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Classiques Garnier

Corps, jouissance et hétérotopie des possibles chez Calixthe Beyala, Ken Bugul et Sami Tchak

  • Publication type: Article from a collective work
  • Collective work: Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
  • Author: Simedoh (Vincent)
  • Abstract: À partir de l’observation de Spivak sur le « double déplacement » subi par les subalternes dans la construction impérialiste, cet article interroge les enjeux de la représentation romanesque du sujet féminin dans la littérature francophone subsaharienne dans les romans de Ken Bugul, de Calixthe Beyala et de Sami Tchak à partir notamment de la notion de transgression et de jouissance selon Bataille et Lacan et du féminisme décolonial de Vergès.
  • Pages: 85 to 99
  • Collection: Encounters, n° 539
  • Series: Francophone communities, n° 2
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406127352
  • ISBN: 978-2-406-12735-2
  • ISSN: 2261-1851
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0085
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 05-18-2022
  • Language: French
  • Keyword: Subalternes, corps, Tchak, Beyala, Bugul, transgression
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Corps, jouissance
et hétérotopie des possibles
chez Calixthe Beyala,
Ken Bugul et Sami Tchak

Dans son essai Les subalternes peuvent-elles parler ?, Spivak observe que le sujet féminin, dans la construction impérialiste, est confronté à un double déplacement, au sens quil est, en tant que sujet conscient, tributaire de deux formes de pouvoir, à savoir lidéologie néolibérale et le patriarcat, au sein desquels son corps est assujetti au masculin qui exerce et la domination et le pouvoir à son seul avantage1. Le sujet féminin peut-il exister alors même que son corps est confisqué ? Cette problématique, devenue un matériau décriture pour le roman francophone, connaît un développement conséquent depuis quelques années, la représentation romanesque du sujet féminin ayant éprouvé diverses fortunes dans la littérature francophone subsaharienne. Il y a eu, entre autres, celle sublime portée par la Négritude et illustrée par le célèbre poème Femme nue, femme noire de L. S. Senghor. Ensuite, il y eut celle de Mariama Bâ dans Une si longue lettre, sappuyant sur une héroïne-narrratrice à la fois digne, fière et battante. À ces figures sopposent celles que construit Calixthe Beyala dans lensemble de son œuvre, mais plus particulièrement dans Cest le soleil qui ma brulée, Tu tappelleras Tanga, Les arbres en parlent encore ou Femme nue, femme noire, où la déconstruction du joug patriarcal est en jeu : dans ces romans, la figure féminine consciente du poids historique et traditionnel sémancipe et met à mal le carcan machiste. Le personnage féminin nest plus une figure passive ou timorée qui hésite entre ses rôles traditionnel et moderne, et les intrigues constituent une remise en cause de lordre établi ; la femme prend le pouvoir. Lécrivain et essayiste togolais Sami Tchak prolonge cette même veine dans son œuvre romanesque 86et nous considérons que la rupture y est plus fondamentale encore. Dès son premier roman, Femme infidèle (1988, réédité en 2011), Tchak déplace la réflexion en faisant dire à son personnage féminin : « Va faire de ton corps ce que tu veux » (Tchak, 2011a, p. 115) ; il ne sagit plus seulement dune figure féminine en lutte contre la domination patriarcale et celle néolibérale – présentée souvent comme émancipatrice – mais dun sujet agissant qui va à la conquête de sa liberté, de son corps, et propose de nouvelles formes dêtre. Ainsi donc, au fur et à mesure de ses publications – Place des fêtes (2000), Hermina (2003), La Fête des masques (2004), Filles de Mexico (2008) ou Al Capone le Malien (2011b) – les personnages féminins ne choisissent pas entre les polarités dune même domination – le double déplacement – mais sont en lutte contre ce quils considèrent une aliénation, une absence et un effacement.

Tout en décrivant les mécanismes de la construction impérialiste, notre réflexion veut montrer que, par la transgression, les sujets féminins reprennent possession de leurs corps. Ils font de cette repossession une présence au monde. Aussi, en jouissant de ce corps, les personnages féminins le transforment en hétérotopie, cest-à-dire en un espace qui, à son tour, produit des fantasmes grâce aux nouvelles expériences sexuelles2. Du coup, le corps, matériau décriture, transcende cette condition de double déplacement pour la création des possibles.

Corps féminin :
double construction et aliénation

Comme lobserve Marc Augé, « [] Le corps humain constitue à la fois tout ce que lon peut appréhender de lintériorité individuelle et de la forme immédiate de lextériorité, à la fois la part la plus intime de lhomme et la part la plus sensible de lunivers. Matière et vie, il est passif et actif : surface dinscription, émetteur, et porteur des signes [] » (Augé, 1983, p. 78). Cette dynamique dappréhension de lintériorité et de lextériorité 87marque la plupart des héroïnes des romans féminins dans la littérature francophone parce quelles y sont, en tant que corps actif, une « [] surface dinscription, émetteur, et porteur des signes []. Matière et vecteur du signe social, [leur corps] constitue la surface sur laquelle les hommes écrivent ou, à tout le moins inscrivent et marquent. Il signifie alors directement lordre social tel que les hommes essaient de lexprimer, de le maintenir et de le perpétuer sans le couper de ce quils croient être lordre du monde » (ibid., p. 79). Et que ce soit léducation dite traditionnelle, linitiation ou lécole occidentale, le discours est le même : inscrire sur le corps de la femme un devenir qui ne lui appartient pas, écrire sur celui-ci un code, le programmer à usage du masculin3. Cet engrenage sobserve autant dans les personnages féminins de Calixthe Beyala, de Fatou Diome, de Ken Bugul ou de Djaïli Amal qui luttent pour se dégager dun marquage du corps qui constitue une détermination. En fait, ces corps – formes concrètes des figures – sont configurés par la double construction impérialiste qui invalide leur statut de sujet et les réifie. Dans la plupart des cas, le corps figuré tend à disparaître complètement puisque le patriarcat – en tant que tradition dorigine – et le néolibéralisme – sous ses aspects philosophique, politique, économique et émancipateur – se le disputent. La confrontation des deux discours ne produit que leffacement, la disparition de la figure féminine au profit des ambitions ou du vouloir du masculin dispersés sous les deux formes susmentionnées. Cest ce que constate Jean-Pierre Ombolo :

Le corps de la femme est une surface sur laquelle la société imprime les différentes marques pour satisfaire les exigences de la transaction économique. Dans ce mercantilisme patriarcal où limportance du profit est fonction de la qualité du produit offert, plusieurs rites sexuels ont été élaborés sous la forme dinscriptions tégumentaires imposées au corps féminin. (Ombolo, 1980, p. 68)

Cette inscription qui fonctionne comme une écriture sur le corps de la femme sobserve dans les romans francophones. Elle est importante à analyser parce quelle est le lieu où sopère toute sorte de dynamiques et de réflexions, comme le montrent les trois premiers romans de Ken Bugul formant un triptyque. En effet, Ken, héroïne du roman Le Baobab fou, choisit tout dabord, dans sa lutte, de se libérer de la construction traditionnelle de jeune fille sénégalaise. En quête de liberté, elle émigre et 88vit en Belgique. En Europe, elle expérimente lautonomie, la dépendance et les déceptions sentimentales, autre construction qui savère destructrice, alors quelle nest plus quun objet, sujet du second volet Cendres et Braises. Dans le troisième récit, Riwan ou le Chemin de sable, lhéroïne revient sur sa terre natale et va épouser un Serigne (guide religieux) polygame : en devenant sa 28e épouse, elle acquiert un statut social quelle navait pas et semble sen satisfaire. Ainsi, ce cheminement très autobiographique met en place le parcours clivé des personnages marqués par la dualité des formes de pouvoir (éducation traditionnelle et patriarcat versus lécole et léducation occidentale). Les ambiguïtés qui dénoncent le manichéisme trop souvent à lœuvre se découvrent par la lutte que se mènent les deux conceptions, spécialement dans Riwan ou le Chemin de sable :

Sois une femme soumise. Plie-toi à la volonté de ton mari. Ne te mêle pas de ce qui ne te regarde pas. [] Sois sourde, muette et aveugle. Noublie pas, soumets-toi à sa volonté. Cest ainsi que tu auras la Baraka, ce sera ton droit dentrée au Paradis. (Bugul, 1999, p. 56-57)

La citation définit ainsi le rôle traditionnel (soumission, effacement), le programme et la récompense (accomplissement). Face à ce processus immuable sexpose la modernité, toujours dans Riwan, tout aussi critiquée :

Comme je regrettais davoir voulu être autre chose, une personne quasi irréelle, absente de ses origines, davoir été entraînée, influencée, trompée, davoir joué le numéro de la femme émancipée, soi-disant moderne, davoir voulu y croire, dêtre passée à côté des choses, davoir raté une vie, peut-être. Parce quon mavait dit de renoncer à ce que jétais, alors que jaurais dû rester moi-même et mieux mouvrir à la modernité. (ibid., p. 113)

La réflexion de la narratrice insiste sur la déception et le regret ; elle a le sentiment dêtre flouée autant par une option que lautre : le sort de la femme émancipée nétant pas meilleur que celui de la femme soumise, car chaque situation semble mener à la même irréalité et à lannihilation.

Cette quête de soi et cette lutte saffichent aussi dans plusieurs romans de Beyala4 où les personnages féminins sont constamment en 89train de se battre pour se libérer de cette double construction patriarcale et néolibérale. Sa représentation se fait sous la forme dun féminin qui soppose au masculin :

Dans lœuvre de C. Beyala, lopposition entre le masculin et le féminin est flagrante. Dans cette dichotomie sexuelle, le corps de la femme est aliéné par le joug de la tradition au sein dune société qui ne privilégie que les droits du mâle. [] Cest pourquoi les héroïnes de Beyala sont animées dune volonté de rupture avec les valeurs traditionnelles et dun désir de déconstruction du modèle patriarcal et androcentrique en vigueur. (Gallimore, 1997, p. 63)

Privilégiant un aspect de la lutte – le combat contre la soumission traditionnelle –, ce commentaire a le mérite dattester de la place prépondérante occupée par la question dans les romans. En effet, la problématique du corps et les inscriptions selon les idéologies prégnantes sarticulent le plus souvent autour de laliénation, de la spoliation et de la réification du féminin au profit du masculin, quil soit nommé patriarcat ou néolibéralisme. La galerie des personnages qui peuplent les romans de Beyala, dessine « un [] univers romanesque [] Beyala nous livre [l]e récit de cette spoliation du corps féminin à maints endroits dans ses œuvres. La romancière peint une femme dont le corps seffectue dabord à travers lomnipotence du regard qui permet au sujet masculin de voir sans être vu. []. Cette hiérarchie des regards est un facteur de réification du corps féminin » (ibid., p. 68). Le mécanisme mis en place pour construire ce déterminisme, surtout au niveau du patriarcat, est connu et classique. Il sagit dun foyer polygame où le corps féminin est à la disposition de lhomme.

Cest dailleurs ce système, devenu lieu commun dans les romans africains francophones traitant de cette problématique, qui est développé longuement dans Femme infidèle de Sami Tchak. Comme le montre Spivak, lordre dominant intégré, la femme est confrontée à un problème de conscience qui se présente sous la forme de son existence en tant que femme-être, femme-bonté, femme-désir5. Mais quen est-il donc du désir et du plaisir selon la femme elle-même ? Il ne faut pas oublier que, selon les rites, la soumission est gage de récompense, et le corps symbole de 90don6. Cette lutte est, en réalité, le reflet du discours contradictoire que théorise Françoise Vergès dans Un féminisme décolonial : « Deux discours et deux objectifs saffrontent. Lun promet la globalisation heureuse et une réunion harmonieuse des tribus de la planète sous légide des droits de lhomme, lautre promet la poursuite du combat contre laxe Nord-Sud, contre lexploitation des richesses du Sud pour le bien-être du Nord » (Vergès, 2019, p. 72). Cette fausse harmonie génère une hiérarchisation des espaces et du genre, doù le besoin de désapprentissage et la recherche dune autre voie. Selon les romans, cet apprentissage à rebours prend des formes diverses. Dans Riwan ou le Chemin de sable, il sagit dun questionnement : « Allais-je accepter, subir ou obéir [], mais obéir à qui. [] Jétais déjà une grande personne depuis des années et personne nexerçait sur moi aucune réelle autorité » (Bugul, 1999, p. 156). La narratrice formule son propre désarroi, car elle se sent écartelée en menant une double vie (ibid., p. 166). Aucune option ne mène véritablement à soi. Devant cette impasse, le personnage opte pour une purification : « Je ne métais pas encore complètement libérée de mes mauvaises pulsions. Javais commencé par manger du sable, de ce sable brillant de mon village, quand arrivée au seuil des choses, je dus presque subir une purification. Et ce fut avec ce sable que je me purifiai » (ibid., p. 211). La consommation du sable nettoie donc de lintérieur afin de permettre à Ken de sincarner, de se réenraciner, de faire corps avec sa terre et donc avec elle-même. Cette idée de purification comme mode de désapprentissage sobserve aussi dans Cest le soleil qui ma brûlée de Beyala, où le masculin est synonyme de boue quil faut nettoyer7, tandis que dans Tu tappelleras Tanga, il nest que vomissure : « La nausée me prend le cœur. Vomir ! Vomir ! Vomir ! Monsieur John. Un corps moisi. Une putréfaction. Un chicot dans une bouche qui a bouffé de tout, aussi bien des sucreries que de lamer. Il faut le faire sauter ou il vous pourrit le palais » (Beyala, 1988, p. 61). Ces qualificatifs extrêmement négatifs du masculin, choisis par des figures féminines qui se refusent à nêtre quobjet, permettent de prendre la mesure de la prise de conscience de la dépossession de soi, rendant tout choix corporel impossible.

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Corps, transgression et repossession

Selon Levinas, lobjectif fondamental du corps est « daccomplir [sa] position sur terre » (Levinas, 1961, p. 101), soit le moment quil nomme : « ma coïncidence avec moi » (ibid., p. 111). De cette manière, le corps constitue à la fois une relation à soi et aussi une relation du moi au monde. Or, comment être au monde quand on ne possède pas son corps ? Comment être présent quand on nhabite pas son corps ? Bref comment faire éclater cet enfermement pour devenir un je, cest-à-dire un sujet agissant ? Comment reposséder son corps soumis au désir dun Autre et formaté par un système ? Cest cet ensemble de questions que se pose Talahatou, lhéroïne de Femme infidèle de Tchak. Le personnel romanesque du roman se concentre autour dun imam (figure de la religion), dune mère (autorité morale et gardienne de la tradition), dun mari (le masculin à qui est destiné le corps comme don) et dune coépouse (rivale soumise et fidèle reflet de la tradition). Cette disposition reflète le patriarcat et sa pratique de lenfermement. La configuration permet cependant progressivement un désapprentissage qui commence par lécoute de la voix intérieure de Talahatou : « Une voix lointaine vint pourtant me troubler : “Ne va nulle part, tu es mariée”. Mais cette voix séteignit delle-même, seul mon cœur me parlait. » (Tchak, 2011a, p. 115) Cette voix du carcan mortifère disparaît et dès lors le sujet féminin peut entamer un processus de repossession de son corps. Celui-ci débute par une transgression – impliquant la désobéissance, la violation et linfraction – qui devient un catalyseur de désordre, permettant au sujet dexister et dêtre visible. Pour Talahatou, la transgression de linterdit passe par la rupture avec le code vestimentaire, ce qui lui offre une première jouissance de son corps. Elle choisit de porter une robe alors que cette tenue est interdite par la tradition : « Cette robe courte et moulante, je ne lignorais pas, était un défi aux coutumes Tem, elle était un défi à mon statut de femme mariée, musulmane, de surcroît. Mais elle faisait ma joie car je voulais effectivement choquer » (Tchak, 2011a, p. 117). Selon le code traditionnel de la communauté de la jeune femme, une épouse ne peut shabiller comme elle veut et évidemment, ne peut être infidèle ; Talahatou transgresse tous les codes 92et se donne à son amant, assumant ainsi une infidélité qui agit comme moyen de vengeance. Elle dispose désormais de son corps : « Cest à cause de lui, grâce à lui, que mon cœur battait, que je me sentais devenir folle ; cétait pour lui que je refusais de me laisser enfermer » (Tchak, 2011a, p. 136). Linfidélité fait éclater dun seul coup toutes les règles et perturbe le mécanisme de contrainte ; grâce à son désir et sa liberté volée, Talahatou saffranchit de son statut dobjet. Elle défait le carcan de lenfermement tout en agissant à lécoute de son seul plaisir : « Je pris la décision dopposer ma liberté sexuelle au prétendu devoir conjugal » (Tchak, 2011a, p. 119). Le personnage prend possession de son corps, avec le concours du masculin qui fonctionne alors comme source dexpérience, ce que théorise le philosophe Cristian Ciocan : « Il sagit dun séprouver-avec-lautre, comme épreuve de lêtre incarné de chacun, dans la séparation irréductible de chaque partie. Cest ici que surgit la complaisance, [] comme le fait de partager le même plaisir, le même bonheur, de se délecter du plaisir de lautre, jouir dans et par la jouissance de lautre » (Ciocan, 2014, p. 149).

« Séprouver-avec-lautre » est aussi expérimenté dans le roman de Beyala Femme nue, femme noire qui présente Irène telle une force, un ouragan déconstruisant lordre établi annihilant. Dans le roman sobservent deux mouvements qui opèrent de façon graduelle, dabord avec la rencontre fortuite dIrène la folle et dOusmane, le mari de Fatou, femme soumise. Le premier mouvement dIrène consiste à déconstruire les schémas convenus en prenant linitiative de lacte sexuel avec Ousmane, qui a lieu dans un espace public ouvert :

Je fais glisser son pantalon le long de ses cuisses, mettant à nu la véracité animalière de sa nature. Jai le vertige en brusquant sa virilité, en la violant presque. Il soupire et laisse échapper lémerveillement quentraîne limprévu, la jubilation que procure linfraction aux règles. Et lorsque je le déculotte, que ma langue senroule autour de son plantain dans un large mouvement circulaire, il ne bouge pas []. Le plaisir, linstant davant indéfini, se précise dans son bangala qui se tend comme un bras autoritaire. Il me jette sur le sol, mécartèle, me pénètre avec fougue. (Beyala, 2003, p. 22-23)

La subversion ne réside pas dans lacte sexuel, mais relève du fait que linitiative et laudace viennent dIrène, la femme, comme en témoigne la narratrice mentionnant la réaction dOusmane : « Garce ! Garce ! Chienne ! Je vais te dresser moi ! Dans la violence quil assène, il pense 93mettre à bas ma supériorité sexuelle. Il veut retrouver sa masculinité dérobée : seul le mâle doit déclencher lacte damour » (ibid., p. 23). Cette audace opère et le résultat escompté aboutit à lexpérience du fameux « séprouver-avec-lautre », dans la repossession de son corps, de son individualité et de lexercice de ce corps :

Nous sommes parvenus au vacillement, à ce vertige de soi où lon ignore ce qui est de lautre, ce qui est de notre corps. []. Je me retourne très lentement, me décroche. Mes lèvres se collent aux siennes. Je lembrasse. Mon baiser est vampire, profond, tendre et confirme lexistence de lamour, cet art de la distribution… Cette éternelle passation de liens. (ibid., p. 24)

La logique du désapprentissage-apprentissage – pour la repossession des corps et de son usage – se vérifie, car la communion des deux corps dans lacte sexuel partagé conduit à un deuxième mouvement, rattaché à une autre forme dapprentissage. En effet, Irène entreprend dinitier Fatou, la femme qui obéit, celle qui soublie, à léveiller de soi par les sens et le plaisir :

Jécrase ma bouche sur ses lèvres tandis que mon pouce glisse entre ses cuisses avant de de senfoncer dans son sexe. La surprise la fait se cabrer, mouvrant un univers large, accueillant comme un flan tiède. Jentame un concerto à deux, puis à trois doigts… Je pianote plus, je joue du balafon, du tam-tam, extrayant de ce corps tendu un éventail de sonorités à rendre jaloux les oiseaux. Elle se détend, elle sétale et, du plus profond de son gosier, sexpulsent les agacements des sens. (ibid., p. 39-40)

Une fois quIrène a terminé linitiation, elle envoie Fatou vers Ousmane pour une pratique des corps libérés :

Il la mange avec voracité. Il la pétrit, puis se dépêche de mettre dans le panier afin de convoquer à leurs noces tous les pouvoirs obscurs, ceux de la terre, ceux des cieux, ceux des airs et ceux des eaux. Leurs sexes se déploient dans le jour. Leurs corps sarc-boutent, se contorsionnent, se fendent « Merci… merci pour tout… », ne cesse-t-il de répéter en séperonnant. Ils vibrent à lunisson et leur beauté jette des flammèches bleues dans la chambre. (ibid., p. 41)

Grâce à la pratique de « séprouver-avec-lautre », bien quelle passe par la figure de la folie, les corps séveillent et naissent au plaisir. Le résultat du désapprentissage des déterminismes socio-idéologiques mentionnés précédemment fait surgir des sujets agissants caractérisés, dans 94ces fictions, par une individualité qui communie à lunisson dans lacte sexuel et son partage du plaisir. Les personnages féminins disposent ainsi de leurs corps, lhabitent et en jouissent. Ces corps libérés sont producteurs dhétérotopies et de fantasmes.

Hétérotopie, fantasmes et possibles

Chez Tchak, que ce soit dans Place des fêtes, Femme infidèle, Al Capone le Malien, Filles de Mexico, Hermina ou La Fête des masques, les personnages féminins, comme masculins, sont peints selon une configuration où le corps « est fait pour jouir, jouir de soi-même8 ». À travers ces romans, lécriture du corps, opérant sur lindétermination, le transforme en performance, en une production dhétérotopie au sens où lentend Foucault, cest-à-dire, « [] une sorte de description systématique qui aurait pour objet, dans une société donnée, létude, lanalyse, la description, la lecture, comme on aime à dire maintenant de ces espaces différents, ces autres lieux, une espèce de contestation à la fois mythique et réelle de lespace où nous vivons [] » (Foucault, 1994, t. I, p. 756). En ce sens, le corps chez Tchak est un lieu, un langage quil appréhende et analyse par le prisme du désir, du plaisir et de la jouissance par le sexe, autre hétérotopie, mais ayant la même fonction que celle du corps. Celle-ci se déploie entre deux pôles extrêmes : un « espace du dedans » et celui du dehors (ibid., p. 754), qui ont pour rôle de créer un autre espace, celui de lillusion qui dénonce tous les emplacements à lintérieur desquels la vie humaine est cloisonnée. Comme le dit Foucault : « Les fantasmes ne prolongent pas les organismes dans limaginaire ; ils topologisent la matérialité du corps. Il faut donc la libérer du dilemme vrai-faux, être non-être [] et les laisser mener leurs danses, jouer les mimes, comme des “extra-être” » (ibid., t. II, p. 79). Cest dans ce sens que le corps des personnages féminins et masculins des récits de Tchak devient une hétérotopie hantée par des fantasmes. Celle-ci constitue une rencontre de lAutre, une occasion de pénétrer dans lespace de lautre, de se confondre 95avec lautre, de limiter même, pour briser la chaîne et sortir du carcan de la configuration qui enferme. Tout en jouant sur lentre-deux, ce corps réapproprié, comme lécrit Shusterman, ouvre désormais sur un autre texte et un autre code pour une nouvelle performance :

Comme le langage du grand poète, le corps nest pas une affaire entièrement privée. Il a été significativement modelé et régressivement balafré par des pratiques sociales et des idéologies historiquement dominantes, ce qui signifie quil nest pas non plus vierge de toute empreinte linguistique. Mais le fait que le somatique ait été structuré par des idéologies et les discours répressifs ne signifie pas que le corps ne puisse être utilisé comme une ressource permettant de les défier, à travers lusage de pratiques corporelles alternatives et dune plus grande conscience somatique. (Schusterman, 1992, p. 265-266)

Là se vérifie le défi du personnage de la mère dans le roman Place des fêtes. Devant son désir à elle de se libérer des carcans, prise en étau quelle est entre la soumission à un mari qui prône des valeurs de son pays dorigine et sa condition dimmigrée dans la banlieue parisienne, elle mène toutes sortes dexpériences sexuelles dont le dessein est de jouir et de sexprimer enfin par son corps ; le narrateur-personnage relaie ce renversement : « Moi je dis tant mieux pour maman si elle peut toujours se faire sauter [] » (Tchak, 2001, p. 71). La jouissance correspond ici à une forme déclatement du corps contraint par des codes qui sont aussi des langages. Le geste de la mère brise les faux-semblants derrière lesquels se dissimulent les désirs, désormais réalisés par des fantasmes choisis et formulés. Cest un exercice où le corps est en transition, espace où se vit et sexerce la maîtrise du langage. Dans Filles de Mexico, par exemple, une des trimardeuses, voulant assouvir son fantasme, aguiche Djibril, le personnage principal, et lamène à son lieu de travail qui nest autre que la chambre de passe. Une fois lacte sexuel consommé, elle récompense Djibril, le paie. Acte libre et délibéré, réalisation du désir et de son fantasme : le sujet féminin tout comme le sujet masculin écrivent un nouveau langage sur « des couches architectoniques, structurelles, à travers lesquelles lexpérience du corps se constitue » (Ciocan, 2014, p. 142). La liberté et la conscience sont ici en compétition pour déterminer la limite à franchir ou à ne pas dépasser.

Cette hétérotopie du corps est aussi développée tout au long du roman Place des fêtes. Le narrateur brise le tabou de linceste en faisant lamour avec sa cousine et ensuite, dun commun accord, il la propose 96à un touriste japonais. Il crée et démultiplie ainsi des possibles comme cest dailleurs le cas dans Hermina. Lusage du corps sarticule au sein du trio père-fille-maîtresse ou mère-fille-personnage principal, comme si des combinaisons étaient illimitées et infinies. Lhétérotopie défie la limite et se déchaîne contre ce qui lenchaîne. Cet excès est sans limite, par exemple quand le personnage narrateur devient lun des admirateurs de sa mère avec qui – le doute subsiste dans cet épisode flou – il fait lamour. Les frontières morales, et éthiques, nexistent plus mais la transgression valorise un au-delà chargé dénergie vitale. En acceptant les pratiques sexuelles et en brisant les cloisonnements, les personnages veulent conjurer le sort qui est le leur. Ils tendent à prendre possession de leurs corps et se libèrent de limaginaire qui crée une démultiplication exponentielle des sujets :

Linfini est une certaine puissance qui a la particularité de ne pouvoir jamais passer à lacte vers lequel elle tend ; elle est la puissance qui nen a jamais fini dêtre en puissance et en qui lacte, ou plutôt le substitut de lacte, ne peut donc jamais être que la réitération indéfinie de cette puissance. Linfini se caractérise par le fait quil nen a jamais fini de devenir autre. (Aubenque, 1991, p. 9)

Pour les personnages, « [l]a jouissance [] a pour condition lintervention, les transports du signifiant, lérotisation du vivant, la phallicisation du corps vivant par les médiations du désir de lAutre » (Lacan, 1975, p. 84). Cest cette érotisation du corps qui, dans Hermina, sexprime par le biais du regard dHeberto :

Chaque fois que nous nous étions revus après ce jour, nous avions évoqué cette Hermina Martinez que je navais toujours pas eu la chance de connaître, mais dont lempire était déjà grand sur mes sens, au point quune nuit, jeusse rêvé delle en lui prêtant le corps dune jeune femme que javais vue dans un magazine de mode, photographiée dans sa nudité intégrale [] au bord dune grande piscine. (Tchak, 2003, p. 132)

En labsence du corps réel, limagination compense le manque et sétend entre les signes, dans linterstice des redites et des commentaires. La jouissance du corps chez Tchak a donc pour objectif de faire exister et de donner sens. Lusage du corps comme lieu dinvestigation est aussi une réflexion sur « les conditions de sa propre temporalité et qui interroge les terribles errements de lhistoire » (Rongier, 2007, p. 70). La poétique 97du corps qui se dégage des récits analyse et dissèque les vicissitudes de lhistoire en créant une poétique du moment présent. Le récit de Tchak dilate, éclate et efface les frontières idéologiques et sociales, les enfermements des corps. En configurant des possibles illimités, le corps et son écriture constituent désormais une utopie au sens où « [] cest ce qui déchire la trame dun temps qui se veut immuable, inaltérable, cest un récit qui parle dun espoir, dune attente, qui porte une vision pour lavenir » (Vergès, 2017, p. 245). Il ny a plus de hiérarchisation des regards. Tout sestompe et ségale dans des individualités reconquises, assumées et exercées. Les personnages dans les romans de Tchak, quils soient féminins ou masculins, se livrent en toute liberté à cette jouissance des corps, dans une perspective de création et de quête de sens. La jouissance des corps et le plaisir de lacte sexuel ne sont autre chose que lexpérience dun nouveau langage et dun nouveau discours, incarnés pour lécriture de récits et de contre-récits.

Vincent Simedoh

Dalhousie University, Halifax

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Bibliographie

Aubenque, Pierre, Le Problème de lêtre chez Aristote, Paris, PUF, 1991.

Augé Marc, « Corps masqué, corps marqué », éd. Jacques Hainard et Roland Kaehr, Le Corps enjeu, Neuchâtel, Musée dethnographie, 1983, p. 78-102.

Beyala, Calixthe, Cest le soleil qui ma brûlée, Paris, Jai lu, 1987.

Beyala, Calixthe, Tu tappelleras Tanga, Paris, Stock, 1988.

Beyala, Calixthe, Seul le Diable le savait, Paris, Pré aux Clercs, 1990.

Beyala, Calixthe, Assèze lAfricaine, Paris, Albin Michel, 1994.

Beyala, Calixthe, Femme nue, femme noire, Albin Michel, 2003.

Beyala, Calixthe, Les arbres en parlent encore, Paris, Librairie générale française, 2004.

Beyala, Calixthe, Lhomme qui moffrait le ciel, Paris, Albin Michel, 2007.

Bugul, Ken, Le Baobab fou, Dakar, Nouvelles éditions africaines, 1984.

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1 Voir : G. Spivak, 2009, p. 53, 56 et 98-99.

2 Les enjeux philosophiques évoqués dans ce passage – transgression et possession de son corps, présence au monde, hétérotopie – renvoient aux travaux de Lacan, Levinas, et Foucault indiqués en bibliographie.

3 À propos de cette « construction », voir aussi : Maryse Condé, La Parole des femmes. Essai sur les romancières des Antilles de langue française, Paris, LHarmattan, 1993.

4 Son œuvre étant très vaste, nous prendrons comme exemples : Cest le soleil qui ma brûlée (1987), Tu tappelleras Tanga (1988), Seul le Diable le savait (1989) ou encore Assèze lAfricaine (1994), Les Honneurs perdus (1996), Les arbres en parlent encore (2002), Lhomme qui moffrait le ciel (2007), Femme nue, femme noire (2003).

5 Ces statuts sont discutés par G. Spivak dans Les subalternes peuvent-elles parler ?, op. cit., p. 81.

6 Ibid., p. 90.

7 Cette idée de purification se retrouve p. 44, et p. 132 dans Cest le soleil qui ma brûlée : le corps de lhomme y est associé à de la boue dont il faut se débarrasser, comme dans un autre roman de Beyala, Seul le diable le savait.

8 Expression de Lacan dans LÉthique de la psychanalyse. Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), Paris, Seuil, 1986. p. 42.