Généalogie d’une exception Les romans de génération chez Bessora et Namwali Serpell
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
- Auteur : Chavoz (Ninon)
- Pages : 117 à 129
- Collection : Rencontres, n° 539
- Série : Francophonies, n° 2
Généalogie d’une exception
Les romans de génération
chez Bessora et Namwali Serpell
La critique récente s’est plu à démontrer la vogue de récits de filiation, dont les auteurs, essentiellement masculins, s’inscrivaient dans le champ d’une littérature française exigeante (Viart, 1999 ; Demanze, 2008). À ces évocations mélancoliques d’un passé révolu, souvent grevées d’un lourd bagage intertextuel, je propose d’opposer – ou, à tout le moins, de comparer – des fictions féminines africaines, issues des anciens espaces colonisés francophones et anglophones. Il ne s’agit pas d’incriminer, ce faisant, une littérature occidentale qui se tournerait vers le passé en occultant plus ou moins sciemment son héritage colonial1, mais d’identifier plutôt une autre forme de narration, plus encline à dialoguer avec la romance et la littérature à l’eau de rose qu’avec les classiques2 : aux « récits de filiation », je préfèrerai donc ce que j’appellerai ici des « romans de génération ». Si le choix du « roman » plutôt que du « récit » vise à mettre l’accent sur le caractère fictif et, à proprement parler, « romanesque » (Murat, 2017, p. 12-13) des œuvres commentées, le terme de « génération » s’entend quant à lui doublement : il désigne à la fois une classe d’âge, rassemblant ceux qui vivent à la même époque et se trouvent soumis aux mêmes configurations historiques, et l’action même d’engendrer – soit, dans le cas des personnages féminins qui nous occuperont au premier chef, de donner le jour à un nouveau-né. La « génération » s’entend dès lors à la fois comme étalon chronologique et comme action physique : là où la « filiation » est essentiellement 118individuelle et passive (puisqu’on se découvre toujours le fils de quelqu’un, sans y pouvoir rien changer), la « génération » revêt une dimension collective et dynamique. Pour mieux illustrer cette modalité narrative contemporaine, j’ai choisi de rapprocher deux œuvres, dont la forme en apparence distincte – un unique roman pour Namwali Serpell, quatre tomes, dont deux parus à ce jour, pour Bessora – ne doit pas occulter les fortes ressemblances.
Un premier parallélisme peut être établi entre les situations des deux auteures, Africaines d’origine, mais désormais domiciliées et publiées en Occident. Née en 1968 à Bruxelles, Bessora est la fille d’une mère suisse et d’un diplomate gabonais : en parallèle d’une thèse consacrée à l’exploitation pétrolière au Gabon, elle publie plusieurs romans, accueillis par l’éditeur Le Serpent à Plumes et par la collection « Continents Noirs » de la maison Gallimard. Avec La Dynastie des boiteux, Bessora, dont l’activité littéraire a déjà été couronnée par plusieurs prix (Prix Fénéon en 2001, Grand Prix littéraire d’Afrique noire en 2007), se lance en 2018 dans un projet d’une ambition inédite : partie d’une anecdote historique, elle affirme avoir d’abord envisagé d’écrire une nouvelle, avant d’aboutir à un texte d’une extraordinaire densité qu’il lui aurait fallu scinder en quatre avant d’en envisager la publication. On ne peut qu’espérer que ce projet de longue haleine ne sera pas compromis par la cessation d’activité de son éditeur, annoncée en 2018. Namwali Serpell naît en 1980 à Lusaka, d’une mère économiste et d’un père universitaire : la famille déménage à Baltimore alors que la fillette n’a encore que neuf ans. C’est donc aux États-Unis que l’auteure est formée, fréquentant des institutions académiques aussi prestigieuses que Yale et Harvard, avant de devenir elle-même professeure à l’Université de Berkeley. Distinguée par plusieurs prix littéraires attribués à ses premières nouvelles, elle publie en 2019 The Old Drift, une somme romanesque aussitôt récompensée par le Prix Arthur-C.-Clarke, dédié au Royaume-Uni aux ouvrages de science-fiction, et par le Grand Prix des Associations Littéraires, décerné au Cameroun.
Les parentés entre ce premier roman et La Dynastie des boiteux sont frappantes. L’indice le plus évident en est la présentation d’un arbre généalogique qui constitue un guide indispensable pour se repérer dans The Old Drift ou dans la tétralogie de Bessora : les deux auteures s’attachent en effet à suivre la destinée d’une lignée sur plusieurs générations. Chez 119Bessora, chacun des quatre tomes de la tétralogie annoncée traite d’une génération différente ; chez Namwali Serpell, le roman est divisé en trois parties majeures, respectivement placées sous l’égide des aïeules (« The Grandmothers »), des mères (« The Mothers ») et des enfants (« The Children »). L’une et l’autre mettent ainsi en évidence une continuité chronologique intergénérationnelle et dépeignent des phénomènes de transmission et de filiation dont les femmes sont les premiers vecteurs. Toutes deux placent aussi au cœur du tableau des figures féminines ; ce choix est patent chez Namwali Serpell, qui préfère s’attacher aux « grands-mères » et aux « mères » plutôt qu’aux géniteurs. Il paraît a priori moins évident dans la tétralogie de Bessora qui alterne, en apparence, les tomes dédiés à des personnages masculins (les deux premiers : Zoonomia et Citizen Narcisse) et à des personnages féminins (à en croire les résumés, les deux derniers, encore à paraître : Black Almanach et Le Livre de Michée). Un tel postulat d’équilibre se révèle cependant trompeur : si Zoonomia suit bien l’itinéraire de l’explorateur Johann B. Duchelieu, Citizen Narcisse s’intéresse moins à l’éponyme Narcisse Le Cam, trop vite raccourci par la guillotine, qu’à celle qui s’éprend passionnément de lui – Jane Black, bientôt épouse Duchelieu et grand-mère du naturaliste auquel était consacré le premier tome. Cette primeur accordée aux figures féminines s’exprime enfin, dans l’un et l’autre cas, par un certain désordre généalogique : Jean-Marie Duchelieu, le père de Johann, a ainsi pour géniteur biologique un « fripier sans âge » (Bessora, CN, p. 265) et pour père spirituel, qualifié de « posthume » dans l’arbre généalogique, le fameux Narcisse Le Cam que sa mère, Jane Black, avait suivi en vain de Baltimore en Louisiane, puis de la Louisiane à Saint Malo. Quant au dernier-né du roman de Namwali Serpell, il demeure anonyme, faute de connaître le nom de son père : est-ce le brillant Joseph Banda ou le séduisant Jacob Mwamba, l’un et l’autre aimés de sa mère morte en couche, Naila Balaji (Serpell, 2019, p. 563) ?
Sans prétendre rendre compte des multiples rebondissements qui animent ces romans singulièrement denses, où le fantastique le dispute à la romance, j’aimerais souligner ici certains points communs des cycles conçus par Namwali Serpell et Bessora. L’importante galerie de personnages que l’une et l’autre déploient et dispersent sur plusieurs siècles et plusieurs continents (l’Afrique, l’Asie et l’Europe pour la première ; l’Afrique, l’Amérique et l’Europe pour la seconde) aboutit à la création de 120figures féminines d’exception, dont les silhouettes héroïques se dessinent à la confluence de l’Histoire et de la fiction. Déformant sciemment le titre du Congolais Sinzo Aanza3, j’ai donc choisi de placer la présente réflexion sous le signe de la « généalogie d’une exception », liant ainsi l’originalité d’héroïnes hors pair à l’arborescence de la filiation.
Les Banneky-Mwamba
Histoire surnaturelle d’une famille
sous l’esclavage et la colonisation
Dans le champ français et francophone, l’ambitieux projet consistant à relater l’histoire d’une famille sur plusieurs générations ne peut manquer de susciter le souvenir de la fameuse saga d’Émile Zola : l’écrivain naturaliste, que Laurent Demanze place aux origines d’un premier âge de l’enquête (2019), insufflerait-il également à la littérature contemporaine son goût des explorations familiales ? Rappelons pour mémoire que la série des Rougon-Macquart s’étendait sur plus d’un siècle et couvrait cinq générations, de la naissance d’Adélaïde Fouque, en 1768, au décès de l’enfant conçu par Pascal Rougon et sa nièce Clotilde, en 1874. Le cycle de Bessora brasse bien plus large encore : tel qu’il est annoncé dans l’arbre généalogique présenté à l’issue du deuxième tome, il débute en 1667, avec la naissance de la matriarche, Jane Molly Welsh, en Cornouailles, pour ne s’achever qu’en 1903 avec la mort de Johann B. Duchelieu, en Russie. Née de l’alliance d’une esclave blanche, condamnée à l’exil américain pour le vol d’un seau de lait, et d’un esclave noir, Banneka, dont le nom anglicisé deviendra « Banneky », la dynastie des Boiteux courrait ainsi sur plus de deux siècles, traversant la période de la traite, assistant à l’abolition de l’esclavage puis à la naissance d’une science physionomique raciste au xixe siècle. Ses représentants voyagent entre l’Europe et les Amériques, jusqu’à ce que son ultime rejeton, mû par la fièvre naturaliste, foule de nouveau le sol africain quitté par ses ancêtres déportés.
121Quant à Namwali Serpell, elle s’attache non pas à une unique lignée, mais à trois familles, dont les derniers chapitres révèlent la tardive réunion en scellant l’amitié ambiguë de Joseph, Jacob et Naila. Le premier est issu du métissage qui unit sa grand-mère Agnes, elle-même petite-fille du pionnier Percy M. Clark, au sujet rhodésien Ronald Bemba ; le second a pour aïeux deux combattants engagés pour l’indépendance de la Zambie, Matha Mwamba et Godfrey Mwango. Quant à Naila, elle descend d’une famille italienne installée de longue date près des chutes Victoria mais sa mère, Isabella, a épousé l’Indien Balaji, tenancier de la boutique de coiffure Patel & Patel Ltd, Inc. : c’est donc par fidélité à la mémoire paternelle que la jeune fille se rendra en Inde, où elle entendra se livrer à une forme de pèlerinage. Si on considère son spectre le plus étendu, la généalogie tracée par Namwali Serpell débute par conséquent dans les années 1870, lorsque naissent Percy M. Clark (1874), Pietro Gavuzzi (1870) et, quelques dizaines d’années plus tard, N’gulube (1893), le grand-père de Matha. À l’autre extrémité de la frise chronologique, l’histoire s’achève lorsque naît l’enfant de Naila, en 2024 : The Old Drift couvre donc un laps de plus de cent cinquante ans, qui correspond à la fois à la période coloniale, aux indépendances africaines et à la construction d’un État postcolonial. Si le sort des trois familles est définitivement noué par le triangle amoureux que forment Jacob, Joseph et Naila, les premiers chapitres révèlent déjà un lien ténu entre le pionnier anglais, l’intriguant italien et l’indigène persécuté. La partie liminaire du roman (« The Falls »), qui se concentre sur la geste des bâtisseurs aux abords des chutes Victoria, rappelle ainsi comment, à l’occasion d’un désagréable incident qui se produisit entre Percy M. Clark et Pietro Gavuzzi, la fille du second, Lina, s’attaqua furieusement à un « innocent petit indigène » employé à l’hôtel (Serpell, 2019, p. 12). Du coup reçu, celui-ci garda les séquelles à vie et il ne recouvra jamais toute sa tête : ainsi N’gulube devint-il l’idiot du village, bien avant que Percy M. Clark ne lui offre un instant de célébrité en le criblant par inadvertance de petit plomb. Les trois familles dont Namwali Serpell décrit la destinée se révèlent ainsi connectées : fugitivement noués dans l’histoire coloniale, leurs liens se distendent au fil des ans, avant de se renouer à l’ère postcoloniale, lorsque trois jeunes gens, lointainement issus de Clark, Gavuzzi et N’gulube, s’essaient à fomenter une révolution.
122Plus dispersés géographiquement, plus étendus chronologiquement, les « romans de génération » composés par Namwali Serpell et Bessora se distinguent également du précédent zolien par la part belle qu’ils offrent au surnaturel ou, à tout le moins, au grotesque et au bizarre. Loin de se conformer au modèle scientifique qui fascine le romancier naturaliste et irrigue sa conception de l’hérédité, les deux romancières s’ingénient en effet à construire des filiations symboliques et spectaculaires. Chez Bessora, les membres de la dynastie des boiteux se distinguent ainsi par une commune odeur de narcisses – héritage onomastique et paradoxal du fameux Narcisse Le Cam, dont on se souvient que la relation avec Jane Black resta pourtant strictement platonique. Plus significativement encore, les rejetons de la lignée tendent à être affligés d’une boiterie qui prend alternativement la forme d’une claudication (boiterie physique) et d’un bégaiement (boiterie verbale). L’origine de cette tare n’est pas une quelconque malformation génétiquement transmise : elle réside essentiellement dans l’héritage textuel inoculé par le scrofuleux prophète Michée de Moréseth, dont les boiteux reçoivent à intervalles réguliers la perturbante visite. Parmi les versets qu’il énonce figure en bonne place la prophétie suivante : « Et ce jour-là, dit le Seigneur, je rassemblerai celle qui était boiteuse. […] Et je réunirai celle que j’avais chassée et affligée. […] Je réserverai les restes de celle qui était boiteuse, et je formerai un peuple puissant de celle qui avait été si affligée » (Bessora, CN, p. 109-110 ; Z, p. 99). Conformément aux lectures de la Bible prisées par les pasteurs noirs américains4, la parole de Michée est entendue comme l’annonce d’une compensation ou d’un renversement de l’oppression : les boiteux, et plus encore les boiteuses, caressent l’espoir d’une révolution qui leur restituera leur place et leur « puissance ».
Du côté de Namwali Serpell, la famille Gavuzzo présente elle aussi d’étonnants caractères distinctifs, qu’on pourrait situer dans le droit fil des aventures vétérotestamentaires de Samson. L’aïeule Sibilla, petite-fille de Pietro, naît en effet dotée d’une indomptable pilosité, qui lui couvre tout le corps et croît à une vitesse défiant l’imagination. Considérée comme « monstrueuse » en Italie, où elle suscite tout au plus l’excitation perverse d’une haute société accablée d’ennui (Serpell, 2019, p. 42), cette caractéristique s’atténue et se transforme au fil des générations en atout : Isabella, la fille de Sibilla, en fait ainsi le point de départ d’une entreprise 123prospère, vendant aux salons de coiffure et aux perruquiers de Lusaka les cheveux de sa mère et de ses propres filles. Quant à l’Indien Baliji, son époux, il ne manque pas de faire le lien entre cette extraordinaire abondance capillaire et le culte rendu à Venkateshwara, dans le temple de Tirumala (Serpell, 2019, p. 282). Par le biais de ces personnages chevelus, Namwali Serpell s’insère ainsi dans la veine d’une littérature du salon de coiffure désormais bien représentée dans le champ africain francophone et anglophone5 : loin de faire de la natte ou de l’afro le bastion d’une construction identitaire, elle connecte cette préoccupation capillaire à la fascination occidentale pour le phénomène de foire, mais surtout à une tradition qui motive l’un des plus célèbres pèlerinages du sous-continent indien.
Au même titre que la boiterie imposée par Michée et que l’odeur du narcisse, la pilosité excessive des Gavuzzo apparaît comme l’indice d’une généalogie essentiellement fictive, dont l’objectif est moins de retracer le cours sinueux de l’hérédité, que de construire des figures romanesques dotés d’attributs hors du commun : leurs extraordinaires qualités, leur dialogue avec les prophètes de l’Ancien Testament et les dieux du panthéon hindou en font de véritables héros, frôlant parfois la démesure du mythe.
La tête dans les étoiles
L’astronome et l’afronaute
Si l’ambition de rendre compte d’une famille sur plusieurs générations conduit Bessora et Namwali Serpell à déployer une vaste galerie de personnages, tous genres et tous âges confondus, force est de constater que l’une et l’autre accordent une forme de prééminence à une figure féminine, dont l’ombre portée domine le récit. Dans nos « romans de la 124génération », précisons d’emblée que cette figure ne se contente pas de faire office de matriarche, manifestant son pouvoir par la mise au monde et l’éducation d’une descendance nombreuse. Tout au contraire, les personnages en question ne se distinguent pas par leur fibre maternelle et se montrent même enclines à nier leurs grossesses et à abandonner leurs enfants. Ainsi Johanna Banneky, enceinte des œuvres d’un Irlandais, confie-t-elle sa fille, Jane Black, aux bons soins de sa sœur Abigaïl. De même, Matha Mwamba se révèle plus mobilisée par le chagrin que lui cause la disparition de son condisciple et amant Godfrey que par la naissance de sa fille Sylvia, qui ne tarde pas à échouer, elle-aussi, chez sa tante, au grand soulagement de sa génitrice.
Ces maternités défaillantes n’empêchent pas les deux personnages d’étendre leur influence sur plusieurs générations. L’une et l’autre se révèlent tournées vers les astres, dont elles retracent les trajectoires ou envisagent de rejoindre les orbites lointaines. L’astronome Johanna Banneky, auteure de plusieurs almanachs, conçoit ainsi une horloge inversée dont le tic-tac poursuit ses descendants. Quant à Matha Mwamba, non contente d’insuffler à son petit-fils Joseph le goût de la technique, elle constitue un modèle révolutionnaire pour la jeune Naila. Lorsque cette dernière s’essaie à organiser un mouvement de protestation en rassemblant des milliers de badauds intrigués autour d’un mystérieux acronyme (SOTP, déformation d’un signe STOP que les révolutionnaires entendent transformer en slogan, sans parvenir à se mettre d’accord sur le sens qu’il faudrait lui attribuer), c’est l’irruption sur scène de Matha Mwamba et de sa rhétorique enflammée qui galvanise les foules (Serpell, 2019, p. 540).
Le point commun le plus remarquable des deux figures féminines décrites par Bessora et Namwali Serpell réside enfin dans l’ambiguïté de leur rapport à la fiction et à la réalité : Johanna Banneky tout comme Matha Mwamba sont en effet inspirées de personnages historiques attestés, auxquels le roman impose une série de déformations. Celles-ci sont particulièrement spectaculaires dans le cas de Johanna Banneky : quoique le tome qui lui est consacré ne soit pas encore paru, le résumé que Bessora met à disposition du lecteur précise d’emblée qu’elle est la transfiguration fictive de Benjamin Banneker, un fils d’esclaves affranchi, connu pour ses activités de mathématicien, d’astronome et de fabricant d’horloges. C’est à cette figure historique masculine, qui correspondit 125avec Thomas Jefferson pour défendre la cause des Afro-Américains, que Johanna Banneky emprunte la plupart de ses caractéristiques et de ses talents. La dynastie des boiteux, qui livrait déjà dans son premier tome un portrait déformé de l’explorateur Paul Belloni du Chaillu, bien connu du lectorat gabonais, sous les traits de Johann B. Duchelieu, s’offre ainsi le luxe d’une féminisation de l’histoire, dont le troisième tome de la saga, Black Almanach, devrait permettre l’entier déploiement.
Namwali Serpell, pour sa part, place au cœur de son roman l’épisode historique du programme spatial zambien, auquel elle avait déjà consacré un texte documenté paru dans le magazine New Yorker (Serpell, 2017). Si l’auteure se concentrait alors sur la figure d’Edward Makuka Nkoloso, initiateur d’un projet farfelu qui visait à concurrencer les États-Unis et l’URSS dans le domaine sensible que constituait la conquête spatiale, l’attention se déporte ici sur celle qui fut la première d’entre ses disciples : Nkoloso est certes évoqué à plusieurs reprises, alternativement présenté comme un résistant ingénieux et comme un savant fou, mais il cède rapidement la place à Matha Mwamba. Loin d’être issu de la seule imagination de l’auteure, ce nom est rentré dans l’histoire, fût-elle anecdotique, comme celui de la première « afronaute » zambienne, destinée à s’embarquer dans une fusée de fortune en compagnie de plusieurs chats pour aller à la rencontre des habitants de la Lune et de la planète Mars. Quoique Namwali Serpell ne soit pas la première à s’intéresser à cette figure6, elle lui prête une densité romanesque inédite en s’attardant notamment sur l’immense chagrin d’amour que lui cause la défection de son fiancé, Godfrey, rencontré à l’académie spatiale fondée par Nkoloso : baignant dans des larmes intarissables, Matha s’apparente à un avatar des personnages qui, à l’instar de la déesse Ganga, noient l’épopée indienne de leurs pleurs (Serpell, 2019, p. 194). Elle rejoint en cela la révolutionnaire Naila, que ses origines indiennes incitent à se comparer à la déesse du chaos, Kali (Serpell, 2019, p. 519). Le chagrin d’amour de l’afronaute déçue ne s’arrête cependant pas à ces effusions surnaturelles : c’est précisément son irrépressible peine qui la conduit à réunir autour d’elle le groupe des Pleureuses (The Weepers), dont les membres, 126refusant les facilités technologiques qui contribuent à l’asservissement des populations zambiennes, forment à terme un véritable embryon révolutionnaire. Namwali Serpell enrichit ainsi doublement le personnage de Matha Mwamba, dont l’histoire retient surtout l’échec prévisible : elle la dote d’un cœur brisé, renchérissant ainsi sur la tradition du roman à l’eau de rose, et d’un avenir qui fait d’elle la figure de proue inattendue d’une révolte anticapitaliste, annoncée pour l’année 2020.
Fiction régressive et fiction progressive
C’est là sans doute la différence majeure qu’il faut souligner entre deux fictions que leur structure généalogique et leur souci de valoriser des héroïnes féminines pour partie inspirées de personnages historiques invitent par ailleurs à considérer comme jumelles. Du côté francophone, la démarche de Bessora est essentiellement régressive, au sens sartrien du terme : le premier tome de la tétralogie est ainsi consacré au plus moderne des boiteux, Johann B. Duchelieu (1847-1903), et la narration remonte ensuite, avec chaque nouveau volume, un peu plus loin dans le passé, jusqu’à évoquer le cas de l’aïeule déportée d’Angleterre. L’objectif du cycle n’est donc pas d’aller de l’avant en mettant en évidence une geste familiale conquérante mais bien d’expliquer, grâce à une plongée généalogique, les complexes nourris par le jeune Duchelieu, troublé par son identité métisse. La Dynastie des boiteux apparaît par conséquent comme une fiction historique, qui contribue à souligner l’obsédante rémanence du passé dans l’esprit des contemporains. Le prophète Michée ne dit pas autre chose lorsqu’il met en garde les boiteux : « Vous les ancêtres, […] vous êtes des empêcheurs d’avenir. Il faut vous enfermer au Figuier, sinon vous revenez hanter vos enfants » (Bessora, CN, p. 189 ; Z, p. 11).
Du côté anglophone, au contraire, le roman de génération de Namwali Serpell se révèle fondamentalement progressif : débutant à l’époque de la colonisation, il s’achève dans un futur proche, marqué par la crise climatique, le développement technologique du Tiers-Monde et la limitation consécutive des libertés individuelles. Naila, Jacob et Joseph évoluent ainsi dans un monde où les Africains et les Indiens ont tous 127été gratuitement équipés de « perles digitales » qui leur tiennent lieu de smartphones incorporés, où des drones miniaturisés s’inspirent de la structure anatomique du moustique et où un vaccin expérimental contre le sida, produit par un consortium sino-américain, est inoculé de force à la population zambienne. Pris d’une fièvre révolutionnaire, les trois héros fomentent une panne électrique généralisée, qui devrait permettre la déconnexion des citoyens asservis par la technologie : pour ce faire, ils obstruent le barrage de Kariba que leurs ancêtres anglais et italiens, déplaçant à cette occasion les populations et les réserves animalières, avaient construit sur le fleuve Zambèze. Le projet de sabotage des jeunes révolutionnaires prend néanmoins une tournure inattendue : alors qu’ils n’avaient prévu qu’une obstruction passagère du barrage, les digues cèdent et toute la plaine environnante se trouve submergée. Seule Lusaka, transformée en île, est sauvée du déluge (Serpell, 2019, p. 563). Dans cette dernière partie du roman, Namwali Serpell aborde des thématiques qui appartiennent au genre aujourd’hui prolixe de la science-fiction africaine : sa représentation d’une Zambie futuriste et autoritaire entre par exemple en étroite résonance avec l’univers romanesque de la Sud-africaine Lauren Beukes7. En imaginant une Zambie noyée par les eaux, elle renoue cependant aussi avec un imaginaire colonial de l’Afrique du futur, exemplairement représenté par Jules Verne dans son dernier roman publié, L’Invasion de la mer, également clos par une vague déferlante qui couvre le Sahara. Tandis que les boiteux francophones regardent résolument en arrière, portant un regard inquiet sur leurs généalogies embrouillées, les afronautes anglophones vont donc de l’avant – quitte à courir à une catastrophe de longue date annoncée.
Une lecture de détail des deux textes conduit cependant à nuancer ce constat premier, qui tendrait à réduire l’auteure francophone au ressassement du passé, en projetant l’auteure anglophone dans le laboratoire du futur africain. Quoiqu’il repose essentiellement sur l’énoncé de la prophétie de Michée, répétée à de nombreuses reprises dans les deux tomes publiés, le cycle de Bessora ne saurait se résumer à la complétion sans surprise d’une destinée annoncée : loin d’embrasser une narration téléologique, l’auteure endosse une démarche historienne exigeante, frôlant l’encyclopédisme, pour mieux remonter la chaîne des causes à leurs effets et expliquer ainsi le sort de ses personnages. À l’inverse, 128l’inflexion du roman de Namwali Serpell vers la science-fiction dissimule un arrière-plan prophétique sous-jacent : l’inondation de la Zambie rejoue ainsi la scène biblique du Déluge – et ce d’autant plus explicitement que l’entreprise de déportation coloniale, visant à protéger la population et surtout la faune locale des conséquences de la construction du barrage, avait été baptisée « opération Noah » (Serpell, 2019, p. 70). Tout en affichant son omniprésence, Bessora fait ainsi le choix de contourner la prophétie, finalement supplantée par l’histoire. À l’opposé, le futur imaginé par Namwali Serpell reconduit implicitement une structure eschatologique monothéiste et contredit par ce retour au terreau mythique le projet d’une narration progressive. Dans l’un et l’autre cas, le roman de génération paraît donc en revenir à un intertexte biblique, auquel chaque auteure réserve un traitement différencié. On ne s’en étonnera pas à outrance : l’Ancien Testament ne rassemble-t-il pas – et ce dès le livre de la Genèse – son lot de généalogies ?
Ninon Chavoz
Université de Strasbourg
129Bibliographie
Bessora, Zoonomia, Paris, Le Serpent à Plumes, 2018 [t. 1 de La Dynastie des boiteux].
Bessora, Citizen Narcisse, Paris, Le Serpent à Plumes, 2018 [t. 2 de La Dynastie des boiteux].
Chavoz, Ninon, « L’homme au casque de verre : perspectives de l’afronaute dans la littérature et les arts », Mémoires de l’événement. Constructions littéraires des faits historiques (xixe-xxie siècle), dir. Corinne Grenouillet et Anthony Mangeon, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2019, p. 301-323.
Demanze, Laurent, Encres orphelines : Pierre Bergounioux, Gérard Macé, Pierre Michon, Paris, Éditions José Corti, 2008.
Demanze, Laurent, Un nouvel âge de l’enquête : portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, Éditions José Corti, 2019.
Mangeon, Anthony, Martin Luther King : éthique & action, Paris, Les Éditions du Cerf, 2020.
Mangeon, Anthony, Henri Lopes : un art du roman démocratique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2021.
Mouralis, Bernard, Les Contre-littératures, Paris, Hermann, coll. « Fictions Pensantes », 2011 [1975], préface d’Anthony Mangeon.
Murat, Michel, Le Romanesque des lettres, Paris, Éditions José Corti, 2017.
Serpell, Namwali, « The Zambian “Afronaut” who wanted to join the space race », The New Yorker, 11 mars 2017 : « https://www.newyorker.com/culture/culture-desk/the-zambian-afronaut-who-wanted-to-join-the-space-race (consulté le 08/12/2020) ».
Serpell, Namwali, The Old Drift, London, Hogarth, 2019.
Viart, Dominique, « Filiations littéraires », Écritures contemporaines, no 2, Paris, Minard, 1999, p. 115-139.
1 Tel n’est pas toujours le cas : ainsi, l’ombre portée de la colonisation apparaît dans Vies minuscules de Pierre Michon dès 1984. On ajoutera encore, à la suite des analyses d’Anthony Mangeon à propos d’Henri Lopes (Mangeon, 2021), que ces récits de filiation interviennent également dans le champ des littératures francophones africaines.
2 En cela, le « roman de génération » s’apparente aux « contre-littératures » définies comme un ensemble de textes tenus à l’écart du canon (Mouralis, 2011).
3 Voir : Sinzo Aanza, Généalogie d’une banalité, La Roque-d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 2015.
4 Voir : Mangeon, 2020, p. 32-33.
5 Voir par exemple : Chimamanda Ngozi Adichie, Americanah, New York, Anchor Books, 2013 et Tendai Huchu, Le Meilleur Coiffeur de Harare, Genève, Zoé, 2014 [2010] dans le champ anglophone et, pour le domaine francophone, Léonora Miano, « Palma Christi », L’Afrique qui vient, Michel Le Bris et Alain Mabanckou (dir.), Paris, Éditions Hoëbeke, 2013, p. 83-102.
6 Comme je le signale ailleurs (2019), la figure de Matha Mwamba est notamment portée à l’écran dans un court métrage de Frances Bodomo (Afronauts, 2014). Elle est alors incarnée par l’actrice Diandra Forrest, dont l’albinisme signale la marginalité de l’afronaute.
7 Voir notamment Lauren Beukes, Moxyland, New York, Angry Robot, 2008.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12735-2
- EAN : 9782406127352
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0117
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2022
- Langue : Français
- Mots-clés : Bessora, Namwali Serpell, générations, histoire, science-fiction