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Classiques Garnier

Long work hours in salaried employment and self-employement Measures and problems

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Socio-économie du travail
    2019 – 2, n° 6
    . Tant de capital, temps de travail ?
  • Author: Paye (Simon)
  • Abstract: A gap of more than 10 hours separates the weekly working hours of employees and self-employed. This article questions this specificity using data from the French Labour force survey. We found evidence of a systematic cleavage between employees and self-employed, even within single professions. Yet self-employment does not always translate in the same way. Different hourly patterns can be identified and linked to social characteristics. These findings are used to reassess current interpretations and research questions.
  • Pages: 119 to 154
  • Journal: Social Economy of Labor
  • CLIL theme: 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
  • EAN: 9782406100539
  • ISBN: 978-2-406-10053-9
  • ISSN: 2555-039X
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10053-9.p.0119
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 02-17-2020
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Working time, self-employment, employment, professions, hourly plans
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Indépendants et salariés
face aux longues durées de travail

Éclairages statistiques et problématisation

Simon Paye

Université de Lorraine, 2L2S

Introduction

Les travailleurs indépendants sont connus pour leurs durées de travail élevées. Selon les sources statistiques et les définitions retenues, un écart de 10 à 15 heures sépare leur durée moyenne de travail hebdomadaire de celle des salariés. En moyenne annuelle, la différence est estimée à 523 heures, soit léquivalent de 15 semaines de travail de 35 heures (DARES, 2018). Comme on va le voir dans cet article, 60 % des indépendants dépassent les 45 heures de travail par semaine, contre 16 % des salariés. Ce régime horaire, que lon qualifiera dextensif, semble ainsi constituer une norme, tant statistique que symbolique, de lindépendance professionnelle.

Les transformations en cours du travail et de lemploi invitent à mieux cerner cette spécificité des indépendants. Dans le non-salariat tout dabord, le « renouveau de lindépendance » (Arum et Müller, 2009) marqué par la recrudescence des effectifs et la recomposition des profils professionnels, interroge les attributs qui sont traditionnellement prêtés aux indépendants, en particulier la notion de liberté dans lorganisation de leur temps. Les travaux sociologiques sur lauto-entreprenariat et les nouvelles formes de travail non-salarié montrent que les représentations convenues sur lentreprenariat cadrent mal avec des situations d« indépendants 120dépendants » ou « subalternes » (Gros, 2015). Sagissant du salariat, la dérégulation du droit du travail se traduit par léclatement des situations demploi et lindividualisation des temps de travail (Bouffartigue, 2012). Des fractions entières du salariat sortent du cadre temporel collectif de la norme fordienne – un temps mesurable, prévisible et borné – pour se rapprocher des conditions temporelles de lindépendance professionnelle. Les nouvelles formes de sous-traitance, les pratiques demploi flexibles et léconomie de plateforme alimentent également ce processus de dilution du salariat par ses marges (Supiot, 1999). Se pose alors la question de lallongement des durées de travail tous secteurs confondus si les pratiques salariales convergent vers le modèle flexible de lindépendance professionnelle. Mieux cerner les logiques sous-tendant le temps de travail des indépendants apparaît donc dun intérêt majeur au regard de ces enjeux.

Pourtant, les horaires extensifs des indépendants ont laspect dune question déjà résolue. À les écouter, il va de soi que l« on ne compte plus quand on est à son compte » (Bertaux-Wiame, 2004, p. 14). Travailler pour soi plutôt que pour un patron constitue ainsi un motif central du discours des indépendants. Cette rhétorique semble alors toute faite pour expliquer limportance des volumes horaires : en labsence demployeur, donc de spoliation potentielle dun sur-travail (Marx, 1865), il serait naturel de travailler beaucoup lorsque lon est à son compte. Sil est vrai quen théorie, les indépendants peuvent tous enregistrer des profits, on sait depuis longtemps quils sont peu nombreux à véritablement sinscrire dans lesprit du capitalisme (Gresle, 1981). Nombre dentre eux ne sont, de fait, pas en position dy parvenir. Traducteurs freelance, graphistes, commerçants de détail, artistes, petits exploitants agricoles, chauffeurs de taxi, et autres « petits indépendants » sont davantage assimilables à des travailleurs de linfra-salariat quà des entrepreneurs en puissance. Pourtant, comme on va le voir, leur volume horaire reste nettement plus élevé que celui des salariés des mêmes secteurs professionnels.

Si linterprétation de ce différentiel entre salariés et indépendants est plus complexe quil ny paraît, cest parce que le statut demploi ne clive pas que les statuts demploi. Il se superpose à dautres principes de segmentation des mondes du travail (professions, formes de rémunération, inclusion ou non dans le Code du travail et dans la Sécurité 121sociale). De ce fait, être indépendant ou salarié « ne détermine pas de manière simple le temps de travail et sa régulation » (Bouffartigue, 2012, p. 116). Les horaires extensifs des indépendants méritent donc investigation.

Il y a, tout dabord, un manque important de connaissances empiriques du phénomène : les différentes professions dindépendants sont-elles toutes concernées par un même régime horaire ? Les modalités de détention de lentreprise et sa forme juridique ont-elles des incidences sur lemprise temporelle du travail ? Au sein dun même groupe professionnel, observe-t-on également un clivage temporel entre salariés et indépendants ? Quels enseignements peut-on tirer de cas limites, tels les cadres « en forfait » ou les chefs dentreprises salariés, situés dans des zones hybrides où les frontières de la subordination, de la Sécurité sociale et de la réglementation horaire ne coïncident pas ?

Au-delà de la connaissance du phénomène, il est nécessaire dapprofondir son interprétation. Deux littératures peuvent être convoquées pour combler cette lacune. La première, dans le sillage des travaux de Schor (2008), porte sur les durées élevées de travail mais reste essentiellement centrée sur le salariat. La seconde traite spécifiquement du temps de travail des indépendants mais interroge peu la question des horaires extensifs. Quelques pistes ont certes été proposées (Algava, 2011), mais de manière fragmentaire, et sans avoir fait lobjet dune discussion serrée. On tâchera donc de mobiliser ces deux ensembles de travaux pour enrichir linterprétation du phénomène.

La démarche suivie dans cet article consiste dans un premier temps à mieux caractériser, à partir de données statistiques nationales, les différences entre salariés et indépendants en explorant les variations de temps de travail à lintérieur de chaque statut demploi (première partie). Ensuite, on centrera lanalyse sur les seuls indépendants pour mettre en lumière la prépondérance dune logique de métier dans la différenciation de leurs régimes horaires (deuxième partie). Enfin, dans une troisième partie, on proposera différents éléments dinterprétation de lextensivité des horaires des indépendants, sur la base de nos analyses empiriques et des acquis de la littérature existante.

122

Approche empirique du problème

Une entrée par les professions et les « statuts détaillés »

Cet article prend le parti de lidée que la profession constitue une catégorie danalyse centrale dans létude des temporalités de travail. Tout dabord parce que les groupes professionnels sont des construits historiques plus anciens que la distinction entre salariés et indépendants qui na acquis ses contours définitifs quau milieu du xxe siècle (Desrosières et Thévenot, 1988). Ensuite parce que selon certains auteurs, ce sont les professions qui fondent les écarts les plus importants en termes de temps de travail (Barrois et Devetter, 2017b). Enfin parce que les groupes professionnels sont de puissants producteurs de normes sociales, dont les prescriptions temporelles (Tremblay et Mascova, 2013). On utilisera le niveau 4 de la nomenclature des Professions et Catégories Socioprofessionnelles (PCS), qui permet de différencier près de 500 professions différentes et qui restitue, davantage que le secteur dactivité de la nomenclature NAF, la construction historique des groupes professionnels. Parallèlement, on a cherché à éclater la dichotomie salarié/indépendant en sous-catégories, que lon appellera « statuts détaillés ». Le statut demploi binaire rend imparfaitement compte des conditions dexercice, de la nature de lentreprise ou des modes de participation au capital (Menger, 2003 ; Bernard et Dressen, 2014 ; Baumann, Monchatre et Zune, 2016). Une partie des chefs dentreprises sont salariés, certains indépendants sont faiblement associés au capital (par exemple dans les cabinets de professions libérales où les parts sociales peuvent être dispersées), dautres indépendants sont de facto subalternes (Gros, 2015) et obéissent davantage à des donneurs dordre que certains salariés, enfin, une partie des salariés sont intéressés au capital de leur entreprise ou en détiennent des parts. La nomenclature des PCS na pas été pensée pour rendre compte de manière systématique de ces caractéristiques de la position des travailleurs dans les rapports de production. Pour savoir si le statut de possédant des indépendants était un élément dinterprétation pertinent, on a cherché à distinguer différents « statuts détaillés » à partir de la catégorie juridique de lentreprise et du statut des individus au sein de celle-ci. La variable ainsi construite distingue six types dindépendants au regard notamment de la détention, exclusive ou partagée, de lentreprise. On a considéré les dirigeants dentreprise salariés comme des indépendants : ils ne signent pas de contrat de travail, nont pas de lien de subordination juridique à légard dun employeur, et nont pas droit à lassurance chômage (INSEE, 2015, p. 134). Cette variable permet également de départager sept types de salariés, au regard de lorientation plus ou moins lucrative de leur employeur :

Effectifs bruts

Fréquence pondérée

INDÉPENDANTS

28 436

12,2 %

détenteurs exclusifs

15 432

6,6 %

détenteurs majoritaires

5 107

2,2 %

détenteurs minoritaires ou associés

3 982

1,7 %

123

dirigeants salariés

2 588

1,1 %

non-salariés sans autre précision

699

0,3 %

aides familiaux

628

0,3 %

SALARIES

200 221

87,8 %

salariés du privé lucratif

73 622

34,0 %

salariés du privé (coopératives)

1 168

0,5 %

salariés du privé (associations)

8 922

4,0 %

salariés du privé sans autre précision

11 882

5,6 %

salariés détab. semi-public

65 962

27,1 %

salariés du public et assim.

34 162

14,8 %

salariés de particuliers

4 503

1,9 %

non-renseignés

41

0,02 %

ENSEMBLE DES ACTIFS OCCUPES

228 698

100 %

Stratégie danalyse

Pour cerner au mieux les relations existantes entre groupes professionnels, statuts détaillés et régimes horaires, on procédera à deux types de comparaisons. Le premier type consiste à examiner les variations, au sein dun même statut demploi, liées aux groupes professionnels qui le composent (comparaison inter-professionnelle). Le deuxième type consiste à analyser les variations, au sein dun même groupe professionnel, liées aux statuts détaillés qui le composent (comparaison intra-professionnelle). On prendra ainsi pour exemples des groupes professionnels qui font coexister salariat et indépendance (graphistes et artistes, professions de santé, psychologues), mais aussi des groupes professionnels historiquement construits autour dun statut demploi dominant mais décliné en différents statuts détaillés (par exemple lélevage où lon trouvera des exploitations individuelles et des formes sociétaires, ou encore les artisans du bâtiment qui peuvent être détenteurs exclusifs, associés minoritaires ou majoritaires, ou dirigeants salariés). Cette stratégie danalyse a des conséquences sur le traitement statistique mobilisé. Plutôt que dessayer didentifier des mécanismes causaux par le biais de modélisations « toutes choses égales par ailleurs », on a préféré tirer profit de descriptions statistiques fines. Celles-ci permettent, par le jeu des comparaisons à différentes échelles, de contrôler de manière raisonnée certains effets de structure tout en évitant le problème de la multi-colinéarité que rencontrent nécessairement les régressions contenant les variables de la profession et du statut demploi. Les analyses présentées dans cet article relèvent donc de la statistique descriptive. La source à retenir doit dès lors permettre de travailler avec des effectifs conséquents même au niveau fin des professions et des statuts détaillés.

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Choix de la source, mesures et précautions dinterprétation

Trois sources sont couramment utilisées pour mesurer les durées de travail effectives en France : lenquête Emploi du temps, lenquête Conditions de travail et lenquête Emploi. Cest cette dernière source qui est ici retenue, en raison des effectifs nombreux de répondants et de la présence de variables permettant de distinguer différents statuts détaillés1. Depuis 2013, lenquête Emploi est trimestrielle : chaque enquêté est interrogé tous les trois mois pendant un an et demi. On utilisera ici uniquement les premières interrogations effectuées sur la période 2010-2017. Les données recensent 228 698 actifs occupés ayant travaillé au moins une heure durant la semaine de référence, dont 28 477 indépendants. Cet arbitrage en faveur de lenquête Emploi a cependant un coût. Les deux autres enquêtes permettent en effet une mesure plus fiable des durées de travail et surtout une meilleure prise en compte des différentes composantes du temps : emprise temporelle, localisation et prévisibilité des horaires (Devetter, 2001). Ceci paraît particulièrement important dans le cas des indépendants, pour qui la notion même de durée de travail peut paraître dénuée de sens. En témoigne leur désarroi face aux questionnaires standardisés, notamment lorsquils doivent estimer leur durée de travail (Gros, 2015, p. 367-368). Nombreux sont ceux, du reste, qui la sur-estiment (Pronovost, 2013). Pour limiter ces biais, on a retenu la durée effective, renseignée sur une semaine de référence, plutôt que la durée déclarée comme habituelle. Pour les pluriactifs, on a retenu la durée effective tous emplois confondus. Sauf mention contraire, tous les traitements effectués prennent en compte les coefficients de pondération proposés par lInsee. Au final, nos mesures de durées hebdomadaires sont plus faibles que celles obtenues avec lenquête Emploi du temps. De ce fait, pour pouvoir quantifier la part des longues durées de travail, on a été conduit à retenir le seuil de 45 heures par semaine, qui isole environ 22 % des actifs occupés2.

Trois types de longues semaines de travail

Dans un travail précédent (Paye, 2017), on a distingué à partir de lenquête Emploi du temps 2010 trois types de longues semaines de travail, chacune caractérisée par un régime horaire spécifique (type 1 : de nombreux jours travaillés ; type 2 : des journées de travail longues ; type 3 : le cumul des deux). Cette distinction savère utile pour mieux saisir les logiques dextension des horaires à lœuvre dans les différentes 125sous-populations étudiées. Les données de lenquête Emploi permettent, certes de manière moins précise, de reconstituer ces trois types de semaines. Pour isoler les semaines de type 3, on a retenu comme critères la présence dau moins six jours de travail et une durée hebdomadaire de plus de 55 heures. Pour les semaines de type 2, on a réuni les semaines contenant moins de six jours travaillés et dans lesquelles la journée de travail moyenne était supérieure à 10 heures. Les autres semaines sont considérées comme assimilables au type 1. Les fréquences obtenues sont les suivantes :

– type 1 (de nombreux jours travaillés) : 8,6 % des actifs occupés

– type 2 (des journées de travail longues) : 8,1 % des actifs occupés

– type 3 (le cumul des deux) : 5 % des actifs occupés

I. Les régimes horaires des salariés
et des indépendants : clivage ou continuum ?

I.1. Mesures et effets de composition

Les études sur les conditions de travail saccordent pour dire que le principal point commun des indépendants est le volume horaire important de leur travail (Missègue, 2000 ; Algava, Cavalin et Célérier, 2012). Alors quils partagent de nombreuses conditions de travail avec les salariés (Hamon-Cholet, 1998), leur temps de travail les singularise du reste des actifs (Chenu, 2002). Notre exploitation de lenquête Emploi sur les années 2010-2017 fait état dun écart de plus de 11h30 entre la durée hebdomadaire moyenne des indépendants (47h56) et celle des salariés (36h23). Celui-ci se réduit continûment sur la période : il passe de treize heures en 2010 à dix heures en 2017. Le mouvement de convergence nest pas symétrique : alors que la durée hebdomadaire moyenne des salariés reste stable autour de 36 heures, celle des indépendants passe de 50 à 46 heures. Cette baisse sexplique par la proportion croissante des faibles durées de travail dans le non-salariat (DARES, 2018) liée à lexpansion numérique des auto-entrepreneurs et autres « petits indépendants » et à la diminution du nombre dagriculteurs.

La moyenne donne une première idée des écarts de durée de travail mais reste un indicateur trop fruste : ignorant la distribution des valeurs, elle « noie » les longues durées de travail dans une tendance centrale 126trop abstraite. Il arrive souvent que deux distributions fort différentes (lune avec de nombreuses valeurs extrêmes, lautre avec des valeurs très homogènes) aient la même moyenne. Il est donc plus pertinent danalyser la fréquence des semaines de plus de 45 heures, cest-à-dire la part quelles occupent dans la distribution de lensemble des durées de travail. Cet indicateur, que lon retiendra dans la suite de larticle, sera décomposé selon les trois types de semaines longues présentées dans lencadré.

Tab . 1 – Part des longues durées de travail selon le statut d emploi.

Semaines de plus de 45h de travail

Type 1 :

de nombreux jours travaillés

Type 2 :

des journées de travail longues

Type 3 : le cumul des deux

Effectifs bruts

Effectifs pondérés (%)

indépendants

60,5 %

16,3 %

15,9 %

28,3 %

28 477

12,2 %

salariés

16,3 %

7,5 %

7,1 %

1,7 %

200 221

87,8 %

ensemble des actifs occupés

21,7 %

8,6 %

8,1 %

5,0 %

228 698

100 %

Appréhendé de la sorte, lécart entre les indépendants et les salariés est encore plus spectaculaire (tab. 1). La probabilité pour un indépendant deffectuer des longues semaines (60,5 %) est presque quatre fois plus élevée que pour un salarié (16,3 %). Ce différentiel sobserve quel que soit le type de semaine, mais cest au regard du type 3 quil est le plus marqué. Ces semaines dau moins six jours de travail et dont la durée dépasse les 55 heures concernent plus dun indépendant sur quatre alors quelles sont quasi-inexistantes chez les salariés (1,7 %).

Ces différences sont-elles, au moins en partie, le reflet de compositions sociales ? On sait quen comparaison à la population des salariés, les indépendants sont plus souvent des hommes (68 % contre 51 % chez les salariés), plus âgés (41 % de plus de 50 ans contre 26 % chez les salariés), et plus diplômés (85 % de diplômés du secondaire ou du supérieur contre 81 % chez les salariés). Il convient donc de voir si, à âge, sexe, et niveau de diplôme équivalents, les régimes horaires des indépendants restent distants de ceux des salariés.

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Fig .1 – Régime horaire selon le statut d emploi avec ajout de trois variables
de contrôle : sexe, âge et niveau de diplôme.

Comme le montre la fig.1, les écarts restent très marqués lorsque lon contrôle lâge, le sexe et le niveau de diplôme. Ce nest donc pas parce que lindépendance professionnelle est plus masculinisée, plus âgée et plus diplômée quelle est associée à la pratique de longues durées de travail. Cette analyse permet par ailleurs de souligner le rôle du niveau de diplôme sur les régimes horaires des indépendants. On constate dune part que le différentiel entre statuts demploi satténue avec le niveau de diplôme : chez les diplômés du supérieur, les indépendants ont 2,4 fois plus de probabilités deffectuer des longues semaines que les salariés, alors que ce rapport est de 6 chez les non ou faiblement diplômés. Dautre part, les semaines de type 2 (journées de travail longues) sont dautant plus fréquentes que le niveau de diplôme est élevé (cela est également vrai pour les salariés). Les analyses présentées dans la suite de larticle confirmeront ce résultat dune affinité entre les semaines de type 2 et le haut de la stratification sociale. Enfin, chez les salariés, les fortes emprises temporelles du travail concernent surtout les plus diplômés. Cest un constat sur lequel les sociologues, notamment anglo-saxons, ont beaucoup insisté3. 128Mais il nest valable que pour les salariés. On voit en effet que chez les indépendants, les différences de niveau de diplôme nont pas dincidence notable sur le taux global de semaines chargées (cest surtout le type de semaine qui varie).

Au final, le différentiel de temps de travail entre les deux statuts demploi demeure intact une fois prises en compte les différences de composition socio-démographique. Il reste toutefois à en apprécier la systématicité. En effet, si lon éclate les indépendants et les salariés en sous-groupes, ce qui apparaît comme un clivage à léchelle de grands agrégats pourrait se révéler être un continuum à un niveau plus détaillé. On a choisi pour cela dexaminer deux principes de variation des régimes horaires. Le premier est la catégorie socio-professionnelle. Depuis longtemps on a pu constater la grande hétérogénéité des horaires des indépendants selon leur domaine professionnel, comme en témoigne lopposition entre les semaines chargées des commerçants ou des chefs dentreprise et les emplois du temps plus légers des professions libérales intermédiaires (Missègue, 2000). Il se pourrait ainsi que les régimes horaires de certaines catégories dindépendants soient plus proches de ce quon observe dans certaines zones du salariat que dans le reste de lemploi indépendant. Ne retrouve-t-on pas par exemple chez les chefs dentreprise ou les agriculteurs sur grandes exploitations des logiques temporelles similaires à celles des cadres supérieurs ? À linverse, ny a-t-il pas des logiques (pour ne pas dire des contraintes) semblables entre les petits patrons, commerçants ou artisans, et certaines catégories de salariés (chauffeurs, services à la personne) ?

La seconde manière déclater les salariés et les indépendants en sous-groupes consiste à distinguer les différents statuts détaillés (cf. encadré), avec lhypothèse quà des formes juridiques dentreprises différentes correspondent des régimes horaires différents. Dans un travail exploratoire récent, on a pu montrer lexistence dun lien statistique entre ces deux dimensions, qui voit la fréquence des longues semaines de travail croître avec le degré de participation au capital de lentreprise (Paye, 2018). Le statut détaillé engendre-t-il des variations suffisamment importantes pour 129que lon observe des rapprochements entre des régimes horaires issus de statuts demploi différents ? Les deux sections qui suivent présentent les résultats de ces deux manières déclater salariés et indépendants en sous-groupes.

I.2. Léclatement en catégories socioprofessionnelles

Lensemble des catégories socioprofessionnelles majoritairement non-salariées (codes 11 à 31, fig.2) se singularisent du reste des actifs sur la seule base des régimes horaires, pour former le pôle le plus fortement exposé aux durées élevées de travail. À lopposé, toutes les catégories socioprofessionnelles des couches subalternes ou intermédiaires du salariat4 se regroupent à lautre extrême et aucune ne dépasse le taux moyen dhoraires extensifs de 21,7 %. Quant aux salariés de niveau cadre et des professions intellectuelles supérieures (codes 33 à 38), en position intermédiaire, ils restent systématiquement moins concernés par les longues durées que les indépendants. Cette distance entre salariés et indépendants sobserve également au niveau le plus détaillé de la nomenclature des PCS (niveau 4, 486 postes) : sur les cinquante professions les plus fréquemment concernées par les horaires extensifs, seules sept concernent des salariés5. Il y a donc une forte systématicité des écarts de régimes horaires entre les deux statuts demploi. Celle-ci est renforcée par le fait que les semaines de type 3 sont quasi-inexistantes dans les catégories socioprofessionnelles de salariés (le maximum observé est de 6 % chez les professions de linformation, des arts et des spectacles) et très présentes dans les catégories socioprofessionnelles dindépendants (leur taux va de 15 % dans les professions libérales à 60 % chez les agriculteurs sur grande exploitation).

130

Fig . 2 – Part des longues durées de travail selon la catégorie socioprofessionnelle.

Lidée de clivage temporel peut être nuancée au regard de lallure générale de la fig. 2, qui présente les catégories socioprofessionnelles dans lordre décroissant dapparition des semaines longues. Les écarts successifs dessinent une structure « en escalier » globalement régulière. Seul un décrochement de plus de 10 points de pourcentage est identifiable. Or, ce nest pas à la frontière des statuts demploi que sobserve ce décrochement, mais entre les catégories 38 (ingénieurs et cadres techniques dentreprise) et 33 (cadres de la fonction publique). La plus grande proximité entre salariés et indépendants se situe entre les professions libérales et les cadres dentreprise. Les cadres administratifs et commerciaux, avec 50,4 % de semaines de plus de 45h, ne sont que trois points de pourcentage derrière les professions libérales. Les ingénieurs et cadres techniques dentreprise sont également proches, avec 45,6 % de 131semaines longues. Le « pont » entre les deux statuts demploi apparaît ainsi sans surprise dans une région spécifique de lespace social marquée par une affinité de styles de vie entre cadres supérieurs du privé et professions libérales (Bourdieu, 1979).

I.2.1 Le cas des cadres « en forfait »

Si les cadres dentreprise sont les salariés les plus proches des indépendants, cest parce quils sont, au regard du temps de travail, « moins salariés » que les autres : historiquement, leur insertion dans la relation salariale sest faite selon une conception forfaitaire de leur travail, sans décompte du temps passé (Bouffartigue et Bocchino, 1998). Aujourdhui, parmi les cadres dentreprise, il faut distinguer les cadres « en heures », soumis à la réglementation de la durée de travail, des cadres « en forfait », dont le contrat de travail ne précise que des jours de mise à disposition à lemployeur. Ces derniers sont donc, officiellement, dans un espace dérogatoire où ne sappliquent pas les durées légale et maximale. Juridiquement, leur situation est analogue à celle des indépendants concernant le temps de travail à léchelle hebdomadaire. Comparer leur régime horaire avec celui des cadres « en heures » permet dinterroger le rôle potentiel de la réglementation du temps de travail. La comparaison avec les membres des professions libérales, qui sont officiellement non-salariés, permet quant à elle de vérifier si un écart demeure.

Tab . 2 – Part des longues durées de travail chez les libéraux, les cadres d entreprise « en forfait » et « en heures ».
Source : Enquêtes Emploi 2010-2012 et 2017,
champ identique aux autres traitements de l
article.

Semaines de plus de 45h de travail

Type 1 :

de nombreux jours travaillés

Type 2 :

des journées de travail longues

Type 3 :

le cumul des deux

Effectifs

bruts

Professions libérales

55,6 %

14,5 %

25,3 %

15,8 %

4 248

Cadres dentreprise

– « en forfait »

– « en heures »

61,4 %

42,6 %

23 %

17,6 %

34,8 %

21,9 %

3,6 %

3,1 %

4 526

6 695

132

Dans les éditions de 2013 à 2016, lenquête Emploi ne permet pas de départager les salariés « en forfait » des autres salariés6. On utilise donc ponctuellement, pour traiter cette question, les données de 2010, 2011, 2012 et 2017 (tab. 2). Un écart de près de 20 points de pourcentage sépare les forfaitisés des autres cadres, ce qui est considérable. Il peut être interprété comme leffet protecteur de la réglementation du temps de travail, donnant ainsi du crédit à lidée selon laquelle le clivage des régimes horaires ne fait que refléter le périmètre du droit du travail. Mais la précaution simpose dans linterprétation car le dispositif du forfait jours est peut-être davantage utilisé pour les cadres occupant les fonctions les plus chronophages7. Des analyses complémentaires, tenant compte des éventuels effets de composition, seraient nécessaires pour affiner linterprétation.

En ce qui concerne les écarts entre les professions libérales et les cadres « en forfait », on observe que cest chez ces derniers que les durées élevées de travail sont les plus fréquentes (six points de pourcentage en plus). Au regard de leur temps de travail, les cadres « en forfait » ressemblent plus aux professions libérales quà leurs homologues « en heures ». Le dispositif du forfait jours éclaire donc, à travers un cas de figure où la frontière du statut demploi ne coïncide pas avec celle du droit du travail, le rôle de la protection juridique, point sur lequel nous reviendrons dans la discussion finale.

I.2.2 Le cas des professions mixtes

On sait que les indépendants sont souvent présents dans des secteurs demploi différents de ceux des salariés. Il apparaît donc important dappréhender la systématicité de ce clivage temporel en le mettant à lépreuve dune analyse centrée sur des professions mixtes, où lon voit coexister les deux statuts demploi. Historiquement, peu de groupes professionnels se sont constitués sans avoir adopté complètement le modèle salarial ou celui de lindépendance professionnelle. On en a retenu ici dix-sept contenant entre 13 et 85 % dindépendants et dont 133les effectifs bruts étaient suffisants pour interpréter les résultats. Parmi ces derniers, on peut distinguer deux cas de figure. Le premier (fig. 3a) concerne des professions ou des métiers où peuvent sobserver des liens hiérarchiques entre indépendants et salariés du fait de rapports de type patrons-employés. Il en va ainsi par exemple du monde de lélevage, où la plupart des salariés sont en fait employés par des chefs dexploitation. Le second cas (fig. 3b) concerne des professions où les relations de ce type sont rares. Les professions artistiques fournissent des exemples classiques de ce cas de figure. Si les cas polaires de lélevage ou des professions artistiques semblent facilement se classer selon ce principe (la fréquence des rapports de type patrons-employés), certaines professions sont plus difficilement classables. Pour isoler les professions correspondant au deuxième cas de figure, on a retenu comme critère la part des employeurs parmi les indépendants. Lorsque cette part ne dépasse pas les 25 %, on a considéré que les rapports de type patrons-employés entre indépendants et salariés étaient rares (fig. 3b). Lorsque cette part dépasse les 25 %, on a considéré que les rapports de type patrons-employés étaient potentiellement plus fréquents (fig. 3a).

Fig 3a – Part des longues durées de travail selon le statut d emploi
dans huit professions (taux d
employeurs chez les indépendants > 25 %).

Dans les huit professions présentées en fig. 3a, la part des horaires extensifs est nettement plus élevée chez les indépendants. La concentration 134des semaines de type 3 chez ces derniers renforce ce constat. Partout lécart est considérable, sauf chez les avocats, où le régime horaire des indépendants se singularise par une plus forte proportion de semaines de type 1 et 3. En raison de lexistence fréquente de relations patrons-employés, on peut penser quune partie des différences de temps de travail soit liée à la charge que représente la gestion administrative et managériale du personnel, mais aussi peut-être à un sentiment dobligation morale à se rendre davantage disponible au travail que ses subordonnés (Rapelli, 2011). De ce fait, une comparaison avec des professions sans relations hiérarchiques entre indépendants et salariés est utile pour évaluer la pertinence de cette interprétation.

Fig.  3b – Part des longues durées de travail selon le statut d emploi
dans neuf professions (taux d
employeurs chez les indépendants < 25 %).

Les neuf professions de la fig. 3b, très hétérogènes en termes de régime horaire, le sont également au vu des écarts selon le statut demploi. Chez les infirmiers et les kinésithérapeutes, le contraste est extrêmement marqué. Encore important chez les musiciens, les traducteurs et les graphistes, il devient limité chez les sages-femmes et les professeurs dart. Il est faible chez les psychologues, même si, encore une fois, les indépendants sont beaucoup plus concernés par les semaines de type 3.

Enfin, la profession de journaliste constitue lunique cas où ce sont les salariés qui pratiquent les horaires les plus extensifs. Les semaines 135de type 3 sont toutefois trois fois plus fréquentes chez les journalistes indépendants. Cette différence dans les types de semaine ninvalide pas le constat dune plus grande emprise temporelle du travail chez les salariés, puisque leur durée hebdomadaire moyenne reste plus élevée (38h35 contre 37h37 chez les indépendants). Elle est en revanche moins dispersée (coefficient de variation de 38,1 % contre 52,6 %). Cette exception des journalistes sinterprète à laune des pratiques demploi dans les deux segments de leur profession. Chez les indépendants, la plus courante est la pige et celle-ci alimente plutôt la presse magazine. Chez les journalistes salariés, en revanche, le modèle dominant est celui de linclusion dans une rédaction, davantage dans la presse quotidienne que les pigistes (Pilmis, 2014). La condition de salarié est donc davantage associée à des temporalités de travail marquées par lurgence et limpératif dune disponibilité extensive pouvant dans certains cas sassimiler à une forme dastreinte.

Si lon compare à présent les fig. 3a et 3b, on constate que les variations de régime horaire liées au statut demploi sont nettement plus marquées dans les professions où indépendants et salariés sinscrivent dans des relations de type patrons-employés. Les indépendants de la fig. 3a ont en moyenne 6 fois plus de probabilités deffectuer des semaines chargées que les salariés, contre 3 fois pour ceux de la fig. 3b. Cela donne du crédit à lidée que lindépendance professionnelle assortie dun rôle demployeur va de pair avec une plus grande emprise temporelle du travail. La section suivante permettra de confirmer ce résultat à une plus grande échelle.

Mais la conclusion la plus importante à tirer de cette section porte sur la force et la systématicité des écarts ente salariés et indépendants. Ces différences se constatent à léchelle des catégories socioprofessionnelles, mais aussi à léchelle plus fine des professions. Le fait que le statut demploi se traduise en différences notables de régimes horaires y compris dans les professions sans rapport hiérarchique entre indépendants et salariés nous incite à conclure quant à lexistence dun clivage temporel systématique (à lexception des journalistes).

136

I.3. Léclatement en statuts détaillés

Lorsque lon éclate le statut demploi selon les catégories plus fines du statut détaillé, le clivage entre salariés et indépendants réapparaît avec force (fig. 4). Les variations entre les deux grandes catégories de statuts demploi sont nettement supérieures aux variations en leur sein. Seule une catégorie de salariés (entreprises du privé lucratif de plus de 500 salariés) dépasse le taux moyen de semaines chargées de 21,7 %, tandis que du côté des indépendants, le plus faible taux est de 47 %, chez les détenteurs exclusifs de leur entreprise qui nont pas de salariés.

Fig . 4 – Part des longues durées de travail selon le statut détaillé, en %
(* : effectifs bruts inférieurs à 500).

Sagissant des indépendants, la pratique des horaires extensifs est liée à la présence de co-détenteurs du capital. Toutes tailles dentreprises confondues, la moitié des détenteurs exclusifs (52,8 %) sont concernés par les semaines chargées, contre environ 70 % chez les indépendants exerçant dans des formes sociétaires ou en tant que dirigeants salariés8. Cette singularité des détenteurs exclusifs nest pas anecdotique puisquils représentent à eux 137seuls 53 % des indépendants. Ainsi, si lon schématise, on peut identifier un sous-clivage des régimes horaires chez les indépendants, qui oppose les détenteurs exclusifs et les aides familiaux de tout le reste. Lautre tendance statistique notable concerne leffet de la présence de salariés dans lentreprise : 74,5 % des employeurs déclarent une semaine de plus de 45 heures contre 51,7 % des non-employeurs. La fig.4 montre en outre que plus les salariés sont nombreux, plus les horaires extensifs sont fréquents.

Ces deux tendances statistiques doivent être interprétées en tenant compte de la présence inégale des auto-entrepreneurs dans les différentes catégories de statut détaillé. Ces derniers sont tous, par définition, détenteurs exclusifs. Par ailleurs, sils peuvent embaucher du personnel, seuls 5 % dentre eux ont des salariés. Ils sont donc fortement concentrés chez les détenteurs exclusifs sans salariés dont ils représentent 36 % des effectifs. Or, du fait du caractère souvent limité de leur volume daffaires, les auto-entrepreneurs sont nettement moins concernés par les horaires de travail extensifs : leur durée hebdomadaire moyenne est de 32h29 et seulement un quart dentre eux dépassent les 45 heures de travail (tab. 3). La présence de ces indépendants à faible niveau dactivité impacte donc le régime horaire des détenteurs exclusifs. Toutefois, ceux dentre eux qui nexercent pas comme auto-entrepreneur restent moins nombreux (60,2 %) à faire des semaines chargées que les indépendants exerçant dans des formes sociétaires ou en tant que dirigeants salariés.

Tab .  3 – Régime horaire des indépendants selon s ils exercent ou non
au titre d
auto-entrepreneur (données de 2013 à 2017 uniquement).

Semaines de plus de 45h de travail

Type 1 :
de nombreux jours travaillés

Type 2 :
des journées de travail longues

Type 3 : le cumul des deux

Effectifs bruts

Effectifs pondérés (%)

indépendants exerçant dans le cadre dune auto-entreprise

25,1 %

11,1 %

5,6 %

8,4 %

2 679

30,1 %

indépendants nexerçant pas dans le cadre dune auto-entreprise

60,2 %

17,0 %

14,6 %

28,6 %

6 794

69,9 %

Ensemble des indépendants

57,3 %

16,0 %

14,9 %

26,4 %

9 473

100 %

138

Sagissant des salariés, les horaires extensifs sont plus rares dans les structures associatives à but non-lucratif, et plus fréquents dans les grandes entreprises privées ainsi que chez les salariés de particuliers (fig. 4). Là aussi, la taille de lentreprise varie concomitamment avec la fréquence des horaires extensifs. Mais ces variations sont minimes en comparaison du gouffre qui sépare le salariat de lindépendance, quel que soit le statut détaillé. Le clivage temporel identifié dans cette première partie est donc si marqué et si systématique quil ressort dans toutes les analyses. La suite de cet article, qui concerne plus spécifiquement les indépendants, propose une analyse des variations inter-professionnelles et intra-professionnelles des régimes horaires.

II. Les horaires extensifs des indépendants,
une norme à géométrie variable

II.1. Les métiers de lindépendance,
principe majeur de différenciation temporelle

La composante du « métier » et des « savoir-faire » est souvent mise en avant pour caractériser les indépendants (Zarca, 1989). Les contraintes temporelles et productives sont multiples et dépendent de la profession exercée (astreinte animale en élevage, horaires douverture en commerce, pression temporelle des chantiers dans lartisanat du bâtiment, temps difficilement prévisibles des consultations en santé, etc.).

Décomposer les grandes catégories dindépendants (agriculteurs, artisans, commerçants, industriels, professions libérales) en métiers (boucher, éleveur laitier, kinésithérapeute, agent immobilier, etc.) présente ainsi lintérêt de voir dans quelle mesure le métier exercé (et, par ce biais, lactivité concrète de travail) constitue un principe fort de différenciation des régimes horaires. La nomenclature des PCS de lInsee permet une analyse détaillée en distinguant 486 professions différentes. Dans les données de lenquête Emploi, 124 contiennent des travailleurs indépendants. Lanalyse statistique porte ici sur celles qui contiennent plus de 200 individus, soit au total 50 professions. Lampleur des variations 139de la part des horaires extensifs est grande parmi ces dernières : elle va de 11 % chez les formateurs et animateurs de formation continue à 92 % chez les éleveurs dherbivores sur grande exploitation. Pour caractériser cette différenciation, on a cherché à vérifier si les régimes horaires sont homogènes ou hétérogènes à lintérieur des grandes catégories dindépendants. Chez les artisans par exemple, plusieurs régimes horaires sont identifiables, selon les métiers : les artisans du bâtiment ressemblent plus aux chefs dentreprises quaux artisans boulangers, qui se rapprochent de leur côté des exploitants de café-restaurant ou des agriculteurs. Afin de faciliter les rapprochements, nous avons recouru à une classification ascendante hiérarchique9. Larbre de classification, ou dendrogramme, permet de restituer les distances relatives entre professions, et didentifier cinq classes relativement homogènes (fig. 5).

140

Fig .  5 – Dendrogramme de la classification représentant la distance
entre professions selon leur régime horaire (indépendants uniquement).

141

Tab.  4 – Caractéristiques des cinq classes.

Avant de caractériser chacune des classes, il convient de souligner que les horaires extensifs sont la situation majoritaire dans 38 des 50 professions considérées. Et sur les 12 professions où dominent les semaines de moins de 45 heures, les horaires extensifs concernent tout de même entre 25 % et 50 % des individus (sauf pour les formateurs qui font ici figure dexception). On peut donc considérer que les horaires extensifs constituent une norme commune aux professions dindépendants. Des différenciations sobservent toutefois et sont clairement restituées par la classification (fig. 5) et par les caractéristiques socio-démographiques des classes (tab. 4).

Les deux premières classes sont celles qui se singularisent le plus (elles sont les dernières à se raccorder dans le dendrogramme). Toutes deux se caractérisent par une fréquence élevée des horaires extensifs, 142notamment de type 3, et par une faible présence des diplômés du supérieur. Tous les agriculteurs y sont regroupés (les cultivateurs dans la classe 1 et les éleveurs dans la classe 2). De même, les patrons du petit commerce courant (alimentation, tabac, presse) et les restaurateurs cafetiers y sont regroupés. La classe 2, la plus homogène de toutes, regroupe les professions les plus exposées au temps de travail extensif (la durée hebdomadaire moyenne dépasse les 60 heures). La classe 3 est marquée par la prégnance des semaines de type 2. Elle rassemble dans un ensemble fort homogène tous les chefs dentreprise de plus de 10 salariés, ainsi que deux professions libérales. Cest la classe la plus âgée, de loin la plus diplômée, et la moins investie par les détenteurs exclusifs. La classe 4 se caractérise par la présence des trois types dhoraires extensifs en proportions comparables. Sa faible féminisation est à relier aux métiers qui y sont présents : tous les artisans du bâtiment et des métiers techniques sont en effet regroupés dans cette classe. Reste la classe 5, qui est la plus diversifiée professionnellement et la plus hétérogène en termes de régimes horaires. Mais elle se singularise toutefois nettement du reste par plusieurs aspects. Dabord, on y constate moins dhoraires extensifs et une durée hebdomadaire moyenne inférieure à 40 heures. Ensuite, cest la seule classe où les semaines de type 1 sont nettement prépondérantes (41 %) parmi les semaines extensives. Travailler tous les jours de la semaine mais sans faire de grosses journées, comme chez de nombreux traducteurs et de professeurs dart (fig. 3b), se traduit par un émiettement du travail à léchelle de la semaine. Cette classe 5 est également marquée par limportance des activités du tertiaire, ce qui en fait la classe la plus assimilable au modèle de lindépendance de service (Beffy, 2006) en opposition à lindépendance de métier. Ces activités sont menées pour lessentiel en entreprise individuelle sans employés, souvent dans le cadre dune auto-entreprise. Cest enfin la classe la plus jeune et, de loin, la plus féminisée. Toutes ces caractéristiques laissent à penser que la classe 5 est significative des nouvelles figures du travail indépendant. On peut penser aux auto-entrepreneurs qui installent de la publicité dans les pharmacies (Abdelnour, 2017), ou aux « Mompreneurs » qui sinstallent à leur compte en vue dune meilleure « conciliation » entre travail et vie de famille (Landour, 2017).

143

Cette analyse inductive des régimes horaires suffit à regrouper les éleveurs (classe 2), les cultivateurs (classe 1), les patrons du petit commerce courant et de la restauration (classes 1 et 2), les chefs dentreprises (classe 3), les artisans du bâtiment et des métiers techniques (classe 4) dans des classes homogènes. La classification fait alors émerger un espace social des indépendants marqué par des différenciations temporelles et fortement structuré par une logique de métiers. De ce fait, il est possible daller au-delà de laffirmation dAlain Chenu selon qui « lemploi du temps à lui seul suffit à individualiser les non-salariés » (Chenu, 2002, p. 160) : il suffit aussi en réalité à individualiser leurs métiers.

Ces analyses confirment donc le poids des spécificités professionnelles dans la construction des régimes horaires. Ce rôle structurant de la profession épuise-t-il toutefois les variations de régimes horaires ? Lemprise temporelle du travail déleveur, par exemple, nest-elle pas plus forte chez les chefs dexploitation unipersonnelle que dans les structures de type GAEC où les associés peuvent se relayer pour libérer du temps libre (Dufour et Dedieu, 2010) ? Ces questions invitent à reconsidérer le rôle du statut détaillé, mais cette fois-ci au sein même dune sélection de professions.

II.2. Des variations intra-professionnelles
de second ordre

Létude des variations de régimes horaires selon les statuts détaillés à lintérieur dune profession donnée exige à la fois le choix de cas interprétables et des effectifs suffisants. On a retenu sept professions différentes, dont certaines sont le fruit de regroupements10.

144

Fig . 6 – Régimes horaires selon le statut détaillé dans sept professions.
(les cas de figure où les effectifs bruts sont inférieurs à 50
ne sont pas représentés dans le graphique.
Pour ce graphique, les coefficients de pondération n
ont pas été utilisés).

145

Les données les plus complètes concernent les artisans du bâtiment, dont on sait à présent la forte homogénéité des horaires, quelle que soit leur spécialité (plomberie, électricité, maçonnerie, peinture, menuiserie). Deux tendances peuvent être identifiées à partir de ce cas (fig. 6). Tout dabord, la présence de salariés entraîne systématiquement une augmentation de la part des horaires extensifs, quel que soit le statut détaillé. Cet écart est particulièrement notable chez les détenteurs exclusifs. Ensuite, abstraction faite des différences dans le nombre de salariés, la co-détention du capital de lentreprise se traduit par des horaires plus lourds. Cest donc sans surprise que les détenteurs exclusifs sans salariés sont de loin les moins concernés par les horaires extensifs. En revanche, on ne constate pas de variation significative entre les différentes formes juridiques sociétaires : être détenteur majoritaire ou minoritaire, ou encore être dirigeant salarié, ne semble pas avoir de lien avec le temps de travail. Ces deux tendances se vérifient globalement pour les sept professions concernées. Notre comparaison intra-professionnelle des régimes horaires fait donc ressortir exactement les mêmes tendances que celles identifiées toutes professions confondues dans la fig. 4. On peut donc écarter lidée que les variations constatées soient un simple reflet de la composition professionnelle des différents statuts détaillés.

Lenseignement sans doute le plus intéressant de ce dernier volet de lanalyse est que les variations intra-professionnelles sont de second ordre. Comme le montre la fig. 6, les variations de régimes horaires les plus nettes sobservent entre les colonnes, non entre les lignes. Les logiques de métier (nature de lactivité, contraintes productives ou culture professionnelle spécifique) semblent donc jouer un rôle plus déterminant que les logiques économiques (co-détention ou non de lentreprise, présence ou non de salariés).

III. Discussion

Nos analyses font ressortir trois principaux résultats empiriques, que nous résumons avant de soumettre à discussion quelques interprétations des horaires extensifs dans lindépendance professionnelle.

146

1. Lécart de temps de travail entre indépendants et salariés constitue un fait social de grande ampleur et systématique. Il résiste à la prise en compte des effets de structure ainsi quà léclatement des grands statuts demploi en professions et en statuts détaillés. Bien davantage quun continuum, il constitue un clivage temporel. Les écarts entre les deux statuts demploi sobservent même à lintérieur des professions. En ce sens, les différences de temps de travail entre salariés et indépendants ne sauraient se réduire à des différences de secteurs professionnels.

2. Lindépendance professionnelle ne se traduit pas de façon univoque en termes de régimes horaires. La source majeure de variations est la profession exercée. Lespace des temps de travail des indépendants donne ainsi à voir des différenciations temporelles fortement liées à une logique de métier. Trois pôles sont identifiables : lagriculture et le petit commerce qui renvoient au modèle de la semaine de 6 ou 7 longues journées de travail ; les chefs dentreprises et les professions libérales, qui adoptent le modèle de la semaine de 5 journées longues ; la petite indépendance de service, plus féminisée et moins concernée par les horaires extensifs.

3. Des situations hybrides, comme celles des cadres « en forfait » ou des dirigeants salariés, offrent des éclairages précieux sur les entrelacs de la réglementation horaire, de la protection sociale et de la subordination juridique. Les premiers, pourtant salariés, sont plus proches des professions libérales que leurs homologues « en heures ». Les seconds, non soumis à subordination juridique mais rattachés au régime général de la Sécurité sociale des salariés, ne se singularisent guère par leurs horaires du reste des indépendants exerçant dans le cadre dune société.

Examinons à présent la portée de quelques pistes dinterprétation des horaires extensifs chez les indépendants. Différentes questions sont abordées successivement : lemploi et les institutions de la société salariale ; les activités de travail et leurs contraintes temporelles ; lethos professionnel et les prescriptions temporelles quil sous-tend, notamment dans les professions élitaires ; la socialisation spécifiquement non-salariale à des rapports particuliers au temps.

III.1. L emploi et les institutions du salariat

Si les indépendants font des horaires plus lourds que les salariés, cest dabord parce que le statut demploi, loin de constituer une dimension isolée, se rattache à un système juridique plus englobant. Il convient à 147ce titre déclaircir le rôle du statut de salarié. Le salariat, synthèse historique de compromis, associe subordination juridique et protection par le droit du travail. Les indépendants, non concernés par cette protection, exercent une activité professionnelle en dehors de toute réglementation horaire. Lanalyse comparée des cadres « en forfait », des cadres « en heures » et des professions libérales (tab. 2) illustre bien ce phénomène, puisque dans ce cas précis la protection juridique formate davantage les régimes horaires que le statut demploi. Ce résultat conforte lidée que la réglementation horaire exerce, à des degrés sans doute variables selon les professions, un rôle de garde-fou (Algava, 2011, p. 15). Cette interprétation est cohérente avec lobservation de Chenu (2002), qui voit dans lautonomie temporelle des indépendants la principale clé de lecture de leur pratique des gros horaires. Sur cette même question, Abdelnour (2017) sappuie sur Bourdieu (1997, p. 293) pour montrer en quoi lautonomie des travailleurs indépendants est précisément une condition de possibilité dune forme dauto-exploitation : on consent dautant plus à donner de son temps quon a le sentiment de lavoir choisi. À cet égard, les cadres temporels de la société salariale apparaissent comme un facteur limitant les possibilités dauto-exploitation.

Une seconde protection du statut de salarié peut être considérée : le salaire minimum. Les professions sous statut dindépendant peuvent voir leur coût du travail baisser, comme cest le cas en agriculture quand les exploitants sont fortement dépendants du marché des produits (Jégouzo, 1981). Au SMIC convient-il dajouter lexistence dune carrière salariale dans la plupart des emplois salariés, ce qui permet de stabiliser lhorizon temporel des revenus du travail. Labsence de limite horaire, de revenu minimum et de carrière salariale peut donc créer des conditions dans lesquelles les indépendants sont acculés à de gros volumes de travail pour pouvoir sécuriser leurs revenus.

Autre corrélat du statut demploi pouvant influencer les pratiques temporelles des travailleurs, le régime de protection sociale. Pour se couvrir contre les risques, les salariés sont affiliés à un système fondé sur la socialisation à léchelle macro-économique dune partie des traitements salariaux, tandis que les indépendants ont des régimes de protection sociale plus proches dune logique de placement (revenu différé voire épargne dactivité), et nont pas dassurance chômage. Cette spécificité des indépendants, associée au fait quils sont seuls à porter les risques financiers 148de leur entreprise, peut inciter à laugmentation des prestations de travail et donc du volume horaire11. Ces formes de surproduction sont également requises pour faire face à l« incertitude chronique de parvenir à “faire son mois” » quand lactivité est soumise à des logiques marchandes (Bernard, 2017, p. 232). Or, les dirigeants salariés, qui sont autant concernés par les horaires extensifs que les autres statuts dindépendants exerçant en société, ne travaillent pas moins que leurs homologues non affiliés au salariat (fig. 4 et 6). De même, le régime horaire des cadres « en forfait » (tab. 2) est plus extensif que celui des professions libérales, alors quils sont mieux couverts en termes de protection sociale.

III.2. Les activités de travail

Aux spécificités de lemploi sajoutent les spécificités des activités de travail des indépendants. Plusieurs auteurs ont insisté sur le temps consacré aux tâches annexes que requiert ladministration dune entreprise : comptabilité, gestion de locaux et de main dœuvre, achats déquipements, relationnel avec la clientèle et les réseaux professionnels, veille juridique et économique, etc. (Abdelnour, 2017 ; Algava, 2011 ; Bertaux-Wiame, 2004). Ces activités, qui relèvent dun travail darticulation (Strauss, 1992), concernent la majorité des indépendants. Leur volume varie en fonction des professions, de la taille de lentreprise et des possibilités de délégation à des professionnels ou à des aides familiaux. Des études statistiques sur les médecins généralistes libéraux montrent que cette composante administrative est loin dêtre négligeable (Jakoubovitch et al., 2012). Enfin, comme le montrent nos analyses (fig. 4 et 6), le fait demployer des salariés va de pair avec des horaires plus lourds, ce qui peut être interprété à laune du temps que requiert la gestion courante de la main dœuvre (Rapelli, 2011, p. 407).

Une autre piste dinterprétation fondée sur les activités de travail est proposée par Barrois et Devetter : « Ce nest pas le statut juridique qui impose dêtre ainsi disponible. Cest bien, à linverse, parce que certaines activités induisent une forte disponibilité temporelle (dans leur organisation et structuration habituelles) que les emplois qui en relèvent sinscrivent dans une logique non salariale. » (Barrois et Devetter, 2017a, p. 119) Le 149statut demploi, traité habituellement comme un explanans, est ici envisagé comme explanandum : ce sont les contraintes de disponibilité temporelle dune profession qui déterminent son insertion – ou non – dans le salariat. Cette interprétation a le mérite dinterroger les logiques causales en jeu entre statut demploi et temporalités de travail. Quelle portée convient-il de lui donner ? Elle ne rend pas compte, par exemple, du fait que des travailleurs exerçant une même activité aient des régimes horaires si différents selon sils sont salariés ou indépendants, à linstar des traducteurs, bûcherons, vétérinaires, graphistes, ou musiciens de la fig. 3b. Conceptuellement, dire que les activités de travail induisent des formes demploi revient à dire que cest le travail concret qui détermine les formes du travail abstrait. Or lactivité de travail et ses contraintes temporelles ont elles-mêmes une histoire qui nest pas indépendante de la trajectoire institutionnelle et politique des professions. Cest le cas, par exemple, de lintervalle de traite de 12 heures en élevage laitier. Longtemps considéré comme une contrainte naturelle, il fait lobjet dune remise en question au profit de modèles alternatifs (intervalle réduit, monotraite, robot de traite). On a affaire ici à une transformation qui doit être rapportée à lhistoire récente de la profession, dont les membres cherchent de plus en plus à bénéficier de journées de travail plus compactes (Pomies et al., 2008). Le schéma dune causalité simple, quelle quen soit la direction, semble trop réducteur.

III.3. L ethos professionnel, l élitisme
et les prescriptions temporelles

On peut sattendre à ce que la pression économique joue un rôle plus fort chez les indépendants les moins autonomes et les moins qualifiés, tandis que les mieux dotés (professions libérales, chefs dentreprise) soient davantage soumis à une culture professionnelle valorisant les horaires extensifs. Il y a en effet un monde entre des petits indépendants peu qualifiés qui doivent allonger leur durée de travail pour se rémunérer (Barrois et Devetter, 2017a) et les avocats étudiés par Tremblay et Mascova (2013) pour qui laffirmation de leur professionnalisme passe par une disponibilité temporelle extensive. Lethos professionnel12 et le rapport au temps quil sous-tend semblent donc des éléments à ne pas négliger 150pour comprendre limportance des volumes horaires dans certains métiers. Plusieurs recherches sur les salariés suggèrent que ce phénomène touche principalement les univers professionnels caractérisés par un certain élitisme, comme si la démonstration dun engagement sans limite dans son travail avait une fonction confirmatoire de sa position dominante : consultants (Stenger, 2017), danseurs de lOpéra de Paris (Laillier et Stenger, 2017), banquiers daffaires et financiers (Ho, 2009). Sur la base de nos analyses, on peut revenir sur le cas des avocats, des médecins et des architectes, trois professions réglementées qui se rapprochent beaucoup du modèle des professions au sens anglo-saxon (Dubar, Tripier et Boussard, 2015). On devrait sattendre à ce quen leur sein, la valorisation des horaires extensifs concerne autant les salariés que les indépendants. En résulterait alors un régime horaire uniforme, quel que soit le statut demploi. Or, ce nest pas le cas : dans les trois professions, lexercice en libéral se traduit par un régime horaire plus extensif, marqué notamment par une plus forte présence des semaines de type 3 (fig. 3a et 3b). Toutefois, le différentiel entre salariés et indépendants y est moindre que dans la plupart des professions examinées. Le niveau de prestige et délitisme des groupes professionnels atténue-t-il le clivage temporel entre salariés et indépendants ? Cela signifierait que le rôle du statut demploi sestompe à mesure que lon sélève dans la stratification sociale. Cest ce que suggèrent les données présentées par Barrois et Devetter (2017a, p. 111) : lécart de temps de travail entre salariés et indépendants samoindrit avec le niveau de qualification. Notre analyse en termes de niveau de diplôme aboutit également à ce résultat (fig. 1). Or, là encore, le haut de léchelle sociale est dans lensemble moins concerné par la réglementation horaire, ce qui renvoie au rôle des institutions du salariat.

III.4. Une socialisation spécifique à l univers des indépendants ?

Reste la question dune socialisation au travail extensif qui serait spécifique à lindépendance professionnelle. Des enseignements précieux peuvent être tirés des travaux qualitatifs sur deux objets : lhérédité professionnelle et le passage à lindépendance. Une des caractéristiques centrales de lexercice des métiers dindépendants est lenjeu que représente la transmission de 151lentreprise. Chez les indépendants à patrimoine, lhérédité professionnelle est particulièrement forte. Ainsi, les trois quarts des agriculteurs ont un père agriculteur (Hugrée, 2016). Or, on conçoit quils héritent, en plus dun patrimoine matériel, dun « patrimoine immatériel », et notamment dun rapport au travail construit contre la norme salariale et sur un « ethos du faire » (Laferté, 2013). En outre, « les rapports au temps sapprennent non pas seulement lors de socialisations primaires, familiale et scolaire, mais aussi au cours de socialisations secondaires » (Darmon, Dulong et Favier, 2019, p. 11). La socialisation primaire des héritiers a comme pendant la socialisation secondaire de ceux qui quittent le salariat pour se mettre à leur compte. On sait en effet que lexpérience concrète du travail indépendant conduit au développement dun rapport au travail spécifique (Abdelnour, 2017 ; Gros, 2015). Apprendre à se débrouiller seul, apprendre à sendetter et à rembourser, apprendre à faire face aux aléas du marché, cest aussi apprendre une temporalité de travail, apprendre à consentir à une norme de disponibilité extensive, voire apprendre à la revendiquer. Ce processus nest pas indépendant des dispositions acquises antérieurement, ce qui renvoie à la socialisation primaire.

On le voit, de nombreuses pistes sont suggérées par cette discussion pour des travaux ultérieurs. Loin dêtre un trait naturel de lindépendance, le temps de travail extensif soulève nombre de questions. On se limitera pour finir à en mentionner deux. Premièrement, se pose la question de la rémunération du travail, qui mériterait à elle seule un article complet. Elle na pas été traitée, faute de place, et au vu des problèmes que pose la mesure des revenus dindépendants, noyés dans lentrelacs de laccumulation patrimoniale et de léconomie domestique. Deuxièmement, il convient dinterroger la pertinence des différents éléments dinterprétation listés précédemment selon le groupe professionnel et étudier la façon dont ils se combinent pour créer les conditions dun régime horaire extensif. Nos résultats suggèrent de suivre une approche non totalisante des durées élevées de travail en cherchant, non pas dans des lois faisant automatiquement dun non-salarié un travailleur sans relâche, mais des interprétations situées, puisant dans lhistoire sociale des professions. Les enquêtes ethnographiques et historiques sont à ce titre indispensables.

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1 Les données ont été obtenues via le réseau Quetelet-Progedo (diffusion ADISP). Je tiens à remercier les relecteurs anonymes de la revue, Colin Marchika et Nicolas Castel pour leurs remarques sur des versions antérieures de ce texte, ainsi que les membres de la liste de discussion Quanti pour leurs conseils : https://groupes.renater.fr/sympa/info/quanti (consulté le 27/05/2019)

2 Cest le seuil le plus souvent retenu par les études internationales ou nord-américaines (voir par exemple Fligstein et Sharone, 2004). Les travaux portant sur des pays européens privilégient le seuil de 48 heures par semaine, qui correspond à la durée maximale définie par la directive européenne de 1993 (Devetter, 2008). De manière générale, le choix des seuils na pas dincidence majeure sur les tendances identifiées (Cha, 2013, p. 166).

3 Dans les études sur les longues durées de travail, laccent est mis communément sur les cadres et professions intellectuelles supérieures (« managers and professionals ») ou sur les détenteurs de pouvoir hiérarchique (« superordinate working class »). Voir par exemple Fligstein et Sharone (2004) ou encore Gershuny (2005).

4 Pour ne pas alourdir le graphique, on a retenu pour ces catégories socioprofessionnelles le niveau 2 de la nomenclature des PCS. Pour les cadres et professions intellectuelles supérieures, dont les régimes horaires sont plus similaires de ceux des indépendants, on a retenu le niveau 3, plus détaillé, afin de cerner plus finement ces proximités.

5 Il sagit des chefs détablissement de lenseignement secondaire et inspecteurs, des directeurs techniques et cadres détat-major des grandes entreprises, et de divers types dingénieurs du bâtiment ou de lindustrie.

6 La question sur le forfait en jours na été posée aux enquêtés quentre 2007 et 2012, puis de nouveau en 2017.

7 Il était dailleurs sensé, à lorigine, ne sappliquer quaux cadres dirigeants. Ce nest que dans les années 2010 que le dispositif sest diffusé dans dautres catégories de cadres (DARES, 2015).

8 Les chiffres sont précisément de 72,7 % pour les détenteurs majoritaires, de 71,2 % pour les détenteurs minoritaires ou associés et de 69 % pour les dirigeants salariés.

9 La classification a été effectuée sur un tableau de contingence croisant les variables de la profession et du type de semaine (type 1, 2, 3 ou semaine de moins de 45 heures). On a utilisé pour les opérations dagrégation la méthode de Ward, conçue pour minimiser linertie intra-classe et maximiser linertie inter-classes. Les classes ainsi obtenues sont les plus homogènes possibles en termes de régimes horaires. Les données nont pas été centrées-réduites car la part des longues durées, autant que leur type, doit être prise en compte dans la classification. Par ailleurs, on a pu vérifier la robustesse de cette classification en construisant un graphique bivarié (non montré ici) projetant les professions sur deux dimensions : part des semaines de 6 jours ou plus et part des semaines à journées longues (plus de 10 heures en moyenne).

10 « Artisans de lalimentation » regroupe les boulangers et pâtissiers, les bouchers, les charcutiers et les autres artisans de lalimentation. « Experts non juridiques » regroupe les experts comptables, les experts en études économiques et les ingénieurs conseils.

11 Cest ce à quoi fait référence Laferté (2013, p. 108) lorsquil évoque, à propos des agriculteurs, « cette constante suractivité productive liée au statut dindépendant nayant que le patrimoine pour se protéger socialement, à la différence des salariés ».

12 Suivant Bernard Zarca, on entend par ethos professionnel « un ensemble de dispositions acquises par expérience et relatives à ce qui vaut plus ou moins sur toute dimension (épistémique, esthétique, sociale, etc.) pertinente dans lexercice dun métier. Apprendre un métier, cest [] en intérioriser la norme dexcellence qui sy est historiquement constituée. » (2009, p. 351-352)