Bessora, Calixthe Beyala et Véronique Tadjo Entretien avec trois auteures
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
- Auteurs : Bessora (Nan Nguema), Tadjo (Véronique), Beyala (Calixthe)
- Pages : 131 à 150
- Collection : Rencontres, n° 539
- Série : Francophonies, n° 2
Bessora, Calixthe Beyala
et Véronique Tadjo
Entretien avec trois auteures
À l’occasion de l’exposition « Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir » qui s’est tenue à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, au Palais de Rumine, les auteures Bessora et Véronique Tadjo étaient nos invitées le 7 octobre 2020 pour une table ronde ; Calixthe Beyala n’a pu faire le déplacement mais s’est jointe, à distance, à nos questions1. Les textes évoqués étaient associés au programme des étudiants de master du printemps 2020, à l’UNIL.
Entre pandémie mondiale, crises écologique et politique, aujourd’hui c’est l’humanité qui est en péril. Dans ce contexte, les catégories homme/femme sont-elles encore pertinentes ?
Calixthe Beyala : Justement, à cause de cette pandémie, la catégorisation homme/femme n’a jamais été aussi prégnante. Bien sûr que tout le monde tombe malade, il y a des morts à déplorer partout… Mais malgré la pandémie, les uns et les autres occupent toujours les mêmes rôles et cette supériorité masculine saute aux yeux, telles des braises. Eux sont les savants ; ils connaissent aussi bien que l’oracle et les cauris jetés au hasard des présages. Les femmes écoutent, exécutent, obéissent parce que, visiblement, nous sommes nées pour être directement au contact de la vie et de la mort. Ce sont elles majoritairement qui lavent les malades, ferment les yeux des morts, comme si par un phénomène inné, nous étions destinées à nous occuper des corps en vie ou morts. 132Ces messieurs le savent, leurs cerveaux tourbillonnent semble-t-il dans des hauteurs pour nous autres inconnues. Ils décident de quelle tessiture est faite cette pandémie, et les femmes sont des sous-fifres qui donnent les médicaments prescrits par ces illuminés du destin… et à cette réalité, il n’y a rien à faire. La seule égalité est devant la faucheuse qui ne loupe personne.
Véronique Tadjo, votre roman En compagnie des hommes met en scène une épidémie qui perturbe tout le monde et provoque de nombreuses morts ; paru en 2017, il a désormais une portée prophétique. Construit en une succession de scènes autonomes, le récit convoque Ebola et ses conséquences : au cœur de l’Afrique de l’Ouest, on suit différents personnages qui subissent, essaient de lutter ou développent des stratégies pour survivre à ce virus. Face à une telle situation, est-ce que cette catégorie homme/femme reste, pour vous, pertinente ou faut-il penser « plus large » ?
Véronique Tadjo : Je pense qu’il faut voir plus large, beaucoup plus large ! Une épidémie touche tout le monde sans distinction. Ainsi, dans En compagnie des hommes, on a un personnage féminin qui parle, puis un personnage masculin, puis un autre personnage féminin, etc. Pour aller plus loin, le virus lui-même prend la parole et celui qui raconte toute l’histoire est Baobab, un arbre. Cette conception vient de la tradition orale africaine. … Mais pas seulement. Jean de La Fontaine aussi a fait parler tous les animaux de la France, sans problème ! Aujourd’hui, si je donne la parole à la chauve-souris ou au virus, c’est pour dire que nous sommes tous sur terre, avec la faune et la flore. Mon envie est de capter le monde d’une manière holistique, parce que nous sommes tous embarqués dans la même histoire. L’épidémie d’Ebola est un sujet tabou. Elle reste un traumatisme qui n’a pas été évacué : il s’est passé des choses terribles, mais une fois l’épidémie terminée en Guinée, en Sierra Leone et au Libéria – il y a eu un silence radio complet. On n’en a plus entendu parler ni en Europe ni en Afrique. J’ai pensé qu’il fallait au contraire continuer à en parler, qu’il fallait qu’on essaie de comprendre ce que cela avait signifié pour nous, pour le monde en général et je me suis insurgée contre l’identité donnée à ce virus, c’est-à-dire Ebola l’Afrique. Aujourd’hui, avec la pandémie de coronavirus, on s’aperçoit que les virus n’ont pas d’identité. Dire « C’est un virus chinois », comme 133l’a fait Donald Trump, cela a vite dérapé ! Maintenant, il s’agit d’une pandémie et tout le monde est concerné. Tant qu’il y aura des poches de contamination, tant que le virus sera toujours là, nous serons en danger partout. En compagnie des hommes parle de solidarité et, à partir de ce moment-là, c’est fini : homme/femme, humain/non-humain, arbre, tout redevient une seule chose.
Il n’y pas que le baobab qui parle : vous donnez également une voix au virus lui-même. On peut y lire : « Je n’aime pas voyager. Je préfère rester au fin fond de la jungle intouchée, là où je suis le plus heureux. Sauf quand on vient me déranger. Sauf quand on vient déranger mon hôte [le baobab]. Car lorsque je sors brusquement de mon sommeil, je vais d’un animal à un autre… » Est-ce que, pour vous, le roman pose la question de l’urgence climatique ? Comment s’y déploie l’enjeu environnemental, incluant le rapport de domination entre l’homme et la nature ?
V. T. : Oui, c’est certain, l’Homme a toujours voulu dominer la nature, il a voulu la conquérir et la faire sienne. En ce qui concerne la déforestation, on sait qu’elle a un impact énorme sur l’habitat des animaux. Dans le cas spécifique d’Ebola, les chauves-souris, porteuses saines du virus et dont l’habitat est détruit par les hommes, se rapprochent d’eux parce qu’il y a des papayers, des manguiers, et toutes sortes d’arbres fruitiers dans les villages. Le contact entre les animaux et les hommes se fait beaucoup plus fortement que s’ils restaient dans leur habitat naturel.
Calixthe Beyala, que pensez-vous de l’écoféminisme qui établit une corrélation entre deux formes de domination : celle des hommes sur les femmes et celle des humains sur la nature ?
C. B. : Est-ce à dire que la femme est moins destructrice de la nature que les hommes ? Est-ce à mettre en parallèle la terre nourricière bienfaitrice et la femme féconde par tous ses pores ? Est-ce à dire que les deux bienfaitrices de l’humanité sont saccagées par l’homme ? La personnification de la nature me paraît très intéressante mais, si cette pensée est passionnante sur le plan académique, elle pourrait facilement être battue en brèche par la réalité puisque dans certaines réalités, les femmes participent elles-mêmes à la destruction de notre si belle nature. Cette pensée me paraît beaucoup trop idéalisée, voire malsaine… Cela me 134renvoie au jardin d’Éden où la femme corrompt l’homme avec une pomme et condamne l’humanité à la souffrance. Puis finalement les « Cognez mon vagin comme vous coupez les arbres2 », tout ce langage vulgaire qui accompagne cette théorie me gêne, mais à chacun son féminisme.
La fiction entraîne ses lecteurs dans toutes sortes d’univers. Bessora, en ouverture de La Dynastie des boiteux, l’exergue est un extrait du livre de Michée dans l’Ancien Testament : « En ce jour-là, dit le Seigneur, je rassemblerai celles qui étaient boiteuses et je réunirai celles que j’avais chassées et affligées, je réserverai les restes de celles qui étaient boiteuses et je formerai un peuple puissant de celles qui avaient été affligées » (Michée 4 : 7). S’y lit une promesse de renouveau et, surtout, de transformation pour certaines, ce qui oriente le lecteur vers cette lignée féminine à découvrir. Donc, pourquoi un titre au masculin, alors que les hommes de cette dynastie contée « à rebours » sont en fait ceux qui signent la fin de la lignée ?
Bessora : Il y a des hommes et des femmes boiteux ! J’aime bien utiliser le genre neutre autant que le genre féminin : je sais qu’il y a pas mal de discussions en ce moment autour de l’écriture inclusive, des points médians, de la féminisation de certains mots. Moi, il me semble que plutôt que de féminiser certains mots, il aurait fallu inventer un genre neutre qui n’existe pas en français ; malheureusement, le genre neutre qu’il nous reste, c’est le « il » masculin. Donc, j’abuse de mon pouvoir de femme en utilisant à la fois le genre féminin et le genre neutre : moi, qui suis une femme, je peux dire « Je suis un écrivain, je suis une écrivaine, je suis un auteur, je suis une auteure, je suis une autrice » et malheureusement ces messieurs n’ont pas cette chance de se démultiplier… !
En consultant votre blog sur lequel vous créez une auto-interview, Bessora, vous vous demandez « Pourquoi une dynastie qui boite ? » et répondez « Parce que quand on est victimes d’un système de domination, il n’est pas impossible de se réapproprier son destin et on n’est pas obligés de se transformer à son tour en bourreau ». Qui sont les bourreaux dans vos romans ? Est-ce Johann qui va chasser le gorille ?
135B. : Oui, par exemple. Johann est un jeune homme de quinze ans qui rêve de devenir aventurier et d’être le premier homme blanc à tuer le gorille, sauf qu’il ne peut pas être le premier homme à blanc, puisqu’il ne l’est pas, ce qui va finir par se voir et se retourner contre lui. Il pense que le meilleur moyen de s’émanciper et d’être reconnu, est de devenir un bourreau, donc un tueur de gorille. La matriarche Jane qui a été envoyée aux États-Unis et qui travaille dans une plantation de tabac avec des esclaves – même si pour elle la peine ne dure que sept ans, avant d’être émancipée – peut devenir une exploitante, c’est-à-dire acheter une ferme et acheter des esclaves. Elle le fait d’ailleurs, avant de se rendre compte et comprendre qu’elle est à la fois victime et bourreau.
Calixthe, vos fictions accordent une place importante aux rapports intergénérationnels et à la transmission, d’ailleurs souvent impossible. Cela est-il toujours un élément essentiel pour vous ? Quelle forme ou voix donner à cette idée de transmission, aujourd’hui, dans la fiction ?
C. B. : Ce qui m’a motivée plus qu’une transmission qui sous-tend l’idée de connaissance, d’apprentissage, j’ai plutôt opté pour un devoir de mémoire afin que la jeunesse africaine sache ce qui a été et puisse mieux s’orienter pour le futur. Dire la colonisation ou l’esclavage, l’écrire, c’est donner l’opportunité à la jeunesse africaine de dire non à la soumission, à l’exploitation, à tous ces maux qui ont miné le continent noir ! Dans aucun de mes livres je ne dis ce qu’il conviendrait de faire, je narre, tout en faisant confiance à l’intelligence et en interpellant fortement le libre-arbitre. J’espère fortement que la jeunesse africaine face à la violence optera pour l’amour, pour la sagesse, pour l’intelligence du cœur et s’éloignera des dogmes qui détruisent notre si belle humanité.
Véronique, votre fiction consacre aussi une place importante à la notion de transmission. Vous écrivez des récits pour la jeunesse et vous vous intéressez aux rapports intergénérationnels, aussi avec la reine Pokou et la voix que vous donnez à son enfant. Pourquoi vous adressez-vous à ce public ? Et pourquoi avez-vous destiné Reine Pokou aux adultes, et non aux enfants ?
V. T. : Là, encore une fois, je me suis inspirée de la tradition orale africaine. Les récits sont généralement compréhensibles à plusieurs niveaux, tout dépend des destinataires : le récit s’adapte ! Il y a un premier niveau pour 136les jeunes avec une histoire linéaire ; puis, il y a des clés à déchiffrer. Le conte devient alors de plus en plus profond, beaucoup moins accessible. C’est une manière de raconter par couches, par strates. J’essaie d’avoir une écriture qui permet justement une fausse simplicité à laquelle je peux ajouter des tas de choses, mais sans que le lecteur ne s’en aperçoive. En peinture, l’artiste fonctionne un peu de la même façon. Un tableau est fait de plusieurs couches. C’est ainsi que je préfère travailler.
Ces strates se perçoivent aussi dans 53 cm avec le lien entre Zara et la Vénus hottentote. Le titre du roman désigne la taille d’un fessier : qu’est-ce qu’on en fait ? !
B. : Ce roman, je l’ai publié il y a vingt-et-un ans, mais je me souviens quand même de quelque chose ! J’avais été très frappée à l’époque par ces catégorisations raciales très détaillées qui avaient été établies notamment par Cuvier, inventeur de la race des stéatopyges, un mot très savant pour dire « gros cul », donc la race des gros culs ! Il en avait déduit que les gens qui appartenaient à cette race, évidemment des Noirs, dans ce cas ceux d’Afrique du Sud, n’avaient pas contribué à la civilisation et qu’ils n’étaient vraiment pas intelligents : la preuve, ils avaient un énorme cul ! Donc, une des problématiques de Zara dans le roman, c’est qu’elle, à l’inverse, elle a un tout petit derrière. Son demi-périmètre fait 53 cm, donc bon, dans quelle race va-t-on pouvoir la caser, et quel lien à son intelligence et à sa contribution à la civilisation et au monde ?
Dans l’exposition, différents féminismes sont envisagés, car il a semblé important de dissocier des pensées en fonction de cultures, de traditions. Comment voyez-vous cette notion de féminisme au pluriel : est-ce à maintenir en considérant que les situations ne sont pas ressenties de la même manière au Gabon, en Côte d’Ivoire, en Suisse ou aux États-Unis … ou faut-il l’éliminer ? Est-ce qu’il faut garder ces marges de manœuvre, par rapport à des cultures qui font que les femmes ne peuvent pas toutes se référer aux mêmes notions ?
V. T. : Je pense que c’est très important, je pense que la notion de féminisme au pluriel est importante, car il y a en effet des situations et des contextes très différents. Par exemple en Afrique, à un moment donné, il y a eu l’expression « émancipation de la femme ». C’était très ambigu mais cela semblait correspondre au niveau de liberté accordé 137aux femmes à l’époque. La question de la race entre en ligne de compte tout comme la question de l’environnement, qu’il s’agisse aujourd’hui de l’écoféminisme, ou de l’afroféminisme. En fait, cela dépend de ce que l’on veut faire de la notion de féminisme, où l’on veut arriver. Si l’on s’entend tous et toutes sur la notion d’égalité qui exige que tout le monde soit sur le même pied, alors nous sommes d’accord qu’à la limite, le féminisme n’aurait pas besoin d’exister. Mais la réalité veut qu’une femme d’une classe riche a peut-être moins à voir avec une femme d’un milieu ouvrier ou pauvre, même si elles sont du même pays. Ont-elles vraiment le même combat ? Le féminisme n’est pas une ligne droite et il y a beaucoup de complexités. En temps de Covid-19, beaucoup de personnes se demandent : « Est-ce que les femmes ont perdu tous les progrès acquis grâce au féminisme ? » En effet, elles se sont remises au ménage, elles se sont remises à la cuisine, à garder les enfants. Elles ont compris qu’une fois qu’on est confinés à la maison, les anciens réflexes reviennent très rapidement. Certaines femmes s’inquiètent déjà de l’avenir, en se disant que ce changement ne peut être bon. Même lorsqu’on a acquis une certaine autonomie, une situation imprévue peut faire basculer les choses rapidement.
B. : Moi, je suis un peu comme Véronique, je me méfie du singulier. Déjà d’une manière générale, je me méfie des définitions : à partir du moment où on définit, il en faut au moins plusieurs. Plus que le féminisme, la question est pour moi celle de l’émancipation. Je crois qu’il n’y a pas encore très longtemps, on a voté en Suisse sur plusieurs sujets, y compris le congé paternité : il me paraît très important d’émanciper les hommes, très important qu’ils s’occupent de leurs enfants, qu’ils assument des tâches ménagères. L’enjeu est aussi là ! On parle des hommes et des femmes, mais l’émancipation touche à toutes sortes de sujets et de catégories. Je n’aime pas beaucoup les mots en -isme parce qu’on peut avoir tendance à sélectionner ses indignations.
C. B. : Évoquer des féminismes en insistant sur des différences en fonction des cultures et des traditions est une nécessité, et non une motivation. Le mot « féminisme » est d’abord occidental et on ne trouve nullement son équivalent dans les langues africaines que je parle. En mettant le « féminisme » dans son contexte initial, on réalise que les 138prémices du féminisme ont été dessinés au xixe par des écrivains comme Alexandre Dumas et Hubertine Aubert : l’Afrique y est absente même si Dumas est un afro-descendant ; au niveau de la deuxième vague du féminisme, celle des années 1960 avec les mouvements de libération de la femme, Simone de Beauvoir et son « second sexe », l’Afrique y est encore absente. Il a fallu attendre le début des années 1990 pour entendre des voix d’Africaines, notamment des noires américaines, parler du black feminism. Est-ce à dire pour autant que le « féminisme » n’existait pas en Afrique ? Le mot n’existait pas ; les actes eux disaient cette « féminitude ». Avant l’arrivée de certaines religions monothéistes, les Africaines jouissaient d’une grande liberté, celle de se marier ou pas ; d’être polyandres dans certaines cultures ; d’être commerçantes et de voyager, ce qui leur donnait une véritable liberté économique. La femme africaine d’aujourd’hui est scolarisée, certes, pourtant, elle croule sous le poids du système patriarcal. Jamais la femme africaine n’a été autant asservie et castrée. Elle est devenue une chose sans « âme » presque, qui se déplace dans le désir de l’homme, dans le plaisir de l’homme, encastrée dans l’homme comme un balai mort. Le vice mondial a vicié les intentions les plus belles. Le rap, les musiques africaines ont renvoyé les femmes dans une primauté animalière. Femme-objet ou femme-soumise, femme-mère ou femme-bafouée-voilée. Chacune, malgré quelques exceptions, semble porter l’indignité dans sa chair telle une marque de fabrique. Les femme-panthères, les femmes-lionnes, les femmes-guépardes sont réduites en chattes d’appartement destinées à secouer leurs croupions sous le regard concupiscent de ces Messieurs pour quelques CFA, tels sont les rôles auxquels elles sont en majorité assignées. Les plus brillantes d’entre nous se sentent souvent obligées de se conformer à ce canevas pour survivre. En entreprise, malgré moult diplômes, elles se démultiplient à l’infini ! Femme du patron, du chef du service, et de ce Monsieur qui doit signer son chèque à la fin du mois… Enfin, épouse de son mari dans une maison où l’attendent une ribambelle d’enfants à nourrir. Les jeux vidéo et les gangsters noirs américains ont dessiné la nouvelle Africaine dans leurs clips, secouant d’énormes croupillons pour valoriser la créativité de ces Messieurs. Et des jeunes filles mangent, grossissent pour répondre au désir de ces Messieurs ; certaines mettent du ciment dans leurs fesses pour les rendre épaisses parce que, disent-ils, ils aiment les femmes énormes, ce qui est faux. Les femmes africaines 139d’aujourd’hui n’ont même plus la maîtrise de leur corps : tout ceci me semble justement des raisons suffisantes pour penser le féminisme de manière globale pour une avancée collective qui sera d’autant plus efficace qu’il sera mondial.
Avec les catégories évoquées – la polarité homme/femme – notre propos ignore d’autres groupes, entre autres les représentations homosexuelles ou trans : ces représentations ont-elles une place dans la littérature d’Afrique ? Y a-t-il des faits de culture qui rendent ce type de personnages assez rare dans les fictions ? Observez-vous des changements, avez-vous le sentiment que ce n’est pas un problème en soi ?
B. : Je ne sais pas si c’est un sujet qui existe dans la littérature africaine, enfin sûrement, mais je ne suis pas chercheuse et ce n’est pas mon prisme ! Pourtant, parmi les personnages sur lesquels je travaille, il y a des personnages hétérosexuels, homosexuels, bisexuels ; mais évidemment lorsque je suis dans des rencontres autour de la littérature africaine, on ne parle jamais de ces personnages-là ou de ces intrigues-là. Je pense en particulier à un roman que j’ai publié, Cyr@no, qui est une femme noire avatar, et aussi dans Cueillez-moi, jolis messieurs, où une des deux protagonistes a un frère homosexuel. Mais, ça n’intéresse personne lorsqu’il s’agit de littérature africaine, j’ai l’impression.
V. T. : C’est un sujet qui existe véritablement, mais qui est passé inaperçu pendant longtemps. Mais on commence à s’y intéresser. Il y a quelques années, j’ai écrit l’histoire d’une femme qui tombe amoureuse d’un homme ne sachant pas qu’il est homosexuel. En fait, aujourd’hui, tout le monde s’habille de façon unisexe, donc ce n’est pas évident de savoir si une personne est homosexuelle ou transgenre. Dans l’histoire, cette femme dit, « On aurait été si bien ensemble », c’est son grand regret.
Calixthe, comment pensez-vous la complémentarité homme/femme ? Votre rapport à la « féminitude » s’est-il transformé ?
C. B. : Le temps où la femme sera un homme comme un autre n’est pas encore arrivé ! Ceci étant, sommes-nous exclusivement des pénis et des vagins sur pattes ? Ne sommes-nous pas ce que nous sommes exclusivement par le biais d’un conditionnement ? Quelle est la part 140de mon éducation dans le fait que je sois une femme ? N’est-ce point parce qu’on m’a appris à puiser de l’eau, à cuisiner, à servir l’homme ? Et si on inversait les rôles, l’homme ne deviendrait-il pas une femme comme une autre ? Devrions-nous nous focaliser sur son sexe ? Et que faire dans ce cas des êtres qui sont sexuellement homme et femme à la fois ? C’est à ce niveau que parler de gender devient intéressant, car il casse les schémas, réorganise les modèles de pensées et pourrait un jour nous faire parler de la complémentarité entre les humains et non de la complémentarité si banalement binaire qui opposerait l’homme et la femme. Il me semble que dans un futur peut-être lointain, cette question ne sera plus d’actualité.
L’exposition « Africana » présente de nombreuses figures féminines dans la littérature. Véronique, avec Reine Pokou, vous démultipliez la destinée d’une femme ; à travers elle, est-ce une façon de donner la parole à des figures oubliées de l’Histoire ?
V. T. : Oui, j’ai voulu parler du destin d’une femme dans l’histoire. Celles-ci ont souvent été des personnages secondaires et, en Afrique, on a trop souvent associé les femmes à des victimes de la société patriarcale ; toujours soumises au joug des hommes et on a oublié qu’il y a eu des femmes « à poigne » qui ont joué des rôles importants dans l’Histoire. La reine Pokou me permettait de mettre en avant un personnage qui a véritablement existé, mais qui comme beaucoup d’autres personnages, est entourée de tout un mythe. À tel point que parfois, il est difficile de faire la différence entre le mythe et le personnage réel. En ce qui me concerne, il est fascinant de savoir qu’elle a existé, fascinant de voir le fleuve Comoé et fascinant aussi d’essayer de comprendre toutes les interprétations, tous les non-dits, tout ce qui se cache derrière ce personnage. Ce qui m’a beaucoup intéressée à l’époque où j’ai écrit le livre, c’était de me rendre compte qu’elle était encore d’actualité : c’était la reine des Baoulés, la fondatrice du royaume Baoulé situé dans le centre de la Côte d’Ivoire, un royaume qui a dominé la Côte d’Ivoire pendant longtemps et même jusqu’au règne du premier président de la République, Félix Houphouët-Boigny, issu du peuple baoulé. Domination politique, donc, à travers le personnage de Pokou et de son sacrifice. Dans mon roman j’ai voulu montrer la vitalité des légendes et des mythes. Il faut faire très 141attention parce que, parfois, on les utilise à des fins politiques. Prenons par exemple cette idée de l’exode, avec la question « d’où venons-nous ? ». Dans le cas de Pokou, son exode a commencé au Ghana actuel. Puis, elle a traversé le fleuve Comoé pour trouver refuge sur un nouveau territoire. Pourtant elle est censée symboliser ce qu’il y a de plus ivoirien. À travers cette légende, je voulais dire « attention » : on vient d’un peu partout, on a traversé des frontières et, donc, on ne peut pas dire qu’il y a aujourd’hui des Ivoiriens plus légitimes que d’autres.
L’écriture est-elle pour vous, Calixthe, un moyen de mettre en valeur des figures féminines – puissantes ou non – négligées par l’Histoire ? Quelles propositions féministes souhaitez-vous donner de votre vision des femmes en Afrique, en Europe ou ailleurs ?
C. B. : J’ai écrit pour consigner ce qui a été, ce qui est et peut-être ce qui sera. Les figures se mettent elles-mêmes en valeur sans que j’aie l’impression de les forcer à devenir ce que je veux. Je régresse pour laisser grandir mes personnages, et je découvre en même temps que les lecteurs que ceux-ci ont grandi, sont devenus forts ; que les femmes décrites dans les livres sont des femmes-soleil, des femme-lune, celles qui donnent jour et couleurs à l’humanité ; je découvre que j’ai décrit des femmes fortes, des femmes-lionnes, capables de porter sur leurs épaules l’univers tout entier et que les hommes sont justes des astres destinés à illuminer leur grandeur. Femme-flamme tenant dans ses petites mains les flambeaux du monde ; femme-étoile commandant aux lucioles de clignoter dans cette nuit noire de l’humanité ; femme originelle posée là telle une rosée pour étancher les soifs de l’univers. Aujourd’hui, je cherche la femme combattante, celle qui prendra le pouvoir entre les mains des hommes afin qu’il y ait moins de misère et moins de guerres dans le monde ; je souhaite que les femmes se lèvent comme une seule femme pour arracher le pouvoir des mains malheureuses des hommes qui n’ont distillé que misère et mort à travers l’univers. J’appelle de tous mes vœux une humanité dirigée par les femmes et c’est possible si les femmes arrêtent de douter d’elles, si elles abandonnent quelque peu les couches et investissent la cité. Elles donneront un nom à l’espérance, à travers ce véritable amour qui ne trompe pas ; le monde, oui, le monde deviendra un magnifique théâtre de volupté chaque jour renouvelé.
142Véronique, vous parliez de l’image de la femme africaine comme victime, image très répandue dans l’imaginaire occidental, alors que ce n’est pas forcément le cas. Le fait que la reine Pokou soit une femme a-t-il un impact sur votre écriture ? Revendiquez-vous votre écriture comme féminine ?
V. T. : Si la légende de Pokou ne m’avait pas parlé, n’avait pas créé quelque chose dans mon imagination, je ne m’y serais pas intéressée. Mais, je trouve que c’est évident qu’en tant que femme, je vois le monde à travers des yeux de femme. Sans être un jugement de valeur ou quoi que ce soit, je suis convaincue que le corps a un impact dans la manière dont on perçoit le monde. Par exemple, dans le cas de Pokou, la maternité est un thème essentiel puisqu’il n’y a rien de plus terrible que de demander à une femme de sacrifier son enfant unique. Trop souvent, afin d’être au même « niveau » que les hommes, les femmes doivent accepter la folie de demandes semblables. Elles doivent changer leur nature profonde.
Et pour vous, Calixthe ?
C.B. : J’ignorais jusqu’à présent qu’une écriture pouvait être féminine car j’écris avec mon cerveau, mon cœur, mes tripes. Je n’écris pas avec mes ovaires ; je n’écris pas avec mes trompes et encore moins avec mon utérus ou encore avec mes seins. Seuls les thèmes par moi choisis relèvent de ma nature de femme. Ils procèdent de ce lieu sans lequel aucune vie ne saurait être ; ils résultent de ces douleurs de l’enfantement, de cette fillette qu’on viole, de ces femmes qu’on excise, de ces mariages forcés, de cet endroit – ce petit trou – convoité par les hommes duquel certaines femmes peuvent jouer pour survivre ou mourir. J’écris la femme dans ses détresses et ses amours, dans ses déboires et ses rires, dans ses songes et ses cauchemars, dans ses envies et ses désirs inavoués, j’écris pour qu’elle soit ; j’écris pour celles qui ont été ou n’ont pas pu être ; j’écris pour toutes celles qui ne savent pas qu’il conviendrait de dessiner leurs souffrances, leurs haines pour survivre dans cet univers de chaos.
Bessora, pour poursuivre avec la notion de littérature féminine – longtemps considérée comme synonyme de sphère privée, familiale, intime – votre lecteur est plongé, avec La Dynastie des boiteux et 53 cm, dans une histoire coloniale. Est-ce là une volonté de faire naître de nouveaux acteurs de l’Histoire, par le 143biais de voix de femmes, de personnages qui portent une réalité ne correspondant plus à ces grands hommes ou ces grandes femmes ?
B. : Je pense effectivement qu’on ressent le monde à travers le corps qui nous est donné et notre expérience au quotidien, mais ce qui me plaît dans le fait d’écrire, c’est de rentrer dans les chaussures d’autres personnes et c’est ce que ce que je fais, je crois. Pour La Dynastie des boiteux, c’est un projet de quatre romans qui est parti de deux choses. La première est un syndrome rotulien qui est une petite déviation rotulienne que j’ai eue et qui m’a fait boiter. La deuxième est ma rencontre avec un personnage historique qui s’appelle Benjamin Banneker, qui est né aux États-Unis au xviiie siècle et qui est le premier homme noir à avoir fabriqué une horloge et écrit un almanach. Donc, ces deux choses se sont croisées à un moment donné et je suis remontée aux sources de Benjamin Banneker jusqu’à arriver à sa grand-mère qui s’appelle Molly Welsh. Jeune fille anglaise, pauvre, elle a été « déportée » d’Angleterre au xviie siècle après un jugement pour le vol d’un seau de lait, et s’est retrouvée dans un champ de tabac aux États-Unis. C’est là qu’elle a dû travailler comme une esclave et qu’elle s’est mariée avec l’un deux, un Africain. Cette femme, qui a existé même si elle est tombée dans les poubelles de l’Histoire, est devenue la matriarche de cette dynastie de boiteux que j’ai écrite. Effectivement, c’est une femme puissante, puisqu’elle s’émancipe, mais sa dynastie est traversée par des protagonistes qui ne sont pas nécessairement des femmes, tout en ayant en commun d’être des parias en quête d’émancipation ou de reconnaissance. Dans Zoonomia, par exemple, Johann est né à l’île de La Réunion et débarque à Paris où il veut retrouver son père breton qui ne l’a pas reconnu. Johann, dont la mère est réunionnaise, est donc une sorte de bâtard. Il veut devenir un aventurier, mais il cherche sa propre légitimité. Dans le tome III, qui n’est pas encore publié, il s’agit d’une femme qui va être la première femme noire des États-Unis à écrire un almanach et à fabriquer une horloge : là, je me suis amusée à faire ce que font souvent les écrivains, c’est-à-dire que j’ai « en vrai » un homme qui s’appelle Benjamin Banneker, mais j’ai besoin qu’il soit une femme dans ma fiction, donc j’en fais une femme. Tout cela pour vous faire comprendre que ce qui m’intéresse précisément, n’est pas d’enfermer les personnes et les personnages dans un genre ou un sexe ; j’aime bien naviguer de l’un à l’autre.
144Dans vos fictions, en tout cas dans 53 cm, il y a souvent un recours au grotesque et à l’humour. S’y découvrent aussi des registres proches du fantastique et des personnages peuvent avoir des visions, notamment dans La Dynastie. Qu’est-ce que ces éléments apportent ? Ce monde des esprits aide-t-il à la traversée du temps ?
B. : Alors je ne saurais pas vous répondre exactement, mais lorsque je pars sur un projet, j’ai l’intention qui est plus ou moins consciente, même si cela dépend des textes : parfois, je sais d’emblée où je veux aller, comment je vais y aller, avec quel protagoniste et quelles caractérisations, à d’autres moments, je ne sais pas. J’ai publié 53 cm en 1999, c’était mon premier roman et à l’époque où je l’ai publié, je faisais des études d’anthropologie. Je découvrais tout ce qui pouvait y avoir eu de raciste dans une ethnologie et une anthropologie du xixe siècle ; je découvrais la figure de Saartjie Baartman, destinée tragique et situation complètement grotesque, tout en vivant moi-même un quotidien administratif complètement absurde puisque, étant donné mon identité, je ne rentrais dans aucune « case ». J’ai trouvé que c’était un sujet intéressant à exploiter sous cette forme, dans 53 cm. Il est vrai que l’humour revient souvent dans mes textes, mais pas toujours. Le procédé est drôlement intéressant, parce que l’humour c’est la tragédie + le temps : c’est ce que vous pouvez vous permettre quand vous prenez du recul par rapport aux événements, en dédramatisant des choses qui, autrement, resteraient graves. Pour la question du fantastique et des esprits, en ce moment cela m’intéresse. Ma matriarche dans La Dynastie des boiteux en particulier, elle écrit d’outre-tombe et raconte l’histoire de ses descendants et je trouve cela éminemment poétique, en disant quelque chose de la transmission. Je pense notamment à une espèce de légende que j’utilise dans la saga : au Gabon, beaucoup de personnes pensent ou pensaient que les gorilles sont les hôtes des esprits des ancêtres. Je trouve cette conviction très belle et je l’utilise aussi dans La Dynastie des boiteux.
Calixthe, quand nous avons imaginé les « formes de pouvoir » pour illustrer les figures de femmes dans la littérature francophone subsaharienne, nous avons proposé : le pouvoir de choisir, de participer, de résister, de dénoncer ; quel autre pouvoir manquerait ici selon vous et pourquoi ?
C. B. : Il existe deux pouvoirs que l’on semble oublier, à moins que l’idée de les évoquer fasse si peur qu’inconsciemment on les a fourgués 145aux tréfonds de l’arrière-train des enfers : celui de décider et celui de commander. Ces deux pouvoirs renvoient à la gestion moderne de la cité, à la participation active des femmes dans le domaine politique. La décision d’élaborer un projet sociétal ne trouve son aboutissement que lorsqu’au bout de la chaîne quelqu’un en commande l’exécution. Que l’évocation de ces deux pouvoirs soit absente pour illustrer les figures dans la littérature francophone n’est pas en soi anodine. En effet, dans toutes les sociétés modernes en matière politique, les figures masculines sont prégnantes ; ce sont elles qui incarnent les grands tribuns avec leur manière virile, nous dit-on, de porter la chose publique… Même si les choses avancent un peu plus en Occident, l’Afrique peine à sortir les femmes des cuisines et la création littéraire s’inspire très souvent de la réalité que vient enrichir l’imaginaire. Ces deux pouvoirs – décider et commander– sont interdépendants ; ils impliquent les instances financières qui façonnent notre si minuscule univers.
À quelles formes de pouvoir associez-vous le plus vos œuvres ? et pourquoi ?
C.B. : Je n’écris pas pour dénoncer, mais on me dit que je dénonce ; je n’écris pas pour résister, on me dit que mes héroïnes résistent, choisissent, sans doute parce que le roman répond aussi aux émotions refoulées, aux non-dits, aux cachés de soi, aux mots que l’on ne peut prononcer, aux traumatismes vécus et inavoués, aux sentiments honteux ou beaux. Peut-être me cacherais-je derrière une foultitude de personnages qui sont encore des parcelles de moi ? Peut-être que dans la dimension littéraire – qui n’est pas l’essai – il y a la part qui échappe à l’écrivain ? Elle est l’incontrôlée, elle est l’intuition qui s’immisce dans le récit, et je crois fort que c’est lorsque l’histoire échappe à son auteur qu’elle devient l’histoire. J’associe mes œuvres à mes souffrances, à mes cris incompris, à mes angoisses, à mes interrogations, à mes questionnements, à ce qui me reste à vivre ou pas, aux ébauches et à mes peurs.
À propos des catégories identitaires, Bessora, vous avez fait le constat ironique d’une différence de traitement entre romanciers noirs et blancs dans les notices de la Bibliothèque nationale de France. Les auteurs français d’outre-mer, souvent noirs ou métis, sont répertoriés selon leur département – un tel est martiniquais, un autre guadeloupéen –, tandis que les auteurs blancs sont désignés comme français : par exemple Michel Houellebecq qui est né à 146Saint-Pierre à La Réunion, mais est répertorié comme français. Pour vous-même, quel est le constat ?
B. : Justement, je n’ai pas de pays dans les fiches de la BnF, mais cela me va très bien ! Il s’agit de comprendre le mot « Francophonie », ce qui est très délicat, parce que « francophone » n’est pas compris de la même manière suivant que vous soyez au Canada, au Cameroun, en France ou en Suisse : je parle ici du cas français. En France, cela pose effectivement un problème parce que dans les fiches de la BnF et aussi du point de vue d’un certain nombre d’éditeurs, de journalistes ou d’acteurs du secteur du livre, un auteur francophone signifie « un auteur étranger qui écrit en français » ou « un auteur français qui a une gueule d’étranger » … ! C’est pour cette raison que Michel Houellebecq n’est pas un auteur francophone quoique né à La Réunion, tandis que Fabienne Kanor l’est parce qu’elle est un peu basanée. Mais moi, je n’ai pas de pays pour le moment !
La réflexion peut être menée à propos des éditions des livres dits francophones, avec des auteurs africains ou d’outre-mer. Les livres écrits par des femmes ont souvent pour couverture la représentation d’une femme, des motifs wax, des couchers de soleil, des couleurs chaudes. Que pensez-vous de ces choix ? Participent-ils à une stigmatisation des auteurs francophones ? Est-ce que vous même avez le choix quant aux couvertures de vos livres ?
V. T. : Moi je n’ai pas de problème avec mes couvertures ! Souvent, on me demande mon avis. En fait, il faut dire à l’éditeur « J’aimerais avoir une idée de la couverture » et souvent il accepte d’en discuter. Mais c’est vrai que le choix de la couverture est très délicat.
B. : Véronique, tu es peintre, donc tu as peut-être l’œil ! Mais il faut reconnaître que les éditeurs français, d’une manière générale, ont un certain retard par rapport à leurs homologues anglo-saxons… Je ne me suis pas sentie spécialement stigmatisée par des couvertures, j’ai édité moi-même quelques livres et je me suis beaucoup amusée avec les couvertures, avec des toiles d’Egon Schiele, par exemple, et un ami peintre m’a fait une couverture également. Mais ce que vous constatez est sûrement vrai chez certains éditeurs et, malheureusement, je crois que les auteurs n’ont pas forcément leur mot à dire.
147C. B. : Dans un monde si uniformisé, je suis heureuse de porter des marques voire des stigmates qui me distinguent des autres, qu’il s’agisse de ce magnifique soleil qui court dormir, tranquillement sur C’est le soleil qui m’a brûlée, de cette femme enveloppée dans son wax dans Femme nue, femme noire, et de cette autre avec son foulard aux couleurs chaudes. Dans cet univers où n’importe quoi ressemble à n’importe quoi d’autre, je veux être tatouée, marquée de mon identité, je suis heureuse de tous ces petits riens qui me distinguent. Il y a vingt ans, j’aurais parlé de la stigmatisation de la littérature africaine en joignant ma voix à la vôtre. Mais aujourd’hui qu’est-ce qui me distingue de l’autre au-delà du faux reflet d’une couleur de peau ?
Récemment a surgi une polémique autour du titre français du roman Dix petits nègres d’Agatha Christie et il a été changé pour devenir Ils étaient dix. La modification a été justifiée par la nécessité pour les Blancs de ne pas prononcer le fameux « n-word » américain. Dire ce mot en étant Blanc signifierait qu’on est raciste. Avec cette polémique, l’usage nord-américain traverse les langues pour devenir un fait de culture universel. Au même moment, le film Autant en emporte le vent a été retiré de la plateforme de streaming HBO Max, car considéré comme explicitement raciste, et donc irrecevable alors que le film est sorti en 1939. Que pensez-vous de ces changements ? Est-ce du « politiquement correct » ou est-ce fondamentalement nécessaire ?
V. T. : Je pense qu’il y a beaucoup d’hypocrisie, la mauvaise foi est dans l’air du temps. Le titre est modifié, ce qui n’est d’ailleurs pas mal pour un livre, puisque cela lui redonne une autre vie. Que ce soit pour Autant en emporte le vent ou le déboulonnage des statues, c’est la même chose. Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux, au lieu de casser les statues ou de les mettre dans un musée, d’être un peu plus sincère et honnête par rapport à ces personnages-là en mettant des plaques explicatives. C’est une question d’honnêteté, et ce que je crains c’est plutôt que dans un an ou deux ans, tout soit oublié et qu’on revienne à la case départ. Ce que j’ai trouvé dommage est le fait qu’il faille tout casser pour se faire entendre. Je reste un peu cynique par rapport à ce sentiment de culpabilité, comme s’il fallait aller à l’église et demander pardon pour les fautes commises. J’ai peur qu’il y ait une certaine manipulation ; par exemple, à la télévision les publicités qui changent : on n’a jamais vu 148autant de Noirs qui font la pub pour les lave-vaisselles et les voitures ! Il y a quelque chose de très gênant et je préférerais une transformation plus en profondeur.
B. : Je ne crois pas du tout, non plus, que cela résolve quoi que ce soit. En plus, il y a un truc qui s’appelle le droit moral de l’auteur, imprescriptible. Dans ce cas, Agatha Christie avait changé elle-même le titre en anglais, cela explique la possibilité pour la traduction, avec l’aval des ayants-droit. Mais si un livre s’appelait « Dix petits juifs », je pense que plutôt que de changer le titre, il faudrait une notice explicative. Cela ne sert à rien de changer un titre, ou de déboulonner des statues, ou de dire à des Blancs « Vous n’avez pas le droit de dire “nègre” » et dire à des Noirs « Vous, par contre, avez le droit » : je pense que les gens ont besoin de savoir ce qui a pu se passer durant l’esclavage, durant la colonisation, sans forcément se sentir ou coupable, ou victime.
C. B. : Doit-on effacer l’histoire au nom du politiquement correct ? Le mot « nègre » a été utilisé par les plus grands savants africains et Afro-descendants. Nation nègre et culture de Cheikh Anta Diop, devrait-il changer de nom ? Le mot « nègre » appartient à l’histoire de l’humanité et à ce titre, il doit demeurer comme témoin d’un temps, d’une époque certes révolue, mais d’une époque !
Est-ce qu’au cours des vingt dernières années la perception de vous en tant qu’écrivaines a changé dans ce type de manifestation publique ? Chimamanda Ngozi Adichie a été interviewée par une journaliste de France Culture, en 2019 dans les salons de l’Hôtel de Ville de Paris, qui lui demande si son livre a été lu dans son pays, question à laquelle elle répond « Oui, il y a des librairies dans mon pays, des bibliothèques, des universités »… Ressentez-vous les mêmes stéréotypes ?
B. : Eh bien, j’ai l’impression que cela n’a pas beaucoup changé. Pour vous donner un exemple, j’ai reçu dernièrement une invitation à participer à une manifestation et la dame qui m’écrivait me disait « Est-ce que vous pouvez m’envoyer un de vos livres dans sa langue originale et sa traduction en français ? ». Je suis partie dans un échange de trois, quatre allers-retours, mais elle n’a finalement toujours pas compris que j’écrivais en français qui est ma langue maternelle, enfin non c’est le Schweizerdeutsch, mais là, ce n’est carrément pas concevable !
149V. T. : Pour moi, la situation a quand même changé. La personne qui a posé la question à Chimamanda Adichie, vraiment quelle erreur, quelle erreur ! Elle est très connue dans son pays, elle est publiée dans son pays, car oui il y a des éditeurs au Nigéria qui fonctionnent assez bien. Ils ont une chance énorme, puisqu’il y a une grosse population et ils peuvent s’en sortir à peu près, même en publiant peu de livres. C’est plus compliqué dans des pays francophones comme la Côte d’Ivoire, le Gabon, le Sénégal où seules les coéditions marchent, puisqu’en restant uniquement au niveau d’un pays, il n’y a pas beaucoup de chiffre d’affaires. Je vais faire un peu de pub. Je suis présidente du jury du Prix Orange du Livre en Afrique : le but est justement d’encourager les éditeurs sur place, de montrer qu’il y a des publications qui se font sur le continent, mais qui n’arrivent pas jusqu’en Europe pour des raisons parfois farfelues. Je me souviens d’avoir eu des discussions avec des libraires français qui disaient que « non, le dos de tel livre n’est pas assez épais, on ne peut pas lire le titre, donc ça ne se vendra pas bien », enfin toutes sortes de raisons. Il y a des règles commerciales qui empêchent les livres publiés en Afrique de se retrouver dans de grandes librairies, par exemple. Ce qui est vraiment très injuste car les livres qui sont publiés en Europe se retrouvent très facilement en Afrique. Mais les choses bougent.
150Fig. 1 – Seni Awa Camara, Sans titre, 2006 :
Terre cuite (106 x 36,6 x 25,8 cm). © Seni Awa Camara,
courtesy The Jean Pigozzi Collection of African Art.
1 La table ronde était menée par Rachel Steiner, étudiante du programme de spécialisation en master « Études africaines : textes et terrains » de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne, avec Christine Le Quellec Cottier. Nous remercions Rachel Steiner pour son important travail de transcription des propos de la table ronde.
2 Calixthe Beyala fait ici référence à certaines pancartes de manifestations pour le climat qui arborent le slogan sarcastique « Destroy my pussy, not my planet », très populaire chez les jeunes du mouvement Youth for climate.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12735-2
- EAN : 9782406127352
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0131
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2022
- Langue : Français
- Mots-clés : Auteure, féminin, Vénus hottentote, colonial, émancipation