deux pièces a pour effet de donner au personnage légendaire une épaisseur théâtrale, il peut également être interprété comme le signe d’une continuité des spoliations (post)coloniales qui perdurent à travers le temps et ne sont pas circonscrites à la seule période coloniale12.
236Une héroïne symbolique convoquée au xxe siècle
Bien que les deux pièces ne soient éloignées que d’une dizaine d’années, elles ne sont pas pour autant caractérisées par les mêmes enjeux d’écriture. Les deux auteurs appartiennent en effet à deux générations différentes et n’ont pas la même proximité géographique avec Kimpa Vita. Dadié aborde le personnage historique dans une approche résolument panafricaine, tandis que Sony se place d’un point de vue congolais, voire Kongo. Néanmoins, les deux pièces se rejoignent en soulignant l’actualité de la figure au xxe siècle, qui continue d’être pertinente pour dénoncer les spoliations (post)coloniales.
En effet, la pièce de Dadié est écrite pour le théâtre de la Tempête dirigé par Jean-Marie Serreau qui a mis en scène, outre Ionesco et Brecht, des dramaturges de la décolonisation à l’instar de Césaire (La Tragédie du roi Christophe, Une tempête, Une saison au Congo), Kateb Yacine (Le Cadavre encerclé) ou René Depestre (Un arc-en-ciel pour l’Occident chrétien). D’ailleurs, un court texte de Kateb Yacine figure sur le programme du spectacle pour le festival d’Avignon, qui affirme que le travail du metteur en scène d’avant-garde va à la rencontre de l’Afrique et de l’Asie, « ce monde immense et encore très mal connu13 ». Béatrice du Congo s’inscrit ainsi dans une constellation de pièces de la décolonisation jouées par une troupe « aux couleurs de l’Afrique » pour reprendre les mots du titre de l’article de Sylvie Chalaye (2013). Dès lors, le Congo représenté sur scène prend les dimensions du continent africain, voire du Sud colonisé.
Mais la pièce se fait également caisse de résonance des échos du passé et l’on peut en proposer une double lecture comme le suggère Koffi Kwahulé. Convoquer l’histoire passée permet en effet d’interroger les enjeux (post)coloniaux contemporains :
La pièce innove, dans la mesure où probablement pour la première fois dans une pièce négro-africaine traitant de la colonisation, le Blanc n’est plus le seul coupable face à l’histoire, le pouvoir africain est également mis au banc des accusés. Le colonialisme a fait place au néocolonialisme qui continue à défendre les intérêts de l’ancienne métropole, ouvertement aidée cette fois par les gouvernants africains. (Kwahulé, 1996, p. 73)
237À cet égard, Koffi Kwahulé parle d’un « théâtre de la désillusion » (ibid., p. 84) qui déplore le manque d’indépendance culturelle et économique des nouveaux États décolonisés. Convoquer l’héroïne historique permet ainsi à Dadié et Serreau d’élargir les contours géographiques du Congo de Kimpa Vita à l’Afrique, dans une perspective diachronique.
À l’inverse de Dadié qui s’inscrit dans la perspective panafricaine qui a marqué les années 1969 et 1970, comme le montrent notamment les festivals panafricains14, pour Sony, la figure de Kimpa Vita au début des années 1980 a essentiellement un intérêt national. Il s’agit pour lui de ressusciter le Royaume Kongo et de rappeler la longue tradition de résistance Kongo. Ce désir peut s’expliquer par le contexte politique troublé : le nouveau président Sassou Nguesso favorise l’ethnie Mbochi au détriment des Kongo et le pillage des ressources s’intensifie sur le territoire de l’ancien Royaume Kongo15. Sony choisit d’ailleurs d’intituler sa pièce « Simba Mvita l’Holocauste de Mbanza-Kongo ou Béatrice du Congo » et le titre se donne comme un jeu de mots qui pourrait faire référence aux rebelles « Simbas » de Patrice Emery Lumumba en 196016. Dans un entretien accordé en 1983, Sony raconte qu’il a grandement contribué à l’écriture d’une pièce sur Kimpa Vita avec sa troupe Rocado Zulu Théâtre parce que « le sujet [l]’intéressait très profondément » (Malanda, 1983, § 14). Il explique alors qu’ils ont travaillé avec des historiennes et historiens pour mieux faire connaître Béatrice du Kongo dont il déplore 238qu’elle soit ignorée17. Aussi Sony a-t-il souhaité faire l’éloge des héroïnes du Congo en voulant « sinon rendre hommage, au moins faire justice18 » (Labou Tansi, 1987, § 7). C’est donc que l’écrivain congolais ressent la nécessité de mettre à l’honneur l’histoire du Kongo dans un contexte politique particulier19. Kimpa Vita est donc une figure de la résistance à l’oppression coloniale mais qui demeure ouverte au contact et à l’amour entre les peuples. Voilà qui explique sans doute les ambivalences qu’on a relevées dans la Béatrice sonyenne.
Portée à la scène par les dramaturges ivoirien et congolais entre 1970 et 1980, la Kimpa Vita historique ressuscite grâce à la forme théâtrale qui fait entendre sa parole et la constitue en figure.
Ambiguïtés de la mise en scène
d’une héroïne martyre
En analysant la représentation de Kimpa Vita dans les pièces de Dadié et de Sony, nous nous sommes demandé pourquoi l’image d’une femme martyre exerçait une telle fascination sur les deux dramaturges masculins. En effet, la mise à mort de Béatrice sur le bûcher à la fin de la pièce de Dadié et son viol au début de celle de Sony sont deux événements d’oppression masculine qui prennent place dans un monde patriarcal. Or, dans les deux pièces, ces violences mènent au sublime : elles font de Béatrice une martyre religieuse car son sacrifice la rend héroïque. Ainsi, comment interpréter la glorification du sacrifice féminin dans des 239œuvres d’écrivains qui, bien qu’ils soient africains, n’en demeurent pas moins des hommes ? Sans doute la représentation féministe de Kimpa Vita par Dadié et Sony doit-elle être interrogée dans ce sens.
L’héroïsme féminin
au prisme du prophétisme et de la tragédie
Nous gageons que pour Dadié et Sony le genre théâtral est un lieu privilégié pour mettre en valeur l’héroïsme de Kimpa Vita. D’une part, la dramaturgie permet de faire entendre la voix de celle qui est présentée comme une prophétesse. D’autre part, le genre de la tragédie permet de sublimer le sacrifice de Béatrice. Aussi permettent-ils de retourner la défaite des colonisés en une victoire de la parole prophétique et théâtrale.
Portées à la scène par les deux dramaturges, les prophéties anticoloniales de Kimpa Vita prennent un sens particulier que nous voudrions éclairer. On se souvient que Patrice Yengo montre que les prophètes apparaissent en temps de crise et qu’il rattache le prophétisme à la rupture d’une alliance née d’une rencontre. Dans le cas de Kimpa Vita, il s’agit de la rencontre liée à « l’arrivée des Blancs sur les côtes du royaume Kongo au xve siècle » (Yengo, 2019, § 22), ouvrant à une nouvelle alliance signe de prospérité20. Or, les promesses sont déçues et Kimpa Vita apparaît dans ce contexte « sombre21 » (ibid., § 24) pour révéler les trahisons coloniales. À cet égard, les prophètes sont moins chargés d’annoncer l’avenir que de mettre au jour les turpitudes du temps présent, qui laissent présager d’un futur sinistre. En tant que femme prophète violée, la Kimpa Vita porte en elle les stigmates de la colonisation tout en incarnant l’espoir d’une nouvelle naissance.
Aussi n’est-ce pas étonnant que, dans la pièce de Sony, Béatrice s’exprime au présent pour dénoncer les ravages coloniaux en train de se faire :
Béatrice […] : (l’autre se remet à exorciser) Père ! Voici la prophétie : l’homme blanc risque de penser que cette terre lui appartient, que nous lui appartenons 240tous. (rire) Vous voulez me guérir ? De quoi ? De ma passion de justice, de ma soif de liberté ? Me guérir ? (rire) Me guérir d’un mal qui s’appelle manière de respirer ? Me guérir des rapports que j’ai décidé d’avoir avec la Vérité ? (Plan I, sc. 3)
Alors qu’on la considère comme une possédée, la Béatrice sonyenne se réclame de la justice et de la vérité et affirme fermement qu’elle parle en prophétesse. La dramaturgie de Sony travaille à faire entendre son rire qui exprime sa liberté et se joue des exorcisations. Sentant que la liberté du royaume Kongo est menacée, elle accuse sans ambages les crimes des Portugais qui se l’approprient et elle invite le « nous » des Kongo menacés à « réagir », comme elle le dit juste avant. Ainsi la prophétesse est-elle du côté des plus faibles, pour tenter de rétablir par sa parole les déséquilibres des forces en présence.
On pourrait même aller plus loin en montrant que le prophétisme se charge, par la force de la parole, de déjouer la défaite annoncée. Lorsqu’elle formule sa prophétie, la Kimpa Vita de Sony emploie la modalisation « risquer de » qui exprime à la fois une certitude ironique et sa mise en doute, la crainte du malheur étant inextricablement mêlée à l’espoir de le voir déjoué. À la fois expression d’un fatum inéluctable et dire porteur d’une grande espérance, tel est le paradoxe de la parole prophétique : « une bonne prophétie est, en somme, une prophétie qui ne s’est pas réalisée » (Hartog, 2017, p. 50), comme le suggère Patrice Yengo avec François Hartog (Yengo, 2019, § 14). Chez Dadié, les prophéties de Maman Chimpa Vita sont empreintes de certitude car énoncées au présent ou au futur, bien que cryptiques. Or si cette parole prophétique est intempestive dans la pièce, il n’en demeure pas moins qu’elle permet une forme de récupération historique de la défaite. En ce sens, la prophétie se fait parole conjuratoire qui, en annonçant la défaite, affirme une supériorité, sinon effective du moins épistémique (à défaut de pouvoir être prévenue, cette défaite est néanmoins connue d’avance). Elle permet une réappropriation de la défaite par la capacité de prévoir le désastre comme certain et de l’annoncer22. Du reste, le nganga annonce prophétiquement la venue de Dona Béatrice, affirmant par là-même son statut exceptionnel : « Une jeune fille entourée de flammes refera le jour dans les cœurs » (Dadié, 1970, p. 67). Plus loin, elle apparaît en songe au roi :
241Écoutez le rêve que j’ai fait. Grande est la faveur que Dieu nous accorde, car sachez que cette nuit, je vis en songe une dame très belle qui m’ordonna de vous dire que maintenant nous sommes invincibles. Je me sentis tant de courage et de force que j’étais prêt à me battre contre cent hommes. (ibid., p. 78)
Qu’il s’agisse du personnage de la mère ou de celui de la fille, leur dimension prophétique n’est pas reconnue par les hommes dirigeants et plus particulièrement par le roi qui fait chasser Maman Chimpa Vita, la condamnant à une présence-absence inefficace sur scène, et qui ne reconnaît pas en Dona Béatrice cette « dame très belle ». Selon une temporalité résolument tragique, il réalise son erreur trop tard et ne peut que s’indigner de l’arrestation de celle qu’il appelle désormais « une sainte » (ibid., p. 128). Le prophétisme étant lié à la fois à la souffrance et à l’espoir, il permet de mieux comprendre les enjeux du sacrifice tragique de Kimpa Vita dans nos deux pièces.
Chez Dadié comme chez Sony, le sacrifice de Béatrice est le gage d’autres victoires à venir : son martyr est fondé sur la certitude que la lutte continuera après elle. Le feu apparaît dans la pièce de Sony pour évoquer à la fois le sacrifice et l’espoir d’une révolution salvatrice. « Il faut qu’en croisant nos deux chairs le feu se fasse qui remettra cette terre au monde », clame la Béatrice sonyenne, tout en « ([d]ésignant son ventre) », comme l’indique la didascalie (plan II, sc. 1). Ainsi place-t-elle tous ses espoirs dans un futur meilleur, incarné par l’enfant qu’elle porte. Dans la pièce de Dadié, le feu du bûcher est également perçu comme l’annonce d’une victoire à venir. Loin d’être porteur de mort, le feu est présenté à travers sa force de propagation, suggérant non pas la fin d’une révolte mais son commencement. « Me brûler ! Prenez garde que l’incendie allumé ne s’éteigne qu’avec le départ du dernier Bitandais… » (Dadié, 1970, p. 144). En glissant de l’acception concrète du feu à son sens métaphorique, le dramaturge retourne le supplice de Dona Béatrice en menace. Du reste, c’est l’héroïne qui a le dernier mot de la pièce : alors même que « le feu est mis au bûcher », elle prononce une tirade imprécatoire qui appelle à « la libération véritable » qui « débride la joie » (ibid., p. 146). Aussi le sacrifice consenti de l’héroïne tragique est-il placé sous le signe de l’espoir d’une victoire à venir, voire de ce qu’Édouard Glissant nomme la « joie souterraine » de la tragédie (Glissant, 1997, p. 196). Finalement, la présence du feu dans nos deux pièces révèle que la mort annoncée de la prophétesse est « indissociable 242du supplice qui donne sens à sa vie », selon les mots de Patrice Yengo (2019, § 27). En tant que prophétesse, il incombe donc à la Béatrice des pièces de Dadié et Sony de se sacrifier au nom de l’espoir politique. D’ailleurs, le sacrifice fait partie intégrante du prophétisme congolais comme le suggère Sony :
Nous avons, dans le monde du Congo, un réservoir, une sorte de « mine » de martyrs, si l’on peut dire. Il y a un grand nombre de gens qui sont morts chez nous depuis le xve siècle : Béatrice du Congo a été brûlée, comme Jeanne d’Arc l’avait été, simplement parce qu’elle était nationaliste. (Labou Tansi, 1990, § 2)
Ce faisant, les deux pièces opèrent un retournement en exaltant une héroïne vaincue, faisant la part belle au « paradoxe de la glorieuse défaite », selon les termes d’Elara Bertho (2019, p. 288-28923). La mythification de la prophétesse sacrifiée est gage d’espoir car elle perpétue son combat à travers la légende. Comme le dit Estina Bronzario, un personnage féminin d’un roman de Sony, « vivante on me négocie, mais morte je serai Dieu » (Labou Tansi, 1995, p. 102). Chez Dadié, le dénouement de la pièce semble refuser une clôture nette de l’intrigue puisque le rideau tombe alors que « l’obscurité [est] éclairée par des torches » et que l’on entend un « chant martial du peuple » (Dadié, 1970, p. 146). Le combat engagé par Dona Béatrice se poursuit et il semble manifestement se démultiplier, les torches suggérant une propagation du feu de la révolte dans la nuit. Non seulement la mort de Béatrice la fait accéder au rang de sainte martyre qui ne renie pas sa foi et ses convictions sur le bûcher, mais elle s’accompagne instantanément d’une action politique. Le chant martial suggère en effet que le peuple va prendre les armes et poursuivre son combat jusqu’à obtenir l’indépendance. Chez Sony pourtant, la glorification s’incarne peut-être moins dans la mort que dans la scène initiale du viol. Elle permet d’exposer et de blâmer les stigmates coloniaux, puisque la prophétesse affirme ironiquement que « l’amour du prochain [l]’a violée » (plan II, sc. 2), mais également de revendiquer l’espoir d’« enfant[er] l’avenir » (plan I, sc. 4).
243Ainsi dans les deux pièces, le sacrifice tragique de Kimpa Vita ne la consacre pas comme victime expiatoire mais comme héroïne glorieuse et joyeuse. Elle n’est plus le bouc émissaire qui doit être chassé de la cité pour rétablir un équilibre, mais une femme prophétesse qui ouvre l’avenir.
Entre héroïne guerrière et femme pure,
la Kimpa Vita est-elle un personnage féministe ?
Tantôt guerrière virile, tantôt femme pure préservée de la corruption masculine, la Kimpa Vita de Sony et Dadié participe de certains stéréotypes de genre.
À plusieurs reprises, la Kimpa Vita sonyenne rend hommage aux guerriers tombés à la bataille d’Ambwila et celle de Dadié n’hésite pas à formuler la nécessité d’une riposte armée qui doit accompagner les prévisions : « Nous avons le devoir de prévenir… de nous battre et nous nous battrons… », dit-elle (Dadié, 1970, p. 87). Dès lors qu’elle repose sur des topoï virils, on peut s’interroger sur la valorisation du féminin à travers le personnage d’une héroïne guerrière qui ne s’accompagne pas nécessairement d’une « revalorisation du féminin » (Bertho, 2019, p. 307), tant s’en faut. Il s’agit au contraire de confirmer « une vision plutôt dépréciative des potentialités féminines ordinaires » (Albert, 1999, § 15). À cet égard, Kimpa Vita serait-elle ce qu’on appelle une « femme-alibi » ? Pour la féministe américaine Andrea Dworkin, les femmes-alibi ne sont pas le signe d’un progrès féministe mais plutôt le symptôme d’un antiféminisme qui s’appuie sur elles « pour prouver [à la femme qui n’est pas une femme-alibi] que sa situation n’est pas le fait d’une société qui l’exclut » (Dworkin, 2016, p. 211-212). Si l’éloge de l’exceptionnalité virile de Kimpa Vita participe bien d’un processus de réhabilitation des femmes dans l’histoire, il n’en demeure pas moins que cet éloge peut s’accompagner d’une dévalorisation des qualités prétendument féminines, ainsi que des femmes ordinaires. Toutefois, l’on pourrait voir dans l’agentivité du personnage une dimension libératrice qui s’inscrirait en faux contre les connotations traditionnelles et antiféministes du martyr. Kimpa Vita dépasserait ce statut de femme-alibi par son sacrifice qui conduit une communauté à la suivre et à se soulever.
244Par ailleurs, à deux reprises dans la pièce de Dadié, des personnages demandent pourquoi ce sont les femmes qui protestent et appellent à la révolte. Une femme affirme ainsi : « Parce que c’est nous qui savons souffrir pour donner la vie aux hommes… » (Dadié, 1970, p. 84) et plus loin Dona Béatrice répond à ses bourreaux que « l’amour de l’argent a tué le courage dans le cœur des hommes » (ibid., p. 141). De la même manière, la Béatrice sonyenne revendique le courage en dépit de toute souffrance comme une valeur essentiellement féminine : « Terre tendue qui déchirera nos jambes pour des raisons de courage », dit-elle pour évoquer les violences des colons qui pillent la terre et violent les femmes, ainsi que les douleurs de l’enfantement (plan I, sc. 2). Ces réponses participent de stéréotypes de genre selon lesquels d’une part les femmes seraient vouées à la souffrance et par conséquent assignées au sacrifice, au nom d’une pureté morale supérieure (Gilligan, 2008 ; Laugier, 2011).
À l’inverse de l’assignation à la pureté, Sony expose l’érotisme de son héroïne de façon trop appuyée pour qu’on ne puisse pas s’interroger sur le lien logique qui s’établit entre le viol et la volupté du personnage féminin. La Kimpa Vita sonyenne est-elle sensuelle parce qu’elle a été violée ? En effet, dans l’imaginaire machiste « le viol fabrique les meilleures putes », prévient par exemple Virginie Despentes dans King Kong Théorie, montrant que « le viol est souvent initiatique, il taille dans le vif pour faire la femme offerte » (Despentes, 2006, p. 43). Certes, l’évocation du crime sous le prisme d’une relation érotique heureuse risque fort de banaliser le crime (Salmona, 2019), faisant oublier qu’un viol consiste bien à « faire la haine » plutôt qu’à « faire l’amour » (Nahoum-Grappe, 2019, p. 163). À cet égard, la mise en scène problématique du viol de Béatrice pourrait bien participer de la « culture du viol ». Cependant, dans la mesure où la pièce de Sony commence par le viol, il est impossible de savoir s’il existe une quelconque logique entre la sensualité et le viol, tous deux mis en scène par le dramaturge congolais. D’ailleurs, au début de la pièce, Béatrice témoigne du viol et semble inconsolable :
Père ! (elle sanglote) Père ! Ils ont violé la terre. Ma terre ! Mais ce n’est plus la haine qui danse en moi, j’accoucherai d’un autre Christ que celui par lequel ils nous tuent. (Plan I, sc. 3)
245Là encore, on connaît la propension sadienne à jouir des larmes d’une victime abusée et tout le problème vient du fait que c’est Sony qui compose les réactions de son personnage féminin et qui la contemple. Cependant, les pleurs de la jeune femme ne durent pas et la souffrance se mue bientôt en résistance. Bien que le recours à la périphrase du viol de « [s]a terre » pour désigner son corps violenté puisse témoigner d’une sorte de honte ou de pudeur, le personnage féminin ne tait pas son viol. Ce n’est qu’une fois qu’elle a reconnu et condamné le crime qu’elle tente de sortir de la position de victime à laquelle elle risque d’être assignée. Elle refuse ainsi la haine qui la place à égalité des bourreaux. Choisissant la « dévalorisation du viol, de sa portée, de sa résonance » comme l’écrit Virginie Despentes à la suite de Camille Paglia (1992), Sony et sa Kimpa Vita s’emploient peut-être davantage à « valoris[er] la faculté de s’en remettre, plutôt que de s’étendre complaisamment sur le florilège des traumas » (Despentes, 2006, p. 36). Aussi Béatrice continue-t-elle de tenir tête aux Portugais, comme Virginie Despentes a refait du stop24.
Notre réflexion sur les questions soulevées par la valorisation du martyr féminin s’est trouvée enrichie par un échange avec l’écrivaine Véronique Tadjo, lors des rencontres « Africana » qui se sont tenues en visioconférence le 8 octobre 2020. À propos de son roman Reine Pokou (2004), l’écrivaine nous a en effet confié s’être interrogée sur la façon d’échapper à la représentation sacrificielle du personnage féminin, dont l’histoire raconte qu’elle a jeté son fils dans un fleuve pour sauver son peuple. Elle a ainsi souhaité donner la parole à son personnage de Reine Pokou à travers une narration à la première personne du singulier, ce que permet également le théâtre dans notre corpus. Véronique Tadjo a également insisté sur la fibre maternelle de son personnage, ces choix esthétiques semblent aussi être ceux de Dadié et Sony. Tandis que Dadié dédouble son personnage pour représenter le lien mère/fille, Sony met en valeur l’amour de Béatrice pour l’enfant qu’elle porte. L’importance du lien maternel dans les deux pièces souligne le pouvoir de transmission de Kimpa Vita, d’autant plus que le théâtre est le genre privilégié de la transmission directe, d’où sa fortune dans un contexte postcolonial où l’accès aux livres et à l’éducation demeure encore trop restreint.
246Le corps féminin violenté et la terre spoliée :
la Kimpa Vita, une force écoféministe décoloniale ?
Finalement, au lieu de se demander si le choix d’un personnage féminin pour porter la révolte et se sacrifier relève d’une vision idéalisée du pouvoir féminin par Dadié et Sony, on pourrait poser autrement la question en suggérant l’idée qu’un personnage féminin est le plus approprié pour incarner la révolte dans une perspective intersectionnelle, voire « multidimensionnelle » (Vergès, 2019, p. 3525) : dès lors qu’on parlerait de résistance, alors les personnages féminins s’imposeraient.
Dans la pièce de Sony, le père de Béatrice avertit le roi : « le Portugal se nourrit de nos terres, de nos esclaves, de nos femmes et de notre sang » (plan II, sc. 1). Montrant que la domination des colons européens s’exerce sur un territoire autant que sur celles et ceux qui y vivent, Nsakou rappelle que les femmes sont des victimes bien particulières des conquêtes coloniales26. Dans la mesure où les femmes sont concernées par les situations d’oppression politique violentes, alors la résistance ne peut que compter avec elles.
C’est d’ailleurs un argument important des mouvements écoféministes qui affirment le lien entre les oppressions des femmes et les spoliations de la nature27. En effet, dans la récente anthologie de textes écoféministes Reclaim ! présentée par Émilie Hache, l’écoféminisme est défini à partir d’exemples littéraires comme autant de lieux où « se sont connectés […] 247les enjeux féministes et écologistes – à travers la redécouverte de l’histoire de la destruction croisée, au cours de la modernité, des femmes et de la nature » (Hache, 2016, p. 15). En effet, dans notre corpus, Béatrice lie indissociablement son corps à la terre pillée : « Que ma terre cesse d’être appendice, mine, caverne, réservoir, carrière, grenier pour les autres », clame-t-elle sur le bûcher dans la pièce de Dadié (1970, p. 146), et la réplique de la Béatrice sonyenne lui fait écho en affirmant face à l’évêque que « cette terre a besoin de plus d’amour, de plus de paix, et ce corps souillé par le Portugal a soif d’un nouveau cœur » (plan I, sc. 2). Si l’analogie entre le corps féminin et la terre à protéger n’est présente que dans la pièce de Sony, il n’en demeure pas moins que chez Dadié la soif de conquête des Européens est notamment justifiée par l’argument fallacieux de la libération des femmes :
Il nous faut en outre arracher aux infidèles dont le mépris pour la femme est si grand qu’ils l’enferment dans des harems ; ces barbares dont la jalousie est si vive, si aveugle qu’ils voilent la créature sublime qu’est la femme ; il faut, dis-je, leur arracher le monopole de la vente de la cannelle, du gingembre, des clous de girofle, de la soie, de l’encens, du musc, de l’ivoire… (Dadié, 1970, p. 18)
Cette prétendue volonté de libérer les femmes est sous-tendue par l’argument économique et l’avidité coloniale apparaît ici à travers l’énumération qui semble continuer après l’aposiopèse. Or la volonté de dévoiler les femmes s’inscrit bel et bien dans une logique de prédation sexuelle28, corollaire de la prédation territoriale. Si la pièce s’ouvre sur un monde entièrement masculin et guerrier, elle s’achève sur les mots de Dona Béatrice appelant à la reconquête d’un territoire pillé. D’ailleurs, l’énumération de ces pillages est close par un court syntagme qui oppose au point de vue masculin et colonial un point de vue féminin et local : « appendice, mine, caverne, réservoir, carrière, grenier pour les autres, enfer pour nous29 » (ibid., p. 146). Cette dernière réplique semble ainsi répondre à l’énumération avide du début de la pièce. Ainsi l’héroïsme de Kimpa Vita porte-t-il à la scène des problématiques écoféministes décoloniales.
248Conclusion
Nous voudrions ouvrir notre réflexion sur la vitalité de la figure de Kimpa Vita sur les scènes contemporaines. En décembre 2019 à Kombé (Brazzaville), lors de la cinquième édition du festival de danse Boya Kobina, la danseuse Ella Ganga a présenté son solo Kimpa Vita – Jeanne d’Arc. Tout en exprimant la peur des hommes, notamment dans le contexte de la guerre de 1993-2002 au Congo, Ella Ganga chorégraphie le passage de l’extrême fragilité de la prophétesse qu’elle incarne à sa révolte puissante dans un cri30. On peut également mentionner le travail de la danseuse Cognès Makouyou31 dont le solo autobiographique s’ouvre sur le constat que la femme n’est pas respectée en général, avant de représenter la façon dont elle est violée puis de montrer comment elle se relève. Même si Cognès Makouyou explique que son solo lui fait mal, elle assure avoir voulu donner de la force par sa danse : « je suis debout et je fais ma route », dit-elle (ibid.).
Plus récemment sur la scène française, Béatrice du Congo apparaît dans le spectacle du chorégraphe congolais Delavallet Bidiefono. Intitulé Sorcières/Kimpa Vita et programmé au CDN de Rouen à la fin du mois de novembre 2020, il met en scène la danseuse et musicienne ivoirienne Dobet Gnahoré32. En outre, un texte du dramaturge congolais Dieudonné Niangouna – alias Dido – intitulé Kimpa Mvitæ devait être 249entendu pendant le spectacle. Il s’agit d’un monologue qui fait également partie de la prochaine création de Dido, Portrait désir, mettant en scène des femmes puissantes, et qui s’insère dans un projet auquel l’écrivain travaille depuis longtemps33. Dans le titre du spectacle de Delavallet Bidiefono, le passage de la prophétesse à la « sorcière » exprime sans doute une volonté de transposer la lutte de l’héroïne congolaise au présent. En effet, la référence à la sorcière, qui est actuellement mise au jour par les féministes, permet d’évoquer plus précisément les forces de résistance féminines. Peut-être est-ce aussi un moyen de présenter Kimpa Vita autrement que par une référence à la « Jeanne d’Arc » française – surtout que le spectacle devait être joué à Rouen – et d’évoquer plus largement les répressions que les hommes de pouvoir exercent sur les femmes dans le monde. Par ailleurs, la fortune que connaît l’héroïne féminine Kongo dans des créations contemporaines chorégraphiques permettrait non plus tant de célébrer sa parole que de convoquer la puissance de résistance et de renaissance inquiétante du corps féminin34.
Alice Desquilbet
et Charlotte Laure
Université Sorbonne nouvelle – Paris 3
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1 Cette « version, une lecture de Béatrice du Kongo, qui a été jouée avec beaucoup de succès », comme le dit Sony Labou Tansi, est encore inédite. Voir l’article de Julie Peghini et Xavier Garnier, « Sommes-nous sortis du monde, Sony Labou Tansi ? Le théâtre, la scène, la fable », Études littéraires africaines, no 41, 2016, p. 9-22.
2 Dans le recueil mémoriel de Simone Schwarz-Bart, on n’entend que très partiellement la voix de Kimpa Vita à travers deux citations de son procès ou de sa mise à mort sur le bûcher, relayées par les rapports des missionnaires portugais : « au ciel, il n’y a aucune couleur » (Rapport du Père Bernardo) ; « Que m’importe de mourir […]. Mon corps n’est pas autre chose qu’un peu de terre » (Relation du père Laurenzo da Lucca, traduite de l’italien par le père Jean Cornélius), (Schwarz-Bart, 2020, p. 20).
3 Kimpa Vita est à la fois une figure religieuse et politique. En 1706, Béatrice a 20 ans, elle se revendique de Saint Antoine pour réhabiliter la grandeur du royaume Kongo. En effet, le royaume Kongo est en proie à la guerre civile : le 29 octobre 1665, la défaite à Ambwila/Mbwila signe la victoire des Portugais. Le Roi Antoine ier engagé dans la guerre pour arrêter les saignées esclavagistes est décapité. Kimpa Vita œuvre pour la restructuration du pouvoir royal dans un royaume toujours chrétien, mais différent de celui des Portugais : il s’agit de refonder l’alliance. Cherchant à ancrer les récits bibliques dans la géographie congolaise, Kimpa Vita réécrit des pièces chrétiennes en donnant une grande place à Saint Antoine de Padoue (qui devient Tony Malau en kikongo). La figure de Saint Antoine n’est pas sans rappeler le roi Antoine Ier, défait à Ambwila. Les deux Antoine, politique et religieux, illustrent la force politique et religieuse de Kimpa Vita et de son mouvement des Antonianistes (ou Antoniens). Elle adapte le « Salve Regina » en « Salve Antoniana », introduit des personnages bibliques noirs, fait de Marie l’esclave d’un notable Kongo ou du Christ un homme né à Mbanza Kongo, la capitale du royaume ruinée pendant les guerres civiles puis réoccupée par Kimpa Vita en 1705. Comme Jeanne d’Arc entendant des voix lui donnant pour mission d’escorter le Dauphin à Reims pour le faire couronner sous le nom de Charles vii, Kimpa Vita aurait été chargée en songe par Saint Antoine de ramener le roi Pierre iv à Mbanza-Kongo et de récupérer les insignes royaux détenus par l’usurpateur Jean ii. Elle s’expose ainsi à l’inquisition portugaise en entrant en politique et en proposant un culte syncrétiste : elle reconnaît le pape mais est hostile aux missionnaires portugais. Elle est soutenue par Hipolyta, la femme de Pierre iv. Plusieurs nobles vont s’établir avec elle à Sao Salvado (l’ancienne capitale Mbanza Kongo ou Ambwila), dans les ruines de l’ancienne cathédrale. Cependant, Pierre iv prend ses distances avec elle car il était très inquiet de l’ampleur de son mouvement des Antonianistes et craignait que son pouvoir royal ne s’en trouve affaibli. Kimpa Vita aurait sollicité l’aide de Jean ii, avant que Pierre iv ne la fasse arrêter et condamner au bûcher avec son enfant. Voir Patrice Yengo, « L’autre du prophétisme congolais », Continents manuscrits, no 12, 2019. En ligne : « http://journals.openedition.org/coma/3897 (consulté le 07/12/2020) ». Voir aussi Georges Balandier, Le Royaume de Kongo du xvie au xviiie siècle (Paris, Fayard, 2013) ; Abel Kouvouama, Une histoire du messianisme : un « monde renversé » (Paris, Karthala, 2018) et John Thornton, The Kongolese Saint Anthony : Dona Beatriz Kimpa Vita and the Antonian Movement, 1684-1706 (Cambridge, Cambridge University Press, 1998).
4 Catherine Coquery-Vidrovitch, Les Africaines. Histoire des femmes d’Afrique noire du xixe au xxe siècle, Paris, Desjonquères, 1994 ; Élodie Descamps, « Kimpa Vita, étoile révolutionnaire et “Jeanne d’Arc du Kongo” », Jeune Afrique, 7 mars 2018.
5 Elara Bertho, Sorcières, tyrans, héros. Mémoires postcoloniales de résistants africains, Paris, Honoré Champion, coll. « Francophonies », 2019 (voir l’introduction à « La figure se crée à l’intersection des variations des intertextes », p. 53-55).
6 Dans la mesure où « Sony Labou Tansi » est un pseudonyme que l’écrivain congolais Marcel Ntsoni s’est forgé au cours des années 1970, nous suivrons l’appellation admise au sein de « l’équipe Sony » de l’ITEM/CNRS en parlant désormais de « Sony ».
7 Ce faisant, Bernard Dadié donne à entendre les deux noms – l’un européen et l’autre africain – de la figure historique.
8 Archives Jean-Marie Serreau, Bibliothèque nationale de France, 4-COL-32 (4) et Bibliothèque historique de Paris, « Théâtre 1969-1972 », pochette Béatrice du Congo.
9 Françoise Vergès prend notamment l’exemple de la lithographie d’un bateau négrier vu du dessus et le tableau L’Abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848 qui montrent des corps passifs et effacent dans les imaginaires les résistances qui ont existé dès les premiers instants de la colonisation et de la traite. Université « Décolonisons les arts » : « https://www.r22.fr/antennes/decoloniser-les-arts/universite-decolonisons-les-arts (consulté le 09/12/2020) ».
10 Voir : « L’Extase de sainte Thérèse », sculpture en marbre de Gian Lorenzo Bernini, Rome, 1647.
11 Selon Elara Bertho, « Aucune œuvre ne peut prétendre fournir une caractérisation finie et unique du personnage, le héros culturel se formant dans le dialogue entre les œuvres », op. cit., p. 53.
12 Laurent Dubreuil notamment propose de mettre « post » entre parenthèses, supposant qu’il n’est pas encore advenu puisque le système impérial demeure et il parle de « possessions (post)coloniales », en particulier celles des imaginaires et du langage. Voir : Laurent Dubreuil, L’Empire du langage, Paris, Hermann Éditeurs, 2008, p. 16 et 21.
13 Archives Jean-Marie Serreau, Bibliothèque nationale de France, 4-COL-32 (4).
14 Festival mondial des arts nègres à Dakar en 1966 au cours duquel Jean-Marie Serreau a mis en scène La Tragédie du roi Christophe, Festivals panafricains d’Alger en 1969 et de Lagos en 1977. Voir notamment la séance du séminaire « Manuscrits francophones : Génétique et anthropologie » (ITEM/CNRS), avril 2019 : « http://www.item.ens.fr/festivals-panafricains-de/ (consulté le 09/12/2020) ».
15 Que l’on pense à la mise en place du système Elf pendant le « règne de Sassou I » ou à la vente des concessions forestières à des entrepreneurs privés étrangers, conduisant Sony à dénoncer dix ans plus tard « la spécialisation du Kongo en pays exportateur de bois ». Voir : François-Xavier Verschave, L’Envers de la dette. Criminalité politique et économique au Congo Brazzaville et en Angola, 2001, p. 20-27 ; voir encore Sony Labou Tansi, Encre, Sueur, Salive et Sang, Paris, Seuil, 2015, p. 153.
16 Les Simbas s’impliquent ensuite dans la résistance menée par Pierre Mulele après l’assassinat de Lumumba, puis pendant les deux guerres du Congo : 1996-1997 et 1998-2003. Voir : Jonas Rémy Ngondzi, « Enfants-soldats, conflits armés, liens familiaux : quels enjeux de prise en charge dans le cadre du processus de DDR ? Approche comparative entre les deux Congo », thèse de doctorat en Science politique, Université Montesquieu – Bordeaux IV, 2013 : « https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00958088/document (consulté le 17/12/2020) ».
17 Selon lui, « certains en ont parlé à l’envers, d’autres en ont parlé sans vraiment en parler ». Peut-être Sony parle-t-il notamment de Dadié ? Voir : Sony Labou Tansi, propos recueillis par Ange-Séverin Malanda, Le Mois en Afrique, no 205-206, février-mars 1983.
18 Sony Labou Tansi, dans « Sony Labou Tansi, écrivain du malaise et de la barbarie », Al-Maghrib, 9 septembre 1987.
19 En revenant sur le projet de sa pièce une dizaine d’années plus tard, Sony affirme en effet qu’il a souhaité mettre au jour la « vaste tradition de résistance à l’occupation [du Congo], depuis Béatrice… ». Or, il précise que la résistance Kongo se définit selon des modalités bien particulières puisqu’elle « consiste à dire aux autres hommes qu’ils sont nos frères dans la douleur comme dans la joie ». Voir Sony Labou Tansi [Brazzaville, le 13 février 1991], propos recueillis par Mukala Kadima-Nzuji, Études littéraires, vol. 24, no 2, automne 1991.
20 Dans la mesure où les colons portugais sont accueillis comme des revenants du Royaume des morts situé au-delà des mers, Patrice Yengo explique que leur arrivée « ouvre les autochtones à une nouvelle alliance avec les ancêtres ».
21 L’auteur écrit : « Kimpa Vita est la première de ces grandes figures du prophétisme congolais. Elle apparaît dans la période sombre de la destruction du royaume du Kongo à la suite de la défaite d’Ambwila au cours de laquelle elle vient dénoncer les infidélités portugaises à cet idéal originel révélées par la flambée de l’esclavage transatlantique auquel se livrent même des religieux » (ibid.).
22 Merci à Xavier Garnier de cette suggestion interprétative.
23 L’autrice précise : « […] la défaite est l’attribut paradoxal d’une grande série de héros. Les héros nationaux, singulièrement, ont souvent mené leurs armées à l’échec. Cela n’empêche en rien le processus de mythification et de glorification […] en tant que paradoxe, [la défaite] donne à réfléchir : elle est un appel à l’interprétation, au récit, et surtout à la réinterprétation » (ibid.).
24 Dans King Kong Théorie, Virginie Despentes raconte comment trois hommes les ont violées, elle et son amie, alors qu’elles faisaient du stop en rentrant d’un concert à Londres pour se rendre à Nancy : « J’ai fait du stop, j’ai été violée, j’ai refait du stop », op. cit., p. 14.
25 « Une approche multidimensionnelle permet d’éviter une hiérarchisation des luttes fondée sur une échelle de l’urgence dont le cadre reste souvent dicté par des préjugés » : Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, ibid.
26 Que l’on pense aussi à l’importance du viol comme arme de guerre dont parle le gynécologue congolais Denis Mukwege dans le documentaire de Thierry Michel L’homme qui répare les femmes : La Colère d’Hippocrate, datant de 2015. D’après le médecin Prix Nobel de la Paix 2018, le viol des femmes est une arme de destruction massive qui vise à anéantir physiquement les victimes en les rendant stériles, ce qui a pour conséquence d’affaiblir organiquement toute leur communauté. Mais les dégâts sont aussi psychologiques car les traumatismes des femmes sont profonds et les humiliations qu’elles subissent ainsi que la terreur se répercutent sur leur entourage, détruisant les liens sociaux et fragilisant la communauté.
27 Le mouvement émerge notamment dans le contexte de la guerre froide et de la course à l’armement nucléaire, alors que le rapport du Club de Rome a paru en 1972, que la déforestation massive touche de nombreux continents et que d’importantes famines se multiplient en Afrique. Voir : Émilie Hache, « Introduction : Reclaim Ecofeminism ! », Émilie Hache (dir.), Reclaim ! Anthologie de textes écoféministes, Paris, Éditions Cambourakis, 2016, p. 15.
28 Voir l’ouvrage Sexe, race et colonies, Pascal Blanchard et als. (dir.), Paris, La Découverte, 2018 ainsi que le concept d’éroticolonie développé par Sylvie Chalaye dans la série de rencontres du laboratoire SeFeA « Déconstruire l’éroticolonie », Théâtre de la Cité internationale, septembre 2018.
29 Nous soulignons.
30 Dans l’une de ses « Chroniques de Brazza » du 14 décembre 2019, l’écrivaine Valérie Manteau qui s’est entretenue avec la danseuse Ella Ganga, rapporte : « Des spectacles qui traitent de la violence, celle de la guerre de la fin des années 1990 qu’Ella a vécue aux premières loges, dans le Nord, et qu’elle exorcise sur scène. […] Quand elle incarne Kimpa Vita, prophétesse kongo brûlée vive au xviiie siècle, elle ressent une présence tellement forte qu’elle sort de son personnage de femme muette. “J’ai fait ça souvent sur scène, crier sans voix. Quand tu as envie de dire les choses, quand tu parles mais que les gens n’entendent pas, quand tu cries ils ne te voient pas…” […] » Entretien mené le 12 décembre 2019 à Kombé [Brazzaville], Festival Boya Kobina. En ligne : « https://www.facebook.com/ManteauV/posts/2552431794869851 (consulté le 17/12/2020) ».
31 Voir : Cognès Makouyou, « Conversation entre jeunes artistes chorégraphes », Festival Les Rencontres à l’échelle – Les Bancs Publics, Marseille, 8 décembre 2020 : « https://www.facebook.com/watch/?v=1319346278432721 (consulté le 17/12/2020) ».
32 En raison de la crise sanitaire, ce spectacle a dû être annulé mais des photographies des répétitions témoignent de la force et de la beauté de la chorégraphie. Voir les photographies de Tina Hollard, 24 novembre 2020, sur la page Facebook de l’espace Baning’Art de Kombé, non loin de Brazzaville : « https://www.facebook.com/baningart/photos/pcb.2786205518310304/2786174958313360 (consulté le 17/12/2020) ».
33 Nous remercions Dieudonné Niangouna d’avoir pris le temps de répondre à nos questions, alors qu’il était occupé par les répétitions de sa mise en scène de la pièce La Peau cassée de Sony Labou Tansi. Le spectacle aurait dû être joué au Collectif 12 de Mantes-la-Jolie les 17 et 18 décembre 2020, mais les mesures sanitaires dues à la crise de la Covid-19 l’ont interdit.
34 Par ailleurs, la résurrection artistique de Kimpa Vita pourrait s’expliquer à la fois par l’importance croissante des préoccupations féministes – sans doute proportionnelle aux montants des subventions culturelles accordées aux spectacles qui abordent ces thématiques – et par la symbolique particulière que prend Béatrice dans le contexte politique congolais. Fortement marquée par la dictature du président D. Sassou-Nguesso depuis plus de quarante ans, la République du Congo est en proie à des tensions ethniques (le chef d’État favorise son ethnie Mbochi). Ainsi les représentations artistiques de la défenseuse du Royaume Kongo du xviie siècle pourraient-elles avoir une signification politique particulière en s’inscrivant dans le mouvement de contestation de la dictature de Sassou Nguesso.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12735-2
- EAN : 9782406127352
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0229
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2022
- Langue : Français
- Mots-clés : Béatrice du Congo-Kimpa Vita, colonisation, théâtre, B. Dadié, S. L. Tansi