Skip to content

Classiques Garnier

Quelle vulnérabilité de genre ? Les discours sur le développement face aux fictions d’Emmanuel Dongala

  • Publication type: Article from a collective work
  • Collective work: Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
  • Author: Baudet (Émeline)
  • Abstract: Cet article interroge les discours portés sur les femmes africaines par les institutions de développement, tels que repris dans les romans Photo de groupe au bord du fleuve et Johnny chien méchant d’Emmanuel Dongala. Les héroïnes y contestent ces discours, ainsi que les moyens mis en œuvre pour leur conférer pouvoir et autonomie, dès lors que ces derniers sont imposés par des instances extérieures et dominantes, au nom de leur prétendue « vulnérabilité de genre ».
  • Pages: 215 to 228
  • Collection: Encounters, n° 539
  • Series: Francophone communities, n° 2
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406127352
  • ISBN: 978-2-406-12735-2
  • ISSN: 2261-1851
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0215
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 05-18-2022
  • Language: French
  • Keyword: Littérature africaine, Dongala, vulnérabilité, agency, institutions de développement
215

Quelle vulnérabilité de genre ?

Les discours sur le développement
face aux fictions dEmmanuel Dongala

La figure féminine est au cœur de nombreuses politiques daide au développement, publiques ou associatives. Toutes travaillent à l« empowerment » des femmes issues du milieu rural ou urbain, à travers des démarches sectorielles bien définies : appuis techniques et financiers pour laccès à léducation et lalphabétisation, programmes dédiés à la santé maternelle et infantile, fonds fléchés pour encourager à la formation professionnelle et à la gestion de micro-entreprises, et bien dautres. Ces initiatives ont pour point commun de mettre fin aux différentes formes de vulnérabilités qui peuvent toucher les femmes et compromettre la lutte contre les inégalités sociales entre elles et les hommes. En dautres termes, il sagit de renforcer le « pouvoir » des femmes en améliorant leur position sociale grâce à léconomie et aux revenus financiers.

Les institutions de développement font le pari que par la promotion dimages des femmes en position de pouvoir économique1 les esprits shabitueront à cette nouvelle donne et balaieront les reliquats contemporains du patriarcat. Les discours de ces institutions construisent la figure idéale de femmes autonomes, capables de construire à la force du poignet leur indépendance financière et culturelle. Cette image véhicule à son tour des valeurs que la sphère économique contemporaine promeut à léchelle du globe, telle que le libéralisme et lauto-entreprenariat ; celles-ci font exploser les cadres culturels et familiaux traditionnels et plongent les femmes africaines devant des alternatives présentées comme incompatibles, comme celle entre la réussite dun business personnel et la création dun foyer familial.

216

Ces discours sont toutefois partiellement ou intégralement remis en cause dans la fiction romanesque, qui travaille à ce qui sapparente à des généralités plutôt quà des constats étayés. Deux romans dEmmanuel Dongala, Photo de groupe au bord du fleuve et Johnny chien méchant, questionnent en effet les caractéristiques de faiblesse et dimpuissance que les institutions de développement, en justification de leurs interventions économiques, attribuent souvent aux femmes africaines. En dautres termes, les romans nous invitent à distinguer labsence de pouvoir économique de labsence de pouvoir tout court. Ce nest pas parce que les héroïnes apparaissent en situation de faiblesse dans le premier cas, que cela se traduit nécessairement par une absence de responsabilité politique ou sociale, ou par ce qui sentend généralement par vulnérabilité. Ce dernier terme est pourtant largement usité dès quil sagit de caractériser ces femmes, victimes de la guerre civile et dun système patriarcal qui prétend les priver de tout pouvoir, social et économique. La question qui motive notre propos est ainsi de savoir doù provient le réflexe, voire le besoin, si instinctif quil na jamais vraiment semblé nécessaire de le questionner, de caractériser ces héroïnes systématiquement comme « vulnérables » dès lors quelles naffichent pas les caractéristiques communes du pouvoir au masculin. Il sagit donc dinterroger les figures de la vulnérabilité dans ces deux romans, pour comprendre comment la fiction dEmmanuel Dongala assure, à sa manière, une déconstruction salutaire des discours sur cette fragilité, portés par la communauté internationale. Cette mise à nu ouvrirait ainsi des perspectives éthiques et politiques sur le rôle de la littérature et de la réflexion quelle engage à propos des politiques publiques, de laide au développement et du « gouvernement humanitaire » en général.

Quentendre par vulnérabilité ?

Figures de femmes dans les romans
dEmmanuel Dongala

Bon nombre des facteurs sopposant au pouvoir des femmes dans la société sont rassemblés sous le terme de « vulnérabilités ». Dans la littérature sociologique sintéressant au développement, létude de 217celles-ci concerne historiquement le basculement progressif des pays dune situation où les États sont dits « faillis » à celle dune fragilité institutionnelle et multidimensionnelle qui conduit à une plus grande exposition aux risques et aux conflits. Dans un autre registre, elle a aussi peu à peu remplacé celle de la pauvreté à strictement parler, à laquelle la vulnérabilité ne se réduit pas. Létude des facteurs qui conduisent certaines populations à de telles situations peut en effet être vue comme une manière danticiper sur les situations de pauvreté2. Selon un rapport du DFID, lancien Département du développement international au sein du gouvernement britannique, la vulnérabilité se distingue assez nettement de la pauvreté. Si cette dernière est une mesure qui décrit un état défini, la vulnérabilité suppose une prédiction sur la manière dont pourrait évoluer une population en fonction de risques bien identifiés3.

Lenjeu est ainsi didentifier ces conditions de risques et daléas qui peuvent conduire de la vulnérabilité à la pauvreté. Selon Nicolas Sirven, la vulnérabilité peut se caractériser à partir de deux facteurs. Lun, externe, calcule lexposition aux risques et aux chocs que des individus peuvent subir ; lautre, interne, mesure la capacité de réaction face à ces difficultés venues de lextérieur. Le ratio de ces deux données permet ainsi de donner une idée de la résilience dune société, cest-à-dire lorsque « les populations sont capables de compenser totalement les dommages quoccasionnerait la réalisation dun aléa » (Cannon et als., p. 4).

Si lon accepte lhypothèse que la littérature nous parle du monde et nous permet de faire une expérience éthique, grâce au partage empathique de ce qui est éprouvé par les personnages4, il vaut alors la peine dexplorer comment la fiction romanesque africaine explore ces situations de vulnérabilité pour les femmes, sous langle de leur capacité de résistance aux chocs. Deux romans sont lobjet de notre étude. Lintrigue 218de Johnny chien méchant, roman polyphonique publié en 2002, se déroule en pleine guerre civile dans un pays imaginaire, jamais nommé, où saffrontent des milices meurtrières composées denfants-soldats. Lun de ceux-ci donne son titre au roman : Johnny, qui se qualifie lui-même de « chien méchant » après avoir hésité entre dautres surnoms à la connotation plus guerrière. Sa voix alterne avec celle dune jeune fille, Laokolé, qui lutte pour assurer sa propre survie ainsi que celles de sa mère estropiée et de son petit frère dans une ville en guerre. Le roman est construit en 31 chapitres menés à la première personne, focalisés en alternance sur chacun des deux héros, ce qui permet aux lecteurs de suivre le cheminement des deux personnages dans un espace-temps très resserré. Limaginaire dominant du roman est donc celui dune guerre omniprésente, perçue à travers le double regard de ceux qui la font et de ceux qui la subissent.

Plusieurs handicaps réduisent le pouvoir de Laokolé dans la société : elle est femme, adolescente (âgée de seize ans), responsable de son petit frère et de sa mère – devenue infirme à la suite de violences précédemment commises par des milices – qui doit être transportée dans un chariot. On assiste ainsi au parcours erratique de cette jeune fille à travers la ville, impuissante, ballottée par les mouvements de la foule5. Elle subit un déplacement qui la mène dabord de sa maison jusquau camp du Haut-Commissariat pour les Réfugiés, puis loblige à revenir chez elle, avant une fuite dans la brousse et la forêt. Elle abandonne finalement ce qui aurait pu se révéler un havre de paix pour retourner dans les quartiers périphériques de la ville et se retrouve enfin face à Johnny, lors dune ultime confrontation. Dernière composante de la vulnérabilité de son héroïne, lauteur en redouble le caractère malchanceux à laide dun détail dans lintrigue : en plein désastre généralisé, Laokolé a la douleur et le désespoir dêtre confrontée à ses premières règles. La condition féminine en Afrique est donc représentée dans ce quelle a de plus pénible et de plus cruel, dès lors que cela conduit les femmes à être dépendantes non seulement des hasards dus au fonctionnement biologique de leur corps, mais encore de labsence dinfrastructures et de médicaments capables de les soulager.

219

Photo de groupe au bord du fleuve, paru en 2010 et couronné par le Prix Ahmadou-Kourouma en 2011, immerge son lecteur dans le quotidien de femmes casseuses de pierres, qui séchinent chaque jour à réduire de gros blocs de pierre en gravier quelles revendent ensuite à des entreprises du bâtiment. Le roman est rédigé à la deuxième personne du singulier. Un narrateur, inconnu, sadresse à lhéroïne principale, Méréana, et nous fait entrer dans lintime quotidienneté du personnage comme lors du procédé cinématographique consistant à filmer « caméra au poing ». Si le pays où se déroule laction, anonyme mais identifiable à un pays dAfrique de lOuest ou dAfrique centrale, vit en paix, la domination masculine sy exerce dans toutes les sphères de la vie publique ou privée ; ce sont les hommes qui gouvernent, qui décident de ce à quoi ont droit ou non les femmes, qui font régner un ordre patriarcal dans leur foyer. Ainsi, parce que son mari refuse de porter un préservatif lors de leurs relations sexuelles – alors quil a une maîtresse – Méréana décide de ne plus courir le risque dune infection sexuellement transmissible et de le quitter avec ses enfants, signant ainsi le début de sa propre descente aux enfers. Si ce départ la place en situation de grande vulnérabilité matérielle, il la présente aussi demblée aux lecteurs comme une femme volontaire, prête à prendre sa vie en main et à se révolter lorsque linjustice est trop forte. Cest ce quelle fera de nouveau au cours de lintrigue, en saffirmant progressivement, et malgré son refus initial, comme la meneuse de la révolte des autres casseuses de pierres face aux hommes qui profitent de leur travail. Il sagit pour elles de revendiquer un meilleur prix pour les sacs de graviers quelles vendent, impliquant la reconnaissance de leurs droits et de leur statut, en tant quêtres capables de se défendre par elles-mêmes.

Méréana est une femme mûre, mère de deux enfants, fraîchement séparée de son époux. Son histoire est banale autant quéloquente : elle a dû interrompre ses études brillantes au lycée après être tombée enceinte de manière précoce, séduite par un jeune homme lors dune brève histoire damour qui naurait pas dû porter à plus de conséquences. Même si les deux jeunes gens ont pu se marier et sauver la réputation de la jeune Méréana – celle-ci naura plus jamais loccasion de reprendre des études et va se concentrer sur sa vie de famille –, elle va ensuite tout perdre (métier, situation sociale) en choisissant de quitter ce même mari qui sétait mis à la tromper. Elle a désormais charge de vies et 220en retire un sentiment de responsabilité qui, à défaut de lécraser, la pousse en avant. Cette responsabilité maternelle se double bientôt de responsabilités sociales et politiques, lorsquelle prend la tête des casseuses de pierres, sillonne la ville et multiplie les rencontres avec les hommes et les officiels pour revendiquer en leur nom un prix plus juste pour les sacs de graviers. Le terme de « vulnérabilité » apparaît explicitement dans le roman lors dun entretien de Méréana avec une ministre, intriguée par le parcours de celle qui se présente comme une simple ouvrière :

– À voir les fiches quon ma transmises, javoue que je ne mattendais pas à voir une interlocutrice comme vous. Vous êtes instruite, intelligente, comment vous êtes-vous retrouvée casseuse de pierres ?

– Cest une longue histoire mais, vous savez, « la vulnérabilité de genre » et « les difficultés daccès des femmes aux ressources économiques » …

Elle ne sait trop comment prendre cette réponse. (Dongala, 2012, p. 251)

Au même titre que la ministre ne la comprenant pas, le lecteur est intrigué par les guillemets de la réponse. La « vulnérabilité de genre » et les « difficultés daccès des femmes aux ressources économiques » ne sont-elles quun leurre, le produit dun discours maintes fois répété et entendu au sujet des femmes africaines, au point quil vide la réalité de toute consistance ? Dans ce cas, qui est à lorigine du discours et quelles en sont les conséquences sur léconomie de la fiction ? Ces guillemets ne sont-ils que la partie émergée dun iceberg à la charge sémantique subversive qui trace son chemin dans le roman de Dongala ?

Discours sur la vulnérabilité

Apories et remises en question

Si lon sen rapporte à la définition donnée précédemment de conjugaison dune exposition aux attaques extérieures, aux coups, aux blessures, en bref dune forme de « fragilité physiologique » (Thomas, 2010, p. 15) petit à petit détournée en situation de dépendance sociale et politique, et dune faible capacité de réaction, alors Méréana peut 221bien être qualifiée de vulnérable. Ainsi institutionnellement définie, elle manquerait de « résilience », à savoir de résistance aux chocs et de capacité de « rebond » (ibid., p. 38) à la suite dun traumatisme. Cela conduit donc à lassociation entre « un état physiologique dégradé, une position sociale dominée et une condition politique de subalternes » (ibid., p. 52-53), qui dénie in fine à celles et ceux que lon qualifie de vulnérables la capacité dêtre véritablement des sujets de leur existence. Ils sont également privés de toute capacité daction, de toute agency, pour reprendre le vocabulaire anglo-saxon des postcolonial et subaltern studies. En dautres termes, Méréana serait dépourvue de pouvoir. Cependant, la présence des guillemets dans lexpression « vulnérabilité de genre » introduit un doute dans lesprit du lecteur, car une telle perception ne pourrait bien être quun mythe, une construction de discours. La faiblesse de Méréana et sa dépendance par rapport aux hommes ne sont peut-être que la résultante de lintériorisation de clichés véhiculés par des tiers au sujet des femmes.

Lassociation des termes « vulnérabilité » et « genre » renvoie en effet directement aux propos que tiennent nombre de représentants de la communauté internationale sur la place des femmes dans la société. Quil sagisse dinstitutions de développement, dONG ou même de lONU, ces mots se côtoient et trouvent une place singulière dans les rapports et les textes officiels régulièrement publiés. Citons par exemple les propos dune représentante du Luxembourg lors dun rassemblement du Conseil de Sécurité de lONU :

Les femmes réfugiées et déplacées figurent parmi les populations les plus vulnérables, leurs droits à la sécurité, à la santé sexuelle et reproductive et à léducation sont systématiquement bafoués. (ONU, 2014)

Ces propos recoupent les convictions de nombreuses autres représentations (telles celles de la Colombie ou du Rwanda…), tout en pointant cependant la notion de responsabilité :

Mme Schuurman a souligné que les inégalités entre les sexes préexistantes faisaient des femmes déplacées un groupe particulièrement vulnérable dans les situations de déplacement. Mais, a-t-elle souligné, cette vulnérabilité ne doit pas conduire à conclure que les femmes ne peuvent pas prendre des responsabilités, bien au contraire. Pour prévenir les conflits, pour mieux y réagir et pour trouver des solutions durables, le rôle des femmes sest bien souvent 222révélé essentiel, mais malheureusement les femmes et les filles restent trop souvent une ressource sous-exploitée, a-t-elle regretté []. (ONU, 20146)

Dans le même temps, dautres acteurs appellent à un renforcement des soins et de la protection à leur égard :

[] étant donné leur vulnérabilité accrue, il faut particulièrement se pencher sur la protection des femmes et des enfants, a ajouté M. Barriga [représentant du Lichtenstein], qui a aussi demandé aux États dinvestir en faveur de la prévention et détablir des politiques pour traiter de déplacements avant quils ne se produisent []. (ibid.)

Ces prises en considération étatiques ont conduit lONG Plan International (Inde) à établir un « Index de la vulnérabilité de genre » (Plan India, 2017), qui prend en compte dans son calcul 170 indicateurs, parmi lesquels la santé, lillettrisme, la pauvreté, mais aussi les migrations, les politiques sociales et culturelles. Elle a in fine identifié quatre facteurs de vulnérabilité : la protection, léducation, la santé et la pauvreté. Cest à partir de ces critères que peut se mesurer limpuissance, comprise comme absence de pouvoir des femmes, y compris des héroïnes des romans dEmmanuel Dongala, Méréana et Laokolé. Leur statut de femme les pénalise socialement, sur tous les plans. Mais si les institutions internationales communiquent largement sur ces discours, les mesures et actions quelles mettent concrètement en œuvre se font bien plus discrètes. Certes, lONU, des ONG et leur personnel apparaissent bien dans Johnny chien méchant, car ce sont elles qui gèrent le camp de réfugiés (via le Haut-Commissariat aux Réfugiés) dans lequel se rendent les habitants de la ville, avec Laokolé et sa famille, tous bientôt pourchassés par les milices de Johnny, entre autres. Mais outre cet épisode, il semble que la communauté internationale soit seulement présente via ses stratégies de communication, via les médias nationaux et internationaux.

Une scène emblématique a lieu lorsquune journaliste occidentale demander à faire linterview de la mère de Laokolé. Assise à même le sol, en état de vulnérabilité physique extrême, cette femme incarne merveilleusement bien, aux yeux de lOccident, le paradigme de la femme africaine vulnérable et dépendante. Cette misère devient un véritable 223spectacle, retransmis à lOccident par la caméra. Or ce qui importe le plus dans cette « monstration » de la misère nest pas tant son contenu, ce en quoi elle se manifeste, que la manière dont elle est ainsi érigée en spectacle. Cest toute la scénographie qui entoure la capture dimages destinées à être diffusées au monde entier qui prend le pas sur les causes et la nature de la douleur des victimes :

[La journaliste] a commencé par faire parler Mélanie. Celle-ci a raconté en détail sa tragédie [] le cameraman narrêtait pas de faire des gros plans dans tous les angles du beau visage de Mélanie ruisselant de larmes. (Dongala, 2017, p. 214)

Comme lanalyse Marie Bulté, laccent nest plus porté sur le témoignage et ce quil nous dit de la guerre vécue par Mélanie, mais bien sur la manière dont ce savoir est produit. Lenvironnement médiatique, le « dispositif visuel » et le « faire voir » (Bulté, 2016, p. 107), dans toute leur spécularité sont les seuls éléments qui importent aux yeux de la journaliste. Cet environnement prend en charge les images de la douleur et va donc, à sa manière, réécrire lhistoire des personnages. Le témoignage ne passe cependant plus par le récit individuel, subjectif, unique, des souffrances ressenties ; il se fait avant tout par la vidéo et la photographie qui capturent, comme autant dinstantanés, des moments de douleur. Cette dernière est privée de sa dimension historique et dynamique. Le récit et la mise en mots se perdent au profit de la seule consommation, par les images, de la souffrance. Lorsque la journaliste demande à Laokolé si elle peut interroger directement sa mère, mutilée de manière particulièrement spectaculaire, la jeune fille refuse, consciente que ce témoignage ne servirait in fine quà instrumentaliser la douleur quelles subissent toutes les deux :

– De toute façon, ai-je expliqué, elle ne dirait rien de plus, car nous avions vécu exactement la même chose, ce que javais déjà raconté.

– Mais non, ma répliqué Katelijne, ce nest pas pareil. Si les gens voient votre mère parler, limpact psychologique sera énorme. Vous savez, les spectateurs cherchent limage forte, [] lémotion forte. Pendant quelle parlera, nous passerons un gros plan de son visage ravagé par la douleur puis nous allons faire un zoom arrière pour nous arrêter un instant sur elle en plan américain la montrant assise le torse droit ; enfin nous allons zoomer sur ses jambes pour sarrêter sur un gros plan de ses deux moignons. Ce serait dramatique. Les Américains disent when it bleeds, it leads, en dautres termes 224plus il y a du sang, plus cest spectaculaire, plus ça marche. Et dans le genre, ces moignons sont imbattables ! []

– Non, ai-je dit fermement, linfirmité de Maman nest pas un spectacle. (Dongala, 2017, p. 217-218)

Lenvironnement médiatique et la mise en scène réclamée par la journaliste visent donc à transformer lexpérience de la douleur en « spectacle », puisque cest bien cela qui « marche ». Le voyeurisme journalistique se substitue à la démarche empathique de compréhension intime de ce que peut être la vie de Laokolé et de sa mère. Or ce dispositif avance masqué, précisément par un excès de pathos : lemphase placée sur les émotions ne vise en réalité quà exacerber ce qui peut susciter la douleur chez les spectateurs. La focale est ainsi déplacée, par le plus pur cynisme, de la victime vers ceux qui lobservent : cest la douleur de ces derniers qui est recherchée par le processus de spectacularisation7. Laokolé en a bien conscience, lorsquelle sindigne contre ce phénomène et regrette que soit marginalisée la compréhension du phénomène historique au profit dun « excès de vision » (Bulté, 2016, p. 108). Lobjet réel de cette mise en scène nest donc plus tant la misère de la mère de Laokolé en tant que telle que la médiatisation dont elle sentoure. Il suffit de recenser le vocabulaire employé pour décrire les allers-retours de la caméra – « gros plan, zoom arrière, plan américain, zoomer… » (Dongala, 2017, p. 217) – doublé des effets attendus par de tels mouvements – « impact psychologique, émotion forte, ce serait dramatique, when it bleeds it leads, cest spectaculaire, ça marche, les moignons sont imbattables » (Dongala, 2017, p. 217-218).

Or lorsque la vulnérabilité devient lobjet dune telle mise en scène, impudique et pathétique, ne se distinguant du cynisme que par les bons sentiments supposés des individus qui exploitent cette misère, cest tout le système éthique des personnages qui vole en éclats. Dans la lignée de la distinction établie par Agamben entre la vie nue, la zoè, et la vie inscrite dans le monde du politique, la bios (Agamben, 2008, p. 9-10), on peut dire des personnages de Dongala que la caméra des journalistes les enferme dans leur « vie nue » au détriment de leur vie politique, leur déniant tout pouvoir dagir politique, toute agency. Enfermées dans la 225catégorie de victimes, dans leur statut et leur « vulnérabilité de genre », qui transcende les individualités au profit de généralisations incertaines, les femmes dénuées dagency ne peuvent quau mieux susciter la pitié et la bienveillance de ceux qui sont confrontés à leur malheur. Il en va de même pour Johnny lenfant-soldat, dont la capacité daction est déniée au nom de son absence déducation et de sa manipulation par les adultes et les idéologues.

Peut-on cependant se satisfaire dun tel bilan ? La fiction dEmmanuel Dongala, loin de se limiter au constat dune inadéquation entre le regard humanitaire occidental et la réalité vécue et perçue par lesdites « victimes », semble au contraire proposer un autre mode de lecture.

Vers un nouvel ordre humanitaire ?

Dans Johnny chien méchant, les voix de Johnny et de Laokolé alternent dun chapitre à lautre. Cela permet au lecteur de sortir du regard de « spectateur voyeur » imposé de facto par le spectacle médiatique pour côtoyer au plus près lintimité des personnages, transmise de façon différenciée par lun et lautre. Leur langage informe en effet que la réalité nest pas vécue de la même manière et cela se traduit en particulier dans les scènes finales du roman, lors du face-à-face inéluctable entre les deux héros. Au cours dun dernier pillage dans lenceinte du HCR, Johnny cherche à enlever Laokolé. Cette dernière, loin de fuir, choisit de lattendre. Les rôles de victime et dassassin sinversent alors radicalement :

Étrange femme, étrange fille. Elle me regardait sans peur, comme si elle attendait avec curiosité ce que jallais faire. Elle nétait pas bête, elle avait dû remarquer que javais perdu les pédales un instant avant elle, il fallait donc que je rétablisse immédiatement lordre des choses, quelle comprenne vite quici le patron cétait moi. []

– Comment tappelles-tu ?

– Tu crois vraiment que je vais te donner mon nom ? Mais quelle connasse ! Elle me prend pour qui ?

– Tu me prends pour qui ? ai-je gueulé.

– Pour ce que tu es, un tueur. Linjure ma frappé de plein fouet. « Je ne suis pas un tueur, mademoiselle. Je fais la guerre. On tue, on brûle et on viole 226les femmes. Cest normal. La guerre cest comme ça, donner la mort, cest naturel. Mais cela ne veut pas dire que je suis un tueur, un vulgaire assassin ! »

– Quest-ce que tu attends pour me violer, Chien Méchant ? (Dongala, 2017, p. 447-448)

Panique et défense pathétique qui ne passent que par lexpression de la violence et de la menace pour Johnny, maîtrise de soi pour Laokolé. En nommant Johnny et en explicitant son statut dassassin, ce quil est en réalité, Laokolé sape la défense de celui qui veut se faire passer pour un intellectuel (en témoignent les objets de luxe et les livres quil pille et accumule dans cette maison) et renverse la situation : cest elle qui peut nommer, qui sait, qui domine lautre. La prise de la parole, ou le refus de la donner a contrario, bref la maîtrise de la parole avant tout, est ce qui permet aux personnages dits victimes ou vulnérables de sortir de leur condition de subalternité. Cette maîtrise de la parole témoigne dune conquête, de soi et des autres, au sens politique. Le roman, loin denfermer les personnages dans leur rôle de vulnérables et de subalternes, agit au contraire puissamment pour leur conférer une force que la société leur dénie : une agency qui, de littéraire quelle soit au départ, ne peut saffirmer in fine que dans lespace de la polis et donc dans la politique. De la même manière dans Photo de groupe autour du fleuve, Méréana apprend à parler et à assumer cette parole qui va les libérer, elle et ses compagnes, de leur statut dinfériorité imposé par les hommes. Elle est ainsi dotée dune véritable responsabilité qui contredit limpuissance et la fatalité induites par la soi-disant « vulnérabilité de genre » et les discours qui laccompagnent.

Aucun « ordre humanitaire », aussi fondées soient ses intentions de départ, ne peut être crédible ni viable sil ne repose sur la certitude que les « aidés » sont des sujets à part entière de leur existence et non des objets ou des bénéficiaires de cette aide. La fiction romanesque dEmmanuel Dongala nous propose ainsi de « faire lexpérience » de ces situations de guerre, de violence et de subalternisation dans des catégories préétablies. Or cette expérience artistique, littéraire, ne peut-elle être le premier pas vers la mise en place dun « gouvernement humanitaire » qui tienne compte de ces problématiques et sefforce, dans son approche par les droits, de réaliser au mieux la capacité daction et lempowerment de ceux quelle veut aider, en particulier les femmes ? Nest-ce pas là que repose la véritable puissance de la fiction : conférer, par le médium artistique, 227par le transfert de la parole, ce pouvoir de prise de parole à ces personnages et, partant, aux personnes réelles quelles entendent représenter ?

Émeline Baudet

Georgetown University, Washington, D. C.

228

Bibliographie

Agamben, Giorgio, Homo sacer. Le Pouvoir souverain et la vie nue, trad. de litalien par Marilène Raiola, Paris, Seuil, coll. « LOrdre philosophique », 2008.

Bulté, Marie, Visions de lenfant-soldat. Construction dune figure dans les littératures africaines, Université Rennes 2, 2016 : « https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01426667 (consulté le 03/03/2021) ».

Cannon, Terry, Twigg, John et Rowell, Jennifer, Social Vulnerability, Sustainable Livelihoods and Disasters. Report to DFID Conflict and Humanitarian Assistance Department (CHAD) and Sustainable Livelihoods Support Office, 2002 : « https://www.eldis.org/document/A21628 (consulté le 03/03/2021) ».

Dongala, Emmanuel, Johnny chien méchant, Arles, Actes Sud, 2017.

Dongala, Emmanuel, Photo de groupe au bord du fleuve, Arles, Actes Sud, 2012.

Efoui, Kossi, Récupérations, Carnières, Lansman, 1992.

Nussbaum, Martha, LArt dêtre juste. LImagination littéraire et la vie publique, Paris, Climats, 2015.

ONU, Conseil de Sécurité du 28 octobre 2014 : « https://www.un.org/press/fr/2014/cs11617.doc.htm (consulté le 08/03/2021) ».

Plan India, Plan for every child. Gender Vulnerability Index Report, Plan India, 2017 : « https://smartnet.niua.org/content/90c28cc5-4d06-406a-9066-74ab632af402 (consulté le 08/03/2021) ».

Sirven, Nicolas, « De la pauvreté à la vulnérabilité : Évolutions conceptuelles et méthodologiques », Mondes en développement, no 140-144, 2007, p. 9-24.

Thomas, Hélène, Les Vulnérables. La Démocratie contre les pauvres, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, coll. « Terra », 2010.

1 Voir, à ce sujet, la série du Monde Afrique consacrée aux femmes africaines cheffes dentreprise, ingénieures ou entrepreneures : « Ces femmes daffaires qui mettent lAfrique en boîte » : « https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/07/29/ces-femmes-d-affaires-qui-mettent-l-afrique-en-boites_5494695_3212.html (consulté le 09/02/2021) ».

2 Pour un historique de la notion de vulnérabilité dans les discours sur le développement, voir Nicolas Sirven, « De la pauvreté à la vulnérabilité : Évolutions conceptuelles et méthodologiques », Mondes en développement, no 140-144, 2007, p. 9-24.

3 Voir : Terry Cannon, John Twigg et Jennifer Rowell, Social Vulnerability, Sustainable Livelihoods and Disasters. Report to Department of Foreign and International Development (DFID), Conflict and Humanitarian Assistance Department (CHAD) and Sustainable Livelihoods Support Office, 2002, p. 4.

4 Voir en particulier les propositions de la philosophe Martha Nussbaum dans ses différents essais, où elle étudie des situations littéraires à laune de questionnements éthiques contemporains, par exemple dans LArt dêtre juste. LImagination littéraire et la vie publique, Paris, Climats, 2015.

5 Il en va ainsi lors de ce terrible moment où la foule quelle suivait et qui lemportait vers la sortie de la ville fait brutalement demi-tour, bloquée par les milices, et manque de la piétiner avec sa mère (voir le chapitre vii du roman).

6 Madame Marriet Schuurman est Représentante spéciale du Secrétaire général de lOrganisation du Traité de lAtlantique Nord (OTAN) pour les femmes, la paix et la sécurité.

7 Ce procédé est également au cœur de la pièce du dramaturge togolais Kossi Efoui qui, dans Récupérations (1992), imagine que des habitants dun bidonville sont « récupérés » par un journaliste pour jouer leur propre vie sur scène.