Another idea of economy? The representations of the solidarity economy actors when confronted with recruitment
- Publication type: Journal article
- Journal: Socio-économie du travail
2017, n° 2. Le marché du travail comme objet de croyances et de représentations - Author: Rodet (Diane)
- Pages: 131 to 163
- Journal: Social Economy of Labor
Une autre idée de l’économie ?
Les représentations économiques
des acteurs de l’ESS face à l’emploi
Diane Rodet
CMW – Université Lumière Lyon 2
Le secteur dit de l’économie sociale et solidaire (ESS) semble avoir particulièrement bien résisté à la crise déclenchée en 2007 (Demoustier et Colletis, 2012). Cet univers se compose d’organisations rassemblées sous ce terme à partir de la fin des années 1970, par des acteurs politiques et académiques, en raison de la volonté (réelle ou supposée) de leurs fondateurs de se démarquer des secteurs privé lucratif et public (Rodet, 2017). Ces structures affirment en particulier privilégier d’autres objectifs que le profit, telles que le lien social ou l’écologie notamment, et mettre en œuvre une économie « au service des personnes » plutôt que du capital. Cet univers est ainsi souvent présenté comme « alternatif », fondé sur des pratiques et valeurs originales.
Si la cohérence entre l’utopie portée par ces organisations et leurs pratiques est interrogée (Hély et Moulévrier, 2013 ; Darbus, 2014), la singularité des valeurs qui y circulent est en revanche rarement questionnée, et davantage considérée comme un allant de soi. La résistance de ce secteur à la dernière crise paraît conforter cette idée. La faillite de secteurs dominants a en effet déstabilisé les croyances économiques majoritaires (Lebaron, 2009). La vitalité d’autres secteurs tels l’ESS, pourrait ainsi à l’inverse conforter la mobilisation de représentations économiques distinctes. L’ESS apparaitrait à même de fournir des croyances alternatives susceptibles de fonder un nouvel ordre économique. Qu’en est-il en réalité ? Est-il possible de déceler dans un secteur résistant à la crise, tel que l’ESS, des représentations singulières de l’économie ?
132Le terme de représentations économiques renvoie ici à des images, propositions et interprétations concernant l’environnement économique. Celles-ci structurent l’action des acteurs sociaux, de même qu’elles participent à leur compréhension de l’action des autres. Il s’agit d’un savoir commun à un groupe, « une forme de connaissance socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social ou culturel » (Jodelet et al., 1994, p. 36-37). Ces représentations peuvent concerner des niveaux de réalité très différents : les acteurs économiques eux-mêmes (Rodet, 2013), l’entreprise (Boussard et Dujarier, 2014), le secteur ou le marché du travail local (Lima, 2014) ou encore l’économie globale (Lebaron, 2010).
La tradition durkheimienne de l’analyse des faits économiques distingue de plus des représentations sociales « spontanées », découlant du fonctionnement ordinaire de l’activité économique, et des représentations « construites » par des institutions et organisations porteuses de savoirs économiques. Des « effets de théorie » seraient la source d’un passage du second niveau au premier, dans la mesure où la théorie économique, en se diffusant, modifierait les cadres avec lesquels les individus perçoivent le monde économique (Steiner, 2008). S’interroger sur les représentations économiques des acteurs revient ainsi à se demander d’une part quelles sont celles qui fondent leurs pratiques et d’autre part comment s’articulent représentations spontanées et construites. Autrement dit, l’interrogation porte également sur le rôle de différents canaux de transmission possibles des représentations économiques au sein de la population, qu’il s’agisse de la famille, de l’école, des médias, ou encore des experts ou des catégories de la statistique publique (Lima, 2016).
L’objet de cet article est d’analyser les représentations de l’économie dont sont chargées les pratiques de l’ESS et de questionner leur caractère inédit, voire subversif vis-à-vis de l’économie dominante, à partir des situations de recrutement. Cet objet permet de saisir des représentations non pas à travers des dispositifs ou des discours réflexifs, mais le plus possible « en contexte d’action », c’est-à-dire mobilisées autour d’une situation et d’un enjeu concrets. On se demandera si les représentations mobilisées sont susceptibles de conduire à des pratiques alternatives de recrutement à des fins de transformation sociale : valorisation de critères inédits pour le choix des candidats ou représentations originales du marché de l’emploi concerné, conduisant à embaucher des profils inhabituels.
133Contribuant à la réflexion sociologique sur les représentations économiques qui fondent les pratiques, cet article s’inscrit dans la lignée des recherches visant une meilleure connaissance empirique de l’ESS, à distance des mythes qui l’entourent (Hély et Moulévrier, 2013 ; Darbus, 2014 ; Rodet, 2013). Il propose une contribution à la sociologie du travail et de l’emploi de ce secteur (Hély et Simonet, 2008 ; Darbus et Hély, 2010 ; Cotin-Marx, Grisoni et al., 2015). Cet article s’appuie pour cela sur une enquête de terrain à Lyon, sur le recrutement dans l’ESS (voir encadré méthodologique). Les représentations économiques mobilisées par les recruteurs y sont analysées à différents niveaux : concernant les demandeurs d’emploi, à partir de l’image qu’ils se forgent du bon candidat, mais également concernant leur secteur (l’ESS) ou sous-secteur (la culture, l’enfance, l’insertion…) comme marché de l’emploi.
On montrera tout d’abord que les représentations de ce qu’est un bon candidat à l’emploi articulent expérience professionnelle et savoir-être. On s’intéressera ensuite aux représentations ambivalentes que les salariés de l’ESS ont de l’univers dans lequel ils évoluent, et à l’impact que cela a sur le recrutement. Il s’agira enfin de s’interroger sur les sources de ces représentations intégrées par des personnes n’ayant jamais été formées spécifiquement à la gestion des ressources humaines.
méthodologie
Le terrain sur lequel repose cet article est celui de l’économie sociale et solidaire en Rhône-Alpes. L’enquête a comporté des observations et des entretiens. Des évènements consacrés à l’emploi, à destination des professionnels de l’ESS ont été observés (l’accès au terrain a été rendu possible par la Chambre régionale d’économie sociale et solidaire – CRESS Rhône-Alpes) : le Forum de l’emploi en ESS Rhône-Alpes (novembre 2016), une demi journée de formation à destination des accompagnateurs de PMAE (petites et moyennes associations employeurs) organisée par l’ARACT Rhône-Alpes (« ARAVIS ») et la CRESS (février 2016). Des organisations relevant de différents statuts juridiques étaient présentes lors de ces évènements : associations, coopératives, mutuelles, entreprises conventionnelles.
14 entretiens semi-directifs ont été menés avec des recruteurs de l’ESS. Ces derniers ont été contactés suite au dépôt d’une offre d’emploi 134par leur structure sur le site de recrutement en ligne « Rhône-Alpes solidaire » en janvier 2016. Ces structures (anonymisées) sont présentées ci-dessous. Il s’agit presqu’uniquement d’associations (9), seule l’une d’entre elles est une SARL. Cette disproportion est liée au mode de recrutement via le site mentionné plus tôt. Elle reflète néanmoins le fait que les associations sont les principales employeuses de l’ESS1. Les entretiens ont été réalisés chaque fois avec une ou deux personnes en charge du dernier recrutement, et figurant entre parenthèses.
–Maisons de l’enfance « A » et « B », associations ayant pour activité la garde et la prise en charge d’enfants sur le temps extra-scolaire (Dirigeante et dirigeant respectifs),
–Le Théâtre Polyvalent : association de création et diffusion de spectacles, mise à disposition de locaux (salariée, dirigeant),
–L’association Agrippine : pratique et diffusion audiovisuelle, promotion de cinéma indépendant, organisation de festivals (deux salariées),
–L’Association Équitable : importation et vente de produits divers issus du commerce équitable (bénévole),
–L’Entreprise Bio-équitable : boutique de produits biologiques et équitables, en SARL (gérant),
–L’association de promotion de la langue française « Francophonies » (directrice),
–L’association de création et diffusion de logiciels libres « Libres-Logiciels » (salariée, dirigeant),
–L’association d’Insertion par l’Activité Économique (IAE) « Insertion-menuiserie » (salarié, directrice des ressources humaines),
–Une régie de quartier : association d’IAE consacrée à l’entretien et la rénovation d’un quartier (salariée).
Le guide d’entretien portait sur la dernière expérience de recrutement, les méthodes utilisées dans cette situation et de façon générale, 135les critères mobilisés lors du tri des CV et de l’entretien. Des questions traitaient également du contexte économique général et plus particulièrement de la situation de l’emploi dans le secteur concerné. Le guide comportait enfin des questions portant sur les sources d’information mobilisées par l’enquêté, sa formation et sa trajectoire professionnelle, ainsi que son origine sociale.
I. LES REPRÉSENTATIONS DU BON CANDIDAT :
EXPÉRIENCE PROFESSIONNELLE ET SAVOIR-ÊTRE
En matière de recrutement, les acteurs sociaux de l’ESS font tout autant état de leurs difficultés que ceux des autres secteurs (Marchal, 2015). Parler de recrutement renvoie d’abord et avant tout pour les recruteurs interrogés à présenter la quête du ou de la futur(e) recruté(e) comme une gageure. La première représentation économique mobilisée par les enquêtés (en termes temporels mais aussi d’importance subjective accordée) est ainsi celle du ou de la bon(ne) candidat(e), si difficile à trouver. Cette figure incarne les critères de choix mobilisés tout au long du processus. Le cadre général du déroulement des recrutements sera présenté avant d’analyser les critères utilisés pour départager les candidats.
I.1. Un sujet sensible traité par des salariés polyvalents
I.1.1. Les embarras des recruteurs de l’ESS
Le recrutement est un sujet délicat. Les structures contactées ont toutes moins de 10 salariés, à l’exception de la régie de quartier (36) et d’Insertion-menuiserie (285) : aucune, mise à part cette dernière, n’a de service ou de personne consacrée aux ressources humaines2. Le recrutement est une tâche venant s’ajouter au travail habituel de personnes qui n’ont pas été formées pour cela et en ont peu l’expérience. Chargée de production depuis trois ans et demi au Théâtre Agrippine, Claire a 136déjà effectué plusieurs recrutements. L’offre à propos de laquelle je la contacte concerne un poste de chargé(e) de diffusion pour lequel quatre personnes se sont succédé depuis son arrivée. Ce « turnover de folie », selon ses mots, constitue « un gros point sensible » pour la structure. L’offre déposée n’attire que peu de candidatures : une trentaine depuis un mois et demi, dont la moitié d’après elle « n’ont vraiment rien à voir » en termes de profil. De façon générale, les enquêtés évoquent le fait que le ou la candidat(e) recherché(e) est rare, et emploient souvent le terme de « mouton à cinq pattes » pour signifier la difficulté ressentie.
Il s’agit en effet d’attirer des candidats qualifiés et expérimentés (ces dimensions seront développées plus bas) acceptant des conditions d’emploi précaires et/ou un faible niveau de revenu. Les postes proposés par les associations rencontrées dans le cadre de leur dernière embauche (sujet proposé en entretien) concernent en grande majorité des employés ou des cadres. Il s’agit par exemple de postes d’« encadrant technique d’insertion » (Insertion-menuiserie), de « chargé de diffusion » (vente de spectacle, Théâtre Polyvalent), de « chargé de projets culturels et de communication » (Francophonies), ou encore de directeur (Maison de l’enfance A). Un recensement chiffré des types de contrats proposés ne serait pas possible, dans la mesure où les entretiens ont toujours fini par porter sur de multiples situations de recrutement. Il est néanmoins possible de souligner que les contrats évoqués sont en très grande majorité des contrats aidés (CAE-CUI3, emplois d’avenir4) et/ou à temps partiels. Le poste de chargée de communication proposé par Agrippine est par exemple un CAE de 22h hebdomadaires sur douze mois, au SMIC horaire. Les rares postes proposés en CDI sont également rémunérés au SMIC horaire : l’association équitable recrute pour un CDD de 27h par semaine au SMIC ; le Théâtre Polyvalent pour un CDI à plein temps pour la même rémunération tout en privilégiant les candidats éligibles CUI. Aucune des offres mentionnées par les enquêtés ne cumule toutes les caractéristiques d’un emploi « typique » de la société salariale (Castel, 1995).
137I.1.2. Canaux de recrutement utilisés : sites internet et réseau
Ces organisations ont recours à des méthodes et canaux de recrutement classiques pour des entreprises de taille moyenne (Marchal, 2015)5. Un(e) salarié(e) ou deux sont en charge de la rédaction d’une fiche de poste, de l’offre d’emploi correspondante, puis de sa diffusion. Celle-ci s’effectue avant tout par internet : via une liste mail professionnelle (celle des dirigeants de maison de l’enfance, par exemple), et/ou des sites de recrutement spécialisés. Il s’agit bien sûr du site par lequel les enquêtés ont été contactés, « Rhône-Alpes Solidaires », mais plus souvent encore d’un site spécialisé dans un sous-secteur particulier. Les membres des deux théâtres contactés ont ainsi recours régulièrement au site régional « La Nacre », spécialisé dans le domaine culturel. Le regard porté sur Pôle emploi ne diffère pas de ce que d’autres enquêtes ont déjà pu montrer : l’institution est jugée par tous trop généraliste, inefficace (Marchal, 2015 ; Larquier et Rieucau, 2014). Les candidats postulant par ce biais paraissent trop éloignés du profil recherché voire complètement en décalage avec les attentes de la structure. Ouvrant un marché de l’emploi plus large que ne le permettent les sites internet spécialisés ou le réseau (Larquier et Rieucau 2014), Pôle emploi n’apparaît comme voie d’embauche usuelle que pour le recrutement de salariés en insertion (régie de quartier, Insertion-menuiserie).
Caractéristique des modes de mise en relation des petits établissements, d’autant plus que les conditions d’emploi proposées sont atypiques (Bessy et Marchal, 2009), le réseau personnel est fréquemment mobilisé, bien que rarement cité en première intention. Charles (gérant de la boutique bio-équitable) indique que sa première salariée n’était autre qu’une amie proche de sa compagne. Un recrutement ultérieur a été effectué via une annonce passée sur le réseau social « facebook ». Les enquêtés ont souvent obtenu leur propre emploi en passant d’une manière ou d’une autre par leurs connaissances. C’est le cas de Claire (Agrippine), qui souligne l’importance de ce mode de mise en relation, tout en ayant pourtant placé l’offre d’emploi dont elle a la charge sur plusieurs sites internet :
138DR : – Si vous deviez dire à un proche comment on fait pour se faire recruter dans votre secteur aujourd’hui vous diriez quoi ?
– Ça se fait par le réseau.
Les modes de mise en relation mentionnés en priorité renvoient aux réseaux professionnels et contacts personnalisés, comme cela a pu être montré également dans le cas des Scop (Juban, Charmettant, Magne, 2015).
En dépit de l’importance accordée au réseau personnel, la plupart des enquêtés diffusent leurs offres d’emploi et s’attachent à faire le tri entre les nombreuses candidatures reçues selon des critères établis. S’intéresser à ces derniers permet d’analyser les représentations qu’ont les recruteurs des qualités nécessaires pour occuper un poste, et les processus d’attribution de valeur aux candidats. Le ou la bon(ne) recru(e) pour les enquêtés renvoie à l’unanimité à une personne ayant à la fois l’expérience la plus proche possible de l’emploi pour lequel elle postule et certains savoir-être.
I.2. Expérience exigée :
avoir des « compétences » professionnelles
L’expérience dans un poste comparable arrive en tête des critères de choix au moment du tri des CV. L’ESS suit ainsi une tendance générale à accorder plus d’importance à l’expérience dans le monde du travail. Selon É. Marchal (2015), la part des annonces d’emploi exigeant de l’expérience a été multipliée par 5 entre 1960 et les années 2000. Responsable RH d’Insertion-menuiserie, Christelle explique que c’est la première chose à laquelle elle fait attention sur un CV :
Pour moi c’est l’expérience. Oui, je vais regarder : les dates, s’il y a des trous, est-ce que le titre du CV correspond à ce que je recherche en termes de poste, de compétences, est-ce que les intitulés des expériences correspondent bien.
L’expérience renvoie pour les enquêtés à un gage de « compétences professionnelles ». Le mot de compétences, très récurrent, désigne pour ces derniers la capacité à remplir les tâches requises par le poste, par opposition à celle de s’entendre avec l’équipe, ou de comprendre le projet global de la structure. Il correspond le plus souvent à des savoir-faire précis, techniques : pouvoir rédiger une fiche de paye, faire la comptabilité, démarcher des partenaires… Fabienne, dirigeante de la Maison de l’enfance B explique ainsi :
139La compétence, ça va être la technicité du poste. La personne va être capable de monter un projet d’animation sur une semaine incluant hébergement, constitution d’équipe, projet pédagogique, recrutement des professionnels, recrutement des enfants, organisation.
Très rarement attribuées au diplôme, ces « compétences » assimilées à des savoir-faire sont présentées comme acquises par l’expérience. Il serait donc également possible de les perdre, si elles ne sont pas mises en pratique, comme le précise Mélanie (Théâtre Polyvalent) :
Plus le temps passe, plus le dernier poste qu’on avait eu perd en pertinence, on perd en compétence.
Rechercher des candidats ayant l’expérience la plus proche possible du poste proposé renvoie à une représentation des compétences attendues comme non transférables entre une activité et une autre (Marchal, 2015). Cette croyance désincite l’ouverture de l’embauche à un vivier de candidats aux profils inhabituels pour la structure, ou ayant eu des trajectoires professionnelles irrégulières.
Dans des cas plus rares, les « compétences » peuvent faire référence à des savoir-être liés aux tâches à accomplir. Chargée de production de théâtre, Claire indique que le fait de ne pas être timide rentre dans les compétences exigées pour être « chargé de diffusion », c’est-à-dire vendre des spectacles :
Quelqu’un qui dans sa manière de s’exprimer ne correspondrait pas aux compétences nécessaires pour le poste, quelqu’un qui serait excessivement timide etc., bah pour faire des relations publiques ou de la diffusion ça va être compliqué.
L’emploi du terme « compétences » comme représentation de ce que doit posséder un bon candidat, rappelle une représentation construite par les sciences humaines depuis une quarantaine d’années pour débattre de ce qui est attendu des travailleurs. Son utilisation ne correspond pourtant pas exactement à l’usage académique qui en est fait lorsqu’il est question d’opposer qualifications et compétences (Zarifian, 1988). Développée dans les années 1980 la littérature sur ces dernières met au jour l’importance de plus en plus souvent accordée dans l’emploi aux « savoir sociaux » ou « tacites ». Premier accord important fondé sur la 140logique de la compétence, l’accord ACAP 2000 (Accord sur la conduite de l’Activité professionnelle) de 1990, signé dans la sidérurgie, définit les compétences comme des « savoir-faire opérationnels validés ». Il marque la progression de l’idée que les compétences incluent non seulement des savoir et des savoir-faire, mais également des savoir-être (Tallard, 2001 ; Stroobants, 2003). L’enquête menée témoigne à l’inverse de l’utilisation du terme pour désigner avant tout des savoir-faire acquis par expérience et requis par un poste. On observe un décalage entre représentations indigènes et officielles, témoignant à la fois de la diffusion de ces dernières et de leur réappropriation par les acteurs (Demazière et Dubar, 1997). Au sein des représentations indigènes, les compétences s’opposent même à la plupart des savoir-être.
I.3. De multiples savoir-être
et l’injonction à « être soi-même »
Bien que jugées indispensables, ces compétences ne sont pas suffisantes et sont considérées comme peu importantes au regard des « savoir-être » dont témoignent les candidats et du « ressenti » que peuvent en avoir les recruteurs. Le plus souvent considérés comme innés, les savoir-être contrastent avec les « compétences » acquises sur le tas, grâce à l’expérience professionnelle ou au « bon sens ». Fabienne (Maison de l’Enfance B) désigne les savoir-être comme la « qualité » de l’individu :
Dans la qualité, on va plus voir l’attitude professionnelle de la personne ; alors que, dans la compétence, on va plus voir objectivement ce que cette personne sait faire. (…) Et c’est ce que je vous expliquais tout à l’heure, une personne qui a certaines qualités, on pourra la faire grandir en compétences. (…) Si la personne a des compétences extraordinaires mais qu’elle est absolument ni dans la communication, ni dans la bienveillance, ni dans la qualité, ni dans l’engagement de ce qu’on lui demande, on n’y arrivera jamais.
Les critères décisifs mis en avant par les enquêtés pour recruter renvoient à des attitudes qu’ils définissent avec difficulté. Ces attributs renvoient à des qualités de contact, caractéristiques du recrutement des employés et des cadres, ainsi qu’à la notion de « personnalité », dont on sait que l’importance augmente avec l’échelle des CSP (Marchal, 2015). Il s’agit en effet pour les enquêtés, de trouver quelqu’un ayant un « caractère », une « personnalité », pouvant déjà transparaître dans 141la lettre de motivation mais plus aisément décelable lors de l’entretien. À propos de ce qu’ils recherchent lors de cette entrevue, les recruteurs évoquent le « ressenti » (Christelle), le « feeling » (Laurent, Pauline), l’« humain » (Claire, Mélanie), la « rencontre » (Laurent)…
Ce savoir-être est d’une part celui qui conviendrait à l’équipe salariée et bénévole. Le fait de pouvoir s’entendre avec les autres est associé par les enquêtés à la taille restreinte de leur équipe : 5 personnes environ pour la plupart (à l’exception d’Insertion-menuiserie déjà évoquée et de Libres-logiciels qui emploie dix personnes).
Mais ces savoir-être sont d’autre part également associés au poste proposé. Claire (Agrippine) relativise ainsi le fait que le travail proposé soit peu attractif comme elle vient pourtant de le suggérer, en indiquant qu’il correspond à un « caractère » :
Je pense que la diffusion c’est une vocation ou c’est un caractère en fait, faut aimer négocier, faut aimer…la vente, aimer être commercial. (…) Je pense que ça souffre d’un préjugé de « pas sexy », après je suis convaincue que c’est une question de caractère. Quelqu’un qui…aime se mettre des défis, qui aime challenger, enfin c’est des postes qui sont super intéressants.
Le fait de passer par le réseau de connaissances « rassure » quant aux savoir-être difficilement identifiables via le CV ou l’entretien :
Les recommandations, le réseau personnel, comptent parce que justement, encore une fois, (…) quand on est une petite structure, on peut pas prendre trop de risques au niveau humain. (Pauline, Francophonies)
Ces savoir-être renvoient encore à des comportements d’ordre très général (ni propres à un poste, ni propres à une équipe salariée particulière) et socialement distinctifs : être à l’heure à un rendez vous, « bien » se tenir, droit sur sa chaise, « bien » s’exprimer, « bien » présenter son CV, ne pas faire de fautes d’orthographe. À la question de savoir ce qui est rédhibitoire lors de l’entretien Laurent (Maison de l’enfance A) répond presqu’immédiatement « le fait d’être en retard et de ne pas prévenir ».
Enfin, parmi les savoir-être considérés comme décisifs, figurent la motivation et l’intérêt des candidats pour l’organisation. Le partage des valeurs et du projet de celle-ci parait incontournable. Mélanie (Théâtre Polyvalent) explique ainsi avoir renoncé, en accord avec ses collègues, à une candidate « parfaite sur tous les plans », sauf sur celui du « partage 142des valeurs ». L’urgence dans laquelle se déroulait ce recrutement n’a pas suffi à minimiser ce point d’achoppement. Laurent (Maison de l’enfance A) présente cet aspect comme un savoir d’ordre général :
On peut avoir une personne qui est très compétente mais qui n’a pas forcément la motivation pour l’association.
Pour Pierre (Insertion-menuiserie) également, les candidats doivent montrer leur motivation, dans la lettre accompagnant le CV et pendant l’entretien. Comme de précédents travaux l’ont montré pour le monde associatif, le fait d’avoir été bénévole est vu comme un indice de cette motivation et constitue une étape vers le recrutement (Hély et Simonet, 2008).
Ces savoir-être sont à la fois considérés comme cruciaux et peu susceptibles d’évoluer car en grande partie innés. Une majorité des enquêtés en conclut donc que le conseil fondamental à donner aux candidats serait « d’être eux-mêmes » en entretien. Il n’existe pour Laurent (Maison de l’enfance A) pas de « bon candidat » mais seulement une « bonne rencontre ». Claire (Agrippine) parle de l’entretien comme d’un « rencard amoureux », où le fait de chercher à faire bonne figure ne peut que fausser la suite de la relation. Si l’expérience et les savoir être sont spontanément évoqués, la formation n’est quant à elle jamais mentionnée spontanément par les enquêtés quand il leur est demandé sur quoi se fonde leur choix.
I.4. Une formation requise et dénigrée
La représentation qu’ont les enquêtés des « bons » candidats ne comporte jamais d’emblée un niveau de formation. Il est possible de penser qu’il s’agit d’un prérequis tellement entendu qu’il n’a pas besoin d’être évoqué. C’est en partie le cas : le tri des CV comporte des critères en termes de formation. Il s’agit bien d’un critère pris en compte dans les faits : les salariés de l’ESS sont particulièrement diplômés (Rodet, 2013). Mais l’affirmation du caractère secondaire du diplôme est malgré tout significative. La formation est discréditée : les études ne sont pas envisagées comme une étape permettant aux candidats de convenir au poste. Je demande à Claire (Agrippine) de préciser ce que signifie le fait que ce point n’ait pas encore été évoqué, après avoir déjà longuement parlé de ce qui importe sur le CV :
143DR : – Ce qui m’étonne c’est que vous ne parlez pas du tout de formation ?
– Moui… c’est vrai… je ne regarde pas forcément la formation… (…) La plupart des formations sont très transversales, on touche à tout sans être spécialiste de rien et ce qui va distinguer les profils du coup c’est les expériences de stage, c’est les expériences professionnelles.
Pour Laurent (Maison de l’enfance A), l’expérience est bien plus décisive que la formation dans le choix des candidats :
– Pour le CA [conseil d’administration] avoir soit le diplôme soit l’expérience c’est pareil.
DR : – Et pour vous ?
– Ah c’est l’expérience ! Le diplôme ne fait rien. Le diplôme nous permet en théorie d’avoir une compétence, des compétences, mais ça ne veut pas dire qu’on sera en capacité de les mettre en pratique.
La formation représente en réalité plus un pré-requis qu’un élément accessoire. C’est d’autant plus vrai dans des professions réglementées telles que celles du secteur médico-social, où la loi impose un niveau de diplôme pour accéder à certains postes. La professionnalisation du secteur associatif de façon générale s’accompagne également d’une élévation des attentes en termes de formation (Dussuet et Lauzannas, 2007). Pierre (Insertion-menuiserie) témoigne du fait que le niveau de formation est malgré tout associé à l’acquisition de savoir-faire indispensables :
Aujourd’hui j’ai une problématique sur quelques chefs de service, j’en ai un qui est là depuis 25 ans, qui peine sur l’écrit, sur de la rédaction de rapports d’activité, sur des choses… qui sont… qui demandent quand même un niveau d’études ou de réflexion, des capacités d’analyse, de synthèse, et qui font défaut (…). Ce qui fait que maintenant pour les nouveaux recrutements on est de plus en plus exigeants.
Selon une enquête du Cereq menée en 2008, si les recruteurs utilisent effectivement le diplôme comme signal de « compétence académique minimale », ce signal est cependant insuffisant et s’articule à d’autres facteurs tels que la motivation, la façon de s’exprimer ou la disponibilité (Moncel, 2008). Les recruteurs rencontrés ne se distinguent ainsi pas dans leur mode de recrutement par une représentation différente des compétences académiques par opposition aux « non académiques » (Duru-Bellat, 2015).
144Si l’ESS ouvre parfois son recrutement à un marché de l’emploi large, ce n’est qu’au sein des structures qui y sont explicitement dédiées (dans l’insertion par l’activité économique) et non pour l’ensemble de ses salariés. Pour l’embauche de ces derniers, la croyance dans la force du diplôme et l’adhésion à une convention de compétence renvoyant à l’expérience professionnelle ne sont pas susceptibles de conduire à des pratiques de recrutement originales. L’importance accordée à des savoir-être socialement distinctifs vient d’autant plus renforcer le recrutement « homogame » entre salariés : surreprésentation des femmes, trentenaires, surdiplômées et issues de milieux relativement favorisés (parents ayant une profession libérale, cadres du secteur public…) (Rodet, 2014 ; Darbus et Hély, 2010). Les exigences en termes de motivation sont par ailleurs à rattacher à la représentation ambivalente qu’ont les salariés rencontrés de leur secteur ou de leur sous-secteur.
II. UN SECTEUR LOIN DE SON IMAGE IDÉALISÉE
ET AUQUEL LES CANDIDATS DEVRAIENT S’ADAPTER
Les recruteurs de l’ESS se représentent leur secteur comme un monde du travail et de l’emploi particulièrement difficile. Les candidats recherchés apparaissent de ce fait comme des personnes qui ne « s’illusionnent pas » sur ce secteur dont ils savent qu’il n’est au fond « pas si différent des autres ». La charge de la coordination pour l’emploi revient dans les représentations avant tout aux candidats.
II.1. Un secteur qui ne correspondrait pas
à sa représentation idéalisée
II.1.1. L’impression que les candidats s’illusionnent
Lorsqu’il est question de savoir plus finement quelles qualités sont recherchées chez les candidats, les salariés de l’ESS évoquent une forme de lucidité sur le secteur. Plusieurs d’entre eux affirment que les postulants viennent vers l’ESS pour de « mauvaises raisons ». Il s’agit d’un discours concordant avec une tendance générale : les annonces 145d’emploi incitent de plus en plus les candidats à s’interroger sur leur prétention à postuler depuis les années 1960 (Marchal, 2015). Mais il s’agit également d’une perception se rapportant à l’ESS en particulier. Les recruteurs rencontrés déplorent ce qu’ils appréhendent comme une divergence entre l’image qu’en ont les candidats et sa réalité, comme l’explique par exemple Pierre (Insertion-menuiserie) :
J’ai (…) des gens arrivent ici et qui se font des illusions sur « l’économie sociale et solidaire », sur le monde associatif, sur le travail, c’est le monde des bisounours, où tout est beau…ils ne sont que sur le social et ne voient pas l’aspect qu’on a aussi une activité, une production, ici c’est la collecte et le tri de meubles en vue de les revendre.
Cette impression que les candidats ne seraient pas « réalistes » se traduit parfois par une représentation négative des générations suivantes. Claire évoque son frère au chômage pendant quelques temps. À la question de savoir ce qui a son avis pouvait expliquer cette situation, celle-ci répond « l’idée qu’un jeune se fait du marché du travail. » et poursuit en le parodiant : « tu comprends j’ai un master en bio-statistiques etc., donc moi je ne regarde que les offres à partir de 2000 €, c’est le salaire minimum avec un master… ». Elle explose d’un rire moqueur « ouais ouais ouais ouais t’as raison ! ! ! », avant de conclure : « les jeunes ne sont pas du tout du tout préparés à la réalité de l’emploi ». Ces discours en disent surtout long sur l’intériorisation qu’ont les recruteurs eux-mêmes de la précarité de leur domaine et l’expérience qu’ils en ont eu. Claire dira plus tard dans l’entretien :
C’est un milieu qui joue beaucoup sur l’humain, qui met l’humain en avant énormément, alors que ce qui y est de pire c’est la gestion de l’humain. C’est utiliser l’humain. En fait. Pour arriver à ses fins. Et je trouve que c’est très dur. (…) sous prétexte que c’est sympa… qu’y a pas d’enjeux économiques… et que… on fait ça pour le plaisir… (…) c’est pas un milieu facile je trouve.
Les enquêtés se représentent en effet leur secteur comme un monde du travail peu différent des « autres », voire pire.
II.1.2. L’acceptation de la précarité comme propre au secteur
L’impression d’un décalage entre la « réalité » et les représentations que les candidats s’en font s’applique à différents niveaux : il s’agit 146souvent de l’ESS ou du secteur associatif, mais il peut s’agir également d’un secteur d’activité, tel que la culture6 :
Il y a une difficulté, c’est aussi justement déconstruire un peu… Les représentations idéalisées qu’on a du secteur culturel ou du secteur associatif. Alors oui, les valeurs sont jolies mais ça n’empêche pas qu’on a des problématiques de… Pas d’organisation, dans le sens très général… De rapports humains, de fonctionnement du travail, de la répartition du… Enfin voilà, comme tous les secteurs quoi. (Pauline, Francophonies)
La précarité du travail et de l’emploi serait constitutive du secteur ou sous-secteur, un aspect à accepter comme inhérent ou inéluctable :
– [Dans la culture] il y a vraiment des codes qui sont différents d’autres secteurs d’emploi.
– (DR) Par exemple ?
– Par exemple c’est un secteur où on sait que ça va être extrêmement précaire, c’est un secteur où on sait que la plupart des postes vont être en CDD, vont être des emplois aidés, des temps partiels, voilà… et que… penser qu’on va avoir des CDI ! ! ! [Rires] Les choses qui sont relativement courantes ailleurs ne le sont pas du tout dans ce secteur-là. (Mélanie, Théâtre Polyvalent)
Les difficultés de recrutement sont vécues en partie par les recruteurs comme des problèmes d’information : les candidats ne seraient pas assez bien orientés par les intermédiaires (pôle emploi au premier chef), pas assez informés ou conscients de la réalité du secteur, et postuleraient donc pour « de mauvaises raisons ». Ceci conduit les recruteurs à attendre des candidats qu’ils s’informent davantage et ajustent leurs attentes en termes de conditions de travail et d’emploi.
II.2. Attribuer la charge de la coordination
aux demandeurs d’emploi
Les salariés de l’ESS considèrent implicitement que la charge de la coordination en matière d’emploi repose principalement sur les candidats : ces derniers doivent s’être bien renseignés sur le poste et sur l’entreprise, et être « réalistes » quant à leurs attentes. L’observation du forum de l’emploi 147dans l’ESS organisé à Lyon en novembre 2015 par la Chambre Régionale d’Économie Sociale et Solidaire (CRESS) est révélatrice de la volonté d’un certain nombre d’acteurs du secteur (CRESS, chefs d’entreprises) de diffuser une image jugée « plus juste » de leur domaine d’activité. Il s’agit d’indiquer aux candidats comment procéder pour être embauchés. Il n’est pas question d’adapter la demande de travail (représentée par les entreprises d’ESS) à l’offre disponible (incarnée par les candidats).
II.2.1. Dissiper « les idées reçues »
Installé dans l’Hôtel de région, le forum s’ouvre sur un grand hall, désigné comme celui des demandeurs d’emploi. Dans celui-ci sont disposés de part et d’autres quatorze grands panneaux recouverts d’offres d’emploi. Sur les côtés sont installés également des stands, dont ceux de l’APEC et de Pôle emploi. À l’entrée, plusieurs posters accueillent les visiteurs et présentent l’ESS. Celui des « chiffres clés » valorise la place du secteur dans l’économie locale (11 % de l’emploi en Rhône-Alpes, 240 000 salariés, 24 000 établissements…). Intitulé de « l’ESS au quotidien », un autre panneau mentionne les domaines dans lesquels œuvrent des organisations relevant du secteur. Un autre enfin affiche comme titre « 5 idées reçues sur l’ESS » et vise donc à écarter les idées supposées fausses.
Ce dernier thème est récurrent au sein du salon et fait l’objet d’une mini-conférence dans la matinée. Vincent, un trentenaire occupant le poste de chargé de mission emploi de la CRESS, énonce au micro des « idées reçues sur l’ESS » devant une salle d’environ une soixantaine de personnes. À la tribune sont également présents des représentants d’entreprises du secteur, dont deux de Scop. Il s’agit de faire comprendre que l’ESS n’est « pas un secteur en soi » mais que ses organisations sont présentes partout dans l’économie. La première « idée reçue » proposée consiste à demander à la salle s’il est vrai que « plus de la moitié [des participants à la conférence] partagent leur quotidien personnel ou professionnel avec une entreprise de l’ESS ». Après quelques réponses des participants, l’intervenant conclut que la proposition est vraie puisque « l’ESS est une économie du quotidien », « elle représente 10,5 % de l’emploi total, 14 % de l’emploi du secteur privé », il d’agit s’une « économie en croissance continue ».
148La deuxième « idée reçue » est celle que « l’ESS relève du non marchand », ce qui est réfuté par les intervenants à la tribune, dans la mesure où l’« on y trouve à la fois des entreprises statutaires et des entreprises commerciales ». Une autre « idée reçue » encore affirme que « les entreprises ESS n’ont pas les moyens d’offrir des conditions de travail aussi favorables que les entreprises classiques » et est considérée « vraie et fausse ». Si les intervenants affirment que les taux de CDI et de temps complets sont plus faibles que dans l’économie globale, ils s’empressent également de préciser qu’« en tant que copropriétaires de l’entreprise les salariés [des Scop] manifestent une grande motivation » et que « les écarts de statuts et de revenus sont contrebalancés par des écarts de motivation et d’intérêt », ou encore que d’après le baromètre Chorum7 et des études de l’ANACT8 « la qualité de vie au travail est notée 6,3/10 par les salariés ESS contre 6,1 pour l’ensemble des salariés de France ».
II.2.2. Les demandeurs d’emploi doivent
faire preuve de pédagogie auprès des entreprises
Les conférences qui suivent fonctionnent sur le même modèle, à l’aide d’« idées reçues » sur différents thèmes tels que « Travailler dans l’ESS : les secteurs et les métiers qui recrutent » ou « Employeurs de l’ESS : en quoi sommes nous différents ? ». Chaque fois la conférence s’adresse en réalité aux candidats à l’embauche, soulignant bien à quel point l’embauche dépend de leurs comportements. Dirigeants ou représentants d’entreprises du secteur (plus souvent coopératives et mutuelles qu’associations), les intervenants prodiguent des conseils qui n’ont rien de spécifique au secteur : « plus vous avez des compétences transférables d’un secteur à l’autre plus vous travaillez sur votre employabilité », « Ce qu’il faut c’est montrer que vous êtes en capacité de, que vous pouvez apporter les compétences dont les entreprises ont besoin. Montrer que vous pouvez être opérationnels. Faire preuve de pédagogie auprès des entreprises pour montrer votre opérationnalité ».
Les caractéristiques des candidats idéaux esquissés sont formulées dans les mêmes termes qu’en entretien. La conférence « Les métiers et secteurs 149qui embauchent » affiche par exemple à l’écran les « 3 caractéristiques à retenir » (sous entendu : pour un candidat à l’embauche) : une expertise métier, des compétences transversales, des qualités relationnelles et une très forte motivation. Les employeurs abordés sur le salon sont en réalité rarement là pour recruter mais davantage pour « se faire connaître » des candidats (salariés ou bénévoles) potentiels, ou encore sont venus à la demande d’un organisme tel que l’Urscop (Union régionale des Scop), à nouveau dans un objectif de visibilité. Le forum de l’emploi est moins un marché où se rencontre une offre et une demande de travail qu’un dispositif visant à enseigner aux candidats comment se conformer aux attentes des organisations du secteur.
L’observation de cet évènement concorde avec les entretiens réalisés : un certain nombre de recruteurs de l’ESS se représentent le recrutement comme une tâche difficile dont la responsabilité revient aux demandeurs d’emploi. Ces derniers doivent redoubler « d’intérêt », « d’envie de s’investir », de « motivation », tout en étant « réalistes » sur le fait que l’ESS est malgré tout un secteur « comme les autres » en termes d’exigences et de précarité. Il est possible d’y lire l’un des mythes fondateurs de l’économie sociale, selon lequel le travail y est par nature épanouissant. Au sein des trois composantes fondatrices de l’économie sociale (associations, coopératives, mutuelles) le travail n’est en théorie pas effectué pour un patron ou un actionnaire, mais pour les adhérents eux-mêmes et/ou au service d’une cause. Les salariés y trouvent des motivations intrinsèques. M. Hély et P. Moulévrier (2013) soulignent que cette représentation répandue pourrait justifier, par un renversement de la théorie du travail-désutilité, une rémunération plus faible des salariés (supposés trouver une contrepartie de leur travail dans la satisfaction qu’ils en retirent). Mais il est également possible d’y voir une version renversée de ce principe : ce n’est pas parce que les candidats sont motivés que les conditions d’emploi peuvent être moindres, mais parce que ces conditions sont pensées comme inéluctablement mauvaises, que l’intérêt des candidats apparaît indispensable.
Les représentations économiques mobilisées par les acteurs de l’ESS en situation de recrutement renvoient à celles de candidats devant manifester de l’expérience et des savoir–être et sachant présenter leur candidature en faisant preuve de « pédagogie » auprès des entreprises. La charge de l’appariement leur revient. Cette représentation ne correspond 150pas à celle d’un « marché » de l’emploi au sens des économistes, défini par la rencontre d’une offre et d’une demande, s’ajustant en fonction des quantités et des prix. Dans les entretiens recueillis comme dans les observations effectuées, seuls les candidats, pourtant apparemment difficiles à trouver, sont supposés par les recruteurs, devoir adapter leurs prétentions et leur présentation pour créer une « belle rencontre ». L’injonction contradictoire énoncée à l’égard des candidats, devant être « eux-mêmes » et « adapter » leurs exigences correspond au déséquilibre qui existe entre le nombre élevé de personnes postulant et la quantité moindre d’offres disponibles (Darbus et Hély, 2010).
Le terme de marché lui-même n’est qu’extrêmement rarement mobilisé spontanément par les enquêtés et de façon marginale. Sans grande conviction quant aux chances de réussites de cette démarche, Pauline (Francophonie) décide par exemple de rendre tout de même publique son offre, pour ne pas « cantonner le marché du travail au réseau personnel ». Il s’agit de la seule fois lors de l’entretien, où ce terme est utilisé. Plus encore que celui de « compétence » celui-ci semble ainsi repris tout en étant vidé de son contenu, comme si l’employeur était à même de décider du périmètre du marché, et non une des deux parties du marché lui-même. S’il existe un effet de théorie entre représentations spontanées et construites celui-ci s’effectue donc de façon extrêmement partielle.
Les représentations économiques mobilisées autour du recrutement n’apparaissent ni propres à l’ESS, ni potentiellement subversives de l’économie dominante, dans la mesure où la singularité du secteur paraît soit minimisée (salon) soit ramenée à sa précarité (entretiens). Elles correspondent plutôt, pour ce qui est des critères valorisés dans le choix des candidats, à ceux relevés pour des entreprises comparables (moins de dix salariés, recrutant des employés et des cadres). Les sources dans lesquelles puisent les recruteurs pour obtenir des conseils en matière de recrutement en constituent sans doute un élément d’explication important.
151III. Sources de ces représentations :
une économie dominée en recherche
de conseils auprès de l’économie dominante
Plusieurs voies sont envisageables pour rechercher la façon dont s’articulent représentations spontanées et construites. La socialisation par le système scolaire et la formation professionnelle, en constitue une première, investie en particulier par É. Durkheim ou P. Bourdieu. Les dispositifs matériels ou sociotechniques, dans lesquels la théorie est incorporée et par lesquels elle se diffuse, en est une autre (Steiner, 2008). Il est également possible de s’intéresser au rôle de différents experts (académiques, ingénieurs, consultants) dans cette transmission (Denord, 2007 ; Dixon, 1998). D’autres pistes encore consistent à analyser la diffusion de croyances et représentations par les médias ou, concernant l’économie locale, par l’environnement professionnel même des acteurs sociaux (Lima, 2014). Les salariés de l’ESS observés ici n’ont pas été formés au recrutement à proprement parler mais se sont formés sur le tas, à partir de leur propre expérience de recherche d’emploi, de conseils glanés auprès des consultants ou encore auprès de contacts travaillant dans d’autres secteurs.
III.1. Des recruteurs formés sur le tas
Les salariés rencontrés pour leur position (le plus souvent improvisée) de recruteur sont scolairement bien dotés mais sans pour autant avoir reçu de formation spécifique au recrutement. Tous ont au moins atteint le niveau bac +3, et les plus jeunes, trentenaires, un master (bac +5). Lorsqu’une formation en économie, gestion ou management a été reçue celle ci concerne rarement l’ESS ou le recrutement en tant que tel. C’est le cas de Pierre (Insertion-menuiserie), la cinquantaine, qui a obtenu une maîtrise comptable et financière « dans les années 1990 » puis plus tard un master 2 de management de structure d’insertion, mais sans pour autant se trouver outillé pour le recrutement :
Moi vraiment, j’ai appris en faisant moi-même des entretiens. Mais sinon non, je n’ai jamais eu de formation, et je pense que c’est un… un manque d’ailleurs. Je pense que ça m’aurait été utile.
152Claire a quant à elle été formée en Gestion de projet culturel puis a obtenu un master en management public des organisations culturelles. Présente depuis trois ans et demi au théâtre, elle a déjà eu à faire neuf recrutements.
DR : – Vous avez déjà été formée au recrutement ?
– Pas du tout. C’est pour ça que je ne suis pas très à l’aise avec les histoires de recrutement (…). Je ne sais pas non plus trop pourquoi je suis la personne référente au niveau des candidatures (…). On avait quelqu’un qui s’occupait des ressources humaines mais on l’a licencié. Mais non j’ai pas été formée et non c’est pas évident.
Tous ont ainsi en commun d’avoir appris à recruter « sur le tas », en se fiant à leur expérience personnelle de l’emploi. Le manque de confiance dont ils témoignent face au recrutement ne concerne que cet aspect spécifique des tâches qui leurs sont confiées. Cette attitude manifeste une croyance significative dans le fait qu’il existe en la matière une méthode « qui marche ».
III.2. L’expérience personnelle avant tout
Interrogés quant à la façon dont ils s’informent sur les pratiques de leur secteur (le type de poste qu’il est possible de proposer, avec quel niveau de salaire, quelles conditions, selon quelle procédure recruter…) les enquêtés évoquent tout d’abord leur expérience personnelle. Mélanie, qui a un master 2 de management de projet culturel s’est forgée son idée des postes attractifs et de ceux qui le sont moins :
– Chargé d’administration y a beaucoup de postes pour moins de gens donc c’est plus difficile de recruter des gens.
DR : – Comment tu le sais ça en gros, comment avoir une idée de ces choses-là ?
– Ben moi je le sais parce que j’ai fait des études là-dedans donc je me rends bien compte du parcours des gens que je côtoyais, y a peu de personnes qui ont décidé de se diriger vers l’administration …et puis je le vois dans les nombreux mois de recherche d’emploi que j’ai eus et où ben tu vois toutes les offres qui courent.
Pauline (Francophonie) est diplômée de l’IEP de Lyon. Pour savoir comment organiser l’entretien d’embauche de sa future collègue, elle se remémore ceux qu’elle a pu elle même passer :
153J’en avais passé un à la maison des étudiants de Lyon, pour un poste de chargé de projets. C’était sympa, détendu. (…) les gens étaient vraiment sur de l’humain quoi. (…) C’est vrai que, cet entretien, je l’ai gardé en tête aussi. (…) Du coup, de fait, j’ai reproduit ça parce que c’est comme ça que j’avais été embauchée…
De même le choix d’un canal de diffusion des offres est souvent rapporté à l’expérience qu’ont eu ces recruteurs comme candidats à l’embauche. C’est également ce qui a conduit Pauline, comme d’autres, à écarter Pôle emploi :
DR : – Vous n’êtes pas passés par Pôle emploi.
– Non. (…) Nous-mêmes, en tant que chercheuses d’emploi, on n’allait pas à Pôle emploi parce que, quand on parle de culture, les conseillers pôle emploi, en général, ils savent pas trop nous orienter.
Le réseau professionnel est également mobilisé lorsqu’il s’agit de savoir « ce qui se passe ailleurs ».
III.3. Une connaissance du secteur
par le réseau professionnel
Les représentations des pratiques du secteur en matière d’emploi proviennent aussi, en plus de l’expérience directe qu’ont eu les enquêtés, de leur connaissance des autres professionnels du secteur. Il s’agit parfois davantage d’un sous secteur (la culture, les maisons de l’enfance, l’insertion par l’activité économique) que de l’ESS dans son ensemble. Ce résultat vient confirmer s’il le fallait encore, l’hétérogénéité de la catégorie « ESS » et sa fragmentation en différents sous ensembles. Ces sous secteurs où existe de l’interconnaissance ne correspondent pas toujours à un « domaine » identifiable tel qu’on le voit ici (insertion, enfance, commerce équitable…) mais peuvent aussi les traverser, comme l’usage d’un label ou son refus, en est un indicateur (Rodet, 2013).
Pour savoir ce qu’il est en mesure de proposer comme conditions d’emploi dans la Maison de l’Enfance A, Laurent qui y est directeur, dit s’informer à l’occasion de rencontres avec d’autres directeurs de structures semblables. Un travail de veille sur internet lui permet également de voir les offres d’emploi paraissant dans le même secteur :
Sur les postes d’animateurs on voit les salaires, les conditions de travail qui se passent ailleurs. Et on connaît les autres directeurs. Soit on travaille ensemble, 154soit moi je fais partie de jurys de formation à l’animation, là je rencontre d’autres jurys…des stagiaires qui expliquent l’association dans laquelle ils sont…on apprend…
Directrice de la Maison de l’enfance B, Fabienne dit ne pas se référer à la presse spécialisée de son secteur mais avoir connaissance des pratiques davantage par les contacts réguliers qu’elle entretient avec d’autres directeurs de structures semblables :
– Avec les directeurs des fédérations… Oui, on est confronté exactement à toutes ces mêmes problématiques. (…) Comme je fais partie de ce comité de pilotage de la réforme des rythmes scolaires, je suis dans l’échange avec eux. (…) Et je me rends compte qu’on a bien les mêmes difficultés.
Si pour connaître les pratiques du secteur en matière d’emploi ces contacts peuvent s’avérer utiles ils s’avèrent limités pour savoir comment procéder au moment du recrutement. Les conseils de différents contacts sont alors mobilisés.
III.4. Faire appel aux contacts qui travaillent…
dans d’autres secteurs
Faute d’avoir été formés directement au recrutement au sein de l’ESS, les salariés de cet univers s’informent de façon informelle sur les pratiques qui ont lieu ailleurs. Les proches travaillant dans le secteur privé lucratif sont des sources de conseils privilégiées, de même que les coaches croisés au moment d’une recherche d’emploi.
III.4.1. Des proches supposés mieux outillés
Les discussions avec des proches travaillant dans d’autres secteurs sont une source d’information non négligeable pour les salariés de l’ESS confrontés au recrutement. Il s’agit par exemple pour Fabienne (Maison de l’enfance B) de ce qu’elle désigne comme une formation informelle au contact de ses parents, chefs d’entreprise :
– Moi j’ai des parents qui ont été directeurs, administrateurs, gérants de sociétés… (…) Donc j’ai été beaucoup formée sur le terrain. Je fais partie de ces gens-là, encore, qui ont été formés sur le terrain et où mes parents m’expliquaient ce qu’il était important de voir, de pas voir, ce qu’on avait le droit de faire, pas de faire, ce qu’il était possible de mettre en place en termes RH ou pas…
155Fabienne dit également beaucoup échanger avec son mari, qui travaille dans la « communication ». C’est le cas de même de Claire (Théâtre Agrippine), dont le conjoint est « auditeur pour une société d’informatique » et travaille « pour des grandes entreprises et des banques », ou encore de Christelle (Responsable RH, Insertion-menuiserie) mariée à un « responsable marketing de l’interprofession du Beaujolais ». Celui-ci lui donne différents conseils :
– Lui il dit qu’il faut pas prendre des personnes qui se bradent, etc. Oui, mais bon…
DR : – Des personnes qui se bradent ?
– Des personnes qui veulent absolument bosser chez nous et qui seraient capables de tout accepter. Voilà. Il me dit : méfie-toi des gens comme ça. (…) Et puis… Pour lui, il faut pas recruter une personne qu’on ne sent pas.
Ces conseils donnés par des proches employés en dehors de l’ESS diffusent les représentations répandues ailleurs, telles que l’importance du « ressenti ». Les proches mentionnés ne sont en revanche jamais d’autres salariés associatifs ou relevant de l’ESS plus généralement. Il est possible de supposer que cela provient du fait que précisément, l’ESS n’a pas (encore ?) formulé de vision du recrutement qui lui soit propre. Ses salariés se réfèrent donc à leurs contacts supposés détenir un savoir formalisé en la matière. Il est intéressant de remarquer cependant qu’aucun des proches évoqués n’a davantage été formé au recrutement. On peut faire l’hypothèse que, travaillant dans de plus grandes entreprises, susceptibles de disposer d’un service des ressources humaines, ces personnes sont en relation avec des salariés formés au recrutement. Mais il est également possible de voir, dans cette croyance que les salariés d’autres secteurs seraient plus compétents, le signe du sentiment qu’ont les enquêtés d’être dans un secteur dominé, ayant beaucoup à apprendre du secteur privé lucratif. Le recours aux conseils prodigués par des professionnels du recrutement conforte également cette interprétation.
III.4.2. Le rôle des experts
Plusieurs des enquêtés évoquent la rencontre avec un conseiller ou un « coach » les ayant aidé à trouver un emploi. Ces personnes ont contribué à la représentation qu’ils se font ensuite de ce qui importe lors du recrutement. La notion de compétence et l’importance qui y est 156accordée proviennent en partie pour certains, d’interactions passées avec un de ces professionnels non spécialisés en ESS. C’est le cas de Mélanie (Théâtre Polyalent) pour qui des contacts à l’APEC se sont avérés selon elle très utiles en l’incitant à mettre en avant ses « compétences » :
J’ai complètement revu mon CV grâce à eux. C’est qu’à l’époque je faisais comme tout le monde, je mettais mes postes et je détaillais en dessous ce que j’avais fait, je mettais mon cursus académique… (…) Elle m’avait dit de le réduire un peu, de le faire sur une page, et… elle m’avait dit « ce qui pourrait être intéressant, par rapport à ce que vous avez fait, c’est de plutôt mettre en premier vos compétences ».
Lors de sa reconversion professionnelle, Laurent sollicite les conseils d’un « coach ». C’est par ce dernier que ce directeur de la Maison de l’enfance A apprend la formalisation standard d’une lettre de motivation qu’il énonce comme « le vous, le je, le nous ». Ce professionnel lui donne également des conseils en matière de CV :
Il m’a appris comment on lisait un CV : les compétences au départ, puis après les expériences.
Ce coach l’a de même fait réfléchir à l’importance de l’impression transmise lors de l’entretien ou de celle « qu’on ne veut pas donner », précise-t-il : « le premier contact, le serrage de main ». Laurent rappelle s’y être exercé avec lui dans un restaurant.
Le même constat peut être fait de l’influence des conseillers pour la diffusion d’une représentation peu élogieuse de la formation. Mélanie raconte avoir été conseillée sur ce point :
Pour la lettre de motivation, pareil, [la conseillère de l’APEC] m’a donné pas mal de conseils sur comment la reformuler, ça m’a permis d’être beaucoup plus concise, je disais trop de choses, je parlais beaucoup trop de mon cursus scolaire, mon parcours scolaire en fait, ça a assez peu d’importance…
DR : – Pour les recruteurs, on t’a dit ça ?
– On m’a dit ça, cette personne-là.
L’« effet de théorie » passe ici par l’intermédiaire de ces experts spécialisés dans la recherche d’emploi, mais repose également chaque fois sur des dispositifs sociotechniques mentionnés par les enquêtés. C’est à l’occasion de la reformulation du CV du candidat par un conseiller, que 157se diffuse par exemple l’importance de l’expérience et des compétences pour la recherche d’emploi, par rapport à la formation. La rédaction de la lettre de motivation de même, paraît jouer un rôle équivalent de support de cette transmission. La mise en scène et la répétition de l’entretien d’embauche par ces coaches, soulignent le caractère décisif accordé au ressenti, à l’impression.
Se sentant peu outillés pour l’embauche, les recruteurs de l’ESS recourent aux conseils de diverses personnes œuvrant dans le secteur privé lucratif, qu’elles supposent plus compétentes sur ce sujet. Ceci explique en partie le caractère non inédit de leurs représentations en matière d’emploi. Des organismes spécialisés de l’ESS pourraient pourtant être pourvoyeurs de conceptions alternatives.
III.4.3. Les organismes spécialisés dans l’ESS
comme relais des pratiques du privé lucratif
L’ESS est dotée d’institutions supports susceptibles de proposer à ses acteurs des méthodes et des représentations alternatives en matière de recrutement : chambres régionales d’économie sociale et solidaire (CRESS), Union des entreprises d’économie sociale et solidaire (UDES)… Les personnes rencontrées n’y font que très rarement référence. Une des raisons à cela tient au fait qu’il ne suffit pas de travailler dans une association pour penser que l’on relève de « l’économie sociale et solidaire ». Cette catégorie fait rarement sens ; les enquêtés n’ont pas nécessairement de contact avec ces structures. Directrice de Francophonies, Pauline n’est jamais en contact avec la CRESS. Elle a mieux connu le terme d’ESS lorsque le banquier de la structure lui a parlé de possibilités de financement par ce biais :
Avant de se poser vraiment ces questions structurelles, j’aurais pas dit qu’on était de l’économie sociale et solidaire, je pense…
Lorsque certains enquêtés sont néanmoins en contact avec des organismes représentatifs du secteur, l’influence de ces derniers semble plutôt aller dans le sens de la diffusion des pratiques et des représentations qui ont cours dans le secteur à but lucratif. L’observation d’une demi-journée de formation à destination des structures accompagnatrices de petites et moyennes associations employeuses (PMAE) en est révélatrice. Organisé 158par la CRESS Rhône-Alpes, le Mouvement Associatif9 et ARAVIS10, l’événement a pour objet la « Gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) ». Une présentation powerpoint y est consacrée et présentée par une salariée d’ARAVIS. Les personnes présentes sont en demande de méthodes formalisées en matière de gestion des ressources humaines. Les discussions informelles autour du buffet qui suit la présentation témoignent de l’intérêt qui y a été porté par les participants. Lors du café d’accueil, l’une d’entre eux me confiait ne pas avoir été formée au recrutement, trouver ça « compliqué » et venir dans l’espoir de trouver des « critères objectifs ». Cette demande de professionnels en recherche de conseils trouve ainsi une réponse dans la présentation de méthodes issues du secteur privé lucratif, telles que la GPEC. Il est par conséquent peu probable d’y voir émerger des représentations « alternatives » de l’économie ou subversives de celles ayant court dans l’économie dominante.
III.5. Peu ou pas de justification par la formation
ou les médias : des questions en suspens
Les personnes rencontrées n’ont, à l’exception de Pierre (Insertion-Menuiserie) pas été formées dans les Masters spécialisés en ESS développés au cours des dernières années, notamment en raison de leur âge (28 ans et plus). Une analyse du contenu de ces formations et de leur impact s’avèrerait nécessaire lorsque les premières générations qui en sont issues seront plus largement en emploi. La formation n’est quoi qu’il en soit pas mentionnée comme source de représentations économiques.
Les médias ne sont de même jamais cités pour appuyer un avis ou une croyance. Cela ne signifie pas qu’ils ne puissent en être en partie à l’origine. Leur influence est néanmoins suffisamment diffuse pour ne pas servir de justification à un propos. L’importance accordée aux médias par les enquêtés est variable. Si Claire avoue en baissant les yeux très peu suivre l’actualité, Laurent dit écouter la radio (France Info), et regarder « BFM télé ou i-télé ». Pierre cite quelques lectures traitant spécifiquement d’ESS, mais seulement lorsqu’il est précisément question de ses sources d’information. Un travail plus spécifique sur la diffusion des représentations économiques par les médias, et de la façon dont ces derniers modèlent l’expérience vécue, s’avèrerait nécessaire.
159CONCLUSION
En s’interrogeant sur les représentations économiques mobilisées par les recruteurs de l’ESS, il s’agissait de prendre au sérieux l’affirmation selon laquelle ce secteur proposerait une vision alternative de l’économie, source de résistance à la crise, ou de renouveau du capitalisme. L’enquête menée à Lyon sur le recrutement dans l’ESS à partir d’observations d’évènements consacrés à ce sujet (salon de l’emploi ESS, formation à la CRESS) et d’entretiens auprès de recruteurs, ne permet pas de tirer de telles conclusions. Les critères mobilisés pour le recrutement des candidats conjuguent expérience, savoir-être et motivation. Le diplôme bien qu’indispensable, se trouve dénigré ; ce discours faisant écho aux débats récurrents sur l’inadéquation supposée de l’enseignement supérieur aux attentes des entreprises. L’ESS n’ouvre en définitive son marché de l’emploi à un large vivier de candidats que via les parcours qui y sont explicitement dédiés (IAE), et non pour l’ensemble de ses postes. Sans être propre au secteur, l’importance accordée aux savoir-être et à la personnalité, vient renforcer l’entre soi qu’il est possible de constater parmi les salariés, et parfois regretté par les enquêtés eux-mêmes. Les exigences qui pèsent sur les candidats sont à relier à la représentation que les recruteurs se font de leur secteur. Celui-ci est jugé particulièrement difficile et précaire, et éloigné de la représentation positive qu’en donnent les médias. Les candidats sont ainsi sommés de redoubler de motivation tout en ajustant leurs attentes en termes de conditions d’emploi et en se conformant aux besoins des organisations visées. Ce faisant, les recruteurs reproduisent la vision selon laquelle la charge de l’appariement en matière d’embauche revient principalement aux demandeurs d’emploi.
L’origine de ces représentations, loin d’être alternatives ou subversives de l’économie dans son ensemble, est à rattacher au positionnement de l’ESS par rapport au secteur privé lucratif. Dans un contexte de diminution des financements publics et de concurrence accrue entre les organisations qui y ont recours (palpable dans la représentation que se font les enquêtés de leur secteur comme particulièrement précaire), ces dernières ont tendance à se rapprocher des acteurs de l’économie 160capitaliste. Le succès du Mouvement des Entrepreneurs Sociaux (Mouves) analysé par C. Gérôme (2014), en est une illustration édifiante. Il s’agit à la fois pour les structures d’ESS de légitimer leur activité auprès des pouvoirs publics mais également, comme le montre la présente enquête, à leurs propres yeux. Formés sur le tas, souvent à partir de leur propre expérience de recherche d’emploi, les enquêtés nourrissent la croyance dans le fait qu’il existe des méthodes « qui marchent » et qu’elles sont à chercher à l’extérieur de l’ESS. Ils s’appuient sur des conseils recueillis auprès de contacts travaillant dans d’autres secteurs ou auprès de coaches. L’effet de théorie entre représentations construites et spontanées passe par le biais de leurs proches ou de ces experts spécialisés dans la recherche d’emploi, mais repose également chaque fois sur des dispositifs sociotechniques (CV, lettre de motivation, mise en scène de l’entretien d’embauche). Ces constats reflètent l’absence d’une conception propre à l’ESS en matière de recrutement mais également la position dominée de ce secteur : ses institutions représentatives ou support, ne semblent pas répondre aux demandes de formation de leurs acteurs autrement qu’en faisant appel aux méthodes développées par le secteur privé lucratif, pensé comme détenteur de savoirs universellement valables.
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1 D’après l’Observation national de l’ESS/CNCRES, se fondant sur les chiffres INSEE Clap 2013, 78 % des salariés employés dans l’économie sociale au sens strict (associations, coopératives, mutuelles, fondations) sont employés par des associations. Pour une enquête portant spécifiquement sur le recrutement dans les sociétés coopératives de production, voir (Juban et al., 2015).
2 D’après l’enquête OFER de la DARES, 40 % des établissements de moins de 10 salariés ne disposent d’aucune personne dédiée au recrutement.
3 Le contrat d’accompagnement dans l’emploi (CUI-CAE) est un contrat aidé dans le secteur non marchand qui facilite, grâce à une aide financière, l’accès à l’emploi des personnes sans emploi rencontrant des difficultés d’insertion. Il permet des recrutements en CDI ou CDD. Sa déclinaison dans le secteur marchand lucratif est le CUI (http://travail-emploi.gouv.fr/).
4 L’emploi d’avenir est un contrat d’aide à l’insertion destiné aux jeunes de 16 à 25 ans particulièrement éloignés de l’emploi, en raison de leur défaut de formation ou de leur origine géographique (http://travail-emploi.gouv.fr/).
5 D’après l’enquête OFER de la DARES, 31 % des employeurs interrogés mettent en œuvre un jugement dit « standard » faisant se succéder : rédaction d’un profil de poste, recours au marché du placement, tri de CV et entretien.
6 Les secteurs d’activité auxquels appartiennent les associations retenues ont en tout état de cause de forts liens avec l’ESS : les emplois relevant de l’ESS représentent 60,9 % des effectifs de l’action sociale, 53,6 % de ceux des sports et loisirs, et 26,7 % de ceux des Arts et du spectacle (Observatoire de l’ESS/CNCRES, d’après INSEE Clap 2013).
7 Chorum est une mutuelle dédiée aux acteurs de l’ESS.
8 Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail.
9 Ancienne Conférence Permanente des coordinations associatives, fondée en 1992.
10 Agence régionale pour l’amélioration des conditions de travail Rhône-Alpes.
- CLIL theme: 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
- ISBN: 978-2-406-08062-6
- EAN: 9782406080626
- ISSN: 2555-039X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08062-6.p.0131
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-25-2018
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Social and solidarity economy, representations, recruitment, job, job market