Repenser les catégories du féminin dans Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
- Auteur : Chariatte (Isabelle)
- Pages : 101 à 116
- Collection : Rencontres, n° 539
- Série : Francophonies, n° 2
Repenser les catégories
du féminin dans Americanah
de Chimamanda Ngozi Adichie
Le roman Americanah rend ses lecteurs attentifs au fait que la femme noire est quasi absente des magazines féminins aux États-Unis ou sur les plateformes de rencontres1. Mais elle l’est tout autant des recherches sur sa condition en Afrique, qui demeurent un vaste champ à défricher dans les sciences humaines et sociales, comme l’écrit Olufemi Taiwo : « […] whereas feminism is suffused with theory, in application to Africa and feminist writings about African women, one finds a profound poverty of theory2 » (Taiwo, 2003, p. 46). Absence de théories, fausses représentations, semi-vérités, conclusions hâtives et généralisées à partir de regards féministes occidentaux inadaptés au contexte africain créent une culture de la distorsion, une « culture of misreprensentation » (ibid., p. 45) sur les représentations de la femme noire que les féministes africaines s’efforcent de remodeler.
Si en Europe le féminisme est né d’une lutte sociale, cette démarche est inadaptée en Afrique, où certaines cultures (par exemple, Yoruba ou Ibo) partent du présupposé que la construction du genre n’est pas systématiquement née du déterminisme biologique. En d’autres termes, le corps féminin ne sert pas forcément à la construction de la catégorie sociale de la femme ni même à ses luttes3. Les combats des femmes se situent 102davantage au niveau des valeurs, comme celle de l’auto-détermination4. Il en résulte que les théories féministes occidentales, d’ailleurs souvent considérées comme instruments néocoloniaux, ne peuvent être transposées à la réalité africaine et que le présupposé de l’universalité des besoins et des luttes féminines/féministes est un leurre ignorant la diversité des contextes culturels et sociaux qui réclament un regard nuancé.
Alors qu’en Afrique, nombre de féministes refusent le point de vue euro-centrique de victimisation de la femme africaine et réclament la nécessité de lui donner la parole pour construire des réflexions théoriques solides, la littérature, par le moyen de la fiction, prend précisément ce rôle en déconstruisant, dans les récits, la complexité de la réalité féminine tout en multipliant les voix de femmes. La fiction est alors « un miroir fragmenté » (Tchak, 2016, [je transcris]) de la réalité dont chaque morceau reflète une image et dont l’ensemble invite à une réflexion nuancée sur la complexité de la réalité5. C’est dans cette perspective que nous proposons d’étudier les représentations des femmes dans le roman Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie tout en les resituant par rapport aux discours féministes africains, en particulier nigérians, quand les personnages évoluent au Nigéria et par rapport aux discours américains du black feminism quand l’action se déroule aux États-Unis. Elle-même féministe et auteure de textes féministes – We Should All Be Feminists (2014) et Dear Ijeawele. A Feminist Manifesto in Fifteen Suggestions (2017) – Adichie invite à réfléchir à travers les personnages d’Americanah à un certain nombre de questions : comment les personnages féminins évoluent-ils en fonction des contextes géographiques, sociaux, culturels ? En quoi le contexte définit-il le regard posé sur les femmes par les autres et par elles-mêmes ? Quelles stratégies d’adaptation, d’agentivité et d’empowerment sont déployées par les personnages féminins ? En nous référant aux mouvements féministes américains et nigérians, nous verrons de quelle façon Adichie tisse des liens entre ces courants et ses personnages dans Americanah et quelle position elle adopte dans le paysage du féminisme6.
103Variations sur la femme noire
Dès les premières pages du roman Americanah, l’auteure défie une uniformité réductrice quant à la représentation de la femme noire et propose une pluralité de portraits féminins mettant en relief la complexité de la réalité. Dans un va-et-vient entre le moment où la protagoniste Ifemelu s’apprête à rentrer au Nigéria après plusieurs années passées aux États-Unis et les évocations de sa jeunesse avant de quitter le pays, les lecteurs et lectrices rencontrent une galerie de portraits : au Nigéria, la mère d’Ifemelu, fervente croyante qui sacrifie son bon sens et son intelligence à la religion ; tante Uju, femme apparemment libre et émancipée par l’attention qu’elle porte à son apparence, mais qui tout au long de sa vie se rend dépendante d’hommes ; ou encore Kosi, l’épouse dévouée qui fait tout pour plaire à son mari, convaincue qu’ainsi il ne succombera pas aux femmes glamour de Lagos. Aux États-Unis sont évoqués des personnages féminins noirs aussi différents que Mariama et Aïcha, coiffeuses venues du Sénégal et du Mali, construisant leur vision du monde sur des stéréotypes : par exemple sur la façon de faire les tresses, les étudiantes aux origines diverses imitant ou plutôt singeant un soi-disant comportement américain7, ou encore Shan, artiste excentrique et égocentrique dont les choix de vie ne lui donnent pas satisfaction. Parmi ces portraits de vies féminines noires, celui d’Ifemelu est marqué par sa constante lutte pour un épanouissement personnel.
Cette diversité des portraits féminins signale la nécessité d’envisager une vision plurielle et nuancée de la réalité vécue par les femmes, qui varie en fonction des personnalités et des contextes socio-économiques et socio-culturels. En plaçant l’accent précisément sur la diversité de représentations féminines, Adichie s’éloigne des positions féministes de la sisterhood, qui prônent avant tout une relation exclusive entre femmes, les rattachant toutes à leur même condition dont la signification serait universelle. Par des liens de solidarité entre les femmes de tous les milieux sociaux et culturels ou encore par des initiatives d’activisme 104politique, les combats menés par la sisterhood rappellent ceux pour les droits civils de la communauté afro-américaine, ce qui est d’ailleurs illustré par le choix du terme sister, emprunté à l’expérience de l’esclavage où les membres de la communauté afro-américaine recréaient des liens solidaires dans la souffrance en s’appelant brother et sister (Oyewumi, 2003, p. 9). Les personnages dans Americanah ne s’inscrivent donc pas dans cette vision du féminisme. Ifemelu n’a aucun intérêt à entrer en communication dans le salon de coiffure avec Mariama et Fatima, trop différentes de son monde socio-économique et culturel. Ni leur condition de femmes, ni même celle d’Africaines aux États-Unis n’évoquent en Ifemelu le désir de se sentir solidaire d’elles et de les soutenir dans des choix fondés uniquement sur des présupposés culturels, comme par exemple celui qui dit qu’un homme ibo n’épousera qu’une femme ibo, présupposé qu’Ifemelu juge faux.
L’attitude de la protagoniste remet ainsi en question le concept de sisterhood qui réclame une solidarité entre toutes les femmes considérées a priori comme unies dans leur statut de victimes de l’ordre patriarcal. L’idée de créer une communauté de femmes à partir de rapports égaux entre sœurs est une façon de méconnaître, comme le démontre l’expérience d’Ifemelu, que les structures socio-culturelles complexes peuvent créer des barrières entre femmes ne se sentant pas du tout solidaires. Le dénominateur commun consistant à être femme ne rapproche pas Ifemelu d’Aïcha et Mariama. Au contraire, à travers les réactions agacées d’Ifemelu, Adichie met en lumière la nécessité de reconnaître la singularité de chaque femme et montre ainsi les limites de la sisterhood comme communauté solidaire risquant de réduire la femme à son sexe uniquement. Cette sororité n’est donc pas adaptée pour expliquer les rapports entre les personnages féminins dans Americanah8.
105Le corps de la femme noire
« I did not use to think of myself as ‘Black’ at all. I have known I am African all my life, I did not know I was black until I started living in the United States9. » (Busia, 2003, p. 260-261) En arrivant aux États-Unis, Ifemelu prend conscience des identités « racialisées » (Americanah, p. 126-127 ; p. 191) dans une société qui veut paradoxalement les gommer sans néanmoins y parvenir. Faire semblant de ne pas voir la couleur de peau de l’autre reste un effort illusoire et hypocrite qui ferait croire que le racisme est éradiqué de la société américaine, alors qu’Ifemelu en fera l’expérience dès ses premières démarches pour trouver un emploi. Le corps de la femme noire semble constituer, encore davantage que celui de l’homme noir, un terrain fertile pour un discours de discrimination raciale et sociale : « […] the perfect metaphor for race in America […] Hair. » (ibid., p. 297 ; p. 437) En particulier, la façon de porter ses cheveux (défrisés, afro, tresses) ou la couleur foncée de la peau sont interprétés comme des indicateurs du degré d’assimilation ou de socialisation de la femme noire. Lorsqu’Ifemelu décide, par exemple, de se couper les cheveux, qu’elle avait défrisés, on lui demande si c’est un acte politique ou si elle est lesbienne : « Does it mean anything ? Like something political ? […] Why did you cut your hair, hon ? Are you a lesbian ? » (ibid., p. 211 ; p. 318) Ou lorsqu’elle les porte en afro, un homme noir lui reproche d’avoir le style « jungle » : « looking all jungle like that » (ibid., p. 212 ; p. 32010). Le corps de la femme noire est ainsi perçu comme signalant la capacité à s’assimiler ou non dans une société occidentale, dont même la communauté noire adopte les normes et attentes sociales. La question se pose de savoir si ces attentes sont des réminiscences d’une vision du corps de la femme noire comme sauvage et fascinant (Busia, 2005, p. 245), telle que l’évoque, par exemple, Joseph Conrad dans Heart of Darkness (1971, p. 62). Dans cette logique-là, ce corps est à civiliser pour qu’il puisse s’intégrer dans la société et signaler son degré d’assimilation au 106sein d’une culture fondée sur le modèle occidental comme seul garant d’une ascension sociale.
Tout naturellement, le refus de se conformer aux normes et attentes sociales est perçu comme une subversion de l’ordre hégémonique blanc. En réalité, le corps de la femme noire doit répondre aussi aux attentes de sa communauté et de ses valeurs. C’est ainsi qu’un chauffeur de taxi éthiopien se permet de reprocher à Ifemelu – femme éduquée et socialement supérieure à lui – de porter son chemisier de façon trop serrée. Il la met en garde contre la « corruption des mœurs » aux États-Unis : « You have to be careful or America will corrupt you. » (Americanah, p. 206 ; p. 310) Le corps de la femme noire devient un sujet porteur d’attentes sociales et morales et demande à être « civilisé » dans l’une ou l’autre direction. On le contraint à adopter une norme tout en le dénaturalisant, tout en lui interdisant de se mettre en valeur. Pourtant, la prise de conscience de la beauté de son corps et sa volonté de l’exprimer comme elle le souhaite fait dire à Ifemelu : « There is nothing more beautiul than what God gave me. » (ibid., p. 213 ; p. 320)
Dans la même perspective, la couleur de peau de la femme noire est considérée comme un obstacle à la progression sociale des hommes noirs de sorte qu’ils tendent plutôt à fréquenter des femmes blanches ou, si elles sont d’origine africaine, à choisir celles qui sont claires de peau. Le corps de la femme noire est ainsi chargé de symboles sociaux et politiques créant des attentes communautaires et des comportements contraignants pour les femmes. Il s’inscrit dans une logique bien précise qui réclame l’assimilation et suscite des conclusions rapides, trop rapides, sur la position sociale, la croyance et la place de la femme noire dans la société. Le corps devient un texte à décrypter selon un code dont les règles sont fixées par les normes sociales de la communauté blanche11 : « the body is always in view and on view12. » (Oyewumi, 2005, p. 4)
107Discrimination de la femme noire
La discrimination, qu’Ifemelu subit en arrivant aux États-Unis, s’inscrit également dans une lignée historique et fait écho aux luttes des femmes afro-américaines de l’esclavage à nos jours : chômage, exploitation sexuelle, nounou dans les familles blanches sont autant d’expériences qui traduisent l’infériorisation systémique de la femme noire dans la société américaine dominée par les Blancs. Par ailleurs, le faible niveau de scolarisation ainsi que les images stéréotypées (la bonne mère, la prostituée, la femme souriante13) comme expressions du racisme structurel et réminiscences de l’esclavage dévalorisent la femme noire. Les réseaux économiques, sociaux et politiques la réduisent trop souvent à une position subordonnée, ce qui peut l’exposer à toutes sortes d’exploitations, même de violences sexuelles de la part d’hommes blancs dans les familles où les femmes noires travaillent, sans qu’elles puissent réclamer de protection juridique14. Leur statut ne peut que difficilement évoluer dans un monde marqué par une vision dichotomique (blanc/noir ; homme/femme ; dominant/ dominé). Cette dichotomie sert la classe dominante et transforme l’être humain en chose.
Cette objectivation de la femme noire, encore très marquée après la période de l’esclavage, perdure en sourdine dans les expériences faites par l’héroïne d’Adichie à l’époque actuelle. Ifemelu est exploitée sexuellement, ce qui provoque en elle un traumatisme, car elle fait l’expérience d’une précarité qui la réduit à n’être qu’un objet entre les mains d’un homme blanc (Americanah, p. 153-154 ; p. 237-238). Même dans son travail de nounou au sein de la famille de la bienveillante Kimberly, elle évite la proximité ou le face-à-face isolé avec son mari dont elle ressent la convoitise dans le regard. Les traces de la condition de la femme noire exploitée telles que décrites et dénoncées par le black feminism se prolongent ainsi dans les expériences d’Ifemelu : « We need to negociate our way, not 108around, but through the long shadows of our histories. » (Busia, 2003, p. 263) Malgré son origine africaine et son passé différent des Afro-Américaines, sa couleur de peau la ramène à cet héritage douloureux. Adichie crée ainsi des échos avec le passé historique des États-Unis qui résonnent encore dans le monde moderne. Le parcours d’Ifemelu témoigne de la difficulté de s’en libérer et suggère à quel point cet héritage la prive de tout épanouissement personnel.
Stratégies d’assimilation
Après avoir touché le fond de la misère humaine et économique avec son expérience traumatique d’exploitation sexuelle, Ifemelu trouve, grâce à l’aide de son amie nigériane Ginika, un emploi de nounou dans la famille blanche de Kimberly. Elle entre donc dans la logique du travail domestique au service de la classe dominante, bien que Kimberly fasse partie de ces personnes qui s’investissent pour soutenir des projets humanitaires en Afrique. Dans ce cas, la « domination blanche » ne se manifeste plus par une logique colonialiste d’exploitation, mais par une démarche inversée. Néanmoins, l’engagement de Kimberly correspond davantage à un geste paternaliste de l’Occident qu’à un réel intérêt pour l’Afrique et sa diversité. Il dénote une vision occidentale qui réduit le continent africain à la misère, aux maladies ravageuses et aux guerres « ethniques ». Ces images négatives et dévalorisantes ne correspondent pas du tout au monde d’Ifemelu qui est issue de la classe moyenne au Nigéria et dont la vie se déroulait sur un campus universitaire. Son attitude face à la philanthropie de Kimberly se situe donc entre admiration et incompréhension, le tout teinté d’un ton ironique subtil mais certain.
Dans la famille de Kimberly, son travail de nounou permet à Ifemelu de changer de perspective sur la société américaine. Alors que le racisme l’avait reléguée à la classe sociale inférieure et poussée dans la précarité économique, Ifemelu entre en contact avec un milieu social privilégié grâce à son nouveau statut. Son emploi lui procure ce que Patricia Hill Collins appelle la « outsider-within perspective » (1991, p. 11), c’est-à-dire une vision de l’intérieur tout en étant soi-même marginale dans la classe 109dominante. Cette perspective démystifie, comme ce fut déjà le cas tout au long de l’histoire des femmes noires au service de la classe dominante, les illusions de bonheur et de bien-être créées par le mode de vie des Blancs. Ifemelu rencontre des gens souvent malheureux (Americanah, p. 164 ; p. 248), contraints sans cesse de relever des défis, qu’il s’agisse de leur vie de couple ou de l’éducation des enfants15. Ainsi, son rôle de nounou lui permet à la fois de sortir de la précarité économique et sociale et de forger un regard critique sur la classe dominante.
Sa rencontre puis sa relation amoureuse avec Curt, le frère de Kimberly, lui permettent de quitter son emploi de domestique et la propulsent à un niveau social supérieur. Grâce à cet homme blanc puissant, Ifemelu trouve un bon emploi, obtient la green card et accède aux avantages sociaux. Un nouvel univers s’ouvre à elle. Néanmoins, son travail la met sous pression pour conformer son corps aux normes attendues : « My only advice ? Lose the braids and straighten your hair. Nobody says this kind of stuff but it matters. » (ibid., p. 202 ; p. 304) Se défriser les cheveux témoigne ainsi de son choix d’adaptation et d’assimilation, comme l’avait déjà fait sa tante Uju (ibid., p. 119 ; p. 181), malgré les douleurs causées par les produits chimiques.
Stratégies d’auto-définition
Pour Ifemelu, le processus d’assimilation aux normes blanches, et imposées au corps féminin noir, s’était mis en place, lorsque, peu de temps après son arrivée aux États-Unis, elle avait commencé à adopter l’accent américain (ibid., p. 134 ; p. 202). Mais un jour, elle décide d’y renoncer et de reprendre son accent nigérian (ibid., p. 173 ; p. 261). Ce choix est symboliquement très riche, car il démontre une acceptation, voire une valorisation, de son identité nigériane face au monde occidental américain. Sa vision du monde qui plaçait l’Occident, en particulier les 110États-Unis, au centre de toute réussite personnelle et professionnelle se modifie et s’ouvre à son identité africaine. L’accent américain n’est plus considéré comme la norme à imiter, mais comme une simple variation de l’anglais, tout comme l’est l’accent nigérian. C’est un acte symboliquement et politiquement très puissant, car la démystification de la société américaine mène à un décentrement du monde. Ifemelu veut se faire reconnaître comme nigériane par la société américaine grâce à son accent. Ce geste est dédoublé au moment où Ifemelu décide de ne plus se défriser les cheveux. La connaissance des faiblesses et du dysfonctionnement de la société américaine éveille – comme l’illustre l’histoire du black feminism – une forme de résistance qui incite Ifemelu à affirmer son identité.
Ces gestes symboliques annoncent le besoin de changer les images de la femme noire imposées par la société américaine et de la définir à travers une prise de parole authentique. La création du blog d’Ifemelu (ibid., p. 296 ; p. 437) sur des questions raciales exprime idéalement le combat des femmes noires en quête d’autodéfinition et d’auto-détermination : « Oppressed people resist by identifying themselves as subjects, by defining their reality, shaping their new identity, naming their history, telling their stories » (hooks, 1989, p. 4316). Le blog d’Ifemelu17 comme création d’une voix authentique noire dans un espace public rejoint la démarche du black feminism qui considère la prise de parole comme « self-conscious struggle that empowers women and men to actualize a humanist vision of community » (Hill Collins, 1991, p. 3918). Ifemelu se transforme, passant de la femme-objet associée à des images dévalorisantes et historiquement chargées au statut de la femme-sujet qui s’autodéfinit et s’autodétermine à travers le récit d’expériences personnelles et de réflexions sur le racisme et la condition de la femme noire aux États-Unis.
Si le partage de conseils pratiques – soins pour cheveux afro, par exemple (Americanah, p. 296-297 ; p. 436-437) – et son aventure de femme noire sur les plateformes de rencontres (ibid., p. 306 ; p. 451) la 111rapprochent, entre beaucoup d’autres, des expériences communes aux femmes noires de toute condition, les entrées plus théoriques de son blog sur le racisme – telles « Understanding America for the Non-American Black : A Few Explanations of What Things Really Mean » (ibid., p. 350-351 ; p. 513-514) ou « To My Fellow Non-American Blacks : In America, You Are Black, Baby » (ibid., p. 220-221 ; p. 330-331) – lui valent d’être reconnue en tant qu’intellectuelle invitée à donner des ateliers de réflexions ou à participer à des congrès. Sa parole, comme celle du black feminism, fondée sur des récits d’expériences tout comme sur des réflexions théoriques, a un réel impact sur la société qu’elle vise, en créant des discussions et en favorisant une prise de conscience des formes de racisme encore présent dans la société américaine.
Alors que le succès de son blog atteint des sommets, Ifemelu n’arrive plus à s’y reconnaître : elle le ferme et rentre au Nigéria. Même si le cheminement d’Ifemelu incarnait jusqu’ici les combats de la femme afro-américaine tout comme le rêve américain, son choix signale qu’elle ne souhaite plus se fondre dans la vision afro-américaine. Son expérience de combat de femme noire dans la société américaine lui a, certes, donné l’expérience et la confiance de son agentivité, c’est-à-dire de se sortir d’une perception dévalorisante et d’avoir un réel impact sur la société. Si son identité de féministe active aux États-Unis ne la satisfait plus entièrement, elle fait pourtant désormais partie d’elle et de son rapport au monde, même dans le contexte culturel différent du Nigéria.
Les défis de l’auto-détermination
[…] I got off the plane in Lagos and I stopped being black.
Ibid., p. 476 ; p. 68319.
De retour au Nigéria, Ifemelu est libérée de son identité réductrice de femme noire des États-Unis et choisit de continuer à construire activement son identité. Mais en retrouvant ses amies de jeunesse, Ifemelu 112est surprise de découvrir leur préoccupation majeure : le mariage. Dans ses écrits théoriques – We Should All Be Feminists (2014) et Dear Ijeawele. A Feminist Manifesto in Fifteen Suggestions (2017) – Adichie dénonce cette unique obsession des femmes au Nigéria tout comme la pression sociale exercée sur elles pour qu’elles se marient, c’est-à-dire pour qu’elles deviennent des épouses dociles qui plaisent à leur mari en étant à leur service. Toute l’éducation des filles tend vers cet unique but. Ne privilégiant pas forcément une logique sentimentale, le mariage au Nigéria semble très souvent être dicté par des enjeux économiques et familiaux. Le mari idéal est riche et le montre en accumulant des voitures ou des accessoires luxueux : « And you shoud have seen his watch ! He’s into oil. » (Americanah, p. 387 ; p. 558). Les relations entre hommes et femmes en général sont marquées par ce besoin d’argent et de luxe comme signe d’avancée sociale : « There are many young women in Lagos with unknown sources of wealth. They live lives they can’t afford. » (ibid., p. 422 ; p. 607)
Ranyinudo, tout comme c’était le cas de tante Uju, se fait entretenir par un riche homme marié qui lui finance un train de vie bien au-dessus de ses moyens : « […] dating a married chief executive who bought her business-class tickets to London » (ibid., p. 389 ; p. 562). Dans son nouveau blog au Nigéria, intitulé The Small Redemptions of Lagos, Ifemelu dénonce fortement ce comportement des femmes qui utilisent leur sexualité pour manipuler un homme. Cette attitude, nommée au Nigéria « bottom-power20 », ne leur donne pas de pouvoir d’agentivité, mais, au contraire, les rend entièrement dépendantes des hommes. Dans le cas de tante Uju, ce comportement a nui sérieusement à sa vie et l’a détruite psychologiquement. Les femmes ne peuvent donc logiquement atteindre ni épanouissement personnel ni bonheur dans une relation ou un mariage intéressés. Au contraire, Adichie dépeint ces femmes comme des personnes désincarnées, superficielles et au fond, très malheureuses : « So many women lose themselves in relationships like that. […] That relationship destroyed her. […] she lost herself. » (ibid., p. 422 ; p. 608) Contrairement aux États-Unis, les luttes des femmes au Nigéria semblent moins se situer dans l’espace sociétal que dans l’espace interrelationnel entre hommes et femmes fortement dominé par des comportements hiérarchiques définis par l’argent et l’aspiration à un statut social élevé.
113Le blog d’Ifemelu au Nigéria dénonce la situation économique et les attentes sociales qui favorisent les relations toxiques entre hommes et femmes contraires à l’épanouissement individuel. Les entrées du blog relèvent aussi les dysfonctionnements du pays, comme le trafic de médicaments ou le pouvoir manipulateur des églises évangélistes21. Ifemelu continue donc son expérience américaine de blogueuse et la transpose à la société nigériane moderne marquée par d’autres inégalités et défis. Son objectif est celui de décrire – et ainsi de dénoncer – les méfaits et les dysfonctionnements sociaux et sociétaux par une analyse subtile et une prise de parole dans l’espace public médiatique. Cette démarche analysant la société par le biais de récits répond exactement à celle réclamée par les chercheuses féministes nigérianes désirant éclairer la société de l’intérieur sans adopter des concepts occidentaux inadaptés22.
Conclusion
À travers le parcours d’Ifemelu « Americanah », c’est-à-dire d’une femme de retour des États-Unis23, Adichie fait évoluer son personnage dans différents contextes géographiques, culturels et sociaux qui ont principalement un impact réducteur sur la perception et la définition de la femme. Ce roman invite ainsi à repenser, assouplir et élargir les catégories du féminin tout en dénonçant les déterminismes rencontrés par Ifemelu : le racisme et son infléchissement par le sexisme aux États-Unis, le sexisme infléchi par le désir d’ascension sociale au Nigéria. Si son expérience américaine évoque en sourdine le passé esclavagiste du continent et les luttes de la femme noire sur un fond de black feminism, le parcours individuel d’Ifemelu symbolise la libération par rapport 114à ce passé et les combats au niveau individuel que la protagoniste mène pour comprendre de quoi sont faites les catégories racistes et sexistes, les dénoncer comme réductrices et les dépasser afin d’atteindre un épanouissement personnel. C’est dans ce sens qu’Adichie propose une conception du féminisme comme élan libérateur de toutes sortes de catégorisations et de déterminismes de la femme, que ce soit aux États-Unis ou au Nigéria, tout en mettant en valeur sa singularité et son individualité. Par ses écrits théoriques tout comme par son roman Americanah, Adichie décline les images, les épisodes et les discours sur les femmes noires en démontrant la complexité de la réalité et le danger de les réduire à une seule histoire24. Elle répond aussi d’une certaine façon à l’appel de chercheuses féministes nigérianes qui mettent en avant l’importance d’analyser les sociétés africaines à partir d’une perspective intérieure et non pas extérieure fondée sur des idées occidentales importées et faussement transposées. Si nous n’avons pas mentionné les féministes occidentales dans cette contribution, c’est précisément pour éviter l’amalgame de théories et la confusion du regard générée à partir d’un cadre théorique décalé. Le black feminism ainsi que le regard de quelques féministes nigérianes ont permis, par contre, de replacer la voix de Chimamanda Ngozi Adichie dans le monde contemporain et globalisé avec des prises de paroles multiples et authentiques qui disent la complexité des femmes noires et des combats qu’elles mènent pour leur émancipation.
Isabelle Chariatte
Université de Bâle
115Bibliographie
Adichie, Chimamanda Ngozi, Americanah, Londres, 4th Estate, 2013.
Adichie, Chimamanda Ngozi, Americanah, trad. de l’anglais (Nigeria) par Anne Damour, Paris, Gallimard, 2014.
Adichie, Chimamanda Ngozi, We Should All Be Feminists, Londres, 4th Estate, 2014.
Adichie, Chimamanda Ngozi, Nous sommes tous des féministes, trad. de l’anglais (Nigeria) par Sylvie Schneiter et Mona de Pracontal, Paris, Gallimard, 2015.
Adichie, Chimamanda Ngozi, Dear Ijeawele. A Feminist Manifesto in Fifteen Suggestions, Londres, 4th Estate, 2017.
Adichie, Chimamanda Ngozi, Chère Ijeawele, ou un manifeste pour une éducation féministe, trad. de l’anglais (Nigeria) par Marguerite Capelle, Paris, Gallimard, 2017.
Adichie, Chimamanda Ngozi, The Danger of a Single Story ; TED.com : « https://www.ted.com/talks/chimamanda_ngozi_adichie_the_danger_of_a_single_story (consulté le 09/01/2021) ».
Amediume, Ifi, « Theorizing Matriarchy in Africa : Kinship Ideologies and Systems in Africa and Europe », African Gender Studies. A Reader, éd. O. Oyewumi, New York, Palgrave Macmillan, 2005, p. 83-98.
Angelou, Maya, Maya Angelou on Facing Evil Courtesy of Bill Moyers : « https://youtu.be/amokikraCLY (consulté le 30/12/2020) ».
Badmus, Aminat Emma, « Challenging Gendered Geopolitical Notions of Space in Nigerian Women Writers’ Fictions », Journal of Humanities and Cultures Studies R&D, vol. 5, no 1, p. 4-13.
Bofane, In Koli Jean, Congo Inc. Le Testament de Bismarck, Arles, Actes Sud, 2014.
Bragg, Beauty, « Racial Identification, Diaspora Subjectivity, and Black Consciousness in Chimamanda Ngozi Adichie’s Americanah and Helen Oyeyemi’s Boy, Snow, Bird », South Atlantic Review, vol. 2, no 4, p. 121-138.
Busia, Abena, « In Search of Chains Without Iron : On Sisterhood, History, and the Politics of Location », African Women and Feminism, éd. O. Oyewumi, Africa World Press, 2003, p. 257-267.
Busia, Abena, « Miscegenation as Metonymy : Sexuality and Power in Colonial Novel », African Gender Studies. A Reader, éd. O. Oyewumi, New York, Palgrave Macmillan, 2005, p. 245-257.
Collins, Patricia Hill, Black Feminist Thought, New York, London, Routledge, 1991.
116Collins, Patricia Hill, Bilge, Sirma, Intersectionality, Cambridge, Polity Press, 2016.
Conrad, Joseph, Heart of Darkness, New York, Norton, 1971 [1898].
Crenshaw, Kimberle, « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence Against Women of Color », Stanford Law Review, vol. 43, no 6, 1991, p. 1241-1299.
Diome, Fatou, La Préférence nationale, Paris, Présence Africaine, 2001.
Grosz, Elisabeth, « Bodies and Knowledges : Feminism and the Crisis of Reason », Feminist Epistemologies, éd. Linda Alcoff and Elizabeth Potter, New York, Routledge, 1993, p. 187-216.
hooks, bell, Talking Back: Thinking Feminist, Thinking Black, Boston, MA, South End Press, 1989.
Martin, Maria, « “More Power to Your Great Self” : Nigerian Women’s Activism and the Pan-African Transnationalist Construction of Black Feminism », Phylon, vol. 53, no 2, 2016, p. 54-78.
Macamo, Elisio, « Was du nicht siehst, sieht ein Schriftsteller », Afrika Bulletin, 2010, p. 3.
Montlouis-Gabriel, Johanna, « Reading ‘Hairstories’ and ‘Hairitages’ in Leonora Miano and Rokhaya Diallo’s Works », Études littéraires africaines, no 47, 2019, p. 85-100.
Oyewumi, Oyeronke, The Invention of Women. Making an African Sense of Western Gender Discourses, London, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1997.
Oyewumi, Oyeronke, « Feminism, Sisterhood, and Other Foreign Relations », African Women and Feminism, éd. O. Oyewumi, Trenton, Africa World Press, 2003, p. 1-24.
Oyewumi, Oyeronke, « Visualizing the Body : Western Theories and African Subjects », African Gender Studies. A Reader, éd. O. Oyewumi, New York, Palgrave Macmillan, 2005, p. 3-21.
Taiwo, Olufemi, « Feminism and Africa : Reflections on the Poverty of Theory », African Women and Feminism, éd. O. Oyewumi, Trenton, Africa World Press, 2003, p. 45-66.
Tchak, Sami, « La fiction à l’épreuve du réel », conférence à l’Université de Bâle, 27/04/2016.
Vottero, Constance, « Réseaux de genres : relationnalité et intersectionnalité dans Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie et Blues pour Elise de Léonora Miano », Études littéraires africaines, no 47, 2019, p. 101-115.
1 À ce propos, voir : 2013, p. 295 ; p. 435-436 et ibid., p. 306 ; p. 450-451. J’indiquerai toujours sous cette forme, entre parenthèses dans le texte, le numéro des pages de citation dans Americanah, suivi, après le point-virgule, par les pages du même extrait dans la traduction française.
2 Notre traduction : « Là où le féminisme est imprégné de théorie, concernant l’Afrique et les écrits féministes sur les femmes africaines, on trouve une profonde pauvreté de la théorie. »
3 Sur la catégorie de la femme comme construction occidentale, voir Oyeronke Oyewumi, The Invention of Women. Making an African Sense of Western Gender Discourses, London, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1997.
4 Voir : Oyewumi, 2003, p. 1.
5 Concernant les « pouvoirs de la littérature » à représenter la réalité de façon plus complète et nuancée que les sciences sociales, voir les positions d’Elisio Macamo (2010).
6 Certaines de ces questions sont envisagées dans l’article de Constance Vottero, « Réseaux de genres : relationnalité et intersectionnalité dans Americanah de Ch. N. Adichie et Blues pour Elise de L. Miano », ELA, no 47, 2019, p. 101-115.
7 Sur ce motif, voir dans Americanah p. 12 ; p. 27 & p. 123 ; p. 186. J. Montlouis-Gabriel discute de ces « Hairitages » chez L. Miano et R. Diallo dans son article de 2019.
8 La mère d’Obinze qui donne des conseils de contraception à Ifemelu représente précisément un autre type de rapport entre les générations, à rapprocher du concept de motherhood (Amediume, 2005).
9 Notre traduction : « Je ne me considérais pas du tout comme une “Noire”. J’ai toujours su que j’étais africaine, mais je ne savais pas que j’étais noire avant de commencer à vivre aux États-Unis. »
10 « […] coiffée en pétard. » : la traduction française – certes correcte pour décrire l’allure des cheveux afro – ne reflète pas la connotation raciste du mot « jungle ».
11 Voir : Elisabeth Grosz, « Bodies and Knowledges : Feminism and the Crisis of Reason », Feminist Epistemologies, éd. Linda Alcoff and Elizabeth Potter, New York, Routledge, 1994, p. 198.
12 Notre traduction : « le corps est toujours en vue et à portée de vue. »
13 Voir à ce sujet : Collins (1991) et la lecture poignante de Maya Angelou : « https://youtu.be/amokikraCLY (consulté le 30/12/2020) ».
14 Voir à ce sujet les études sur l’intersectionnalité : Kimberle Crenshaw, « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence Against Women of Color », Stanford Law Review, vol. 43, no 6, 1991, p. 1241-1299 ; Patricia Hill Collins, Sirma Bilge, Intersectionality, Cambridge, Polity Press, 2016.
15 Cette perspective intérieure qui permet de dénoncer les travers de la classe qui se croit supérieure est une démarche également utilisée par l’écrivaine Fatou Diome dans ses nouvelles La Préférence nationale (2001), quand elle parle du masque noir qu’elle porte pour mieux démasquer les dérives et le racisme latent dans la société française.
16 Notre traduction : « Les personnes opprimées résistent en s’identifiant comme sujets, en définissant leur réalité, en façonnant leur nouvelle identité, en nommant leur histoire, en racontant leurs histoires. »
17 Sur la question de la prise de parole dans l’espace public comme signe d’émancipation de la femme, voir aussi Badmus, 2020, p. 4.
18 Notre traduction : « une lutte consciente de soi qui permet aux femmes et aux hommes de concrétiser une vision humaniste de la communauté ».
19 « […] En descendant de l’avion à Lagos j’ai eu l’impression de cesser d’être noire. »
20 Adichie dénonce le « bottom power » dans We Should All Be Feminists, p. 44-45 (p. 47 dans la version française).
21 Sur ce sujet, voir par exemple le roman d’In Koli Jean Bofane, Congo Inc. Le Testament de Bismarck.
22 Voir : Oyewumi, 1997, p. 21.
23 À travers le personnage de Doris, Adichie se moque des Nigérians et Nigérianes qui se croient « supérieurs », parce qu’ils ont vécu aux États-Unis. Bien qu’Ifemelu soit elle aussi une « Americanah », elle se distancie des comportements arrogants des Nigérians rentrés au pays. Au lieu de se plaindre de ce qui lui manque des États-Unis, elle transpose son expérience américaine de blogueuse à la société nigériane dans le but d’y avoir un impact.
24 Voir à ce sujet le « TED Talk » de Chimamanda Ngozi Adichie, donné en 2009 : « https://www.ted.com/talks/chimamanda_ngozi_adichie_the_danger_of_a_single_story (consulté le 09/01/2021) ».
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12735-2
- EAN : 9782406127352
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0101
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2022
- Langue : Français
- Mots-clés : Black feminism, sisterhood, auto-détermination, Ch. N. Adichie, racialisation