Experiencing the labor market at job fairs
- Publication type: Journal article
- Journal: Socio-économie du travail
2017, n° 2. Le marché du travail comme objet de croyances et de représentations - Authors: Marchal-Pillu (Emmanuelle), Remillon (Delphine), Rieucau (Géraldine)
- Pages: 101 to 129
- Journal: Social Economy of Labor
Éprouver le marché du travail
dans les salons de l’emploi
Emmanuelle Marchal
CSO, Sciences Po
Delphine Remillon
Ined
Géraldine Rieucau
LED et CEET
Introduction
L’objectif de cet article est de rendre compte de la diversité des représentations du marché du travail véhiculées dans les salons de l’emploi, d’interroger les éléments qui concourent à leur production et les tensions que cela génère pour les acteurs en présence. La diversité des représentations du marché du travail peut se lire dans les courants théoriques eux-mêmes, qui en économie comme en sociologie, adoptent différentes définitions des marchés, de leur mode de fonctionnement et du rôle des intermédiaires (Bureau et Marchal, 2009). De grandes oppositions se dessinent ainsi entre la théorie économique standard qui se dote d’une représentation abstraite du marché du travail où les appariements entre offres et demandes de travail dépendent du salaire et les théories institutionnalistes qui reconnaissent l’existence d’une 102pluralité de marchés concrets, dont le fonctionnement est régi par des règles et des intermédiaires. Poussant plus loin le raisonnement, les conventionnalistes considèrent que la coordination sur les marchés passe par une coordination des représentations des acteurs, de la manière dont ils interprètent les situations, la qualité et la valeur de ce qui est échangé.
Les travaux menés dans cette veine mettent l’accent sur la pluralité des conventions et sur les liens entre modes de coordination et d’évaluation. Ils explorent les incidences des conditions d’échange sur les jugements de compétence, sur la sélection et l’exclusion, et mettent en évidence les modes de recherche d’emploi qui leur sont congruents (Eymard-Duvernay et Marchal, 1997 ; Marchal et Rieucau, 2010 ; Marchal et Remillon, 2012). Comment se situent les salons de l’emploi dans ce cadre ? Selon Jean-Philippe Neuville (2001), un des rares auteurs à avoir écrit sur ce sujet, ils peuvent être utilisés pour contourner les travers d’Internet et donner leurs chances aux candidatures tombées dans l’oubli avec l’usage des nouvelles technologies. Les salons semblent en effet favoriser des mises en relations directes et rapprochées, sans intermédiaire ni filtre à l’entrée, sans présélection. Ce serait ainsi un mode de mise en relation assez démocratique, où chacun aurait sa chance, un accès à une forme de jugement individualisé et négocié alors que les formes de jugement planifiées (à distance) ont tendance à exclure certains profils (les moins diplômés, les plus âgés, etc.). Les salons auraient aussi l’avantage de rendre publiques des offres alors que le marché du travail français est dans l’ensemble peu apparent et peu équipé, caractérisé par le poids des candidatures spontanées et des réseaux (Larquier et Rieucau, 2012). Ils permettraient donc de soutenir les démarches de ceux qui sont démunis de réseaux ou qui ont peu d’expérience professionnelle. Des travaux ethnographiques menés sur des forums d’emplois saisonniers soulignent en ce sens qu’ils s’adressent davantage aux non diplômés et aux individus dépourvus de relations, tout en observant que les recrutements y sont souvent différés et que les candidats ont le sentiment d’être dans une situation de forte compétition (Baghioni, 2015).
Poursuivant l’hypothèse conventionnaliste, nous admettons que les représentations du marché du travail véhiculées dans les salons ne sont pas univoques. Des travaux, menés dans le domaine de l’audiovisuel et du vin, montrent que les places de marchés n’ont pas pour objet central de conclure des transactions : ce sont des lieux de sociabilité et 103d’apprentissage des règles de fonctionnement des marchés et des espaces où s’élaborent des normes (Lecler, 2015, Garcia-Parpet, 2005, Favre et Brailly, 2015). D’après nos observations (voir encadré), les salons de l’emploi aussi sont l’occasion d’apprendre et de cadrer des représentations du marché du travail. La sociologie des marchés nous invite à creuser cette perspective, en prenant en compte le rôle des dispositifs, des acteurs et des interactions qui viennent nourrir ces représentations. Ainsi, tout ne se passe pas le jour J, lors des entrevues entre employeurs et candidats. Les salons sont préparés en amont de l’événement par des organisateurs qui en délimitent les contours et les divisions, les types de publics, d’entreprises et d’activités concernés ; ils sont également préparés par les intermédiaires de l’emploi, acteurs de ces salons. Ils se prolongent en aval avec l’analyse des retombées. Les salons de l’emploi sont très divers, de par leur taille, leur organisateur, leur périodicité, leur caractère généraliste ou spécialisé. Ils donnent lieu à la création de sites ad hoc et de guides-visiteur distribués à l’entrée, à la collecte d’offres codées à l’aide de nomenclatures d’emplois, à la location d’importants espaces et au montage de stands, à l’organisation sur place de conférences, d’informations collectives et d’ateliers, à des échanges entre pairs (entre candidats, entre employeurs) et avec les intermédiaires. Ces échanges contribuent largement à la formation et au cadrage des représentations que les acteurs se font du fonctionnement du marché du travail (Lima, 2014).
Cet article vise à montrer la variété et la dissonance des représentations du marché du travail, telles qu’elles sont forgées dans les salons de l’emploi à Paris et telles qu’elles apparaissent, en particulier, aux visiteurs qui recherchent un emploi. La première partie met en évidence la dimension concurrentielle du marché du travail qui est fortement ressentie par les acteurs. En résulte un discours axé sur la nécessité de se distinguer, en tant que candidat, pour sortir de la masse des concurrents et se vendre aux employeurs. Mais les interactions observées aux stands donnent à voir une toute autre réalité, où la chance d’être recruté, ou plutôt de faire partie de la bonne pile, semble soumise à des signaux très généraux. La seconde partie permet de relever un nouveau paradoxe : d’un côté le travail des organisateurs et des intermédiaires vise à souligner la diversité des marchés et la nécessité de cibler ses démarches pour adhérer à des codes et des valeurs professionnelles particulières, de l’autre on observe que 104seules la disponibilité et l’adaptation des candidats sont véritablement interrogées. Le contraste est particulièrement fort lorsque les emplois sont peu qualifiés. Dans la dernière partie est mise en évidence l’épaisseur des intermédiations préalables aux mises en relation. Les salons ne semblent pas donner directement accès à des emplois, mais proposer des parcours, des services et des alternatives qui font la part belle aux emplois atypiques, à l’offre de formations et aux mises à son compte.
Présentation du terrain
Les salons de l’emploi sont particulièrement nombreux à Paris où l’on en compte au minimum un par semaine. Notre enquête s’est déroulée sur deux années, 2015 et 2016, au cours desquelles nous avons mené des observations approfondies dans 25 salons parisiens, choisis pour leur diversité : salon généraliste ou spécialiste, ciblé sur des secteurs, des populations, des types de contrats ou des métiers, grand ou petit salon, installé dans des lieux plus ou moins prestigieux. Des entretiens ont été réalisés auprès de 14 organisateurs de (ces) salons, ce qui couvre une large gamme d’événements puisque beaucoup en organisent plusieurs par an. L’objectif de ces entretiens est de comprendre la genèse des salons, leurs modes de financement, de prospection et d’organisation, leur évolution et les contraintes auxquels ils font face. De nombreux documents ont été recueillis en ces occasions (brochures de présentation, bilans et enquêtes de satisfaction, etc.), avant les salons (consultation des sites) et sur place (brochures et questionnaires distribués). À l’intérieur de ces salons, les investigations réalisées mêlent entrevues et observations. Au total, 132 entrevues ont été réalisées avec trois types d’interlocuteurs :
–les entreprises qui louent des stands (N= 64)
–les visiteurs qui fréquentent les salons (N= 44), parfois seuls, parfois en groupe
–les intermédiaires (N= 24) publics ou privés (Pôle emploi, Centres de formation, fédérations et écoles professionnelles, associations qui font de l’accompagnement, coachs, etc.)
L’objectif de ces entrevues courtes est de saisir rapidement ce qui motive la présence de ces acteurs, leurs attentes et impressions, la 105manière dont ils s’y prennent, ici et ailleurs, pour trouver des emplois et des candidats. Parallèlement, nous avons réalisé 17 observations de conférences, informations collectives et autres séances de coaching, destinées aux visiteurs. Enfin, 81 face à face candidats/recruteurs ont été observés, dont 9 entretiens dans le cadre de job dating. Ces observations permettent de donner la mesure des enjeux liés à ces situations, d’observer aussi des récurrences et des différences. Ils sont menés par des entreprises de tout secteur et de toute taille, avec des chercheurs d’emploi de tout niveau de qualification.
Cette recherche a été soutenue par la Ville de Paris qui nous a ouvert de nombreux terrains ; elle a été menée au sein du groupe CROYRE (Cnam-CEE) et a bénéficié de financements du programme NetWork d’HeSam Université et du CEE.
I. Se singulariser face aux concurrents
ou être affecté sur la « bonne pile » ?
Le caractère hautement concurrentiel du marché du travail saute aux yeux des visiteurs de la plupart des salons1. Il est d’ailleurs voulu comme tel par les organisateurs qui cherchent à attirer un public important. Cette pression concurrentielle est reconnue par l’ensemble des participants, tout particulièrement par les conférenciers des salons. Beaucoup d’entre eux orientent en effet leur discours sur la nécessité de sortir de la masse indifférenciée des chômeurs, en mettant en valeur ses caractéristiques singulières. Mais un décalage s’instaure entre ces injonctions et ce que l’on observe dans les interactions entre candidats et recruteurs. L’enjeu des salons ne semble pas tant de faire valoir ses singularités, que de se conformer aux désirs et aux besoins des recruteurs, qui opèrent une présélection rapide, pour décider s’il vaut la peine ou non de revoir plus tard le candidat. Être affecté dans la bonne pile de CV, celle qui rassemble les CV qui pourraient intéresser les recruteurs, 106tel est l’enjeu des face-à-face observés dans les salons, bien loin de toute perspective immédiate d’appariement. Ainsi, les « recruteurs », perçus comme tels par les visiteurs, ne sont souvent que des pré-sélectionneurs, le premier maillon d’une chaîne qui s’étirera plus tard à l’intérieur de l’entreprise. Certains y sont effectivement chargés de recrutement, d’autres sont spécialisés dans la communication ou occupent des fonctions opérationnelles. Tous sont aux avant-postes des entreprises, pour attirer et filtrer les candidatures sur les salons.
I.1. La perception de l’encombrement
du marché du travail
Pour les jeunes qui se rendent pour la première fois dans un salon de l’emploi, la perception de la foule donne la mesure de l’encombrement du marché du travail et par conséquent de l’effort à consentir pour s’y faire une place. La queue peut faire plusieurs centaines de mètres à l’entrée, comme au salon des jobs d’été ou à un salon destiné aux cadres. Rapidement, les queues se forment aussi devant chaque stand. Certaines entreprises sont plus attractives que d’autres et anticipent cet afflux, comme les grands groupes qui réservent de grands stands où plusieurs collaborateurs peuvent recevoir en parallèle les candidats. D’autres sont vides ou presque : les entreprises inconnues du grand public sont précisément là pour se faire connaître. Elles cherchent à renforcer leur attractivité en observant au passage les manières de faire des concurrents.
Pour les organisateurs, la fréquentation des salons constitue un indicateur important de leur réussite vis-à-vis des financeurs (si les salons sont subventionnés) et des entreprises qui ont loué un stand dont elles attendent un certain rendement. Le chiffrage des effectifs de visiteurs fait partie des données indispensables pour annoncer le salon à venir ou faire le bilan qui prépare sa réédition Quelques 13 000 candidats auraient ainsi été reçus lors d’un salon de 2015 destiné aux jeunes. Cette forte fréquentation conditionne la possibilité de fidéliser l’entreprise (qui reviendra plus volontiers à l’édition suivante) et d’entretenir la concurrence entre visiteurs : les entreprises auraient lors d’un autre grand salon généraliste récolté en moyenne quelques 187 CV chacune. Par-delà les chiffres, la réussite d’un salon doit aussi être ressentie comme telle, pour donner à voir la dynamique de la manifestation. Des contraintes de sécurité obligent à respecter certaines normes mais 107il est possible de renforcer le « visuel » de la fréquentation, comme le remarque l’organisateur d’une douzaine de manifestations annuelles en France à propos de ses concurrents : « Si les allées, vous les réduisez, vous avez l’impression qu’il y a plus de monde » précise-t-il. Pour les jeunes qui se rendent à un salon sur les jobs d’été, la fréquentation est excessive, comme l’indiquent les propos recueillis ici ou là.
Je vais rentrer chez moi, direct sur Internet. Au moins je serai tranquille, au calme, et personne ne me marchera sur les pieds…
[au téléphone] C’est même pas la peine que tu viennes, il y a beaucoup trop de monde, c’est impossible de déposer. Je te jure je suis dégoûtée.
C’est archi bondé, partout il y a trop de monde et les stands sont petits. On va déposer là, je ne sais pas ce que c’est mais on va déposer.
On n’a aucune chance, il y a trop de monde !
L’importance des files d’attente (parfois 1h30 de queue pour 15 secondes d’entretien) modèle l’enjeu qui n’est pas tant de cibler sa démarche que de « déposer » (son CV) là où c’est possible. Patienter longtemps permet aussi de montrer sa motivation. L’encombrement du marché du travail se ressent ainsi physiquement, l’épaisseur de la foule et la longueur de la queue formant un obstacle tangible à la mise en relation directe recherchée avec l’employeur. De ce point de vue, candidats et recruteurs sont logés à la même enseigne, ou presque2. Sur un salon consacré au transport et à la logistique, la pression des candidats qui défilent sans interruption devant le stand tenu par deux recruteurs finit par décourager l’un d’eux qui dit à son collègue : « Il y a du monde, c’est de la folie ! 24 entretiens en 2 heures, là, je ne sais pas faire. Je ne sais même plus qui j’ai vu… ».
La compétition entre candidats ne se limite pas à ce qui se déroule à l’intérieur du salon. Tous les recruteurs interrogés sur les stands le soulignent : un salon est un mode de sourcing parmi d’autres et ils ne s’en tiennent pas à ce canal. Des candidatures spontanées sont recueillies en mains propres dans les agences et dans les magasins ou sur les sites internet ; des annonces sont diffusées via Pôle emploi ou les mairies 108d’arrondissement ; d’autres via les job boards, l’Apec, les écoles ou dans la presse spécialisée.
I.2. Se distinguer de la masse des candidats
Comme le montrent les travaux de sociologie économique portant sur le marché du travail, le positionnement des candidats s’inscrit en tension entre deux exigences contradictoires : celle de dé-singulariser la présentation de leurs candidatures pour augmenter leurs chances d’entrer en équivalence avec beaucoup d’offres et celle de faire valoir des signes distinctifs qui permettent de se démarquer suffisamment des autres candidats pour échapper à la concurrence (Marchal, 2015). Suivant cette logique, l’opportunité de voir le candidat en personne à l’occasion des salons est un moyen efficace d’en distinguer quelques-uns au sein d’une grande masse de candidatures perçues comme plus ou moins uniformes. C’est ce que suggère le recruteur de cette entreprise de distribution : « Je regarde le CV et je pose quelques questions. Si les personnes sont bien, si j’ai un coup de foudre, je leur dis de venir jeudi prochain à la journée du recrutement » (Recruteur, forum Initialis, 2016).
Le constat que tous les CV se ressemblent ressort à tout propos dans la bouche des recruteurs, ainsi que dans celle des conférenciers3. Des formules chocs sont utilisées pour marquer les esprits des candidats qui seraient encore dans l’illusion que leur CV va faire l’objet d’une attention soutenue :
« 14-18 », vous savez ce que c’est ? C’est à peu près le temps qu’un recruteur va passer sur votre CV en première lecture : 14 à 18 secondes (…) Entre 35 et 50 c’est quoi ? C’est à peu près le nombre de candidatures que vous devez envoyer pour obtenir un entretien, en moyenne… (Recruteur, Conférence au Salon Paris Métropole pour l’emploi des jeunes, 2016)
Les conseils dispensés aux candidats visent donc à se démarquer du lot de leurs concurrents en personnalisant leur CV et en mettant en avant leurs atouts :
109Quelqu’un qui a une vraie expertise dans son domaine et qui est passionné est passionnant. Mais si c’est sur la 7e ligne de son CV, comment voulez-vous… C’est comme du packaging : il faut mettre l’avantage concurrentiel qu’on a. Un avantage concurrentiel doit être mis en avant. Si vous ne le trouvez pas, venez-me voir. C’est du one-to-one : une entreprise et un candidat spécifiques. Ça, c’est le 1er point (Conférencier au salon SoJob)
À l’occasion de cette conférence, dont l’animateur est coach à ses heures, on apprend que se vendre relève d’un travail de séduction, entièrement à la charge du candidat, et qu’il est relativement indépendant de son cursus scolaire ou professionnel. Les candidats y sont présentés comme des produits, a priori tous forgés dans le même moule, qui doivent parvenir à attirer l’attention de l’acheteur qui risque d’oublier leur existence. Les signaux que l’on imagine disqualifiants (le fait d’être haïtien est donné en exemple) deviennent des atouts potentiels. Et peu importe d’une certaine façon la partie adverse, ce qu’elle a à proposer, du moment qu’elle achète le produit « candidat ». Le marché du travail se présente ainsi comme un marché quelconque, dont le bon fonctionnement est soumis aux lois de la théorie de la concurrence monopolistique de Chamberlin (1953), comme semble l’indiquer la référence au « one-to-one ».
Un autre moyen de se distinguer du lot, consiste à se mouler dans les désirs du recruteur. Le principe est d’adapter son CV en jouant sur les titres d’emploi recherchés ou occupés (« clairement, un intitulé est adaptable » prétend un autre conférencier) et de tout faire pour se valoriser :
Si vous avez été major, faites-le savoir. Tout ce qui permet de ressortir, vous le mettez. Si votre fac est réputée, qu’elle est la 1re sur un classement, vous le mettez. Ça peut permettre de faire oublier que vous venez de la Fac et pas de l’École de commerce demandée. (Conférence au salon de l’Apec, 2016).
Les visiteurs qui assistent à la conférence ne sont pas dupes des difficultés rencontrées : l’un vient d’Afrique et s’interroge sur l’opportunité de mentionner où il a fait ses études, l’autre aimerait savoir comment choisir le titre de l’emploi recherché en l’absence d’offres (cas des candidatures spontanées). Comment faire pour coller aux attentes des recruteurs ? La question se pose de la même façon pour les entretiens auxquels doivent se préparer les visiteurs. Les conférences mettent l’accent sur l’engagement de toute la personne du candidat qui expose alors au regard du recruteur son « savoir être », sa capacité à avoir confiance en 110lui, sa manière de s’habiller, aussi bien que sa motivation personnelle. Ici, on essaie de convaincre le public des cadres que l’on vaut autant que son interlocuteur, en insistant sur la symétrie des questionnements :
L’entretien n’est pas un interrogatoire mais un échange. Vos questions sont l’expression de votre motivation. Vous devez obtenir des informations sur les responsabilités qui vous seront confiées, sur votre positionnement dans l’entreprise, sur les évolutions possibles, le salaire (vous ne travaillez pas pour la gloire, j’espère !) (Conférence au salon de l’Apec, 2016).
I.3. Recherche d’efficacité
et jugements à l’emporte pièce
Un tel échange peut-il vraiment se produire sur les salons, où la seule présence des files d’attente exerce une pression importante des deux côtés du marché du travail et des stands qui le figurent ? Rien n’est moins sûr. Pour ce responsable politique qui a beaucoup œuvré pour le développement des salons parisiens, il n’est pas certain que les recruteurs construisent leur jugement de façon raisonnée. Précisant non sans humour, qu’il n’est probablement pas très loin de la vérité, il décrit comment ça se passe : « Ce garçon, cette fille, cet homme, cette femme a une bonne tête. C’est comme ça : Paf ! Pile de droite ».
L’impératif de productivité auquel sont soumis les recruteurs y est pour beaucoup. Comment repérer en un rien de temps ceux qu’il vaudra la peine de revoir ? Certains cherchent les moyens de réguler leur activité, en intervenant en amont de l’entrevue : en distribuant des formulaires aux visiteurs qui font la queue au stand pour récolter l’information qui intéresse le recruteur au premier chef. Devant le stand d’une chaîne de restauration rapide, les entretiens se font ainsi debout, en 15 secondes : « on demande les disponibilités, c’est généralement ça. Après, y’a certains critères, le sourire » On peut aussi donner la liste précise des emplois à pourvoir pour décourager les uns et s’assurer de la motivation des autres. L’entretien semble gagner en efficacité lorsqu’une grille d’analyse standard a été prévue au préalable : le recruteur n’a plus qu’à cocher des cases (insuffisant, moyen, bon) pour donner la mesure observée de la motivation, de l’aisance communicationnelle ou du sens de l’écoute et opérer une synthèse : favorable ou défavorable. De telles pratiques sont anticipées par les personnes qui font de l’accompagnement de demandeurs d’emplois et qui insistent sur la nécessité d’avoir une communication efficace :
111Je les ai préparés à mettre en valeur leurs atouts pour des entretiens de 5 minutes. Cela fait 17 ans que je fais ce métier et j’ai constaté que les entretiens courts lors des forums ou des job dating n’étaient pas préparés. Préparer aux entretiens comme pour une préparation sportive, et en 5 minutes, ils ne peuvent pas s’étaler, il faut être percutant sur deux ou trois items et ils doivent travailler leur accroche pour laisser une marque. (Conseillère de Pôle emploi, accompagnant un groupe de demandeurs d’emploi).
L’observation de nombreuses entrevues entre les recruteurs et les candidats donne à penser que le candidat n’a pas vraiment l’occasion de laisser « sa » marque ou de faire valoir ses qualités singulières. Affirmer ses préférences, comme le fait ce visiteur face à une agence de baby-sitting, peut conduire à se faire remettre à sa place :
R : (…) Bon d’accord. Vous recherchez quoi ?
C : Plutôt pour la garde des plus de 3 ans : 3 à 10 ans. Je préfère cette tranche d’âge.
R : De toute façon, c’est moi qui choisis
C : Oui, mais comme vous me demandez… et en plus je ne me sens pas à l’aise avec les plus jeunes.
L’asymétrie des positions est claire et le défilé des candidats aidant, les recruteurs mettent en place des routines pour aller directement à l’essentiel. Au stand d’une grande entreprise de la distribution, ce sont toujours les mêmes questions qui reviennent : Quel est le magasin [nom de l’enseigne] le plus proche de chez vous ? Vous pouvez y aller comment ? Êtes-vous véhiculé ? Au niveau des horaires, quelles sont vos contraintes ? Vous pouvez travailler tôt le matin ? À partir de 4h ? Et le soir, jusqu’à 22h ? Et le dimanche ? Et les jours fériés ? Vous cherchez plutôt en rayon ou plutôt en caisse ? Pourquoi ? Cette récurrence des questions est aussi très visible dans les job dating, organisés de façon à pouvoir comparer rapidement les candidats : chacun dispose du même temps avec le jury. Pour le recrutement de chefs cuisiniers en restauration collective, aux questions techniques – pouvez-vous décrire une recette traditionnelle ? Pouvez-vous nous parler de la méthode HACCP (règles d’hygiène) – se mêlent les mêmes questions sur les horaires et le travail en soirée et en week-end, et sur la personnalité/motivation du candidat – quels sont vos qualités / vos défauts ; avez-vous des difficultés à travailler en équipe ? Êtes-vous disposé à travailler sous les ordres d’une cheffe ? De quelqu’un de plus jeune que vous ?
112Laissant souvent entrevoir des conditions de travail difficiles que tous les candidats ne sont pas prêts à accepter, ces questions/réponses ne sauraient apparaître dans une annonce ou dans un CV. Les entretiens permettent d’opérer des tris particulièrement efficaces, bien loin des discours tenus à l’occasion des conférences auxquelles assistent les mêmes candidats. Là où des emplois plus qualifiés sont à pourvoir, ce n’est plus tant l’acceptabilité des conditions de travail qui est évaluée que la personnalité du candidat qui semble « sauter » aux yeux des recruteurs. L’apparence, comme le montre la littérature, joue souvent un rôle déterminant dans la sélection, qu’il s’agisse de se conformer aux attentes des entreprises, ou à celles de la personne qui interroge (Laberon et al., 1998 ; Warhust Nickson, 2007 ; Hidri Neys, 2013) :
Alors quand je vois des gens sales, pas habillés, qui sont en jogging, qui ont des piercings, des tatouages… Ça ne peut pas marcher dans ce métier : La fille qui a des piercings vous n’avez pas confiance (…) Les jeunes en jogging, comment voulez-vous que ça marche ! Les lunettes de soleil dans les cheveux ! Ce n’est pas possible… (Directeur d’une école de formation au secrétariat médical).
Observés en un clin d’œil, la plupart des critères utilisés ont un caractère discriminatoire : outre l’apparence, ils peuvent être liés au genre, à l’âge ou à l’origine. L’abondance de candidats semble conforter certains dans la légitimité de leurs manières de faire et dans la nécessité de parer au plus pressé en prenant appui sur leur « ressenti ». Les candidats eux-mêmes y sont préparés. L’atelier « 5 minutes pour convaincre » délivré par Pôle emploi, est centré sur les postures à adopter : comment je me situe physiquement sur un salon ? Avec des conseils du type : bien se tenir déjà dans la queue au stand, ne pas avoir d’écouteurs sur les oreilles, etc.
II. Cibler ses démarches ou être prêt à tout ?
Entre les salons et en leur sein, des spécialisations dessinent un marché segmenté, voire cloisonné, où les visiteurs doivent être ajustés aux emplois, être professionnels ou prêts à être formés. Un autre type de marché est aussi présent : celui des emplois non qualifiés, a priori 113ouverts à tous, où l’expérience et la formation ne sont pas valorisées et où les emplois sont précaires : ici, les candidats sont prêts à travailler, à n’importe quel prix.
II.1. Être ajusté, être professionnel
Des salons spécialisés sont organisés par des groupes de presse professionnelle, prenant alors appui sur leurs abonnés et sur les différents acteurs du secteur (entreprises, écoles, organismes professionnels, etc.). La spécialisation des salons peut aussi refléter la volonté des organisateurs de s’attaquer à des difficultés du marché du travail (le chômage des jeunes, celui des seniors) ou celle de promouvoir un type de contrat, comme le fait le forum de l’alternance, créé en 1995 à l’initiative de la Chambre de Commerce et réédité tous les ans depuis. Plus récemment, le Forum de l’Emploi Digital a été créé pour booster un marché spécialisé et en expansion rencontrant des difficultés à recruter, en particulier des codeurs, avec l’appui de la municipalité de Paris. Les spécialisations sont aussi présentes dans les salons généralistes, qui comportent des espaces séparés les uns des autres selon les secteurs, les métiers, les contrats.
Les entreprises apprécient lorsque les candidatures sont de qualité, ajustées, ce qu’elles jugent être plus souvent le cas dans les salons spécialisés. Certaines ciblent ainsi spécialement ces salons comme cette grosse entreprise dans le domaine des transports :
On ne fait pas tous les salons, seulement ceux de transport-logistique et tourisme. Notre problématique ce n’est pas de trouver du volume parce qu’on reçoit 400 000-500 000 CV par an, mais de bons candidats. D’où notre présence sur des salons spécialisés, gage de qualité, de candidats qui ont identifié un projet.
L’ajustement des candidats est le fruit d’un ciblage en amont, sans lequel « Il y a beaucoup de tout et beaucoup de rien. » (Exposant, Salon Paris des métiers qui recrutent). Pour augmenter les possibilités d’appariements, les organisateurs ciblent les visiteurs en fonction de la « couleur » du salon, par voie d’e-mailing, de publicités sur des supports variés (médias, panneaux etc.). Certains comptent sur Pôle emploi pour ajuster en amont les visiteurs aux offres : « Pour que le sourcing soit bien fait, il faut qu’il soit ciblé sur les offres à pourvoir. Et c’est ce qu’on demande à Pôle emploi : de convoquer les mêmes codes ROME 114que les offres » (Organisateur de plusieurs grands salons). Les organisateurs œuvrent également pour que les visiteurs préparent leur visite et qu’ils n’improvisent pas en se rendant sur n’importe quel stand. Les sites Internet dédiés aux salons présentent les emplois offerts, classés par entreprises ou secteurs, les horaires et intitulés des ateliers et des conférences, auxquels il faut parfois s’inscrire à l’avance mais qui sont le plus souvent « en accès libre dans la limite des places disponibles ». Les sites regorgent de conseils pour « réussir son forum », en se documentant sur les entreprises présentes, en apportant un nombre de CV suffisant, en choisissant une tenue vestimentaire professionnelle « pour affronter le marché du travail ». Les informations peuvent n’être disponibles que sur Internet, car il n’y a pas toujours de guides papiers distribués à l’entrée : il faut alors préparer son salon avant de venir… ou bien ne pas venir.
En arrivant sur place, les visiteurs sont renseignés et orientés par des organisateurs repérables par leurs gilets de couleur vive ou leurs badges. Les plans distribués doivent les aider à trouver ce qu’ils sont venus chercher. Les spécialisations sont matériellement orchestrées par l’aménagement de l’espace. La signalétique, les cloisons, la couleur des moquettes, les escaliers, séparent des « villages » ou des « secteurs ». Les stands mettent en scène l’entreprise en arborant des décors et des objets représentatifs de son univers : des potirons chez un distributeur de produits bio, des peluches et des coloriages chez une entreprise de garde d’enfants, etc. Les affiches montrent des salariés en tenue de travail, qui font la part belle aux stéréotypes : des puéricultrices (femmes) et des médecins (hommes) sur les affiches d’une entreprise de garde d’enfants, des employés à la peau noire sur celles des entreprises de sécurité. Comme en écho, les hommes se pressent davantage aux stands des entreprises de sécurité ou au salon du transport et de la logistique ; les femmes aux salons, stands et conférences sur les métiers sanitaires et sociaux, sur l’aide à domicile.
Les conférences, rappelées régulièrement par les annonces sonores, les écrans et les affiches, invitent également à venir se renseigner sur tel métier ou secteur d’activité méconnus, à en apprendre les codes. À l’atelier « Fonction publique » on insiste sur la nécessité de « décrypter les acronymes, comprendre les référentiels » (Forum de l’Alternance, 2016). De leur côté, les fédérations syndicales ou patronales présentent leurs métiers pour « attirer dans ces professions » (Secrétaire fédéral, secteur hôtellerie-restauration). Tous ces dispositifs opèrent pour que 115les candidats soient ajustés aux attentes des employeurs. Les candidats aussi apprécient la spécialisation des salons : « La directrice du salon présentait tous les métiers du secteur possibles lors d’un atelier et ensuite les intervenants expliquaient les spécificités du recrutement dans leurs métiers, ce qui était demandé aux futurs recrutés et c’était très positif » (Forum de l’emploi et de l’alternance, Mairie du 16e).
Au stand, la tenue et le langage adoptés par les candidats permettent d’emblée d’évaluer leur ajustement au métier ou au secteur. Ainsi, pour ce recruteur dans la restauration : « le langage culinaire, il a ses codes, et on voit rapidement lors de l’entretien si ça va le faire ou pas ». Sur le salon du digital, les deux parties partagent le même langage et savent que les compétences passent plus par l’expérience et par des valeurs communes que par les diplômes. Les rapprochements permis au sein des salons spécialisés ne sont toutefois pas toujours suffisants, comme l’illustre cette interaction au Salon du transport et de la logistique :
– R : Et chez X, que faisiez-vous ?
– C : Là, je faisais de l’acheminement par VTC.
– R : Ah, c’était des taxis ! Donc vous n’avez jamais eu affaire à des clients qui avaient des tonnes de marchandises à transporter dans telle région. Ce n’est pas tout à fait pareil. Ce n’est pas le même métier. Merci !
Tout est organisé de façon à ce que sur les salons spécialisés – ou dans les espaces spécialisés des salons généralistes – les visiteurs s’ajustent et se préparent en amont aux besoins des entreprises mais ceux-ci ne se concrétisent pas vraiment dans des offres d’emplois. Les plus grandes entreprises et les administrations proposent parfois des contrats en alternance ou des postes de vacataires ou de contractuels (la Mairie de Paris recrutait massivement en 2015 pour des postes d’animateurs) mais les candidats sont le plus souvent invités à aller voir les éventuelles offres sur les sites internet et à suivre les process de recrutement très normés (nombreuses étapes, test et entretiens ou concours, poids des diplômes, etc.). Participer aux salons ne change ainsi en rien le process de recrutement de ces entreprises, qui sont surtout là pour « sensibiliser aux métiers », « aider [les candidats] à analyser si leur profil est en phase ou pas » (grande entreprise de transport) et pour se montrer, parce que : « être sur les salons, c’est aussi une politique de communication des grands groupes » comme l’indique une organisatrice.
116II.2. Travailler à tout prix
À l’opposé du discours sur le ciblage et le nécessaire ajustement des candidats, les salons ouvrent largement leurs portes à toutes sortes de visiteurs, car leur succès se mesure à l’aune de leur fréquentation (voir I). Ainsi, à l’entrée, les organisateurs récoltent les CV des visiteurs pour avoir leurs coordonnées et les convier à d’autres salons. Les e-mailings ou envois de SMS qu’adresse Pôle emploi aux demandeurs d’emploi de son fichier sont en partie ciblés comme on l’a vu, mais restent très larges : 40 000 mails pour un salon « jeunes » ; 38 000 pour un forum « seniors ». Certains visiteurs s’interrogent sur l’invitation reçue, pensant que celle-ci (et le salon) coïncidaient avec leur profil et sont déçus lorsqu’ils réalisent qu’il n’en est rien, tandis que d’autres passent au stand de Pôle emploi pour demander pourquoi ils ont été conviés et que faire sur le salon.
Nombre de visiteurs disent venir parce que Pôle emploi, le formateur ou l’encadrant de la mission locale, celui de l’école de la deuxième chance ou encore leur enseignant « leur a dit de venir ». Souvent, comme lors d’un salon pour les jeunes, ils viennent à plusieurs – « On est venues entre amies parce que c’est sympa d’être accompagnées » – sans trop savoir pourquoi4 : « J’ai déposé à la RATP, ce n’est pas du tout ce que je cherchais. On dépose partout, on cible pas ! Maintenant on va faire un tour pour voir ce qu’il y a ». Ces publics, souvent jeunes et peu diplômés, se croisent mais ne se mêlent pas aux visiteurs plus préparés et plus professionnels :
Il faut faire la différence, qui est marquée au sol, entre le côté violet et le côté orange [couleurs des moquettes des espaces diplômés / peu qualifiés]. Vous avez d’un côté les diplômés, souvent professionnels avec des objectifs précis et de l’autre, ceux qui n’ont pas de qualification : ils ne savent pas trop ce qu’ils veulent et ils traînent ensemble. Ils sont « en grappes » en « mode classe ». (Organisateur)
Beaucoup sont toutefois dans la ferveur de travailler à tout prix : « J’ai déposé là, je ne sais même pas ce que c’est, mais je m’en fous, il 117faut absolument que je bosse » ou encore « j’ai déposé partout, pour avoir plus de chances d’être rappelée ». Le dispositif même du salon – espace ouvert, libre d’accès – encourage à être mobile entre les stands et à s’arrêter là où il n’y a pas trop de queue. Les candidats se présentent, en continu et presque indifféremment aux stands des entreprises connues de la restauration rapide, de la grande distribution ou des services à la personne.
Quant aux entreprises, elles sont dans l’attente de « voir ce qui se présente », et reçoivent le tout-venant. Sur le marché des emplois peu qualifiés, aux conditions de travail difficiles, aux horaires atypiques et faibles rémunérations, où le turnover est important, les entreprises sont dans la nécessité de recruter en permanence et dans l’urgence. Du coup, nul besoin d’afficher des offres précises ou de soigner la présentation des stands. L’absence de décoration, frappante aux stands d’un salon jobs d’été, reflète le caractère éphémère de la relation d’emploi, l’homogénéité des publics et des emplois proposés : ce sont plutôt des « jeunes de banlieue » qui fréquentent ce salon, ceux qui disent ne pas avoir de « piston » et qui sont là pour des emplois saisonniers. Au salon des services à la personne aussi, qui comporte un espace dédié à l’emploi, très peu d’offres sont affichées. Paradoxalement, cela ne tient pas à leur rareté, mais à la permanence des besoins exprimés par les agences qui fournissent des services à domicile. Il en va de même dans le secteur de la grande distribution, que l’on retrouve souvent dans les salons car on y recrute en permanence pour faire face au turnover du personnel en place. Les entreprises sont là pour alimenter leurs viviers de candidatures, avoir un éventail de choix sur un marché qui pourrait être considéré comme déséquilibré en faveur des demandeurs d’emploi. Elles gardent les CV de candidats, dès lors que les critères de disponibilité horaire, de mobilité et de proximité géographique avec le(s) lieu(x) de travail sont réunis.
Le caractère local, de proximité, de ces marchés non qualifiés (Marchal et Remillon, 2012) se reflète dans la rapidité des interactions aux stands : « On recrute que pour les restos aujourd’hui, Poste d’hôtesse, vendeuse – C : Je suis intéressée. – R : Disponible toute la semaine ? » Ou encore : « C’est hyper rapide pour déposer le CV. On nous pose quelques questions sur nos dates de disponibilité et sur les endroits où on peut travailler en Île de France » (Visiteur, journée des jobs d’été). Certains candidats prennent les devants pour donner les bonnes informations : 118être disponible toute la journée, ne souhaiter travailler que deux jours par semaine, être sur le secteur du 95, avoir le permis et la voiture pour travailler. La proximité géographique est d’autant plus nécessaire que l’emploi suppose plusieurs lieux de travail (aide à domicile), des horaires très matinaux ou tardifs (restauration, grande distribution) et que la brièveté de la relation d’emploi et la faiblesse du salaire rendent inenvisageables un déménagement :
Les gens ne sont pas très mobiles, donc il faut chercher à côté du domicile et du restaurant. Ils n’acceptent de bouger que pour une promotion ou pour suivre leur compagnon. On comprend bien d’ailleurs : un serveur n’a pas de raison de partir et d’investir à la fois dans un logement et dans un déménagement pour un salaire brut de 1500 euros. (Recruteuse, chaîne de restaurants).
Ainsi les salons peuvent donner l’illusion aux visiteurs qu’ils détiennent les clés de leur appariement : ils sont invités à trouver leur place en s’informant, se spécialisant, en s’ajustant à l’entreprise et aux emplois. Mais dans les faits, aucune place ne leur est jamais proposée directement. Ils seront peut-être rappelés pour participer à une réunion d’information ou bien ils auront appris comment candidater sur Internet, quelles sont les étapes d’un process de recrutement, les requis ou les formations associées à un métier, l’adresse d’une agence locale à qui s’adresser. Les échanges les plus directs se nouent aux stands proposant des emplois peu qualifiés à des candidats « prêts à tout », autour de critères relevant essentiellement des conditions de travail. Pour les visiteurs des salons, le chemin à emprunter est long et ne mène pas toujours à l’emploi.
III. Vous avez dit salons de l’emploi ?
L’observation des salons donne à voir l’épaisseur des médiations nécessaires aux mises en relation tout en interrogeant l’objet même des transactions : l’objectif central est-il de pourvoir des offres d’emploi salariés normés comme cela semble annoncé ? Dans cette dernière partie sont mis en évidence l’hétérogénéité des services, opportunités et statuts d’emplois proposés dans les salons, ainsi que la longueur du chemin à parcourir pour 119trouver un emploi. Cette perspective nous éloigne d’une représentation du salon comme lieu d’appariements directs entre offres et demandes.
III.1. Pourvoir des emplois ou offrir des services ?
La façon dont les salons sont traditionnellement présentés par les organisateurs laisse entendre qu’ils permettraient à des candidats de rencontrer directement des entreprises, sans intermédiation, pour pourvoir des centaines, voire des milliers d’emplois vacants, comme l’explique un des initiateurs des salons de l’emploi à Paris :
Qu’est-ce qui nous a poussés ? C’est très simple. C’est le fait que l’Unedic (…) nous dise qu’il y ait entre 40 et 50 000 offres d’emplois non satisfaites ou mal satisfaites sur Paris, chaque année. Alors qu’on avait en même temps un taux de chômage qui à l’époque, était de l’ordre de 10 %. Ça paraissait complètement fou de voir que d’un côté on cherchait des milliers et des dizaines de milliers de postes à pourvoir, et que de l’autre côté des gens sortaient sans rien !
Les campagnes de publicité des salons affichent fréquemment un grand nombre d’offres d’emploi ou de recruteurs – « 2 000 recruteurs / 10 000 offres » pour Paris pour l’emploi 2016 – jusque dans le titre de leur salon (Salon des 10 000 emplois) – voire sont encore plus floues sur l’origine des offres : « 400 000 emplois à pourvoir, c’est où ? J’arrive ! » indiquait l’affiche de la première édition du salon du travail et de la mobilité (2015). Certains organisateurs reprochent à leurs concurrents de « tricher sur les volumes de postes », en comptabilisant par exemple toutes les offres d’emplois à pourvoir sur l’année dans l’armée ou la police comme des offres du salon ou critiquent le gonflement systématique des chiffres :
Une chose qui me dérange depuis bien longtemps, c’est cette course qu’ont eue, à un moment donné, les organisateurs, en disant : sur mon salon j’ai … 7 000 visiteurs et 5 000 offres d’emploi. Où est-ce qu’elles sont ces 5 000 offres d’emplois ? 7 000 visiteurs, c’est bien on s’en fiche (…) moi mon discours c’est : si j’ai 2 000 visiteurs et qu’à la fin les 2 000 ont un poste, on aura fait tous conjointement notre boulot. Mais si j’ai 7 000 visiteurs et que j’ai trois embauches, arrêtons quoi, changeons de métier les uns les autres.
Ce poids donné au nombre d’offres se retrouve dans les bilans des salons. Ceux-ci font état d’un nombre « d’offres pourvues » ou de « contrats signés ». L’organisateur de plusieurs salons déploie beaucoup 120d’énergie à collecter cette information auprès des entreprises : toutes sont rappelées 2-3 mois après le salon et jusqu’à 6 mois après. Mais moins de 50 % des entreprises répondantes semblent capables de fournir des informations précises sur les offres pourvues grâce au salon. D’autres organisateurs dénoncent le peu de sens que recouvre l’exercice des bilans de recrutement :
Tous les ans, l’État nous demande quels sont les résultats. En gros, combien de recrutements ont lieu suite au Forum. Ce qui est une aberration […] C’est la grande illusion statistique […] il faudrait faire du suivi individuel de chacun des visiteurs en lui demandant si cette offre-là, la candidature a débouché sur un recrutement spécifique d’une entreprise présente sur le salon … Autant dire que c’est impossible !
Ailleurs, la critique va plus loin pour déclarer : « moi ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant que les personnes repartent avec du travail, c’est possible mais je n’en sais rien … par contre si elles peuvent repartir avec une réflexion plus aboutie sur leur dynamique de recherche d’emploi, là je considère qu’on a atteint notre objectif. » Son salon propose « une offre de services périphériques » du type formation, coaching, accompagnement, etc. Cette logique de salons de services plutôt que de l’emploi est poussée à son maximum dans les salons organisés par une agence de presse comme l’explique l’organisatrice : « je ne crois pas à des salons où l’on fait juste la mise en relation, je n’y crois pas du tout (…) si c’est juste : je prends votre CV (…) ce qu’une personne vient chercher sur un salon : elle vient chercher du conseil, donc donnons-lui des conseils ». Ce salon n’affiche aucune offre d’emploi mais des stands pour « faire le point » sur son parcours (coachs, bilans de compétences), pour « (s)e former » et un village « devenir indépendant ». La logique reste la même sur le salon destiné aux jeunes organisé par la même structure : le guide visiteurs n’affiche pas d’offres mais seulement le nom des entreprises présentes avec le lien vers leur site Internet de recrutement. Ici, il s’agit d’orienter les jeunes, de leur proposer divers services (voir plus bas) et de les accompagner pour qu’ils postulent sur Internet depuis le salon : « ces espaces emploi sont animés par des consultants ressources humaines, qui aident les jeunes, sur la plateforme, à trouver les offres qui leur correspondent et qui les aident à faire leurs lettres de motivation ». D’ailleurs le chiffre de 25 000 offres sur l’affiche du salon correspond au nombre d’offres 121présentes sur la plateforme créée pour l’occasion qui agrège les offres des partenaires (la moitié vient d’autres job-boards). Les bilans que réalise cette structure sont en adéquation avec ses objectifs. Ils ne dénombrent pas les offres pourvues mais les candidatures envoyées le jour du salon « avec l’aide de conseillers et les 10 jours qui ont suivi le salon » ainsi que son apport global pour les jeunes : est-ce qu’il les a aidés dans leur recherche d’emploi ? Est-ce qu’ils veulent démarrer un suivi avec la mission locale ou Pôle emploi ? Etc.
III.2. Des offres aux marges de l’emploi
Au-delà des effets de communication sur le nombre, se pose la question de la nature des offres d’emplois proposées et agrégées en un chiffre unique. Les brochures donnent globalement peu de détails. Ainsi, si la page 2 du guide du candidat de Paris pour l’emploi indique « Offres d’emploi et de formation » et, en plus petit, « tous types de contrats », les offres qui s’étalent ensuite sur 70 pages n’indiquent généralement pas de quel type de contrats de travail il s’agit5, si ce n’est les offres en alternance qui sont distinguées des autres. Or, l’observation de ces salons généralistes montre que les contours de ce qui est présenté comme des « emplois » sont très flous et très larges : (rares) CDI mais aussi contrats à durée déterminée (CDD, intérim, extras, jobs d’été, vacations), contrats aidés, contrats à l’intersection de l’emploi et des études (alternance, voire missions de service civique) et toutes les « marges de l’emploi6 » salarié (emploi indépendant, portage salarial, etc.).
Ces offres émanent d’acteurs spécifiques, nombreux sur ces salons : acteurs de l’Économie sociale et solidaire et notamment de l’Insertion par l’activité économique (IAE), groupements d’employeurs, start-up créatrices d’applications Internet pour mettre en relation des candidats et des entreprises pour de courtes missions. Les salons sont l’occasion pour ces acteurs de se faire connaître autant que de recueillir des candidatures. Mais beaucoup d’offres atypiques émanent aussi d’entreprises plus classiques qui se saisissent des salons pour proposer les types de 122contrats difficiles à pourvoir par ailleurs. Les plus connues vont cibler des publics spécifiques pour satisfaire des obligations légales, comme les quotas d’alternants ou de travailleurs handicapés ou se servir du salon pour communiquer sur leur volontarisme en matière de recrutement de certains publics. Ainsi sur un forum « seniors » on trouve une grande entreprise du domaine des loisirs, généralement absente des autres salons généralistes, ce que l’encart publicitaire acheté dans la brochure permet de comprendre : « un accord intergénérationnel a été signé en 2013. L’un de ses axes prioritaires est le recrutement de salariés âgés de 50 ans et plus ». Des entreprises profitent des salons pour mettre en avant des statuts hybrides, aux marges du salariat : une entreprise de la grande distribution, sur un très gros salon, ne propose que des postes de co-gérants pour ses supérettes, refusant les CV des visiteurs qui sont à la recherche d’un poste de caissier ou de manutentionnaire.
Ces propositions et structures atypiques sont plus ou moins abondantes selon les salons, le public visé et l’état du marché du travail sur ce segment particulier. Dans celui dédié aux seniors, les sociétés de portage salarial et autres stands vantant l’emploi indépendant sont nombreux. A contrario, sur le salon spécialisé dans l’hôtellerie-restauration, on trouve beaucoup d’offres de CDI, la brochure du salon destinée aux visiteurs précisant cette fois, pour chaque établissement, la nature des contrats proposés : CDI, CDD, alternance, extras ou formation. C’est sans doute parce que les entreprises présentes (essentiellement les grosses entreprises du secteur) ont d’importants besoins de recrutement et cherchent à fidéliser une main-d’œuvre assez volatile. Mais globalement, les salons ne font pas exception : comme sur le marché externe peu qualifié, non spécialisé, on y trouve surtout des petits boulots et des contrats atypiques.
Que pensent les candidats de ce qu’on leur propose ? Certains expriment leur déception : ainsi une visiteuse rencontrée dans un salon local spécialisé sur le social et le médico-social explique qu’elle a déjà trouvé un emploi précédemment dans un salon, en intérim, et qu’elle cherche quelque chose de stable dans son secteur d’activité : « je n’ai pas vraiment trouvé ce que je voulais (…) il y a surtout des formations et pas beaucoup d’offres d’emploi ». Mais beaucoup ne se font aucune illusion : « c’est pas un forum qui va vous trouver un boulot ! En tout cas moi je trouve pas. J’essaye mais je ne me repose pas là-dessus » affirme un jeune homme sur un salon emploi à destination des jeunes. 123Tous ne jugent par les salons inutiles pour autant. Les débutants y voient notamment l’occasion d’un premier contact avec l’entreprise, un moyen de s’entraîner à de mini-entretiens ou de faire « corriger » leur CV. Beaucoup de visiteurs rencontrés sur les salons généralistes sont à la recherche de n’importe quel petit emploi, parfois en complément de celui qu’ils occupent, comme cet agent de sécurité qui cherche en extra des heures de plongeur dans la restauration.
III.3. Patienter aux marges du marché
En amont même des « bouts d’emplois » et contrats atypiques, ce que montrent les salons ce sont aussi toutes les étapes préalables à l’accès à l’emploi. Au travers des brochures, au sein des conférences et autres ateliers collectifs, les organisateurs relaient de façon très appuyée le message sur la nécessité d’être préparé et accompagné en amont de l’emploi et de façon déconnectée de l’occupation d’un poste de travail particulier.
La présence des « intermédiaires » du marché du travail est très forte et visible sur tous les salons. Pôle emploi est l’acteur incontournable. D’autres organismes sont présents avec des différences selon le type de salon : plutôt les acteurs publics et associatifs d’accompagnement des chômeurs dans les salons avec financement public ; plutôt des opérateurs privés de placement, coachs, job boards, et organismes de formation ou de financement dans les salons professionnels. On voit aussi des fédérations sur les salons professionnels, notamment lorsqu’un syndicat est à l’origine de l’organisation.
La plupart de ces intermédiaires ne sont pas là pour pourvoir des emplois : « ça permet, dans certains cas, de remplir l’espace » selon un de ces institutionnels. Les intermédiaires publics, et notamment Pôle emploi, participent au sourcing des visiteurs, en partenariat avec les organisateurs, par l’envoi d’e-mailing à leurs fichiers de demandeurs d’emploi (voir II). Ils les préparent en amont du salon et les accompagnent parfois pour l’événement. Ainsi un encadrant de mission locale rencontré sur le forum de l’alternance attend les 13 jeunes qu’il a accompagnés à l’extérieur : « Je leur demande comment ça s’est passé. Ils se débrouillent seuls dans le salon et remplissent une petite fiche après la visite, une sorte de retour de ce qu’ils ont vu. On continue dans le cheminement professionnel. » Beaucoup de jeunes viennent sur les salons avec leur école : « c’est une sortie pédagogique avec notre enseignante ».
124Les salons sont plus ou moins axés sur les étapes préalables à l’emploi, selon le public visé et leur positionnement. D’après plusieurs interlocuteurs et observations, les seniors seraient plus disposés à participer à toutes ces activités annexes et à assister à des conférences que les jeunes qui se rendent plus rarement aux ateliers. Cela peut tenir au fait que les jeunes s’estiment déjà formés à la recherche d’emploi : « avec l’école on nous entraîne à la prospection physique et téléphonique » indique un jeune en BTS ; « on ne va pas dans les conférences parce qu’on en a déjà eu pas mal par Pôle emploi, on n’est pas mal informé », explique une jeune femme. Au contraire, certains seniors ou cadres découvrent la recherche d’emploi tardivement dans leur parcours, à l’occasion d’une première période de chômage et sont moins rompus à l’exercice (Marchal et Remillon, 2012). Les conférences qui leur sont consacrées font souvent salle comble. Certains salons se positionnent explicitement sur ce créneau de la préparation à l’emploi comme l’indique l’organisatrice d’un salon sur la reconversion professionnelle : « on n’a pas voulu mêler avec de l’emploi. Parce que automatiquement, on aurait eu des recruteurs qui seraient venus pour prendre des CV, ou faire un peu d’image … et ça ne nous intéresse pas ». Et effectivement, ce salon proposait des séances de coaching très fréquentées par les visiteurs, dont des séances collectives où il n’est jamais question d’emploi mais de « développer ses talents » ou son « intelligence relationnelle ». Même sur le salon destiné aux jeunes organisé par la même structure, davantage orienté emploi, l’accent est mis sur la préparation en amont, l’orientation et l’accompagnement des jeunes : ainsi seuls peuvent accéder directement aux entreprises ceux qui ont été préparés en amont du salon par les intermédiaires et à ce titre bénéficient d’un ticket coupe-file. Les autres sont pris en charge à leur arrivée par 300 professionnels dont 200 responsables RH7, venus à titre bénévole :
selon ce qu’ils nous disent, on les oriente : pour ceux qui sont le plus paumés, vers le conseil personnalisé, donc ça, ils discutent en one-to-one, soit il faut qu’ils fassent ou qu’ils refassent leur CV, donc ils vont au bar à CV. Ils font du coaching individuel, ils font du coaching collectif, ils vont au studio théâtre, ils vont au studio pour la prise de parole en public, ils peuvent se faire prendre en vidéo et après on les débriefe.
125L’ensemble donne à voir un marché du travail où l’accès un l’emploi est un parcours du combattant, fait de nombreuses étapes et statuts préalables (éventuellement) à un emploi stable. Un monde complexe où les intermédiaires sont très nombreux et diversifiés.
Ainsi les salons de l’emploi rendent bien compte de ce qu’est le marché du travail externe, notamment pour les emplois peu qualifiés : les emplois accessibles à ceux « qui n’ont pas les réseaux » sont pour l’essentiel des contrats atypiques et ce qui est en perspective pour ceux qui « n’ont pas les codes », ce ne sont même pas ces « bouts d’emploi », mais un ensemble d’étapes préalables proposées par de multiples intermédiaires : formation, accompagnement, coaching. Au final et assez paradoxalement, les salons ne véhiculent pas une image différente du marché du travail que celle que l’on trouve dans l’accompagnement des demandeurs d’emploi. Les organisateurs relayent l’idée que (seuls) les candidats parfaitement en adéquation avec les exigences des entreprises (en termes de diplôme, d’expérience) et prêts à l’emploi peuvent trouver un emploi sur les salons. Dans le cas contraire, ils cherchent à les orienter vers tout un ensemble d’intermédiaires et de services préalables pour les préparer.
Conclusion
En écho avec ce que laissent entrevoir les travaux académiques, les représentations du marché du travail qui émergent de nos observations et de nos entretiens auprès des organisateurs et des acteurs des salons de l’emploi à Paris, sont très diverses, y compris à l’intérieur d’un même salon. Nous en avons exploré les différentes dimensions, en nous éloignant progressivement de l’idée que les salons ont pour principale vocation de pourvoir des emplois vacants ou de réaliser des appariements immédiats. Certains organisateurs se détournent même explicitement de cet objectif et disent organiser des salons de services, d’information et d’orientation et non des salons de recrutement. Ce modèle de salon d’appariements n’en est pas moins présent dans les esprits, créant ici et là des désillusions ou des malentendus, voire des tensions, en particulier pour les organisateurs 126sommés d’apporter la preuve – chiffrage du volume de recrutements effectués à l’appui – de leur rôle de facilitateur et d’apparieur sur le marché. La prégnance de cette figure de salon est, en effet, congruente avec les annonces faites dans la plupart des campagnes de communication qui précèdent la tenue des événements. Elle est également entretenue par les intermédiaires qui incitent fortement les chercheurs d’emploi à s’y rendre. Chaque salon donne lieu au déploiement de dispositifs matériels importants, où la répartition des entreprises et les cloisonnements en « villages » figurent les cloisonnements du marché, la nécessité de s’y repérer, de se préparer, de trouver les bons circuits et les bonnes portes d’entrée. Dans cette hypothèse, les stands que tiennent les entreprises sont comme des guichets où chacun peut faire des achats en fonction des offres affichées et de ses propres attentes.
Un tel modèle, on l’a vu, est loin des réalités observées. Parce que les offres d’emploi sont rarement affichées et/ou très peu décrites, que les candidats qui se présentent ne correspondent pas nécessairement aux attentes des entreprises, et que ces dernières ne promettent rien de précis. Certaines ne font qu’informer sur leur processus de recrutement en renvoyant vers leurs sites Internet. Ainsi, alors même que les salons sont souvent présentés en opposition à Internet – mode de mise en relation critiqué du fait du caractère trop standardisé et incomplet de l’information que l’on y trouve et qui produirait de mauvais appariements – beaucoup d’acteurs sur les salons, notamment les grandes entreprises, renvoient vers ce media comme porte d’entrée vers leurs marchés internes. Finalement, les salons (ou les « morceaux » de salons) qui ressemblent le plus au modèle attendu, sont ceux qui proposent des emplois très peu qualifiés : dans le domaine des services à la personne, de la grande distribution, du commerce alimentaire, de l’habillement ou de la décoration. Les entreprises qui s’y pressent viennent y effectuer un pré-tri rapide des CV pour alimenter leurs informations collectives et leur vivier de candidatures. Les files d’attente et la rapidité des interactions aux stands donnent l’image d’une population interchangeable et d’un marché du travail hyper concurrentiel. L’ajustement entre les offres et les demandes s’opère sur des repères très succincts mais précis qui ne se lisent ni dans les CV ni dans les annonces : l’apparence du candidat et les conditions de travail – dans quelle mesure le candidat est-il prêt à les accepter – mais de salaire, il n’est jamais question.
127Le plus souvent, ce qui saute aux yeux des chercheurs d’emploi, ce ne sont pas tant les possibilités qui s’offrent à eux que les contraintes auxquelles ils doivent faire face et la dimension processuelle des embauches : la pression concurrentielle, la longueur des files d’attente, la multiplication des étapes à franchir et des détours à emprunter avant d’être considérés comme « employables » ou « désirables ». Le poids des intermédiaires sur les salons et l’offre d’une grande diversité de services annexes pour préparer les visiteurs (conférences, coachings, etc.) rend compte de la longueur du chemin à parcourir et de son issue incertaine. En témoigne aussi la variété des statuts proposés, où l’emploi salarié à temps plein constitue non la norme mais l’exception. Suivant ces différents points de vue, les salons sont des lieux d’apprentissage importants pour tous ceux qui les fréquentent. C’est donc une épreuve de réalité, en soi, à laquelle tous les acteurs, et en particulier les demandeurs d’emploi, sont confrontés.
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1 Nous mettons à part les forums d’arrondissements qui sont de petites manifestations, conçues pour mettre en valeur la participation de chaque municipalité à la lutte contre le chômage et disposant de moyens limités pour attirer les entreprises et le public.
2 Les entreprises sont « chouchoutées » par les organisateurs qui leur proposent des plateaux repas ou leur dédient un espace de restauration réservé, tandis que les candidats sont bien en peine de trouver quoi que ce soit pour se restaurer ou boire sur place.
3 Les conseillers de Pôle emploi sont accusés de rédiger des CV à la place des candidats démunis pour le faire. Des outils sont également proposés pour générer automatiquement des CV à partir d’une liste de compétences ou « faire varier la présentation de son CV afin d’attirer l’attention des employeurs » (atelier présentation de l’Emploi Store).
4 Ce peu de préparation en amont ressort des enquêtes auprès des visiteurs, effectuées par les organisateurs. Ainsi, sur ce salon, 65 % des jeunes disent qu’ils n’ont pas consulté les offres à pourvoir et les 3/4 n’ont ni recherché d’information sur les entreprises exposantes ni préparé spécifiquement leurs entretiens en fonction des entreprises présentes.
5 Sur les salons plus spécialisés et notamment ceux ciblés sur un type de contrat de travail – les salons de l’alternance ou des jobs d’été – l’ambiguïté sur le type d’offres qu’on y trouve est moindre.
6 Allusion, ici, au titre du numéro spécial de la Revue française de socio-économie « L’emploi à l’épreuve de ses marges », no 17, 2016. Voir notamment l’article de Baumann et al (2016).
7 L’organisatrice indique se servir de ses réseaux – elle a fait du conseil RH pendant des années – pour attirer des DRH de grandes entreprises à qui elle présente cette action comme de la RSE (Responsabilité sociale des entreprises).
- CLIL theme: 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
- ISBN: 978-2-406-08062-6
- EAN: 9782406080626
- ISSN: 2555-039X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08062-6.p.0101
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-25-2018
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Job market, job fairs, job search, selection, recruitment