Baya Mahieddine, Chaïbia Talal et Seyni Awa Camara L’émancipation du corps et de l’esprit
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
- Author: Peiry (Lucienne)
- Pages: 387 to 396
- Collection: Encounters, n° 539
- Series: Francophone communities, n° 2
Baya Mahieddine, Chaïbia Talal
et Seyni Awa Camara
L’émancipation du corps et de l’esprit
Créatrices africaines hors du commun, Baya Mahieddine, Chaïbia Talal et Seyni Awa Camara se lancent toutes les trois dans la création artistique de manière autodidacte, couchant spontanément sur le papier ou modelant dans l’argile des figures inspirées de rêves, de fantasmes ou d’une révélation divine. Chacune d’elles, à sa façon, invente un univers personnel et inédit, adoptant des perspectives innovatrices1.
Dans les compositions riches et animées de l’Algérienne Baya Mahieddine (1931-1998), personnages féminins et oiseaux se déploient au sein d’une végétation luxuriante ou dans des scènes de la vie quotidienne2. Alors qu’elle est âgée de seize ans seulement, la créatrice montre déjà une hardiesse qui rend sa démarche picturale singulière. Elle se plaît tout d’abord à faire contraster de grands aplats de couleurs très vives avec des courbes particulièrement sinueuses et ondoyantes. La femme – son sujet de prédilection – y joue un rôle fondamental. Elle est parée de vêtements amples et d’une chevelure abondante ou de coiffes sophistiquées, alors que d’autres parties du personnage, comme le visage, font l’objet d’un traitement dépouillé voire elliptique. Baya Mahieddine conjugue des éléments détaillés et d’autres qui sont épurés, parfois lacunaires, faisant alterner complexité et sobriété dans ses représentations.
De surcroît, un jeu de ressemblances entre des éléments naturels (arbres, végétaux, fleurs) ou des oiseaux et certains motifs décoratifs imprimés sur 388des vêtements apparaît dans plusieurs peintures. La jeune femme déplace ainsi les frontières entre le fond, la forme et le graphisme, en interroge les différences, osant de ce fait instaurer une ambiguïté troublante. Coup sur coup, les effets d’optique redoublent et s’intensifient. Les repères visuels habituels du spectateur sont ébranlés et son appréhension du sujet et de l’espace est déstabilisée. Plusieurs critiques et artistes, dont André Breton, ont souvent souligné la pureté, l’innocence et la naïveté de Baya Mahieddine, y compris la simplicité enfantine de ses gouaches. Femme « fragile et transparente » (Peyrissac, 1998, p. 17) ou « fille secrète et cachée de Schéhérazade » (Bernard – citant J. Pélégri –, 2003, p. 5) : le regard porté sur sa personne autant que sur son œuvre se révèle souvent réducteur et paternaliste3. En vérité, loin de se conformer à la tradition et à ses conventions, l’artiste invente non seulement un univers onirique mais elle imagine, dans un esprit vif et jubilatoire, un mode d’expression où la figuration est spontanément renouvelée.
Le désir de création de Baya Mahieddine et la réalisation d’un grand corpus de peintures et de sculptures constituent vraisemblablement une revanche symbolique sur son existence. Originaire de Fort-de-l’Eau, un petit village d’une région très modeste de Kabylie, elle est orpheline de père et de mère dès son plus jeune âge. Envoyée chez sa grand-mère, elle continue de mener une vie misérable avant d’être recueillie vers 1943 par Marguerite Caminat, une Française qui vit à Alger et devient sa protectrice. Grâce aux créations qu’elle réalise de façon prolifique, elle se relève sans doute d’une enfance et d’une adolescence douloureuses, jalonnées par le deuil de ses parents, par l’indigence ainsi que par l’exode rural auquel elle a été confrontée très jeune.
L’ensemble de son œuvre peut également se lire selon un autre point de vue. La figure féminine qu’elle représente de manière récurrente a été souvent vue comme l’image idéalisée de sa mère, décédée prématurément. Cette interprétation, revendiquée par l’artiste elle-même, est certes plausible mais s’avère partielle et réductrice. Le corps féminin qu’elle représente avec ingéniosité prend de l’ampleur, se déploie et se déhanche dans un mouvement dansant, s’offrant entre vibration et ondoiement : sa 389démarche ouvre sur une dimension plus large. La jeune créatrice célèbre la femme et sa sensualité, concevant un système de représentation personnel et audacieux qui donne naissance à une œuvre à part entière.
Plus encore que les peintures de l’artiste algérienne, celles de Chaïbia Talal (1929-2004) sont d’une densité particulière. L’animation qui règne à l’intérieur des compositions parvient souvent à son comble, provoquant une saturation de la surface d’expression pleinement affirmée. La feuille de papier ou la toile suscitent une attraction telle chez l’artiste marocaine qu’elle semble les envisager comme une constante invitation à la création, opulente et généreuse, où presque aucune zone de réserve ne peut être consentie.
Comme dans l’œuvre de Baya Mahieddine, de grands aplats de teintes éclatantes tranchent avec une courbe sinueuse, accentuée ici par un large cerne noir qui délimite les formes avec assurance. Des figures humaines, omniprésentes dans sa production, seules les têtes surgissent distinctement, alors que la morphologie des corps est suggérée librement dans un enchevêtrement turbulent et inventif d’éléments colorés juxtaposés. L’expression confine à l’abstraction, quand elle ne s’y déploie pas magistralement. La créatrice privilégie ainsi un geste ample et aventureux, n’hésitant pas, elle non plus, à déstabiliser notre regard et à faire chanceler nos repères habituels.
À l’instar de sa contemporaine algérienne, Chaïbia Talal répond à travers ses peintures à un passé marqué par les deuils et les épreuves. Née dans la commune rurale de Chtouka, près de Casablanca, non scolarisée, elle reste analphabète. À l’âge de treize ans, la jeune fille devient la septième épouse d’un homme plus âgé dont elle a un fils deux ans plus tard ; elle élève seule son enfant après la mort prématurée de son mari. C’est à la suite d’un songe qu’elle se lance spontanément dans la peinture :
J’ai fait le rêve, là, dans la petite chambre à côté qui donne sur le jardin. J’étais chez moi, le ciel était bleu, bardé d’étendards qui claquaient au vent, comme s’il y avait une tempête. De la chambre où j’étais jusqu’à la porte, à travers tout le jardin, il y avait des cierges allumés. La porte s’est ouverte. Des hommes en blanc sont entrés, ils m’ont apporté des pinceaux et de la toile. Il y avait des jeunes et des vieillards avec de longues barbes. Ils m’ont dit : « Ceci est dorénavant ton gagne-pain » […]. Le lendemain, je racontais le rêve à ma sœur. Il fallait réaliser le rêve. Le surlendemain, j’ai été à la médina, j’ai acheté la peinture, tu sais, la peinture qu’on utilise pour les portes, ce n’était pas important. L’important c’était de créer, de commencer, de réaliser, […] témoigne-t-elle4. (Hosni, 1990, p. 31)
390Fig. 1 – Baya Mahieddine, Sans titre, 1950, mine de plomb et gouache
sur papier, 107 x 75 cm. © M. Bencherchali (D.R.).
Collection de l’Art Brut, Lausanne.
Fig. 2 – Baya Mahieddine, Sans titre, ca 1947, mine de plomb et gouache
sur papier, 65 x 50,2 cm. © M. Bencherchali (D.R.).
Crédit photographique : Collection de l’Art Brut, Lausanne.
Fig. 3 – Chaïbia Talal, Femme d’aujourd’hui, 1975,
Centre national des arts plastiques © (D.R.) – CNAP.
Fig. 4 – Chaïbia Talal, Aïchoura, 1981.
Centre national des arts plastiques © (D.R.) –
CNAP. Crédit photographique : Musée du Quai Branly –
Jacques Chirac, Paris.
Elle affirme aussi dans plusieurs entretiens que sa peinture est un don d’Allah5. Son œuvre constitue de fait un écho à sa vie passée et peut être interprétée comme une riposte symbolique à une destinée funeste. Toutefois, une lecture de plus ample envergure doit être envisagée. Si les représentations de scènes populaires et festives sont présentes, avec des personnages du monde rural, tels le pêcheur et le conteur, les figures féminines dominent, que ce soit dans un cortège de jeunes filles, de danseuses et de mariées ou dans de nombreux autoportraits. Chaïbia Talal rend hommage aux femmes de son pays et de sa culture en leur conférant une place d’honneur dans son univers onirique.
Seyni Awa Camara (c. 1939) elle aussi, comme ses deux contemporaines, se distance de la tradition. Très tôt, elle se détache de la création artisanale de la céramique que sa mère, potière, lui a enseignée, et dont les techniques se transmettent de génération en génération dans son village de Casamance. Elle se réclame d’une mystérieuse initiation au travail de l’argile qu’elle et ses deux frères auraient suivie, enfants, auprès de génies de la forêt qui auraient enlevé les triplés. Quant à son inspiration, elle dit la puiser dans des rêves éveillés nocturnes durant lesquels Dieu la guide en lui enjoignant de créer ses sculptures6.
Si la créatrice sénégalaise façonne des animaux, donnant forme à un bestiaire composé de singes, de tortues et de cochons notamment, c’est toutefois la figure humaine qu’elle privilégie. Elle conçoit plus précisément une créature oblongue à une ou parfois deux têtes, au visage scarifié, et dotée la plupart du temps de deux seins nus. De part et d’autre de son long corps élancé, atteignant parfois près de deux mètres, s’accrochent une série d’étranges petits personnages semblables se superposant les uns au-dessus des autres, dont on perçoit principalement les têtes ainsi que les bras et les mains qui s’agrippent vigoureusement.
393Dans ses sculptures, qualifiées d’« excentricités » par l’artiste contemporaine Louise Bourgeois (1996, p. 54), la métaphore de la maternité est présente et particulièrement éloquente. Des éléments autobiographiques jouent probablement un rôle important, comme la mise au monde par sa mère de triplés, survenue à trois reprises. À l’inverse, elle-même, mariée à l’âge de quinze ans, n’a pas mené à terme quatre grossesses pour cause de maladie, ce qui lui a valu d’être renvoyée au domicile familial. Son propre désir d’enfant, resté inassouvi, n’est sûrement pas étranger à cette iconographie où se déploie une progéniture débordante7. Ces interprétations sont pourtant réductrices tant l’artiste outrepasse incontestablement son histoire intime, traite d’une interrogation humaine et existentielle, tout en concevant un mode d’expression d’une verve et d’une originalité remarquables.
Baya Mahieddine, Chaïbia Talal et Seyni Awa Camara donnent libre cours à leur imagination et trouvent chacune au fond d’elle des capacités créatives fécondes, assumant de se désolidariser des traditions. Le rêve prémonitoire ou l’injonction divine, à la source des œuvres de Talal et de Camara, ont peut-être fonctionné comme des autorisations bienvenues permettant l’accès à la création artistique, peu ou difficilement accordé aux femmes. Elles seraient ainsi disculpées, peut-être volontairement, de leur entrée dans cette voie créative, majoritairement réservée aux hommes.
Omniprésent dans leurs productions, le corps féminin est l’objet de toute leur attention : qu’il soit charnel ou abstrait, il est à chaque fois métamorphosé, fantasmé, réinventé avec jouissance, imposant sa vie propre. Dans le contexte social et culturel de la moitié du xxe siècle, où ces œuvres émergent, marqué par un patriarcat oppressif et coercitif, il importe de souligner leur dimension transgressive et émancipatrice8. 394Grâce à l’art et au corps, ces créatrices transcendent l’environnement hostile qui leur est commun, et affirment avec détermination une forte indépendance d’esprit. Elles confirment ainsi leur identité de femme et d’artiste.
Lucienne Peiry
Notesartbrut.ch
395Bibliographie
Bataï, Anne, Seyni Camara. Le Ventre de la Terre (film), 2009 : « https://vimeo.com/20920556 (consulté le 02/01/2021) ».
Bernard, Michel-Georges, Charles-Roux Edmonde, Baya, catalogue d’exposition, Musée Réattu (5 avril – 22 juin 2003), Arles, 2003.
Bourgeois, Louise, « Seni Awa Camara », Contemporary Art of Africa, dir. André Magnin and Jacques Soulillou, London, Thames and Hudson, 1996, p. 54.
Daniel-Calonne, Sabrina, « Seyni Awa Camara, la “potière de Casamance” », Jeune Afrique, 23 juin 2017 : « https://www.jeuneafrique.com/mag/448616/culture/arts-plastiques-seyni-awa-camara-potiere-de-casamance/ (consulté le 02/01/2021) ».
Forni, Silvia, « Narrating the Artist : Seyni Camara and the Multiple Constructions of the Artistic Persona », African Art, Interviews, Narratives : Bodies of Knowledge at Work, Bloomington, Indiana University Press, 2013, p. 109-134.
Hosni, Noha, Trois femmes peintres : Baya, Chaïbia, Fahrelnissa, catalogue d’exposition, Institut du monde arabe (6 juin – 26 août 1990), Paris, 1990.
Noury, Nelly, L’Esthétique de la traversée : Chaïbia Talal, Maïssa Bey et Assia Djebar, PhD dissertation, Rice University, 2013 : « https://scholarship.rice.edu/handle/1911/77388 (consulté le 04/01/2021) ».
Peiry, Lucienne, Roulin, Geneviève, Thévoz, Michel, Neuve Invention, Lausanne, Collection de l’Art Brut, 1988.
Peyrissac, Jean, Breton, André, Maubert, Franck, Baya, Paris, Galerie Maeght, coll. « Carnets de voyage », 1998.
Pictura Mag, Chaïbia Talal (film), Al Jazeera Documentary, 2015 : « https://www.youtube.com/watch?v=vvI2ko6mFQU (consulté le 07/01/2021) ».
Senghor, Fatou Kandé, Giving Birth (film), Waru Studio, 2015.
Thévoz, Michel, Collection de l’Art Brut Lausanne, Zurich/Lausanne, ISEA/Collection de l’Art Brut, coll. « Musées suisses », 2001.
396Fig. 1 – Seni Awa Camara, Sans titre, 2006 :
Terre cuite 53.74 x 14.76 x 10.83 cm). © Seni Awa Camara,
courtesy The Jean Pigozzi Collection of African Art.
1 À l’occasion de cet article, je tiens à remercier de leur attention Julia Ben Abdallah, Anne-Lise Delacrétaz, Christine Le Quellec Cottier, Djaouad Souyad, Razik Souyad et Roland Tillmanns.
2 Les premières œuvres de Baya Mahieddine (née Haddad) conservées datent de 1946. Sa production se divise en deux périodes : la première (1946-1953), particulièrement inventive et tonique, et la deuxième (des années 1960 à la fin de sa vie) qui commence après son mariage (1953) et la naissance de ses six enfants, plus calme et davantage reliée à l’art populaire traditionnel.
3 André Breton découvre l’œuvre de Baya Mahieddine et apporte son soutien à l’organisation de sa première exposition à la galerie Aimé Maeght à Paris. À cette occasion, il publie un texte intitulé « Baya » dans la revue de la galerie, Derrière le miroir (no 6), où il observe, avec une admiration teintée de stéréotypes, que « dans son attirail de merveilles les philtres et les sorts secrètement le disputent aux extraits de parfums des Mille et une Nuits ». Voir « Baya » [1947], Baya, Paris, Galerie Maeght, 1998, p. 11.
4 Chaïbia Talal aurait réalisé ses premières peintures au tout début des années 1960 et a poursuivi son œuvre pendant près de quarante ans.
5 Voir : Chaïbia Talal, documentaire (en arabe), Al Jazeera Documentary : « https://www.youtube.com/watch?v=vvI2ko6mFQU (consulté le 07/01/2021) ».
6 Voir le témoignage de l’écrivaine Anne Piette dans le film Seyni Camara. Le Ventre de la Terre d’Anne Bataï, 2009 : « https://vimeo.com/20920556 (consulté le 02/01/2021) ». Voir aussi : Silvia Forni « Narrating the Artist : Seyni Camara and the Multiple Constructions of the Artistic Persona », Joanna Grabski and Carol Magee (dir.), African Art, Interviews, Narratives : Bodies of Knowledge at Work, Bloomington, Indiana University Press, 2013, p. 109-134.
7 Voir les propos rapportés par la réalisatrice Sabrina Daniel-Calonne, « Seyni Awa Camara, la “potière de Casamance” », Jeune Afrique, 23 juin 2017 : « https://www.jeuneafrique.com/mag/448616/culture/arts-plastiques-seyni-awa-camara-potiere-de-casamance/ (consulté le 02/01/2021) ».
8 La philosophe Nelly Noury développe dans sa thèse de doctorat la part de transgression que manifeste Chaïbia Talal dans son œuvre et combien l’abstraction lui permet « de prendre sa revanche sur les interdictions imposées à son corps de femme […], et de célébrer de façon plus générale l’envol de la femme ». Voir : Nelly Noury, L’Esthétique de la traversée : Chaïbia Talal, Maïssa Bey et Assia Djebar, PhD dissertation, Rice University, 2013, p. 47 : « https://scholarship.rice.edu/handle/1911/77388 (consulté le 04/01/2021) ».
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- ISBN: 978-2-406-12735-2
- EAN: 9782406127352
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0387
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-18-2022
- Language: French
- Keyword: Baya, Chaïbia, Awa Camara, Art brut, résistance, inventivité