Long work hours in salaried employment and self-employement Measures and problems
- Publication type: Journal article
- Journal: Socio-économie du travail
2019 – 2, n° 6. Tant de capital, temps de travail ? - Author: Paye (Simon)
- Pages: 119 to 154
- Journal: Social Economy of Labor
Indépendants et salariés
face aux longues durées de travail
Éclairages statistiques et problématisation
Simon Paye
Université de Lorraine, 2L2S
Introduction
Les travailleurs indépendants sont connus pour leurs durées de travail élevées. Selon les sources statistiques et les définitions retenues, un écart de 10 à 15 heures sépare leur durée moyenne de travail hebdomadaire de celle des salariés. En moyenne annuelle, la différence est estimée à 523 heures, soit l’équivalent de 15 semaines de travail de 35 heures (DARES, 2018). Comme on va le voir dans cet article, 60 % des indépendants dépassent les 45 heures de travail par semaine, contre 16 % des salariés. Ce régime horaire, que l’on qualifiera d’extensif, semble ainsi constituer une norme, tant statistique que symbolique, de l’indépendance professionnelle.
Les transformations en cours du travail et de l’emploi invitent à mieux cerner cette spécificité des indépendants. Dans le non-salariat tout d’abord, le « renouveau de l’indépendance » (Arum et Müller, 2009) marqué par la recrudescence des effectifs et la recomposition des profils professionnels, interroge les attributs qui sont traditionnellement prêtés aux indépendants, en particulier la notion de liberté dans l’organisation de leur temps. Les travaux sociologiques sur l’auto-entreprenariat et les nouvelles formes de travail non-salarié montrent que les représentations convenues sur l’entreprenariat cadrent mal avec des situations d’« indépendants 120dépendants » ou « subalternes » (Gros, 2015). S’agissant du salariat, la dérégulation du droit du travail se traduit par l’éclatement des situations d’emploi et l’individualisation des temps de travail (Bouffartigue, 2012). Des fractions entières du salariat sortent du cadre temporel collectif de la norme fordienne – un temps mesurable, prévisible et borné – pour se rapprocher des conditions temporelles de l’indépendance professionnelle. Les nouvelles formes de sous-traitance, les pratiques d’emploi flexibles et l’économie de plateforme alimentent également ce processus de dilution du salariat par ses marges (Supiot, 1999). Se pose alors la question de l’allongement des durées de travail tous secteurs confondus si les pratiques salariales convergent vers le modèle flexible de l’indépendance professionnelle. Mieux cerner les logiques sous-tendant le temps de travail des indépendants apparaît donc d’un intérêt majeur au regard de ces enjeux.
Pourtant, les horaires extensifs des indépendants ont l’aspect d’une question déjà résolue. À les écouter, il va de soi que l’« on ne compte plus quand on est à son compte » (Bertaux-Wiame, 2004, p. 14). Travailler pour soi plutôt que pour un patron constitue ainsi un motif central du discours des indépendants. Cette rhétorique semble alors toute faite pour expliquer l’importance des volumes horaires : en l’absence d’employeur, donc de spoliation potentielle d’un sur-travail (Marx, 1865), il serait naturel de travailler beaucoup lorsque l’on est à son compte. S’il est vrai qu’en théorie, les indépendants peuvent tous enregistrer des profits, on sait depuis longtemps qu’ils sont peu nombreux à véritablement s’inscrire dans l’esprit du capitalisme (Gresle, 1981). Nombre d’entre eux ne sont, de fait, pas en position d’y parvenir. Traducteurs freelance, graphistes, commerçants de détail, artistes, petits exploitants agricoles, chauffeurs de taxi, et autres « petits indépendants » sont davantage assimilables à des travailleurs de l’infra-salariat qu’à des entrepreneurs en puissance. Pourtant, comme on va le voir, leur volume horaire reste nettement plus élevé que celui des salariés des mêmes secteurs professionnels.
Si l’interprétation de ce différentiel entre salariés et indépendants est plus complexe qu’il n’y paraît, c’est parce que le statut d’emploi ne clive pas que les statuts d’emploi. Il se superpose à d’autres principes de segmentation des mondes du travail (professions, formes de rémunération, inclusion ou non dans le Code du travail et dans la Sécurité 121sociale). De ce fait, être indépendant ou salarié « ne détermine pas de manière simple le temps de travail et sa régulation » (Bouffartigue, 2012, p. 116). Les horaires extensifs des indépendants méritent donc investigation.
Il y a, tout d’abord, un manque important de connaissances empiriques du phénomène : les différentes professions d’indépendants sont-elles toutes concernées par un même régime horaire ? Les modalités de détention de l’entreprise et sa forme juridique ont-elles des incidences sur l’emprise temporelle du travail ? Au sein d’un même groupe professionnel, observe-t-on également un clivage temporel entre salariés et indépendants ? Quels enseignements peut-on tirer de cas limites, tels les cadres « en forfait » ou les chefs d’entreprises salariés, situés dans des zones hybrides où les frontières de la subordination, de la Sécurité sociale et de la réglementation horaire ne coïncident pas ?
Au-delà de la connaissance du phénomène, il est nécessaire d’approfondir son interprétation. Deux littératures peuvent être convoquées pour combler cette lacune. La première, dans le sillage des travaux de Schor (2008), porte sur les durées élevées de travail mais reste essentiellement centrée sur le salariat. La seconde traite spécifiquement du temps de travail des indépendants mais interroge peu la question des horaires extensifs. Quelques pistes ont certes été proposées (Algava, 2011), mais de manière fragmentaire, et sans avoir fait l’objet d’une discussion serrée. On tâchera donc de mobiliser ces deux ensembles de travaux pour enrichir l’interprétation du phénomène.
La démarche suivie dans cet article consiste dans un premier temps à mieux caractériser, à partir de données statistiques nationales, les différences entre salariés et indépendants en explorant les variations de temps de travail à l’intérieur de chaque statut d’emploi (première partie). Ensuite, on centrera l’analyse sur les seuls indépendants pour mettre en lumière la prépondérance d’une logique de métier dans la différenciation de leurs régimes horaires (deuxième partie). Enfin, dans une troisième partie, on proposera différents éléments d’interprétation de l’extensivité des horaires des indépendants, sur la base de nos analyses empiriques et des acquis de la littérature existante.
122Approche empirique du problème
Une entrée par les professions et les « statuts détaillés »
Cet article prend le parti de l’idée que la profession constitue une catégorie d’analyse centrale dans l’étude des temporalités de travail. Tout d’abord parce que les groupes professionnels sont des construits historiques plus anciens que la distinction entre salariés et indépendants qui n’a acquis ses contours définitifs qu’au milieu du xxe siècle (Desrosières et Thévenot, 1988). Ensuite parce que selon certains auteurs, ce sont les professions qui fondent les écarts les plus importants en termes de temps de travail (Barrois et Devetter, 2017b). Enfin parce que les groupes professionnels sont de puissants producteurs de normes sociales, dont les prescriptions temporelles (Tremblay et Mascova, 2013). On utilisera le niveau 4 de la nomenclature des Professions et Catégories Socioprofessionnelles (PCS), qui permet de différencier près de 500 professions différentes et qui restitue, davantage que le secteur d’activité de la nomenclature NAF, la construction historique des groupes professionnels. Parallèlement, on a cherché à éclater la dichotomie salarié/indépendant en sous-catégories, que l’on appellera « statuts détaillés ». Le statut d’emploi binaire rend imparfaitement compte des conditions d’exercice, de la nature de l’entreprise ou des modes de participation au capital (Menger, 2003 ; Bernard et Dressen, 2014 ; Baumann, Monchatre et Zune, 2016). Une partie des chefs d’entreprises sont salariés, certains indépendants sont faiblement associés au capital (par exemple dans les cabinets de professions libérales où les parts sociales peuvent être dispersées), d’autres indépendants sont de facto subalternes (Gros, 2015) et obéissent davantage à des donneurs d’ordre que certains salariés, enfin, une partie des salariés sont intéressés au capital de leur entreprise ou en détiennent des parts. La nomenclature des PCS n’a pas été pensée pour rendre compte de manière systématique de ces caractéristiques de la position des travailleurs dans les rapports de production. Pour savoir si le statut de possédant des indépendants était un élément d’interprétation pertinent, on a cherché à distinguer différents « statuts détaillés » à partir de la catégorie juridique de l’entreprise et du statut des individus au sein de celle-ci. La variable ainsi construite distingue six types d’indépendants au regard notamment de la détention, exclusive ou partagée, de l’entreprise. On a considéré les dirigeants d’entreprise salariés comme des indépendants : ils ne signent pas de contrat de travail, n’ont pas de lien de subordination juridique à l’égard d’un employeur, et n’ont pas droit à l’assurance chômage (INSEE, 2015, p. 134). Cette variable permet également de départager sept types de salariés, au regard de l’orientation plus ou moins lucrative de leur employeur :
Effectifs bruts |
Fréquence pondérée |
|
INDÉPENDANTS |
28 436 |
12,2 % |
détenteurs exclusifs |
15 432 |
6,6 % |
détenteurs majoritaires |
5 107 |
2,2 % |
détenteurs minoritaires ou associés |
3 982 |
1,7 % |
123
dirigeants salariés |
2 588 |
1,1 % |
non-salariés sans autre précision |
699 |
0,3 % |
aides familiaux |
628 |
0,3 % |
SALARIES |
200 221 |
87,8 % |
salariés du privé lucratif |
73 622 |
34,0 % |
salariés du privé (coopératives) |
1 168 |
0,5 % |
salariés du privé (associations) |
8 922 |
4,0 % |
salariés du privé sans autre précision |
11 882 |
5,6 % |
salariés d’étab. semi-public |
65 962 |
27,1 % |
salariés du public et assim. |
34 162 |
14,8 % |
salariés de particuliers |
4 503 |
1,9 % |
non-renseignés |
41 |
0,02 % |
ENSEMBLE DES ACTIFS OCCUPES |
228 698 |
100 % |
Stratégie d’analyse
Pour cerner au mieux les relations existantes entre groupes professionnels, statuts détaillés et régimes horaires, on procédera à deux types de comparaisons. Le premier type consiste à examiner les variations, au sein d’un même statut d’emploi, liées aux groupes professionnels qui le composent (comparaison inter-professionnelle). Le deuxième type consiste à analyser les variations, au sein d’un même groupe professionnel, liées aux statuts détaillés qui le composent (comparaison intra-professionnelle). On prendra ainsi pour exemples des groupes professionnels qui font coexister salariat et indépendance (graphistes et artistes, professions de santé, psychologues), mais aussi des groupes professionnels historiquement construits autour d’un statut d’emploi dominant mais décliné en différents statuts détaillés (par exemple l’élevage où l’on trouvera des exploitations individuelles et des formes sociétaires, ou encore les artisans du bâtiment qui peuvent être détenteurs exclusifs, associés minoritaires ou majoritaires, ou dirigeants salariés). Cette stratégie d’analyse a des conséquences sur le traitement statistique mobilisé. Plutôt que d’essayer d’identifier des mécanismes causaux par le biais de modélisations « toutes choses égales par ailleurs », on a préféré tirer profit de descriptions statistiques fines. Celles-ci permettent, par le jeu des comparaisons à différentes échelles, de contrôler de manière raisonnée certains effets de structure tout en évitant le problème de la multi-colinéarité que rencontrent nécessairement les régressions contenant les variables de la profession et du statut d’emploi. Les analyses présentées dans cet article relèvent donc de la statistique descriptive. La source à retenir doit dès lors permettre de travailler avec des effectifs conséquents même au niveau fin des professions et des statuts détaillés.
124Choix de la source, mesures et précautions d’interprétation
Trois sources sont couramment utilisées pour mesurer les durées de travail effectives en France : l’enquête Emploi du temps, l’enquête Conditions de travail et l’enquête Emploi. C’est cette dernière source qui est ici retenue, en raison des effectifs nombreux de répondants et de la présence de variables permettant de distinguer différents statuts détaillés1. Depuis 2013, l’enquête Emploi est trimestrielle : chaque enquêté est interrogé tous les trois mois pendant un an et demi. On utilisera ici uniquement les premières interrogations effectuées sur la période 2010-2017. Les données recensent 228 698 actifs occupés ayant travaillé au moins une heure durant la semaine de référence, dont 28 477 indépendants. Cet arbitrage en faveur de l’enquête Emploi a cependant un coût. Les deux autres enquêtes permettent en effet une mesure plus fiable des durées de travail et surtout une meilleure prise en compte des différentes composantes du temps : emprise temporelle, localisation et prévisibilité des horaires (Devetter, 2001). Ceci paraît particulièrement important dans le cas des indépendants, pour qui la notion même de durée de travail peut paraître dénuée de sens. En témoigne leur désarroi face aux questionnaires standardisés, notamment lorsqu’ils doivent estimer leur durée de travail (Gros, 2015, p. 367-368). Nombreux sont ceux, du reste, qui la sur-estiment (Pronovost, 2013). Pour limiter ces biais, on a retenu la durée effective, renseignée sur une semaine de référence, plutôt que la durée déclarée comme habituelle. Pour les pluriactifs, on a retenu la durée effective tous emplois confondus. Sauf mention contraire, tous les traitements effectués prennent en compte les coefficients de pondération proposés par l’Insee. Au final, nos mesures de durées hebdomadaires sont plus faibles que celles obtenues avec l’enquête Emploi du temps. De ce fait, pour pouvoir quantifier la part des longues durées de travail, on a été conduit à retenir le seuil de 45 heures par semaine, qui isole environ 22 % des actifs occupés2.
Trois types de longues semaines de travail
Dans un travail précédent (Paye, 2017), on a distingué à partir de l’enquête Emploi du temps 2010 trois types de longues semaines de travail, chacune caractérisée par un régime horaire spécifique (type 1 : de nombreux jours travaillés ; type 2 : des journées de travail longues ; type 3 : le cumul des deux). Cette distinction s’avère utile pour mieux saisir les logiques d’extension des horaires à l’œuvre dans les différentes 125sous-populations étudiées. Les données de l’enquête Emploi permettent, certes de manière moins précise, de reconstituer ces trois types de semaines. Pour isoler les semaines de type 3, on a retenu comme critères la présence d’au moins six jours de travail et une durée hebdomadaire de plus de 55 heures. Pour les semaines de type 2, on a réuni les semaines contenant moins de six jours travaillés et dans lesquelles la journée de travail moyenne était supérieure à 10 heures. Les autres semaines sont considérées comme assimilables au type 1. Les fréquences obtenues sont les suivantes :
– type 1 (de nombreux jours travaillés) : 8,6 % des actifs occupés
– type 2 (des journées de travail longues) : 8,1 % des actifs occupés
– type 3 (le cumul des deux) : 5 % des actifs occupés
I. Les régimes horaires des salariés
et des indépendants : clivage ou continuum ?
I.1. Mesures et effets de composition
Les études sur les conditions de travail s’accordent pour dire que le principal point commun des indépendants est le volume horaire important de leur travail (Missègue, 2000 ; Algava, Cavalin et Célérier, 2012). Alors qu’ils partagent de nombreuses conditions de travail avec les salariés (Hamon-Cholet, 1998), leur temps de travail les singularise du reste des actifs (Chenu, 2002). Notre exploitation de l’enquête Emploi sur les années 2010-2017 fait état d’un écart de plus de 11h30 entre la durée hebdomadaire moyenne des indépendants (47h56) et celle des salariés (36h23). Celui-ci se réduit continûment sur la période : il passe de treize heures en 2010 à dix heures en 2017. Le mouvement de convergence n’est pas symétrique : alors que la durée hebdomadaire moyenne des salariés reste stable autour de 36 heures, celle des indépendants passe de 50 à 46 heures. Cette baisse s’explique par la proportion croissante des faibles durées de travail dans le non-salariat (DARES, 2018) liée à l’expansion numérique des auto-entrepreneurs et autres « petits indépendants » et à la diminution du nombre d’agriculteurs.
La moyenne donne une première idée des écarts de durée de travail mais reste un indicateur trop fruste : ignorant la distribution des valeurs, elle « noie » les longues durées de travail dans une tendance centrale 126trop abstraite. Il arrive souvent que deux distributions fort différentes (l’une avec de nombreuses valeurs extrêmes, l’autre avec des valeurs très homogènes) aient la même moyenne. Il est donc plus pertinent d’analyser la fréquence des semaines de plus de 45 heures, c’est-à-dire la part qu’elles occupent dans la distribution de l’ensemble des durées de travail. Cet indicateur, que l’on retiendra dans la suite de l’article, sera décomposé selon les trois types de semaines longues présentées dans l’encadré.
Tab . 1 – Part des longues durées de travail selon le statut d ’ emploi.
Semaines de plus de 45h de travail |
Type 1 : de nombreux jours travaillés |
Type 2 : des journées de travail longues |
Type 3 : le cumul des deux |
Effectifs bruts |
Effectifs pondérés (%) |
|
indépendants |
60,5 % |
16,3 % |
15,9 % |
28,3 % |
28 477 |
12,2 % |
salariés |
16,3 % |
7,5 % |
7,1 % |
1,7 % |
200 221 |
87,8 % |
ensemble des actifs occupés |
21,7 % |
8,6 % |
8,1 % |
5,0 % |
228 698 |
100 % |
Appréhendé de la sorte, l’écart entre les indépendants et les salariés est encore plus spectaculaire (tab. 1). La probabilité pour un indépendant d’effectuer des longues semaines (60,5 %) est presque quatre fois plus élevée que pour un salarié (16,3 %). Ce différentiel s’observe quel que soit le type de semaine, mais c’est au regard du type 3 qu’il est le plus marqué. Ces semaines d’au moins six jours de travail et dont la durée dépasse les 55 heures concernent plus d’un indépendant sur quatre alors qu’elles sont quasi-inexistantes chez les salariés (1,7 %).
Ces différences sont-elles, au moins en partie, le reflet de compositions sociales ? On sait qu’en comparaison à la population des salariés, les indépendants sont plus souvent des hommes (68 % contre 51 % chez les salariés), plus âgés (41 % de plus de 50 ans contre 26 % chez les salariés), et plus diplômés (85 % de diplômés du secondaire ou du supérieur contre 81 % chez les salariés). Il convient donc de voir si, à âge, sexe, et niveau de diplôme équivalents, les régimes horaires des indépendants restent distants de ceux des salariés.
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Fig .1 – Régime horaire selon le statut d ’ emploi avec ajout de trois variables
de contrôle : sexe, âge et niveau de diplôme.
Comme le montre la fig.1, les écarts restent très marqués lorsque l’on contrôle l’âge, le sexe et le niveau de diplôme. Ce n’est donc pas parce que l’indépendance professionnelle est plus masculinisée, plus âgée et plus diplômée qu’elle est associée à la pratique de longues durées de travail. Cette analyse permet par ailleurs de souligner le rôle du niveau de diplôme sur les régimes horaires des indépendants. On constate d’une part que le différentiel entre statuts d’emploi s’atténue avec le niveau de diplôme : chez les diplômés du supérieur, les indépendants ont 2,4 fois plus de probabilités d’effectuer des longues semaines que les salariés, alors que ce rapport est de 6 chez les non ou faiblement diplômés. D’autre part, les semaines de type 2 (journées de travail longues) sont d’autant plus fréquentes que le niveau de diplôme est élevé (cela est également vrai pour les salariés). Les analyses présentées dans la suite de l’article confirmeront ce résultat d’une affinité entre les semaines de type 2 et le haut de la stratification sociale. Enfin, chez les salariés, les fortes emprises temporelles du travail concernent surtout les plus diplômés. C’est un constat sur lequel les sociologues, notamment anglo-saxons, ont beaucoup insisté3. 128Mais il n’est valable que pour les salariés. On voit en effet que chez les indépendants, les différences de niveau de diplôme n’ont pas d’incidence notable sur le taux global de semaines chargées (c’est surtout le type de semaine qui varie).
Au final, le différentiel de temps de travail entre les deux statuts d’emploi demeure intact une fois prises en compte les différences de composition socio-démographique. Il reste toutefois à en apprécier la systématicité. En effet, si l’on éclate les indépendants et les salariés en sous-groupes, ce qui apparaît comme un clivage à l’échelle de grands agrégats pourrait se révéler être un continuum à un niveau plus détaillé. On a choisi pour cela d’examiner deux principes de variation des régimes horaires. Le premier est la catégorie socio-professionnelle. Depuis longtemps on a pu constater la grande hétérogénéité des horaires des indépendants selon leur domaine professionnel, comme en témoigne l’opposition entre les semaines chargées des commerçants ou des chefs d’entreprise et les emplois du temps plus légers des professions libérales intermédiaires (Missègue, 2000). Il se pourrait ainsi que les régimes horaires de certaines catégories d’indépendants soient plus proches de ce qu’on observe dans certaines zones du salariat que dans le reste de l’emploi indépendant. Ne retrouve-t-on pas par exemple chez les chefs d’entreprise ou les agriculteurs sur grandes exploitations des logiques temporelles similaires à celles des cadres supérieurs ? À l’inverse, n’y a-t-il pas des logiques (pour ne pas dire des contraintes) semblables entre les petits patrons, commerçants ou artisans, et certaines catégories de salariés (chauffeurs, services à la personne) ?
La seconde manière d’éclater les salariés et les indépendants en sous-groupes consiste à distinguer les différents statuts détaillés (cf. encadré), avec l’hypothèse qu’à des formes juridiques d’entreprises différentes correspondent des régimes horaires différents. Dans un travail exploratoire récent, on a pu montrer l’existence d’un lien statistique entre ces deux dimensions, qui voit la fréquence des longues semaines de travail croître avec le degré de participation au capital de l’entreprise (Paye, 2018). Le statut détaillé engendre-t-il des variations suffisamment importantes pour 129que l’on observe des rapprochements entre des régimes horaires issus de statuts d’emploi différents ? Les deux sections qui suivent présentent les résultats de ces deux manières d’éclater salariés et indépendants en sous-groupes.
I.2. L’éclatement en catégories socioprofessionnelles
L’ensemble des catégories socioprofessionnelles majoritairement non-salariées (codes 11 à 31, fig.2) se singularisent du reste des actifs sur la seule base des régimes horaires, pour former le pôle le plus fortement exposé aux durées élevées de travail. À l’opposé, toutes les catégories socioprofessionnelles des couches subalternes ou intermédiaires du salariat4 se regroupent à l’autre extrême et aucune ne dépasse le taux moyen d’horaires extensifs de 21,7 %. Quant aux salariés de niveau cadre et des professions intellectuelles supérieures (codes 33 à 38), en position intermédiaire, ils restent systématiquement moins concernés par les longues durées que les indépendants. Cette distance entre salariés et indépendants s’observe également au niveau le plus détaillé de la nomenclature des PCS (niveau 4, 486 postes) : sur les cinquante professions les plus fréquemment concernées par les horaires extensifs, seules sept concernent des salariés5. Il y a donc une forte systématicité des écarts de régimes horaires entre les deux statuts d’emploi. Celle-ci est renforcée par le fait que les semaines de type 3 sont quasi-inexistantes dans les catégories socioprofessionnelles de salariés (le maximum observé est de 6 % chez les professions de l’information, des arts et des spectacles) et très présentes dans les catégories socioprofessionnelles d’indépendants (leur taux va de 15 % dans les professions libérales à 60 % chez les agriculteurs sur grande exploitation).
130
Fig . 2 – Part des longues durées de travail selon la catégorie socioprofessionnelle.
L’idée de clivage temporel peut être nuancée au regard de l’allure générale de la fig. 2, qui présente les catégories socioprofessionnelles dans l’ordre décroissant d’apparition des semaines longues. Les écarts successifs dessinent une structure « en escalier » globalement régulière. Seul un décrochement de plus de 10 points de pourcentage est identifiable. Or, ce n’est pas à la frontière des statuts d’emploi que s’observe ce décrochement, mais entre les catégories 38 (ingénieurs et cadres techniques d’entreprise) et 33 (cadres de la fonction publique). La plus grande proximité entre salariés et indépendants se situe entre les professions libérales et les cadres d’entreprise. Les cadres administratifs et commerciaux, avec 50,4 % de semaines de plus de 45h, ne sont que trois points de pourcentage derrière les professions libérales. Les ingénieurs et cadres techniques d’entreprise sont également proches, avec 45,6 % de 131semaines longues. Le « pont » entre les deux statuts d’emploi apparaît ainsi sans surprise dans une région spécifique de l’espace social marquée par une affinité de styles de vie entre cadres supérieurs du privé et professions libérales (Bourdieu, 1979).
I.2.1 Le cas des cadres « en forfait »
Si les cadres d’entreprise sont les salariés les plus proches des indépendants, c’est parce qu’ils sont, au regard du temps de travail, « moins salariés » que les autres : historiquement, leur insertion dans la relation salariale s’est faite selon une conception forfaitaire de leur travail, sans décompte du temps passé (Bouffartigue et Bocchino, 1998). Aujourd’hui, parmi les cadres d’entreprise, il faut distinguer les cadres « en heures », soumis à la réglementation de la durée de travail, des cadres « en forfait », dont le contrat de travail ne précise que des jours de mise à disposition à l’employeur. Ces derniers sont donc, officiellement, dans un espace dérogatoire où ne s’appliquent pas les durées légale et maximale. Juridiquement, leur situation est analogue à celle des indépendants concernant le temps de travail à l’échelle hebdomadaire. Comparer leur régime horaire avec celui des cadres « en heures » permet d’interroger le rôle potentiel de la réglementation du temps de travail. La comparaison avec les membres des professions libérales, qui sont officiellement non-salariés, permet quant à elle de vérifier si un écart demeure.
Tab . 2 – Part des longues durées de travail chez les libéraux, les cadres d ’ entreprise « en forfait » et « en heures ».
Source : Enquêtes Emploi 2010-2012 et 2017,
champ identique aux autres traitements de l ’ article.
Semaines de plus de 45h de travail |
Type 1 : de nombreux jours travaillés |
Type 2 : des journées de travail longues |
Type 3 : le cumul des deux |
Effectifs bruts |
|
Professions libérales |
55,6 % |
14,5 % |
25,3 % |
15,8 % |
4 248 |
Cadres d’entreprise |
|||||
– « en forfait » – « en heures » |
61,4 % 42,6 % |
23 % 17,6 % |
34,8 % 21,9 % |
3,6 % 3,1 % |
4 526 6 695 |
Dans les éditions de 2013 à 2016, l’enquête Emploi ne permet pas de départager les salariés « en forfait » des autres salariés6. On utilise donc ponctuellement, pour traiter cette question, les données de 2010, 2011, 2012 et 2017 (tab. 2). Un écart de près de 20 points de pourcentage sépare les forfaitisés des autres cadres, ce qui est considérable. Il peut être interprété comme l’effet protecteur de la réglementation du temps de travail, donnant ainsi du crédit à l’idée selon laquelle le clivage des régimes horaires ne fait que refléter le périmètre du droit du travail. Mais la précaution s’impose dans l’interprétation car le dispositif du forfait jours est peut-être davantage utilisé pour les cadres occupant les fonctions les plus chronophages7. Des analyses complémentaires, tenant compte des éventuels effets de composition, seraient nécessaires pour affiner l’interprétation.
En ce qui concerne les écarts entre les professions libérales et les cadres « en forfait », on observe que c’est chez ces derniers que les durées élevées de travail sont les plus fréquentes (six points de pourcentage en plus). Au regard de leur temps de travail, les cadres « en forfait » ressemblent plus aux professions libérales qu’à leurs homologues « en heures ». Le dispositif du forfait jours éclaire donc, à travers un cas de figure où la frontière du statut d’emploi ne coïncide pas avec celle du droit du travail, le rôle de la protection juridique, point sur lequel nous reviendrons dans la discussion finale.
I.2.2 Le cas des professions mixtes
On sait que les indépendants sont souvent présents dans des secteurs d’emploi différents de ceux des salariés. Il apparaît donc important d’appréhender la systématicité de ce clivage temporel en le mettant à l’épreuve d’une analyse centrée sur des professions mixtes, où l’on voit coexister les deux statuts d’emploi. Historiquement, peu de groupes professionnels se sont constitués sans avoir adopté complètement le modèle salarial ou celui de l’indépendance professionnelle. On en a retenu ici dix-sept contenant entre 13 et 85 % d’indépendants et dont 133les effectifs bruts étaient suffisants pour interpréter les résultats. Parmi ces derniers, on peut distinguer deux cas de figure. Le premier (fig. 3a) concerne des professions ou des métiers où peuvent s’observer des liens hiérarchiques entre indépendants et salariés du fait de rapports de type patrons-employés. Il en va ainsi par exemple du monde de l’élevage, où la plupart des salariés sont en fait employés par des chefs d’exploitation. Le second cas (fig. 3b) concerne des professions où les relations de ce type sont rares. Les professions artistiques fournissent des exemples classiques de ce cas de figure. Si les cas polaires de l’élevage ou des professions artistiques semblent facilement se classer selon ce principe (la fréquence des rapports de type patrons-employés), certaines professions sont plus difficilement classables. Pour isoler les professions correspondant au deuxième cas de figure, on a retenu comme critère la part des employeurs parmi les indépendants. Lorsque cette part ne dépasse pas les 25 %, on a considéré que les rapports de type patrons-employés entre indépendants et salariés étaient rares (fig. 3b). Lorsque cette part dépasse les 25 %, on a considéré que les rapports de type patrons-employés étaient potentiellement plus fréquents (fig. 3a).
Fig . 3a – Part des longues durées de travail selon le statut d ’ emploi
dans huit professions (taux d ’ employeurs chez les indépendants > 25 %).
Dans les huit professions présentées en fig. 3a, la part des horaires extensifs est nettement plus élevée chez les indépendants. La concentration 134des semaines de type 3 chez ces derniers renforce ce constat. Partout l’écart est considérable, sauf chez les avocats, où le régime horaire des indépendants se singularise par une plus forte proportion de semaines de type 1 et 3. En raison de l’existence fréquente de relations patrons-employés, on peut penser qu’une partie des différences de temps de travail soit liée à la charge que représente la gestion administrative et managériale du personnel, mais aussi peut-être à un sentiment d’obligation morale à se rendre davantage disponible au travail que ses subordonnés (Rapelli, 2011). De ce fait, une comparaison avec des professions sans relations hiérarchiques entre indépendants et salariés est utile pour évaluer la pertinence de cette interprétation.
Fig. 3b – Part des longues durées de travail selon le statut d ’ emploi
dans neuf professions (taux d ’ employeurs chez les indépendants < 25 %).
Les neuf professions de la fig. 3b, très hétérogènes en termes de régime horaire, le sont également au vu des écarts selon le statut d’emploi. Chez les infirmiers et les kinésithérapeutes, le contraste est extrêmement marqué. Encore important chez les musiciens, les traducteurs et les graphistes, il devient limité chez les sages-femmes et les professeurs d’art. Il est faible chez les psychologues, même si, encore une fois, les indépendants sont beaucoup plus concernés par les semaines de type 3.
Enfin, la profession de journaliste constitue l’unique cas où ce sont les salariés qui pratiquent les horaires les plus extensifs. Les semaines 135de type 3 sont toutefois trois fois plus fréquentes chez les journalistes indépendants. Cette différence dans les types de semaine n’invalide pas le constat d’une plus grande emprise temporelle du travail chez les salariés, puisque leur durée hebdomadaire moyenne reste plus élevée (38h35 contre 37h37 chez les indépendants). Elle est en revanche moins dispersée (coefficient de variation de 38,1 % contre 52,6 %). Cette exception des journalistes s’interprète à l’aune des pratiques d’emploi dans les deux segments de leur profession. Chez les indépendants, la plus courante est la pige et celle-ci alimente plutôt la presse magazine. Chez les journalistes salariés, en revanche, le modèle dominant est celui de l’inclusion dans une rédaction, davantage dans la presse quotidienne que les pigistes (Pilmis, 2014). La condition de salarié est donc davantage associée à des temporalités de travail marquées par l’urgence et l’impératif d’une disponibilité extensive pouvant dans certains cas s’assimiler à une forme d’astreinte.
Si l’on compare à présent les fig. 3a et 3b, on constate que les variations de régime horaire liées au statut d’emploi sont nettement plus marquées dans les professions où indépendants et salariés s’inscrivent dans des relations de type patrons-employés. Les indépendants de la fig. 3a ont en moyenne 6 fois plus de probabilités d’effectuer des semaines chargées que les salariés, contre 3 fois pour ceux de la fig. 3b. Cela donne du crédit à l’idée que l’indépendance professionnelle assortie d’un rôle d’employeur va de pair avec une plus grande emprise temporelle du travail. La section suivante permettra de confirmer ce résultat à une plus grande échelle.
Mais la conclusion la plus importante à tirer de cette section porte sur la force et la systématicité des écarts ente salariés et indépendants. Ces différences se constatent à l’échelle des catégories socioprofessionnelles, mais aussi à l’échelle plus fine des professions. Le fait que le statut d’emploi se traduise en différences notables de régimes horaires y compris dans les professions sans rapport hiérarchique entre indépendants et salariés nous incite à conclure quant à l’existence d’un clivage temporel systématique (à l’exception des journalistes).
136I.3. L’éclatement en statuts détaillés
Lorsque l’on éclate le statut d’emploi selon les catégories plus fines du statut détaillé, le clivage entre salariés et indépendants réapparaît avec force (fig. 4). Les variations entre les deux grandes catégories de statuts d’emploi sont nettement supérieures aux variations en leur sein. Seule une catégorie de salariés (entreprises du privé lucratif de plus de 500 salariés) dépasse le taux moyen de semaines chargées de 21,7 %, tandis que du côté des indépendants, le plus faible taux est de 47 %, chez les détenteurs exclusifs de leur entreprise qui n’ont pas de salariés.
Fig . 4 – Part des longues durées de travail selon le statut détaillé, en %
(* : effectifs bruts inférieurs à 500).
S’agissant des indépendants, la pratique des horaires extensifs est liée à la présence de co-détenteurs du capital. Toutes tailles d’entreprises confondues, la moitié des détenteurs exclusifs (52,8 %) sont concernés par les semaines chargées, contre environ 70 % chez les indépendants exerçant dans des formes sociétaires ou en tant que dirigeants salariés8. Cette singularité des détenteurs exclusifs n’est pas anecdotique puisqu’ils représentent à eux 137seuls 53 % des indépendants. Ainsi, si l’on schématise, on peut identifier un sous-clivage des régimes horaires chez les indépendants, qui oppose les détenteurs exclusifs et les aides familiaux de tout le reste. L’autre tendance statistique notable concerne l’effet de la présence de salariés dans l’entreprise : 74,5 % des employeurs déclarent une semaine de plus de 45 heures contre 51,7 % des non-employeurs. La fig.4 montre en outre que plus les salariés sont nombreux, plus les horaires extensifs sont fréquents.
Ces deux tendances statistiques doivent être interprétées en tenant compte de la présence inégale des auto-entrepreneurs dans les différentes catégories de statut détaillé. Ces derniers sont tous, par définition, détenteurs exclusifs. Par ailleurs, s’ils peuvent embaucher du personnel, seuls 5 % d’entre eux ont des salariés. Ils sont donc fortement concentrés chez les détenteurs exclusifs sans salariés dont ils représentent 36 % des effectifs. Or, du fait du caractère souvent limité de leur volume d’affaires, les auto-entrepreneurs sont nettement moins concernés par les horaires de travail extensifs : leur durée hebdomadaire moyenne est de 32h29 et seulement un quart d’entre eux dépassent les 45 heures de travail (tab. 3). La présence de ces indépendants à faible niveau d’activité impacte donc le régime horaire des détenteurs exclusifs. Toutefois, ceux d’entre eux qui n’exercent pas comme auto-entrepreneur restent moins nombreux (60,2 %) à faire des semaines chargées que les indépendants exerçant dans des formes sociétaires ou en tant que dirigeants salariés.
Tab . 3 – Régime horaire des indépendants selon s ’ ils exercent ou non
au titre d ’ auto-entrepreneur (données de 2013 à 2017 uniquement).
Semaines de plus de 45h de travail |
Type 1 : |
Type 2 : |
Type 3 : le cumul des deux |
Effectifs bruts |
Effectifs pondérés (%) |
|
indépendants exerçant dans le cadre d’une auto-entreprise |
25,1 % |
11,1 % |
5,6 % |
8,4 % |
2 679 |
30,1 % |
indépendants n’exerçant pas dans le cadre d’une auto-entreprise |
60,2 % |
17,0 % |
14,6 % |
28,6 % |
6 794 |
69,9 % |
Ensemble des indépendants |
57,3 % |
16,0 % |
14,9 % |
26,4 % |
9 473 |
100 % |
S’agissant des salariés, les horaires extensifs sont plus rares dans les structures associatives à but non-lucratif, et plus fréquents dans les grandes entreprises privées ainsi que chez les salariés de particuliers (fig. 4). Là aussi, la taille de l’entreprise varie concomitamment avec la fréquence des horaires extensifs. Mais ces variations sont minimes en comparaison du gouffre qui sépare le salariat de l’indépendance, quel que soit le statut détaillé. Le clivage temporel identifié dans cette première partie est donc si marqué et si systématique qu’il ressort dans toutes les analyses. La suite de cet article, qui concerne plus spécifiquement les indépendants, propose une analyse des variations inter-professionnelles et intra-professionnelles des régimes horaires.
II. Les horaires extensifs des indépendants,
une norme à géométrie variable
II.1. Les métiers de l’indépendance,
principe majeur de différenciation temporelle
La composante du « métier » et des « savoir-faire » est souvent mise en avant pour caractériser les indépendants (Zarca, 1989). Les contraintes temporelles et productives sont multiples et dépendent de la profession exercée (astreinte animale en élevage, horaires d’ouverture en commerce, pression temporelle des chantiers dans l’artisanat du bâtiment, temps difficilement prévisibles des consultations en santé, etc.).
Décomposer les grandes catégories d’indépendants (agriculteurs, artisans, commerçants, industriels, professions libérales) en métiers (boucher, éleveur laitier, kinésithérapeute, agent immobilier, etc.) présente ainsi l’intérêt de voir dans quelle mesure le métier exercé (et, par ce biais, l’activité concrète de travail) constitue un principe fort de différenciation des régimes horaires. La nomenclature des PCS de l’Insee permet une analyse détaillée en distinguant 486 professions différentes. Dans les données de l’enquête Emploi, 124 contiennent des travailleurs indépendants. L’analyse statistique porte ici sur celles qui contiennent plus de 200 individus, soit au total 50 professions. L’ampleur des variations 139de la part des horaires extensifs est grande parmi ces dernières : elle va de 11 % chez les formateurs et animateurs de formation continue à 92 % chez les éleveurs d’herbivores sur grande exploitation. Pour caractériser cette différenciation, on a cherché à vérifier si les régimes horaires sont homogènes ou hétérogènes à l’intérieur des grandes catégories d’indépendants. Chez les artisans par exemple, plusieurs régimes horaires sont identifiables, selon les métiers : les artisans du bâtiment ressemblent plus aux chefs d’entreprises qu’aux artisans boulangers, qui se rapprochent de leur côté des exploitants de café-restaurant ou des agriculteurs. Afin de faciliter les rapprochements, nous avons recouru à une classification ascendante hiérarchique9. L’arbre de classification, ou dendrogramme, permet de restituer les distances relatives entre professions, et d’identifier cinq classes relativement homogènes (fig. 5).
140
Fig . 5 – Dendrogramme de la classification représentant la distance
entre professions selon leur régime horaire (indépendants uniquement).
Tab. 4 – Caractéristiques des cinq classes.
Avant de caractériser chacune des classes, il convient de souligner que les horaires extensifs sont la situation majoritaire dans 38 des 50 professions considérées. Et sur les 12 professions où dominent les semaines de moins de 45 heures, les horaires extensifs concernent tout de même entre 25 % et 50 % des individus (sauf pour les formateurs qui font ici figure d’exception). On peut donc considérer que les horaires extensifs constituent une norme commune aux professions d’indépendants. Des différenciations s’observent toutefois et sont clairement restituées par la classification (fig. 5) et par les caractéristiques socio-démographiques des classes (tab. 4).
Les deux premières classes sont celles qui se singularisent le plus (elles sont les dernières à se raccorder dans le dendrogramme). Toutes deux se caractérisent par une fréquence élevée des horaires extensifs, 142notamment de type 3, et par une faible présence des diplômés du supérieur. Tous les agriculteurs y sont regroupés (les cultivateurs dans la classe 1 et les éleveurs dans la classe 2). De même, les patrons du petit commerce courant (alimentation, tabac, presse) et les restaurateurs cafetiers y sont regroupés. La classe 2, la plus homogène de toutes, regroupe les professions les plus exposées au temps de travail extensif (la durée hebdomadaire moyenne dépasse les 60 heures). La classe 3 est marquée par la prégnance des semaines de type 2. Elle rassemble dans un ensemble fort homogène tous les chefs d’entreprise de plus de 10 salariés, ainsi que deux professions libérales. C’est la classe la plus âgée, de loin la plus diplômée, et la moins investie par les détenteurs exclusifs. La classe 4 se caractérise par la présence des trois types d’horaires extensifs en proportions comparables. Sa faible féminisation est à relier aux métiers qui y sont présents : tous les artisans du bâtiment et des métiers techniques sont en effet regroupés dans cette classe. Reste la classe 5, qui est la plus diversifiée professionnellement et la plus hétérogène en termes de régimes horaires. Mais elle se singularise toutefois nettement du reste par plusieurs aspects. D’abord, on y constate moins d’horaires extensifs et une durée hebdomadaire moyenne inférieure à 40 heures. Ensuite, c’est la seule classe où les semaines de type 1 sont nettement prépondérantes (41 %) parmi les semaines extensives. Travailler tous les jours de la semaine mais sans faire de grosses journées, comme chez de nombreux traducteurs et de professeurs d’art (fig. 3b), se traduit par un émiettement du travail à l’échelle de la semaine. Cette classe 5 est également marquée par l’importance des activités du tertiaire, ce qui en fait la classe la plus assimilable au modèle de l’indépendance de service (Beffy, 2006) en opposition à l’indépendance de métier. Ces activités sont menées pour l’essentiel en entreprise individuelle sans employés, souvent dans le cadre d’une auto-entreprise. C’est enfin la classe la plus jeune et, de loin, la plus féminisée. Toutes ces caractéristiques laissent à penser que la classe 5 est significative des nouvelles figures du travail indépendant. On peut penser aux auto-entrepreneurs qui installent de la publicité dans les pharmacies (Abdelnour, 2017), ou aux « Mompreneurs » qui s’installent à leur compte en vue d’une meilleure « conciliation » entre travail et vie de famille (Landour, 2017).
143Cette analyse inductive des régimes horaires suffit à regrouper les éleveurs (classe 2), les cultivateurs (classe 1), les patrons du petit commerce courant et de la restauration (classes 1 et 2), les chefs d’entreprises (classe 3), les artisans du bâtiment et des métiers techniques (classe 4) dans des classes homogènes. La classification fait alors émerger un espace social des indépendants marqué par des différenciations temporelles et fortement structuré par une logique de métiers. De ce fait, il est possible d’aller au-delà de l’affirmation d’Alain Chenu selon qui « l’emploi du temps à lui seul suffit à individualiser les non-salariés » (Chenu, 2002, p. 160) : il suffit aussi en réalité à individualiser leurs métiers.
Ces analyses confirment donc le poids des spécificités professionnelles dans la construction des régimes horaires. Ce rôle structurant de la profession épuise-t-il toutefois les variations de régimes horaires ? L’emprise temporelle du travail d’éleveur, par exemple, n’est-elle pas plus forte chez les chefs d’exploitation unipersonnelle que dans les structures de type GAEC où les associés peuvent se relayer pour libérer du temps libre (Dufour et Dedieu, 2010) ? Ces questions invitent à reconsidérer le rôle du statut détaillé, mais cette fois-ci au sein même d’une sélection de professions.
II.2. Des variations intra-professionnelles
de second ordre
L’étude des variations de régimes horaires selon les statuts détaillés à l’intérieur d’une profession donnée exige à la fois le choix de cas interprétables et des effectifs suffisants. On a retenu sept professions différentes, dont certaines sont le fruit de regroupements10.
144
Fig . 6 – Régimes horaires selon le statut détaillé dans sept professions.
(les cas de figure où les effectifs bruts sont inférieurs à 50
ne sont pas représentés dans le graphique.
Pour ce graphique, les coefficients de pondération n ’ ont pas été utilisés).
Les données les plus complètes concernent les artisans du bâtiment, dont on sait à présent la forte homogénéité des horaires, quelle que soit leur spécialité (plomberie, électricité, maçonnerie, peinture, menuiserie). Deux tendances peuvent être identifiées à partir de ce cas (fig. 6). Tout d’abord, la présence de salariés entraîne systématiquement une augmentation de la part des horaires extensifs, quel que soit le statut détaillé. Cet écart est particulièrement notable chez les détenteurs exclusifs. Ensuite, abstraction faite des différences dans le nombre de salariés, la co-détention du capital de l’entreprise se traduit par des horaires plus lourds. C’est donc sans surprise que les détenteurs exclusifs sans salariés sont de loin les moins concernés par les horaires extensifs. En revanche, on ne constate pas de variation significative entre les différentes formes juridiques sociétaires : être détenteur majoritaire ou minoritaire, ou encore être dirigeant salarié, ne semble pas avoir de lien avec le temps de travail. Ces deux tendances se vérifient globalement pour les sept professions concernées. Notre comparaison intra-professionnelle des régimes horaires fait donc ressortir exactement les mêmes tendances que celles identifiées toutes professions confondues dans la fig. 4. On peut donc écarter l’idée que les variations constatées soient un simple reflet de la composition professionnelle des différents statuts détaillés.
L’enseignement sans doute le plus intéressant de ce dernier volet de l’analyse est que les variations intra-professionnelles sont de second ordre. Comme le montre la fig. 6, les variations de régimes horaires les plus nettes s’observent entre les colonnes, non entre les lignes. Les logiques de métier (nature de l’activité, contraintes productives ou culture professionnelle spécifique) semblent donc jouer un rôle plus déterminant que les logiques économiques (co-détention ou non de l’entreprise, présence ou non de salariés).
III. Discussion
Nos analyses font ressortir trois principaux résultats empiriques, que nous résumons avant de soumettre à discussion quelques interprétations des horaires extensifs dans l’indépendance professionnelle.
1461. L’écart de temps de travail entre indépendants et salariés constitue un fait social de grande ampleur et systématique. Il résiste à la prise en compte des effets de structure ainsi qu’à l’éclatement des grands statuts d’emploi en professions et en statuts détaillés. Bien davantage qu’un continuum, il constitue un clivage temporel. Les écarts entre les deux statuts d’emploi s’observent même à l’intérieur des professions. En ce sens, les différences de temps de travail entre salariés et indépendants ne sauraient se réduire à des différences de secteurs professionnels.
2. L’indépendance professionnelle ne se traduit pas de façon univoque en termes de régimes horaires. La source majeure de variations est la profession exercée. L’espace des temps de travail des indépendants donne ainsi à voir des différenciations temporelles fortement liées à une logique de métier. Trois pôles sont identifiables : l’agriculture et le petit commerce qui renvoient au modèle de la semaine de 6 ou 7 longues journées de travail ; les chefs d’entreprises et les professions libérales, qui adoptent le modèle de la semaine de 5 journées longues ; la petite indépendance de service, plus féminisée et moins concernée par les horaires extensifs.
3. Des situations hybrides, comme celles des cadres « en forfait » ou des dirigeants salariés, offrent des éclairages précieux sur les entrelacs de la réglementation horaire, de la protection sociale et de la subordination juridique. Les premiers, pourtant salariés, sont plus proches des professions libérales que leurs homologues « en heures ». Les seconds, non soumis à subordination juridique mais rattachés au régime général de la Sécurité sociale des salariés, ne se singularisent guère par leurs horaires du reste des indépendants exerçant dans le cadre d’une société.
Examinons à présent la portée de quelques pistes d’interprétation des horaires extensifs chez les indépendants. Différentes questions sont abordées successivement : l’emploi et les institutions de la société salariale ; les activités de travail et leurs contraintes temporelles ; l’ethos professionnel et les prescriptions temporelles qu’il sous-tend, notamment dans les professions élitaires ; la socialisation spécifiquement non-salariale à des rapports particuliers au temps.
III.1. L ’ emploi et les institutions du salariat
Si les indépendants font des horaires plus lourds que les salariés, c’est d’abord parce que le statut d’emploi, loin de constituer une dimension isolée, se rattache à un système juridique plus englobant. Il convient à 147ce titre d’éclaircir le rôle du statut de salarié. Le salariat, synthèse historique de compromis, associe subordination juridique et protection par le droit du travail. Les indépendants, non concernés par cette protection, exercent une activité professionnelle en dehors de toute réglementation horaire. L’analyse comparée des cadres « en forfait », des cadres « en heures » et des professions libérales (tab. 2) illustre bien ce phénomène, puisque dans ce cas précis la protection juridique formate davantage les régimes horaires que le statut d’emploi. Ce résultat conforte l’idée que la réglementation horaire exerce, à des degrés sans doute variables selon les professions, un rôle de garde-fou (Algava, 2011, p. 15). Cette interprétation est cohérente avec l’observation de Chenu (2002), qui voit dans l’autonomie temporelle des indépendants la principale clé de lecture de leur pratique des gros horaires. Sur cette même question, Abdelnour (2017) s’appuie sur Bourdieu (1997, p. 293) pour montrer en quoi l’autonomie des travailleurs indépendants est précisément une condition de possibilité d’une forme d’auto-exploitation : on consent d’autant plus à donner de son temps qu’on a le sentiment de l’avoir choisi. À cet égard, les cadres temporels de la société salariale apparaissent comme un facteur limitant les possibilités d’auto-exploitation.
Une seconde protection du statut de salarié peut être considérée : le salaire minimum. Les professions sous statut d’indépendant peuvent voir leur coût du travail baisser, comme c’est le cas en agriculture quand les exploitants sont fortement dépendants du marché des produits (Jégouzo, 1981). Au SMIC convient-il d’ajouter l’existence d’une carrière salariale dans la plupart des emplois salariés, ce qui permet de stabiliser l’horizon temporel des revenus du travail. L’absence de limite horaire, de revenu minimum et de carrière salariale peut donc créer des conditions dans lesquelles les indépendants sont acculés à de gros volumes de travail pour pouvoir sécuriser leurs revenus.
Autre corrélat du statut d’emploi pouvant influencer les pratiques temporelles des travailleurs, le régime de protection sociale. Pour se couvrir contre les risques, les salariés sont affiliés à un système fondé sur la socialisation à l’échelle macro-économique d’une partie des traitements salariaux, tandis que les indépendants ont des régimes de protection sociale plus proches d’une logique de placement (revenu différé voire épargne d’activité), et n’ont pas d’assurance chômage. Cette spécificité des indépendants, associée au fait qu’ils sont seuls à porter les risques financiers 148de leur entreprise, peut inciter à l’augmentation des prestations de travail et donc du volume horaire11. Ces formes de surproduction sont également requises pour faire face à l’« incertitude chronique de parvenir à “faire son mois” » quand l’activité est soumise à des logiques marchandes (Bernard, 2017, p. 232). Or, les dirigeants salariés, qui sont autant concernés par les horaires extensifs que les autres statuts d’indépendants exerçant en société, ne travaillent pas moins que leurs homologues non affiliés au salariat (fig. 4 et 6). De même, le régime horaire des cadres « en forfait » (tab. 2) est plus extensif que celui des professions libérales, alors qu’ils sont mieux couverts en termes de protection sociale.
III.2. Les activités de travail
Aux spécificités de l’emploi s’ajoutent les spécificités des activités de travail des indépendants. Plusieurs auteurs ont insisté sur le temps consacré aux tâches annexes que requiert l’administration d’une entreprise : comptabilité, gestion de locaux et de main d’œuvre, achats d’équipements, relationnel avec la clientèle et les réseaux professionnels, veille juridique et économique, etc. (Abdelnour, 2017 ; Algava, 2011 ; Bertaux-Wiame, 2004). Ces activités, qui relèvent d’un travail d’articulation (Strauss, 1992), concernent la majorité des indépendants. Leur volume varie en fonction des professions, de la taille de l’entreprise et des possibilités de délégation à des professionnels ou à des aides familiaux. Des études statistiques sur les médecins généralistes libéraux montrent que cette composante administrative est loin d’être négligeable (Jakoubovitch et al., 2012). Enfin, comme le montrent nos analyses (fig. 4 et 6), le fait d’employer des salariés va de pair avec des horaires plus lourds, ce qui peut être interprété à l’aune du temps que requiert la gestion courante de la main d’œuvre (Rapelli, 2011, p. 407).
Une autre piste d’interprétation fondée sur les activités de travail est proposée par Barrois et Devetter : « Ce n’est pas le statut juridique qui impose d’être ainsi disponible. C’est bien, à l’inverse, parce que certaines activités induisent une forte disponibilité temporelle (dans leur organisation et structuration habituelles) que les emplois qui en relèvent s’inscrivent dans une logique non salariale. » (Barrois et Devetter, 2017a, p. 119) Le 149statut d’emploi, traité habituellement comme un explanans, est ici envisagé comme explanandum : ce sont les contraintes de disponibilité temporelle d’une profession qui déterminent son insertion – ou non – dans le salariat. Cette interprétation a le mérite d’interroger les logiques causales en jeu entre statut d’emploi et temporalités de travail. Quelle portée convient-il de lui donner ? Elle ne rend pas compte, par exemple, du fait que des travailleurs exerçant une même activité aient des régimes horaires si différents selon s’ils sont salariés ou indépendants, à l’instar des traducteurs, bûcherons, vétérinaires, graphistes, ou musiciens de la fig. 3b. Conceptuellement, dire que les activités de travail induisent des formes d’emploi revient à dire que c’est le travail concret qui détermine les formes du travail abstrait. Or l’activité de travail et ses contraintes temporelles ont elles-mêmes une histoire qui n’est pas indépendante de la trajectoire institutionnelle et politique des professions. C’est le cas, par exemple, de l’intervalle de traite de 12 heures en élevage laitier. Longtemps considéré comme une contrainte naturelle, il fait l’objet d’une remise en question au profit de modèles alternatifs (intervalle réduit, monotraite, robot de traite). On a affaire ici à une transformation qui doit être rapportée à l’histoire récente de la profession, dont les membres cherchent de plus en plus à bénéficier de journées de travail plus compactes (Pomies et al., 2008). Le schéma d’une causalité simple, quelle qu’en soit la direction, semble trop réducteur.
III.3. L ’ ethos professionnel, l ’ élitisme
et les prescriptions temporelles
On peut s’attendre à ce que la pression économique joue un rôle plus fort chez les indépendants les moins autonomes et les moins qualifiés, tandis que les mieux dotés (professions libérales, chefs d’entreprise) soient davantage soumis à une culture professionnelle valorisant les horaires extensifs. Il y a en effet un monde entre des petits indépendants peu qualifiés qui doivent allonger leur durée de travail pour se rémunérer (Barrois et Devetter, 2017a) et les avocats étudiés par Tremblay et Mascova (2013) pour qui l’affirmation de leur professionnalisme passe par une disponibilité temporelle extensive. L’ethos professionnel12 et le rapport au temps qu’il sous-tend semblent donc des éléments à ne pas négliger 150pour comprendre l’importance des volumes horaires dans certains métiers. Plusieurs recherches sur les salariés suggèrent que ce phénomène touche principalement les univers professionnels caractérisés par un certain élitisme, comme si la démonstration d’un engagement sans limite dans son travail avait une fonction confirmatoire de sa position dominante : consultants (Stenger, 2017), danseurs de l’Opéra de Paris (Laillier et Stenger, 2017), banquiers d’affaires et financiers (Ho, 2009). Sur la base de nos analyses, on peut revenir sur le cas des avocats, des médecins et des architectes, trois professions réglementées qui se rapprochent beaucoup du modèle des professions au sens anglo-saxon (Dubar, Tripier et Boussard, 2015). On devrait s’attendre à ce qu’en leur sein, la valorisation des horaires extensifs concerne autant les salariés que les indépendants. En résulterait alors un régime horaire uniforme, quel que soit le statut d’emploi. Or, ce n’est pas le cas : dans les trois professions, l’exercice en libéral se traduit par un régime horaire plus extensif, marqué notamment par une plus forte présence des semaines de type 3 (fig. 3a et 3b). Toutefois, le différentiel entre salariés et indépendants y est moindre que dans la plupart des professions examinées. Le niveau de prestige et d’élitisme des groupes professionnels atténue-t-il le clivage temporel entre salariés et indépendants ? Cela signifierait que le rôle du statut d’emploi s’estompe à mesure que l’on s’élève dans la stratification sociale. C’est ce que suggèrent les données présentées par Barrois et Devetter (2017a, p. 111) : l’écart de temps de travail entre salariés et indépendants s’amoindrit avec le niveau de qualification. Notre analyse en termes de niveau de diplôme aboutit également à ce résultat (fig. 1). Or, là encore, le haut de l’échelle sociale est dans l’ensemble moins concerné par la réglementation horaire, ce qui renvoie au rôle des institutions du salariat.
III.4. Une socialisation spécifique à l ’ univers des indépendants ?
Reste la question d’une socialisation au travail extensif qui serait spécifique à l’indépendance professionnelle. Des enseignements précieux peuvent être tirés des travaux qualitatifs sur deux objets : l’hérédité professionnelle et le passage à l’indépendance. Une des caractéristiques centrales de l’exercice des métiers d’indépendants est l’enjeu que représente la transmission de 151l’entreprise. Chez les indépendants à patrimoine, l’hérédité professionnelle est particulièrement forte. Ainsi, les trois quarts des agriculteurs ont un père agriculteur (Hugrée, 2016). Or, on conçoit qu’ils héritent, en plus d’un patrimoine matériel, d’un « patrimoine immatériel », et notamment d’un rapport au travail construit contre la norme salariale et sur un « ethos du faire » (Laferté, 2013). En outre, « les rapports au temps s’apprennent non pas seulement lors de socialisations primaires, familiale et scolaire, mais aussi au cours de socialisations secondaires » (Darmon, Dulong et Favier, 2019, p. 11). La socialisation primaire des héritiers a comme pendant la socialisation secondaire de ceux qui quittent le salariat pour se mettre à leur compte. On sait en effet que l’expérience concrète du travail indépendant conduit au développement d’un rapport au travail spécifique (Abdelnour, 2017 ; Gros, 2015). Apprendre à se débrouiller seul, apprendre à s’endetter et à rembourser, apprendre à faire face aux aléas du marché, c’est aussi apprendre une temporalité de travail, apprendre à consentir à une norme de disponibilité extensive, voire apprendre à la revendiquer. Ce processus n’est pas indépendant des dispositions acquises antérieurement, ce qui renvoie à la socialisation primaire.
On le voit, de nombreuses pistes sont suggérées par cette discussion pour des travaux ultérieurs. Loin d’être un trait naturel de l’indépendance, le temps de travail extensif soulève nombre de questions. On se limitera pour finir à en mentionner deux. Premièrement, se pose la question de la rémunération du travail, qui mériterait à elle seule un article complet. Elle n’a pas été traitée, faute de place, et au vu des problèmes que pose la mesure des revenus d’indépendants, noyés dans l’entrelacs de l’accumulation patrimoniale et de l’économie domestique. Deuxièmement, il convient d’interroger la pertinence des différents éléments d’interprétation listés précédemment selon le groupe professionnel et étudier la façon dont ils se combinent pour créer les conditions d’un régime horaire extensif. Nos résultats suggèrent de suivre une approche non totalisante des durées élevées de travail en cherchant, non pas dans des lois faisant automatiquement d’un non-salarié un travailleur sans relâche, mais des interprétations situées, puisant dans l’histoire sociale des professions. Les enquêtes ethnographiques et historiques sont à ce titre indispensables.
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1 Les données ont été obtenues via le réseau Quetelet-Progedo (diffusion ADISP). Je tiens à remercier les relecteurs anonymes de la revue, Colin Marchika et Nicolas Castel pour leurs remarques sur des versions antérieures de ce texte, ainsi que les membres de la liste de discussion Quanti pour leurs conseils : https://groupes.renater.fr/sympa/info/quanti (consulté le 27/05/2019)
2 C’est le seuil le plus souvent retenu par les études internationales ou nord-américaines (voir par exemple Fligstein et Sharone, 2004). Les travaux portant sur des pays européens privilégient le seuil de 48 heures par semaine, qui correspond à la durée maximale définie par la directive européenne de 1993 (Devetter, 2008). De manière générale, le choix des seuils n’a pas d’incidence majeure sur les tendances identifiées (Cha, 2013, p. 166).
3 Dans les études sur les longues durées de travail, l’accent est mis communément sur les cadres et professions intellectuelles supérieures (« managers and professionals ») ou sur les détenteurs de pouvoir hiérarchique (« superordinate working class »). Voir par exemple Fligstein et Sharone (2004) ou encore Gershuny (2005).
4 Pour ne pas alourdir le graphique, on a retenu pour ces catégories socioprofessionnelles le niveau 2 de la nomenclature des PCS. Pour les cadres et professions intellectuelles supérieures, dont les régimes horaires sont plus similaires de ceux des indépendants, on a retenu le niveau 3, plus détaillé, afin de cerner plus finement ces proximités.
5 Il s’agit des chefs d’établissement de l’enseignement secondaire et inspecteurs, des directeurs techniques et cadres d’état-major des grandes entreprises, et de divers types d’ingénieurs du bâtiment ou de l’industrie.
6 La question sur le forfait en jours n’a été posée aux enquêtés qu’entre 2007 et 2012, puis de nouveau en 2017.
7 Il était d’ailleurs sensé, à l’origine, ne s’appliquer qu’aux cadres dirigeants. Ce n’est que dans les années 2010 que le dispositif s’est diffusé dans d’autres catégories de cadres (DARES, 2015).
8 Les chiffres sont précisément de 72,7 % pour les détenteurs majoritaires, de 71,2 % pour les détenteurs minoritaires ou associés et de 69 % pour les dirigeants salariés.
9 La classification a été effectuée sur un tableau de contingence croisant les variables de la profession et du type de semaine (type 1, 2, 3 ou semaine de moins de 45 heures). On a utilisé pour les opérations d’agrégation la méthode de Ward, conçue pour minimiser l’inertie intra-classe et maximiser l’inertie inter-classes. Les classes ainsi obtenues sont les plus homogènes possibles en termes de régimes horaires. Les données n’ont pas été centrées-réduites car la part des longues durées, autant que leur type, doit être prise en compte dans la classification. Par ailleurs, on a pu vérifier la robustesse de cette classification en construisant un graphique bivarié (non montré ici) projetant les professions sur deux dimensions : part des semaines de 6 jours ou plus et part des semaines à journées longues (plus de 10 heures en moyenne).
10 « Artisans de l’alimentation » regroupe les boulangers et pâtissiers, les bouchers, les charcutiers et les autres artisans de l’alimentation. « Experts non juridiques » regroupe les experts comptables, les experts en études économiques et les ingénieurs conseils.
11 C’est ce à quoi fait référence Laferté (2013, p. 108) lorsqu’il évoque, à propos des agriculteurs, « cette constante suractivité productive liée au statut d’indépendant n’ayant que le patrimoine pour se protéger socialement, à la différence des salariés ».
12 Suivant Bernard Zarca, on entend par ethos professionnel « un ensemble de dispositions acquises par expérience et relatives à ce qui vaut plus ou moins sur toute dimension (épistémique, esthétique, sociale, etc.) pertinente dans l’exercice d’un métier. Apprendre un métier, c’est […] en intérioriser la norme d’excellence qui s’y est historiquement constituée. » (2009, p. 351-352)
- CLIL theme: 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
- ISBN: 978-2-406-10053-9
- EAN: 9782406100539
- ISSN: 2555-039X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10053-9.p.0119
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-17-2020
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Working time, self-employment, employment, professions, hourly plans