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Classiques Garnier

Baya Mahieddine, Chaïbia Talal et Seyni Awa Camara L’émancipation du corps et de l’esprit

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
  • Auteur : Peiry (Lucienne)
  • Résumé : Illettrées et d’origine humble, l’Algérienne Baya (1931-1998), la Marocaine Chaïbia (1929-2004) et la Sénégalaise Seyni Awa Camara (1945) trouvent dans la création artistique une forme d’émancipation et de résistance puissante, tout en laissant s’épanouir une inventivité esthétique et plastique saisissante. Donnant libre cours à leurs impulsions créatrices, elles s’attachent tout particulièrement à la représentation de la figure féminine dans leurs peintures et leurs sculptures.
  • Pages : 387 à 396
  • Collection : Rencontres, n° 539
  • Série : Francophonies, n° 2
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406127352
  • ISBN : 978-2-406-12735-2
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0387
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 18/05/2022
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Baya, Chaïbia, Awa Camara, Art brut, résistance, inventivité
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Baya Mahieddine, Chaïbia Talal
et Seyni Awa Camara

Lémancipation du corps et de lesprit

Créatrices africaines hors du commun, Baya Mahieddine, Chaïbia Talal et Seyni Awa Camara se lancent toutes les trois dans la création artistique de manière autodidacte, couchant spontanément sur le papier ou modelant dans largile des figures inspirées de rêves, de fantasmes ou dune révélation divine. Chacune delles, à sa façon, invente un univers personnel et inédit, adoptant des perspectives innovatrices1.

Dans les compositions riches et animées de lAlgérienne Baya Mahieddine (1931-1998), personnages féminins et oiseaux se déploient au sein dune végétation luxuriante ou dans des scènes de la vie quotidienne2. Alors quelle est âgée de seize ans seulement, la créatrice montre déjà une hardiesse qui rend sa démarche picturale singulière. Elle se plaît tout dabord à faire contraster de grands aplats de couleurs très vives avec des courbes particulièrement sinueuses et ondoyantes. La femme – son sujet de prédilection – y joue un rôle fondamental. Elle est parée de vêtements amples et dune chevelure abondante ou de coiffes sophistiquées, alors que dautres parties du personnage, comme le visage, font lobjet dun traitement dépouillé voire elliptique. Baya Mahieddine conjugue des éléments détaillés et dautres qui sont épurés, parfois lacunaires, faisant alterner complexité et sobriété dans ses représentations.

De surcroît, un jeu de ressemblances entre des éléments naturels (arbres, végétaux, fleurs) ou des oiseaux et certains motifs décoratifs imprimés sur 388des vêtements apparaît dans plusieurs peintures. La jeune femme déplace ainsi les frontières entre le fond, la forme et le graphisme, en interroge les différences, osant de ce fait instaurer une ambiguïté troublante. Coup sur coup, les effets doptique redoublent et sintensifient. Les repères visuels habituels du spectateur sont ébranlés et son appréhension du sujet et de lespace est déstabilisée. Plusieurs critiques et artistes, dont André Breton, ont souvent souligné la pureté, linnocence et la naïveté de Baya Mahieddine, y compris la simplicité enfantine de ses gouaches. Femme « fragile et transparente » (Peyrissac, 1998, p. 17) ou « fille secrète et cachée de Schéhérazade » (Bernard – citant J. Pélégri –, 2003, p. 5) : le regard porté sur sa personne autant que sur son œuvre se révèle souvent réducteur et paternaliste3. En vérité, loin de se conformer à la tradition et à ses conventions, lartiste invente non seulement un univers onirique mais elle imagine, dans un esprit vif et jubilatoire, un mode dexpression où la figuration est spontanément renouvelée.

Le désir de création de Baya Mahieddine et la réalisation dun grand corpus de peintures et de sculptures constituent vraisemblablement une revanche symbolique sur son existence. Originaire de Fort-de-lEau, un petit village dune région très modeste de Kabylie, elle est orpheline de père et de mère dès son plus jeune âge. Envoyée chez sa grand-mère, elle continue de mener une vie misérable avant dêtre recueillie vers 1943 par Marguerite Caminat, une Française qui vit à Alger et devient sa protectrice. Grâce aux créations quelle réalise de façon prolifique, elle se relève sans doute dune enfance et dune adolescence douloureuses, jalonnées par le deuil de ses parents, par lindigence ainsi que par lexode rural auquel elle a été confrontée très jeune.

Lensemble de son œuvre peut également se lire selon un autre point de vue. La figure féminine quelle représente de manière récurrente a été souvent vue comme limage idéalisée de sa mère, décédée prématurément. Cette interprétation, revendiquée par lartiste elle-même, est certes plausible mais savère partielle et réductrice. Le corps féminin quelle représente avec ingéniosité prend de lampleur, se déploie et se déhanche dans un mouvement dansant, soffrant entre vibration et ondoiement : sa 389démarche ouvre sur une dimension plus large. La jeune créatrice célèbre la femme et sa sensualité, concevant un système de représentation personnel et audacieux qui donne naissance à une œuvre à part entière.

Plus encore que les peintures de lartiste algérienne, celles de Chaïbia Talal (1929-2004) sont dune densité particulière. Lanimation qui règne à lintérieur des compositions parvient souvent à son comble, provoquant une saturation de la surface dexpression pleinement affirmée. La feuille de papier ou la toile suscitent une attraction telle chez lartiste marocaine quelle semble les envisager comme une constante invitation à la création, opulente et généreuse, où presque aucune zone de réserve ne peut être consentie.

Comme dans lœuvre de Baya Mahieddine, de grands aplats de teintes éclatantes tranchent avec une courbe sinueuse, accentuée ici par un large cerne noir qui délimite les formes avec assurance. Des figures humaines, omniprésentes dans sa production, seules les têtes surgissent distinctement, alors que la morphologie des corps est suggérée librement dans un enchevêtrement turbulent et inventif déléments colorés juxtaposés. Lexpression confine à labstraction, quand elle ne sy déploie pas magistralement. La créatrice privilégie ainsi un geste ample et aventureux, nhésitant pas, elle non plus, à déstabiliser notre regard et à faire chanceler nos repères habituels.

À linstar de sa contemporaine algérienne, Chaïbia Talal répond à travers ses peintures à un passé marqué par les deuils et les épreuves. Née dans la commune rurale de Chtouka, près de Casablanca, non scolarisée, elle reste analphabète. À lâge de treize ans, la jeune fille devient la septième épouse dun homme plus âgé dont elle a un fils deux ans plus tard ; elle élève seule son enfant après la mort prématurée de son mari. Cest à la suite dun songe quelle se lance spontanément dans la peinture :

Jai fait le rêve, là, dans la petite chambre à côté qui donne sur le jardin. Jétais chez moi, le ciel était bleu, bardé détendards qui claquaient au vent, comme sil y avait une tempête. De la chambre où jétais jusquà la porte, à travers tout le jardin, il y avait des cierges allumés. La porte sest ouverte. Des hommes en blanc sont entrés, ils mont apporté des pinceaux et de la toile. Il y avait des jeunes et des vieillards avec de longues barbes. Ils mont dit : « Ceci est dorénavant ton gagne-pain » []. Le lendemain, je racontais le rêve à ma sœur. Il fallait réaliser le rêve. Le surlendemain, jai été à la médina, jai acheté la peinture, tu sais, la peinture quon utilise pour les portes, ce nétait pas important. Limportant cétait de créer, de commencer, de réaliser, [] témoigne-t-elle4. (Hosni, 1990, p. 31)

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Fig. 1 – Baya Mahieddine, Sans titre, 1950, mine de plomb et gouache
sur papier, 107 x 75 cm. © M. Bencherchali (D.R.).
Collection de lArt Brut, Lausanne.

Fig. 2 – Baya Mahieddine, Sans titre, ca 1947, mine de plomb et gouache
sur papier, 65 x 50,2 cm. © M. Bencherchali (D.R.).
Crédit photographique : Collection de lArt Brut, Lausanne.

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Fig. 3 – Chaïbia Talal, Femme daujourdhui, 1975,
Centre national des arts plastiques © (D.R.) – CNAP.

Fig. 4 – Chaïbia Talal, Aïchoura, 1981.
Centre national des arts plastiques © (D.R.) –
CNAP. Crédit photographique : Musée du Quai Branly –
Jacques Chirac, Paris.

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Elle affirme aussi dans plusieurs entretiens que sa peinture est un don dAllah5. Son œuvre constitue de fait un écho à sa vie passée et peut être interprétée comme une riposte symbolique à une destinée funeste. Toutefois, une lecture de plus ample envergure doit être envisagée. Si les représentations de scènes populaires et festives sont présentes, avec des personnages du monde rural, tels le pêcheur et le conteur, les figures féminines dominent, que ce soit dans un cortège de jeunes filles, de danseuses et de mariées ou dans de nombreux autoportraits. Chaïbia Talal rend hommage aux femmes de son pays et de sa culture en leur conférant une place dhonneur dans son univers onirique.

Seyni Awa Camara (c. 1939) elle aussi, comme ses deux contemporaines, se distance de la tradition. Très tôt, elle se détache de la création artisanale de la céramique que sa mère, potière, lui a enseignée, et dont les techniques se transmettent de génération en génération dans son village de Casamance. Elle se réclame dune mystérieuse initiation au travail de largile quelle et ses deux frères auraient suivie, enfants, auprès de génies de la forêt qui auraient enlevé les triplés. Quant à son inspiration, elle dit la puiser dans des rêves éveillés nocturnes durant lesquels Dieu la guide en lui enjoignant de créer ses sculptures6.

Si la créatrice sénégalaise façonne des animaux, donnant forme à un bestiaire composé de singes, de tortues et de cochons notamment, cest toutefois la figure humaine quelle privilégie. Elle conçoit plus précisément une créature oblongue à une ou parfois deux têtes, au visage scarifié, et dotée la plupart du temps de deux seins nus. De part et dautre de son long corps élancé, atteignant parfois près de deux mètres, saccrochent une série détranges petits personnages semblables se superposant les uns au-dessus des autres, dont on perçoit principalement les têtes ainsi que les bras et les mains qui sagrippent vigoureusement.

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Dans ses sculptures, qualifiées d« excentricités » par lartiste contemporaine Louise Bourgeois (1996, p. 54), la métaphore de la maternité est présente et particulièrement éloquente. Des éléments autobiographiques jouent probablement un rôle important, comme la mise au monde par sa mère de triplés, survenue à trois reprises. À linverse, elle-même, mariée à lâge de quinze ans, na pas mené à terme quatre grossesses pour cause de maladie, ce qui lui a valu dêtre renvoyée au domicile familial. Son propre désir denfant, resté inassouvi, nest sûrement pas étranger à cette iconographie où se déploie une progéniture débordante7. Ces interprétations sont pourtant réductrices tant lartiste outrepasse incontestablement son histoire intime, traite dune interrogation humaine et existentielle, tout en concevant un mode dexpression dune verve et dune originalité remarquables.

Baya Mahieddine, Chaïbia Talal et Seyni Awa Camara donnent libre cours à leur imagination et trouvent chacune au fond delle des capacités créatives fécondes, assumant de se désolidariser des traditions. Le rêve prémonitoire ou linjonction divine, à la source des œuvres de Talal et de Camara, ont peut-être fonctionné comme des autorisations bienvenues permettant laccès à la création artistique, peu ou difficilement accordé aux femmes. Elles seraient ainsi disculpées, peut-être volontairement, de leur entrée dans cette voie créative, majoritairement réservée aux hommes.

Omniprésent dans leurs productions, le corps féminin est lobjet de toute leur attention : quil soit charnel ou abstrait, il est à chaque fois métamorphosé, fantasmé, réinventé avec jouissance, imposant sa vie propre. Dans le contexte social et culturel de la moitié du xxe siècle, où ces œuvres émergent, marqué par un patriarcat oppressif et coercitif, il importe de souligner leur dimension transgressive et émancipatrice8. 394Grâce à lart et au corps, ces créatrices transcendent lenvironnement hostile qui leur est commun, et affirment avec détermination une forte indépendance desprit. Elles confirment ainsi leur identité de femme et dartiste.

Lucienne Peiry

Notesartbrut.ch

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Bibliographie

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Bernard, Michel-Georges, Charles-Roux Edmonde, Baya, catalogue dexposition, Musée Réattu (5 avril – 22 juin 2003), Arles, 2003.

Bourgeois, Louise, « Seni Awa Camara », Contemporary Art of Africa, dir. André Magnin and Jacques Soulillou, London, Thames and Hudson, 1996, p. 54.

Daniel-Calonne, Sabrina, « Seyni Awa Camara, la “potière de Casamance” », Jeune Afrique, 23 juin 2017 : « https://www.jeuneafrique.com/mag/448616/culture/arts-plastiques-seyni-awa-camara-potiere-de-casamance/ (consulté le 02/01/2021) ».

Forni, Silvia, « Narrating the Artist : Seyni Camara and the Multiple Constructions of the Artistic Persona », African Art, Interviews, Narratives : Bodies of Knowledge at Work, Bloomington, Indiana University Press, 2013, p. 109-134.

Hosni, Noha, Trois femmes peintres : Baya, Chaïbia, Fahrelnissa, catalogue dexposition, Institut du monde arabe (6 juin – 26 août 1990), Paris, 1990.

Noury, Nelly, LEsthétique de la traversée : Chaïbia Talal, Maïssa Bey et Assia Djebar, PhD dissertation, Rice University, 2013 : « https://scholarship.rice.edu/handle/1911/77388 (consulté le 04/01/2021) ».

Peiry, Lucienne, Roulin, Geneviève, Thévoz, Michel, Neuve Invention, Lausanne, Collection de lArt Brut, 1988.

Peyrissac, Jean, Breton, André, Maubert, Franck, Baya, Paris, Galerie Maeght, coll. « Carnets de voyage », 1998.

Pictura Mag, Chaïbia Talal (film), Al Jazeera Documentary, 2015 : « https://www.youtube.com/watch?v=vvI2ko6mFQU (consulté le 07/01/2021) ».

Senghor, Fatou Kandé, Giving Birth (film), Waru Studio, 2015.

Thévoz, Michel, Collection de lArt Brut Lausanne, Zurich/Lausanne, ISEA/Collection de lArt Brut, coll. « Musées suisses », 2001.

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Fig. 1 – Seni Awa Camara, Sans titre, 2006 :
Terre cuite 53.74 x 14.76 x 10.83 cm). © Seni Awa Camara,
courtesy The Jean Pigozzi Collection of African Art.

1 À loccasion de cet article, je tiens à remercier de leur attention Julia Ben Abdallah, Anne-Lise Delacrétaz, Christine Le Quellec Cottier, Djaouad Souyad, Razik Souyad et Roland Tillmanns.

2 Les premières œuvres de Baya Mahieddine (née Haddad) conservées datent de 1946. Sa production se divise en deux périodes : la première (1946-1953), particulièrement inventive et tonique, et la deuxième (des années 1960 à la fin de sa vie) qui commence après son mariage (1953) et la naissance de ses six enfants, plus calme et davantage reliée à lart populaire traditionnel.

3 André Breton découvre lœuvre de Baya Mahieddine et apporte son soutien à lorganisation de sa première exposition à la galerie Aimé Maeght à Paris. À cette occasion, il publie un texte intitulé « Baya » dans la revue de la galerie, Derrière le miroir (no 6), où il observe, avec une admiration teintée de stéréotypes, que « dans son attirail de merveilles les philtres et les sorts secrètement le disputent aux extraits de parfums des Mille et une Nuits ». Voir « Baya » [1947], Baya, Paris, Galerie Maeght, 1998, p. 11.

4 Chaïbia Talal aurait réalisé ses premières peintures au tout début des années 1960 et a poursuivi son œuvre pendant près de quarante ans.

5 Voir : Chaïbia Talal, documentaire (en arabe), Al Jazeera Documentary : « https://www.youtube.com/watch?v=vvI2ko6mFQU (consulté le 07/01/2021) ».

6 Voir le témoignage de lécrivaine Anne Piette dans le film Seyni Camara. Le Ventre de la Terre dAnne Bataï, 2009 : « https://vimeo.com/20920556 (consulté le 02/01/2021) ». Voir aussi : Silvia Forni « Narrating the Artist : Seyni Camara and the Multiple Constructions of the Artistic Persona », Joanna Grabski and Carol Magee (dir.), African Art, Interviews, Narratives : Bodies of Knowledge at Work, Bloomington, Indiana University Press, 2013, p. 109-134.

7 Voir les propos rapportés par la réalisatrice Sabrina Daniel-Calonne, « Seyni Awa Camara, la “potière de Casamance” », Jeune Afrique, 23 juin 2017 : « https://www.jeuneafrique.com/mag/448616/culture/arts-plastiques-seyni-awa-camara-potiere-de-casamance/ (consulté le 02/01/2021) ».

8 La philosophe Nelly Noury développe dans sa thèse de doctorat la part de transgression que manifeste Chaïbia Talal dans son œuvre et combien labstraction lui permet « de prendre sa revanche sur les interdictions imposées à son corps de femme [], et de célébrer de façon plus générale lenvol de la femme ». Voir : Nelly Noury, LEsthétique de la traversée : Chaïbia Talal, Maïssa Bey et Assia Djebar, PhD dissertation, Rice University, 2013, p. 47 : « https://scholarship.rice.edu/handle/1911/77388 (consulté le 04/01/2021) ».