Présentation
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Scènes d’énonciation de la poésie lyrique moderne . Approches critiques, repères historiques, perspectives culturelles
- Authors: Biglari (Amir), Watteyne (Nathalie)
- Pages: 7 to 11
- Collection: Encounters, n° 389
- Series: Literary theory, n° 9
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Présentation
Qu’elles soient mouvement vers le haut ou vers le bas, la forme adjectivale lyrique, attestée en français dès le xvie siècle, et la forme substantive lyrisme, en usage depuis le xixe siècle, renvoient, par-delà les genres littéraires, à l’énergie que le discours insuffle au texte, par la vigueur d’un style, en relation avec des conditions de réception qui lui confèrent une singularité énonciative et une forme de vie particulière. Traversant les époques et les cultures, une notion aussi complexe ne saurait être définie ou circonscrite une fois pour toutes. S’y ajoute un problème terminologique : l’adjectif et le substantif, employés tant par les spécialistes de la littérature que dans le langage de la vie courante, convoquent des contenus variés. Par ailleurs, lorsque cette notion est associée aux problématiques liées à l’énonciation, le questionnement se multiplie, d’autant que celles-ci ont fait l’objet de maintes discussions, théorisations et conceptualisations.
Le présent ouvrage s’attache à décrire le fonctionnement énonciatif de la poésie lyrique moderne, par l’analyse des enjeux discursifs, historiques et culturels qui s’y trouvent impliqués. Il se propose d’élucider les conditions de production et de réception du discours lyrique, et d’expliciter les effets argumentatifs, rhétoriques et pragmatiques véhiculés par celui-ci.
Les études réunies dans ce collectif montrent que si l’on ne dispose pas d’une définition du lyrisme qui soit la même pour différents usages, époques ou cultures, l’on peut tout de même rendre compte de scènes d’énonciation lyriques, en fonction de scénographies spécifiques à chaque discours. Les approches adoptées ici sont différentes, allant de la phénoménologie, qui conçoit le lyrisme comme une manifestation du sujet dans le monde du texte, aux théories du langage, qui sont en quête de traits linguistiques caractéristiques.
Dans le chapitre inaugural, Dominique Maingueneau observe, à juste titre, que la « catégorie du lyrisme n’est pas un concept qui a été 8élaboré de toutes pièces par des chercheurs […], mais le produit d’une longue sédimentation à l’intérieur d’une vaste aire culturelle ». C’est la raison pour laquelle le linguiste en vient à s’appuyer sur « des traits qui sont référés tacitement à un corpus prototypique historiquement circonscrit », en l’occurrence, en France, celui de la poésie romantique.
Per Aage Brandt aborde la question de l’énonciation poétique, en proposant que, même si elle échappe aux définitions transhistoriques, une telle énonciation n’en reste pas moins pourvue de ses modes d’inscription propres : à la différence de la chanson, elle est une voix sans corps, qui retient l’attention de l’énonciataire à partir notamment de son organisation rythmique.
En se fondant sur la théorie des actes de langage, Marc Dominicy remarque pour sa part que le poète ne « communique » ni « n’asserte aucun contenu propositionnel », comme le ferait un énoncé courant. L’auteur vise ainsi à caractériser les « états mentaux que l’organisation linguistique attribue à divers sujets de conscience ».
Pour Christian Doumet, l’énonciation lyrique formule l’expérience de la perte, et une telle expérience ne peut être réduite à celle d’un manque subjectif, parce qu’elle est d’essence temporelle plutôt que de nature événementielle. Elle rend la perte signifiante lorsqu’elle dit à la fois ignorer ce qui manque et le rechercher, tout en le redoutant pourtant.
Laure Himy-Piéri met l’accent, quant à elle, sur la différence entre l’autobiographie et la poésie lyrique, qui tient au déplacement du thème du passé personnel vers la saisie de l’expérientiel. Le lyrisme n’advient que là où il y a métalepse, c’est-à-dire quand le discours de poésie ou de prose fait entrer le lecteur dans l’espace du texte, pour lui donner à voir le monde et donc à le ressentir comme sien.
Nancy Murzilli rappelle que certains excès, dans les tentatives de catégorisation du sujet lyrique, ont pu empêcher de saisir la relation active que la lecture instaure avec le texte poétique. Dans cette optique, le statut de l’énonciation poétique dépendrait des conditions de sa réception, selon une vision pragmatique de la textualité, de ses usages et contextes.
La deuxième partie de l’ouvrage permet de comprendre comment les notions de lyrisme et de sujet lyrique ont pu se sédimenter en France au xixe siècle et quels sont les procédés internes mis en œuvre dans la production de la poésie lyrique de ce siècle.
9Jean-Michel Maulpoix place la notion de lyrisme dans une dynamique de l’élévation et de la célébration. Dans sa perspective, un poète comme Victor Hugo est celui qui dit le vivant après l’avoir sondé en ses diverses manifestations. Pour Ludmila Charles-Wurtz, le personnage lyrique hugolien dans Les Contemplations n’a pas d’identité sociale, ce qui fait de lui un être ayant une « position de parole ». Elle s’emploie à le démontrer par une mise en relief de la structure de cette œuvre. Amir Biglari, pour sa part, en centrant son propos sur l’analyse des pronoms personnels, étudie le fonctionnement et les effets pragmatiques de la polyphonie et de la plasticité énonciative qui caractérisent le même recueil hugolien.
Si le premier grand modèle lyrique français, au xixe siècle, est Victor Hugo, c’est parce qu’il servira de mage, en aspirant au sublime de l’omniscience, puis de contre-modèle ou de repoussoir, aux yeux des poètes des générations suivantes, qui adopteront un profil bas : Baudelaire et Rimbaud, de même que les poètes ouvriers, que l’on aurait tort de négliger en tant que lyriques, de par l’intérêt qu’ils portent au trivial, au grotesque, voire au réalisme sordide. Si la notion de lyrisme peut être comprise comme un registre, une tonalité, c’est bien parce que le texte donne à entendre une voix. Mais, dans la mesure où cette voix est la manifestation la plus évidente du sens éthique et politique du poème, un tel phénomène ne saurait se réduire à sa seule valeur expressive.
Luc Bonenfant soutient qu’en permettant que les sujets parlent pour leur propre compte, sans éclaireurs, la poésie de la collectivité déplace le lieu de la transcendance et la parole de la multitude se fait porteuse d’émotion, tel est bien le lyrisme moderne qui s’accorde à la prise de parole ouvrière. La forme polyphonique caractéristique du Spleen de Paris témoigne aussi de « l’impossibilité d’être un poète lyrique au sens romantique du terme ». Jean-Michel Gouvard introduit deux nouveaux paramètres relatifs au statut des énonciateurs dans ce recueil : l’incertitude et l’incomplétude, qui confèrent une tonalité moderne à ces poèmes en prose. Nathalie Watteyne situe dans le double contexte de la crise sociale et du vers le travail de redynamisation lyrique et épique chez le jeune Rimbaud de 1869, celui qui a des accents hugoliens, qui le mène aux vers obscènes ou exaltés écrits dans les semaines d’avant ou d’après la Commune de Paris.
La notion de sujet lyrique, employée par la critique littéraire allemande et française pour tenir en échec l’illusion référentielle, notamment 10lorsqu’il s’est agi de rendre compte de la poésie impersonnelle, a eu ses dérives. Mais les théories du sujet lyrique n’en conservent pas moins leur pertinence au moment de débusquer une certaine naïveté du lecteur, avide de l’idéal d’une transparence à soi du poète qui parlerait au nom de sa propre personne. Qu’ils renvoient à l’auteur, au locuteur ou au lecteur, les jeux de voix et de paroles sont au cœur de la réflexion engagée dans la troisième partie de l’ouvrage. Ouverts à différents horizons d’attente et aires géographiques et culturelles au xxe siècle, les contributeurs y étudient les enjeux contextuels des formes modernes de la poésie lyrique.
Delphine Rumeau distingue l’élégie moderne, en général plus centrée sur la plainte du sujet lyrique, et le tombeau, qui laisse place à la voix de l’autre, avant d’examiner différents hommages rendus à Pablo Neruda par des poètes de diverses nationalités. Par-delà le dialogisme qui se met en place, on peut lire dans ces hommages tantôt énergiques, tantôt mélancoliques, adressés au poète engagé, les déceptions causées par les aléas de l’Histoire et la désillusion politique.
Ute Heidmann cerne la scène la plus emblématique de l’énonciation lyrique : il s’agit d’Orphée essayant de ramener Eurydice des Enfers par son chant. Dans un dialogue intertextuel avec les Géorgiques, qui a marqué l’héritage européen, le monde infernal de la poésie d’après l’Holocauste apparaît comme un travail intense de reconfiguration du sens sur les plans langagier, générique et intertextuel.
Dans un tout autre corpus, Evelyne Gagnon montre que les récits de deuil traversent la poésie québécoise contemporaine, à travers l’étude de la mélancolie critique chez trois poètes : Paul Chamberland, Louise Dupré et Paul-Chanel Malenfant. La mémoire endeuillée y retrouve sur le mode du récitatif des principes de survivance.
Elisa Bricco explore le parcours du sujet lyrique dans Rose activité mortelle de Cécile Mainardi. Son analyse fait ressortir que la raréfaction pronominale, loin de signifier la fermeture du sujet, traduit le désir de s’exprimer à travers des liens avec les autres et, plus généralement, avec le monde.
Chez Pascal Fobah Eblin, l’expérience du « je », dans la poésie africaine de l’Ouest et du Centre est tout autant celle de la collectivité à laquelle le poète appartient. Mais là où le dédoublement énonciatif permet au poète de s’ériger en porte-parole de sa communauté, ce « nous » collectif peut être compris comme un discours de séduction, perceptible par les lecteurs qui partagent avec lui les mêmes codes culturels.
11Enfin, Michelle Monte, à travers une étude comparée, revient sur la question de l’énonciateur textuel, dont les jeux de personnalisation sont variables, en fonction des esthétiques particulières à chaque auteur. En l’absence de marques déictiques à la première personne, le lecteur se replie sur des marques modales pour saisir des formes de présence subjectives dans le discours, rendues par le rythme, la syntaxe et d’autres unités de sens.
Bref, que l’on se place du point de vue de l’énonciateur (sujet lyrique, personnage fictif ou fantomatique), ou du point de vue de l’énonciataire (lecteur potentiel, filial, empirique ou critique), une réflexion d’ensemble sur des scènes d’énonciation variées nous a semblé prendre tout son sens, tant pour marquer les usages qui sont faits du poème lyrique moderne que pour relativiser la dimension autobiographique de celui-ci. Les notions de lyrisme et de sujet lyrique, dont les sens n’ont cessé d’être reconfigurés par les poètes et revus à leur suite par les critiques, ne peuvent être ramenées à la seule fonction expressive depuis le xixe siècle, non plus d’ailleurs qu’être appréhendées dans la seule logique des genres littéraires au xxe siècle. Si l’on conçoit que la poésie moderne ne mobilise pas forcément un discours à la première personne, ni ne s’inscrit désormais sous les seuls traits de la figure archétypale du poète, la matière qu’on qualifie de lyrique n’en reste pas moins aujourd’hui encore porteuse d’une puissance évocatrice qui suscite l’adhésion du lecteur. Les spécialistes ici convoqués nous disent, chacun à sa façon, comment une telle matière s’organise1.
Amir Biglari
et Nathalie Watteyne
1 Nous remercions Anne Marcotte, Jean-Louis Maréchal et Camille Néron pour leur aide à la préparation matérielle de ce livre.
- CLIL theme: 4053 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Théorie Littéraire
- ISBN: 978-2-406-08202-6
- EAN: 9782406082026
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08202-6.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-11-2019
- Language: French