Book Reviews
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d'Histoire littéraire de la France
2 – 2024, 124e année, n° 2. varia - Pages: 449 to 492
- Journal: Journal of French Literary History
COMPTES RENDUS
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
Langues hybrides. Expérimentations linguistiques et littéraires ( xv e -début xvii e siècle) / Hybridsprachen. Linguistische un literarische untersuchungen (15. - angfang 17.Jh.). Sous la coordination éditoriale d’Anne-Pascale Pouey-Mounou et Paul Smith. Genève, Droz, « De lingua et linguis », 2019. Un vol. de 501 p. (Violaine Giacomotto-Charra)
Camille Islert et Wendy Prin-Conti, Marceline Desbordes-Valmore. Les Pleurs. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Didact Français », 2022. Un vol. de 240 p. (Pascale Auraix-Jonchière)
George Sand et l ’ idéal. Une recherche en écriture. Textes réunis et présentés par DamienZanone. Paris, Honoré Champion, « Littérature et Genre », 2017. Un vol. de 470 p. (Guillaume Milet)
Relire les Salons de Charles Baudelaire. Sous la direction de Didier Philippot et Henri Scepi. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2023. Un vol. de 321 p. (Corinne Saminadayar-Perrin)
La Réception des troubadours au xix e siècle. Sous la direction de Jean-François Courouau et Daniel Lacroix. Paris, Classiques Garnier, « Études et Textes occitans », 2023. Un vol. de 457 p. (Philippe Gardy)
Actualités huysmansiennes. Mélanges en hommage à Jean-Marie Seillan. Sous la direction d’Alice De Georges. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres. Études dix-neuviémistes », 2023. Un vol. de 455 p. (Carine Roucan)
André Obey, créateur dramatique complet. Théâtre, musique et sport. Sous la direction de Sophie Gaillard et Marie Sorel. Paris, Honoré Champion, « Littérature de notre siècle », 2022. Un vol. de 443 p. (Élisabeth Le Corre)
« Relire Claude Duchet. Cinquante ans de sociocritique. » Études françaises, 58-3, 2022. Un vol. de 184 p. (Paul Aron)
450Émilie Picherot, La langue arabe dans l’Europe humaniste. 1500-1550.Paris, Classiques Garnier, « Perspectives comparatistes », 2023. Un vol. de 471 p.
Après la parution, en 2019, d’un ouvrage intitulé Les musulmans d’Espagne, xvie-xviie siècles, dans lequel elle montrait que si le romancero excluait de l’hispanité les musulmans d’Espagne, ceux-ci n’en demeuraient pas moins, longtemps après la chute de Grenade, présents dans le roman hispano-mauresque, Émilie Picherot pose un jalon supplémentaire à son itinéraire de recherche. Dans la présente étude, elle s’attache à décrire ce phénomène entre exclusion, on pourrait dire éradication, et rémanence, qu’elle a de longue date identifié en suivant, en toute cohérence, la trace de la langue arabe elle même dans l’Europe renaissante. Partant de là, elle dégage une longue construction politique qui parvient à élaborer la représentation d’une culture arabo-musulmane radicalement exogène à l’Europe, en dépit d’une présence multiséculaire qu’accompagne un processus d’« orientalisation » de l’arabe.
D’emblée Émilie Picherot fait preuve d’une belle ambition dans ses enjeux : il s’agit pour la chercheuse de donner à entendre un moment crucial à même d’éclairer les relations actuelles entre l’Europe occidentale et le monde arabe. Pour ce faire c’est la définition de la langue elle-même qu’elle sonde, en n’éludant pas la question essentielle de l’identité religieuse : est-elle inséparable de l’identité linguistique arabophone comme l’entendaient nombre d’érudits du xvie siècle tout comme leurs prédécesseurs et peut-être comme l’entend toujours notre monde contemporain ? Que signifiait transmettre cette langue présumée incompréhensible et aussi scélérate que ceux qui la pratiquaient et pourtant porteuse de savoirs incommensurables ?
La date retenue comme point de départ, 1492, est celle que l’historiographie envisage traditionnellement comme moment de rupture avec le monde médiéval espagnol : la chute de Grenade met un terme définitif à la présence d’un islam d’état dans les deux Couronnes espagnoles, la découverte de l’Amérique va bouleverser la géographie du monde et élargir ses frontières, l’expulsion des juifs d’Espagne met un terme théorique à une présence de quatorze siècles et la rédaction du Prologue bien connu de la grammaire de Nebrija, qui stipule clairement que la langue accompagne « el imperio », à savoir le pouvoir, va lier avec force l’usage de la langue dominante, le castillan, et son uniformisation au pouvoir politique. Certes, cette date n’est qu’une commodité méthodologique car rien ne change du jour au lendemain, l’arabe ne disparait pas davantage que les arabophones ou la culture d’Al Andalus, les juifs non expulsés sont baptisés et restent sur le territoire, l’Amérique attendra quelques dizaines d’années avant que l’Espagne ne s’intéresse à autre chose qu’à ses trésors et la grammatisation des langues vernaculaires n’en est qu’à son premier essai. Néanmoins, ce sont bien là tous les éléments qui constituent le socle de la démarche d’Émilie Picherot.
Les bornes chronologiques proposées, 1500-1550, cernent par ailleurs, ce mouvement européen de rationalisation des langues vernaculaires qui accompagne les prémices de l’institutionnalisation de l’apprentissage d’autres langues, le grec et le latin, l’hébreu de façon plus marginale, nécessaires à ce renouveau intellectuel et culturel en passe de s’élaborer au sud comme au nord de l’Europe. En revanche l’arabe, langue maculée, est pratiquement exclu de ce processus qui en somme aboutit à un humanisme « lavé » de tout héritage sémitique.
451L’existence d’une pensée renaissante différente, décentrée du strict retour à l’Antiquité, est-elle envisageable ? C’est ce que postule Émilie Picherot en puisant dans les propositions du Néerlandais Nicolas Clénard, saisies au travers de sa correspondance, et du Français Guillaume Postel avec sa Grammatica arabica. Le travail de l’Espagnol Pedro de Alcalá, El arte para ligeramente saber la lengua arabiga, publié à Grenade quelque trente cinq ans auparavant dans le contexte de la conversion forcée des Maures de Grenade, doublé de El vocabulista arabigo en letra castellana, lui aussi de 1505, publié à Salamanque chez l’éditeur Juan Varela, constitue le premier volet du triptyque sur lequel se construit cette étude. Ces trois sources, produites dans des contextes intellectuels, culturels et linguistiques très différents, s’inscrivent sur une toile de fond qui demeure la polémique Chrétienté/Islam et la nécessaire conversion des musulmans. Clénard et Postel apportent, cependant, une dimension supplémentaire qui repose sur d’autres intérêts, plus scientifiques ou diplomatiques, voire commerciaux.
L’étude opte pour un déroulement chronologique et se déploie en trois parties : la première étant consacrée aux tentatives antérieures de diffusion et de transmission de la langue arabe, la deuxième établit une minutieuse comparaison des ouvrages de Alcala et de Postel qui met en avant à la fois leurs spécificités et les présupposés idéologiques sur lesquels ils s’élaborent. Enfin la troisième pose la question du statut européen de la langue arabe et élargit à la question même de l’enseignement et de l’apprentissage linguistique. Au-delà de la question méthodologique, c’est la façon dont opère cet apprentissage sur ce qu’est ou devient un locuteur qui est interrogée. Autant de préoccupations qui n’ont cessé d’opérer chez les érudits et proto-linguistes de la première modernité mais qui retentissent d’échos singuliers de nos jours. Émilie Picherot offre ici un éclairage comparatiste sophistiqué et solidement argumenté au service de son projet.
Sont interrogés puis réfutés les simplismes, les fausses évidences, les rapidités qui ont effacé l’histoire d’une langue et d’une culture qui, avant de devenir autres, étaient familières à l’Europe. Cette prudence dans le maniement de notions et de concepts si aisément convoqués, l’altérité, l’hybridité en particulier, se double d’une grande fermeté à l’heure de proposer un nouveau regard tant sur la langue arabe que sur les fondements de sa transmission et sur la pensée humaniste. Un ouvrage essentiel et novateur pour quiconque s’intéresse à ces questions.
Anita Gonzalez-Raymond
Phillip John Usher, L’Aède et le géographe. Poésie et espace du monde à l’époque prémoderne. Paris, Classiques Garnier, « Géographies du monde », 2018. Un vol. de 425 p.
D’abord spécialiste de la poésie épique de la Renaissance française (Epic Arts in Renaissance France, 2014) et traducteur de la Franciade (Ronsard’s Franciade, a translation, 2010), Phillip John Usher creuse actuellement la piste d’une lecture écologique et éco-poétique de la littérature des débuts de la période moderne, et a fait paraître, depuis son livre de 2018 ici recensé, Exterranean : Extraction in the Humanist Anthropocene (2019), et, avec Pauline Goul, Early Modern Écologies : Beyond English Ecocriticism (2020). L’Aède et le géographe. Poésie et espace du monde à l’époque prémoderne prend donc place, dans les recherches de son auteur, au tournant qui mène des études sur la poésie épique à une forme d’écocritique, 452en se donnant pour objet le territoire et sa représentation poétique à différentes échelles. Le premier mérite de cet ouvrage est ainsi de vivifier et de prolonger d’une manière intellectuellement très stimulante le renouveau récent des recherches sur la poésie épique et sur la poésie philosophique (on retrouve dans l’ouvrage aussi bien Ronsard que Du Bartas), en élargissant le corpus des textes épiques à des œuvres beaucoup moins connues et bien moins travaillées par la critique, et en s’appuyant sur les apports récents de l’histoire des savoirs (en particulier le remarquable livre de Jean-Marc Besse sur Les Grandeurs de la terre, qui date déjà de 2003 mais a significativement enrichi les études sur la géographie renaissante). Publié dans la collection « Géographies du monde » dirigée par Frank Lestringant, l’ouvrage entre également en résonance avec la littérature de voyage et l’univers des cosmographes et des cartographes.
L ’ Aède et le géographe propose un parcours lui-même construit de manière géographique dans un corpus poétique produit entre 1500 et 1608. À côté des noms très connus de Ronsard, Du Bartas ou Jean de La Jessée figurent ceux moins souvent évoqués de Pierre de Blarru, Pierre Crignon, Laurent Pillart et Renaud Clutin. L’auteur pose à leur sujet la question qu’on se posait déjà pour Homère : ces poètes étaient-ils géographes, eux qui écrivaient à l’époque de ce qu’on a coutume d’appeler les Grandes découvertes et de la vogue des récits de voyage ? Parce que les frontières du monde ont reculé (rappelons en revanche que sa forme est établie de longue date, contrairement à ce que laisse penser une remarque malheureuse p. 15 sur la forme du globe), et que de nouveaux univers humains, animaux, végétaux… sont apparus, l’auteur part du constat logique que « l’époque est particulièrement riche pour une réflexion sur le rapport entre la poésie (notamment héroïque) et la géographie ». Dans le même temps, il souligne un apparent paradoxe, puisque la littérature française semble à cette époque s’être « détournée du monde », à l’heure où paraissaient ailleurs des œuvres comme les Lusiades de Camões. Voici donc le point de départ de l’ouvrage et sa ligne directrice : même si la France n’a pas consacré d’épopées à de grands explorateurs (qu’elle n’avait d’ailleurs pas), les « aèdes de la Renaissance […] n’étaient[-ils] pas, de façon encore à définir, aussi des géographes ? ». C’est à cette définition d’un mode d’être aussi géographe tout en étant poète qu’est consacrée l’enquête de Phillip John Usher.
À cette fin, il adopte un plan inspiré des concepts géographiques de la Renaissance, eux-mêmes repris de Ptolémée, et travaille par changements d’échelle successifs, de la chorographie ou grande échelle (au sens géographique et exact du terme, c’est-à-dire la représentation d’un petit territoire, et non l’inverse) jusqu’à la dimension proprement cosmographique, celle qui embrasse le globe dans son ensemble. La distinction entre chorographie et cosmographie, cependant, n’est pas uniquement un changement d’échelle, c’est aussi une différence de mode de saisie du territoire : la cosmographie propose une vue de loin, qui estompe les détails mais rend compte d’un tout et de ses liens, quand la chorographie fragmente le territoire pour isoler ou juxtaposer des lieux, en un mode descriptif et exploratoire qui rappelle le principe d’insularité, tant géographie qu’intellectuel, alors très en vogue. Le plan épouse un mouvement à la fois intellectuel et visuel, en examinant d’abord ces formes de « vues de ville » que sont les épopées locales (grande échelle, chorographie, vue fragmentée) pour ensuite élargir le point de vue jusqu’à une saisie cosmographique, qui est aussi une sortie du territoire français. La chorographie du début est aussi un point centrique à partir duquel le regard s’étend et l’épopée se 453déploie dans l’espace, puisqu’il s’agit, à chaque étape, à chaque degré de l’échelle, de comprendre comment la poésie « décrit et pense l’espace ».
Le premier chapitre, « L’éclatement du telos épique », analyse trois épopées chorographiques : la Nancéide (Blarru, 1518), la Rusticiade (Pillart, 1548) et la Rochelléide (La Gessée, 1573). Il s’agit de s’interroger ici sur des épopées qui, pour très différentes qu’elles soient, ont en commun de « prélever » un fragment de la carte nationale et sont donc l’analogon littéraire d’une carte régionale, qui a pour vocation de représenter un espace à la fois réel et fantasmé, porteur de revendications politiques, culturelles, identitaires, à la fois partie d’un tout (l’atlas épique national, pourrait-on dire) et unité organique singulière. Phillip John Usher fait également ici un rapprochement avec le travail du peintre : l’épopée chorographique peut comporter les détails d’un tableau et mettre un petit monde sous les yeux du lecteur.
Les chapitres suivants analysent des espaces bien plus vastes et à l’identité marquée : la France, la Méditerranée de la bataille de Lépante, « le cap de Bonne-Espérance vu de France ». Le chapitre « La Franciade ou les géographies transfrontalières d’un poème “national” » aborde la grande épopée ronsardienne en soulignant son ambiguïté géographique fondamentale : y lit-on un récit de voyage, celui de Francus, ou « la célébration d’un espace aux frontières connues », la France ? (p. 119). L’analyse révèle les liens entre ces deux niveaux, le poème national ne se jouant pas nécessairement à l’échelle nationale. Usher montre ainsi comment cohabitent diverses géographies, géographie tantôt fictive (l’Épire de Francus), nostalgique (Troie), « prophétisée » (la France) et un itinéraire qui les relie sur la carte comme dans l’espace des représentations : la « cartographie » de la nation chantée par Ronsard déborde des limites de son territoire national pour être aussi littéraire et fantasmée. Les deux chapitres suivants montrent de la même façon comment se créent des espaces épiques que chaque poète construit selon une logique propre révélatrice d’un projet d’écriture. Dans tous les cas, on constate que, d’une part, les modèles géographiques de la carte, du plan de ville ou du récit de voyage nourrissent la construction épique, et, d’autre part, que le texte poétique permet de « donner une forme littéraire » à certains lieux emblématiques du monde tel qu’il se redessine.
Le dernier chapitre, enfin, permet d’atteindre le niveau cosmographique : « quarta pars orbis. La planétarisation de la poésie épique » se penche sur quelques textes dans lesquels la poésie française s’ouvre au Nouveau Monde, même si c’est timidement, et fait ainsi entrer dans la culture du lecteur les noms évocateurs des espaces lointains, qui demeurent énigmatiques.
« Enquête se situant aux confins de l’histoire littéraire et de l’histoire de la géographie », l’ouvrage de Phillip John Usher propose une méthode convaincante qui permet à son tour une forme de cartographie, celle de la littérature épique française, en lui donnant une cohérence autre que celle de l’appartenance générique. L’ensemble des poèmes examinés constituent un atlas qui, comme tous les atlas, va de la vue rapprochée à la vue de loin, du plan local au planisphère et ménage même encore un peu de mystère sur ses frontières. Il montre aussi comment la littérature épique est travaillée par un imaginaire géographique, comme elle l’est pas l’imaginaire mythologique et littéraire, les voyageurs étant, on le sait, de nouveaux Ulysse. La vision scalaire propose une lecture complémentaire de celle permise par l’opposition épique, verticale, entre le héros et les dieux, et 454complémentaire de l’épaisseur historique ou mythique. Original, appuyé sur une méthode convaincante, l’ouvrage est aussi agréable à lire ; il permet d’entrer plus avant dans un corpus souvent méconnu autant que de se doter d’outils critiques nouveaux ou de les consolider, et constitue un apport indéniable à l’étude de la poésie épique.
Violaine Giacomotto-Charra
Alain Mothu, Une philosophie des Antipodes. Athéisme et politique dans le Cymbalum Mundi. Genève, Droz, « Courant critique », 2023. Un vol. de 432 p.
Publié anonymement à Paris puis à Lyon en 1537-1538 et immédiatement censuré, le CymbalumMundi, attribué à Bonaventure des Périers, est composé d’une épître liminaire et de quatre brefs dialogues mettant en scène Mercure descendu sur terre, Cupidon, des animaux parlants et divers humains. Depuis le xvie siècle, l’opuscule a fait l’objet d’interprétations très diverses, la critique privilégiant tantôt l’ambiguïté des dialogues, tantôt un « plus hault sens » de nature religieuse, morale ou encore linguistique.
Depuis 2012, au fil d’une vingtaine d’articles publiés essentiellement dans la Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance et la Lettre clandestine, Alain Mothu, spécialiste de la pensée dissidente aux xviie et xviiie siècles, a entrepris d’étayer à nouveaux frais une hypothèse quelque peu oubliée au xxie siècle : celle de l’antichristianisme et même de l’athéisme du Cymbalum Mundi. Son ouvrage Une philosophie des Antipodes – qui prend pour édition de référence celle de Peter Hampshire Nurse (avec une préface de M. A. Screech), pourtant favorable à une lecture évangélique – constitue l’aboutissement de ces différents travaux. Dans une riche introduction qui synthétise les informations dont on dispose sur l’auteur du Cymbalum Mundi et sur la première réception de l’opuscule, Alain Mothu part du constat qu’un certain nombre de contemporains de Des Périers ont jugé sa pensée dangereuse : les catholiques Guillaume Postel, Étienne Pasquier et Pierre de l’Estoile, ou encore les protestants André Zébédée, Jean Calvin, Guillaume Farel et Henri Estienne – on regrettera simplement qu’à aucun moment l’auteur ne se situe précisément par rapport aux critiques qui, de Bernard de La Monnoye (1732) à Max Gauna (2000), l’ont précédé dans cette voie critique. Il démontre ensuite, en six chapitres équilibrés, que si Des Périers ne peut pas s’exprimer directement et est obligé de brouiller les pistes, il propose cependant, pour qui sait lire entre les lignes, une philosophie subversive d’une grande cohérence.
Dans les quatre premiers chapitres, Alain Mothu soutient que Jésus-Christ est la cible principale du Cymbalum Mundi. Non seulement il serait au centre des six fables que le chien Hylactor promet de conter à la fin du quatrième dialogue (chapitre i), mais il serait aussi visé à travers le personnage de Mercure qui occupe le devant de la scène dans les trois premiers dialogues. Alain Mothu brosse ainsi le portrait de Mercure-Jésus, en distinguant douze facettes, tantôt apparemment neutres (chapitre ii : l’amateur de bon vin, le missionnaire et le rénovateur de l’Alliance, le porteur de la Bonne Nouvelle, l’homme-Dieu, le Sauveur, le dieu d’amour), tantôt diffamatoires (chapitre iii : le blasphémateur, le fauteur de discorde, le porteur d’une vaine Parole, le magicien et l’illusionniste, le vaurien, l’imposteur). Même le titre de l’ouvrage désignerait Jésus : ce serait lui la cymbale du monde (chapitre iv).
455Le chapitre v, centré sur la figure de Jupiter, pousse la démonstration encore plus loin. Le Cymbalum Mundi, nourri par une pensée essentiellement épicurienne, ne serait pas seulement antichrétien, mais fondamentalement athée. Le père de Mercure, double du Dieu chrétien, brillerait en effet par son « improvidence », et Des Périers irait jusqu’à mettre en cause sa réalité même. Cet athéisme de Des Périers ne constituerait pas du tout une exception confirmant la règle, jadis formulée par Lucien Febvre (1942), selon laquelle l’homme du xvie siècle ne disposerait pas de l’outillage mental rendant possible l’incroyance (p. 283-291). Dans la conclusion de l’ouvrage, Alain Mothu fait même le pari « qu’il exista à son époque, en Europe, non pas un, deux, trois, mais une myriade de Des Périers » (p. 374).
Le chapitre vi tente – de manière quelque peu périlleuse, nous semble-t-il – de tisser des liens entre l’œuvre et la vie de Des Périers, sur laquelle on connaît pourtant si peu de choses (p. 323-336), et rattache son antichristianisme athée à une pensée politique et sociale. À partir d’un passage important du quatrième dialogue, Alain Mothu lui donne le nom de « philosophie des Antipodes » (c’est-à-dire des « Antipodes inférieurs »). Le Cymbalum Mundi reprocherait à Mercure-Jésus et Jupiter-Dieu de n’avoir été inventés que pour servir une communauté d’Antipodes supérieurs : la religion chrétienne serait une vaste mystification, dispensant de fausses promesses égalitaristes. L’auteur de cette philosophie antipodale, peut-être déçu par le protestantisme et mu par « un tropisme égalitariste et une humeur nettement contestataire, pour ne pas dire révolutionnaire » (p. 351), remettrait en cause l’ordre du monde et se rangerait résolument du côté des hommes et des animaux inférieurs tels que Phlégon, le cheval asservi du troisième dialogue, ou les chiens philosophes du quatrième dialogue.
L’ouvrage d’Alain Mothu ne convaincra pas tout le monde dans la mesure où, comme l’auteur le reconnaît volontiers, les conclusions formulées sont « hypothétiques » (p. 56) : aucun des témoignages extérieurs (invoqués en grand nombre dans les parties v et vi) ni aucun élément interne au texte ne permettent de prouver de manière définitive l’antichristianisme athée de Des Périers. Surtout, chacun des « signaux » (p. 369) méticuleusement rassemblés ici peut nourrir de tout autres lectures qui ont également leur cohérence. Maints critiques (dont l’auteur de ce compte rendu) préfèrent ainsi voir dans le Cymbalum Mundi une méditation évangélique sur le monde comme il va, ou encore une réflexion sur la parole et l’écriture. Néanmoins, l’enquête d’Alain Mothu, à qui on sait gré de ne pas avoir emprunté un ton trop polémique vis-à-vis des thèses concurrentes (à quelques exceptions près : voir p. 57 ou 370-371), se signale par sa grande clarté et par sa riche documentation. Elle intéressera donc non seulement les spécialistes de la dissidence religieuse, mais aussi tous les amateurs du Cymbalum Mundi, d’autant que les monographies sur cet ouvrage sont rarissimes.
Nicolas Le Cadet
Michel de Montaigne, De l’institution des enfans (Essais, I, 26). Introduction, notes et commentaire par Joan Lluís Llinàs Begon, traduction de Philippe Dessomes Flórez. Paris, Classiques Garnier, « Essais philosophiques sur Montaigne et son temps », 2023. Un vol. de 273 p.
Dans le livre I des Essais, l’importance du chapitre « De l’institution des enfans » est mise en évidence par une dédicace particulière à Diane de Foix, une Dame de 456la haute noblesse, protectrice de Montaigne. Probablement offert en manuscrit à celle-ci avant sa publication en 1580 dans la première édition du livre, il connut une diffusion séparée, connue par la traduction anglaise qu’en fit John Florio pour la comtesse de Bedford, cinq ans avant la publication de sa version complète des Essais (1603). Dans The School of Montaigne (2017), un des meilleurs livres récents consacrés à Montaigne, Warren Boutcher a mis en évidence le rôle de ce chapitre écrit pour les Dames dans la conception et la réception des Essais comme livre « noble ». Avec « Des Cannibales », ce même chapitre a connu une fortune toute particulière dans la tradition scolaire, au point de concentrer le discours commun porté sur Montaigne et son œuvre. Considéré comme une sorte de manuel pédagogique, réduit à la formule « plustost la teste bien faicte, que bien pleine » dont on fait le but de l’éducation alors qu’elle correspond aux qualités du bon précepteur, il conduit à célébrer son auteur comme le précurseur, avec Rabelais et Rousseau, de l’enseignement moderne, libéré des préjugés et des contraintes du passé, voué au seul épanouissement de la personnalité de l’enfant.
Dans sa dédicace, l’écrivain rappelle le lien féodal de dépendance qui le liait à la dédicataire et à sa famille, ainsi que le contexte dans lequel le chapitre avait été présenté. En mars 1579, Diane de Foix avait épousé son cousin Louis, comte de Gurson. Dans le chapitre « De la force de l’imagination », Montaigne, qui avait joué un certain rôle dans la conclusion de ce mariage, évoqua la nuit de noce agitée du couple. Dès le printemps 1580, un fils, Frédéric, naquit de cette union. Dans le chapitre, Montaigne annonce cette naissance et en fait le prétexte du discours qu’il propose, concernant l’éducation à donner au futur jeune seigneur. Il n’est pas impossible qu’il ait pu envisager d’assumer en personne la charge de gouverneur sous l’autorité duquel ce programme aurait pu être mis en œuvre. La date de 1579 souvent retenue pour la rédaction correspond en réalité à la seule dédicace ; le développement pédagogique, qui suit et amplifie le chapitre « Du pédantisme » avec lequel il entretient un étroit réseau de références, a pu avoir été rédigé plus tôt, indépendamment du contexte personnel dans lequel il a été inscrit. Montaigne rattache son origine à la fois à sa lecture de Plutarque et à la suggestion d’un lecteur non nommé qui, après avoir lu « Du pédantisme », lui avait demandé de développer ses conceptions sur le sujet de l’« institution des enfans ».
Le discours de Montaigne prend sens dans un débat contemporain plus général, portant sur l’éducation à donner à la noblesse. Présenté par son auteur comme un paradoxe, une fantaisie « contraire au commun usage », il prend position contre la formation scolaire des collèges. Montaigne y dénonce moins l’objet que la qualité d’un enseignement, formulé en « preceptes espineux et mal plaisans, et mots vains et descharnez », et les formes brutales et serviles d’une pédagogie appliquée à coup de fouet. Il propose un plan d’éducation destiné à un enfant d’une grande famille, confié à un « gouverneur », qui exerce sur son élève une pleine autorité, assisté d’un précepteur-pédagogue et d’un homme de lettres. Cette formation a pour cadre la société et non pas une salle de classe ni la demeure familiale. Elle a pour but non seulement de former aux Lettres et d’enseigner la doctrine par la connaissance des arts libéraux, mais de développer la vertu de l’élève, l’ensemble des qualités intellectuelles, morales et sociales, qui puissent faire de lui un gentilhomme accompli, excellant à la guerre comme à la cour, au service du prince. À sa manière, Montaigne fait une synthèse originale qui actualise pour les lecteurs français de la fin du xvie siècle l’idéal aristotélicien de magnanimité, le Libro del457Cortegiano de Castiglione et les conceptions qu’Érasme avait formulées dans sa Declamatio pueris statim et liberaliter instituendis (1529), en diffusant une pratique pédagogique mise en œuvre à la cour par Jacques Amyot.
L’argumentation de Montaigne est structurée selon une série d’oppositions intellectuelles (jugement/mémoire), morales (faire/dire) et sociales (gentilhomme/pédant). Elle repose sur le paradoxe d’une écriture savante, riche d’innombrables références antiques et modernes, qui, par la virtuosité et l’inventivité de son style, récuse pourtant le pédantisme des pratiques humanistes de la citation. Elle est garantie dans sa pertinence par l’èthos d’un ample discours personnel jouant du vraisemblable. Ce discours développe d’une part un commentaire réflexif sur sa propre écriture, adaptée à la matière qu’il traite et donnée en modèle implicite, et d’autre part une évocation du personnage même de Montaigne en tant que gentilhomme lettré accompli. Il culmine sur un récit de l’enfance de celui-ci, marquée par la mise en œuvre d’une expérience pédagogique privée, à l’initiative de son père, à laquelle succédèrent ensuite les années de collège. Ce récit idéalisé, qui représente Montaigne en puer senex, capable de rivaliser en latin avec les meilleurs maîtres, et en lecteur conforté dans ses goûts pour la poésie, inverse et nuance les oppositions initiales, pour mettre en évidence l’importance des qualités natives de l’élève, sur lesquelles il est difficile de faire des pronostics, mais sans lesquelles un programme d’éducation, quel qu’il soit, est voué à l’échec. La critique a répété ce discours personnel pour en faire la matière d’un long chapitre de la biographie de Montaigne et d’une prosopographie des maîtres du collège de Guyenne, sans s’interroger sur son genre rhétorique et ses formes, en négligeant à la fois son agrément et son intention apologétique amplifiée dans les rédactions successives. Cette représentation de Montaigne confirmait à la fois son rang d’aîné privilégié et son statut noble, et elle validait, non sans ironie, le modèle pédagogique qu’il donnait en exemple.
Le petit volume des Classiques Garnier, traduit de l’espagnol de Joan Lluís Llinàs Begon, propose le texte de « De l’institution des enfans » et son commentaire. Le texte reproduit celui de l’ancienne édition Villey, dont tous les spécialistes connaissent les faiblesses et l’arbitraire. Un nouvel artifice typographique distingue des « couches » censées faire apparaître l’évolution du texte et partant, celle de la « pensée » de Montaigne. Ces couches, présentées en forme d’ajouts, ne reproduisent qu’approximativement les rédactions successives et leurs variantes. Le commentaire, d’orientation philosophique, suit de façon linéaire le chapitre dont il fait une paraphrase nécessairement répétitive. Faute d’outils adaptés, il ne peut comprendre ni sa disposition (« les idées se suivent les unes les autres un peu au gré du hasard »), ni son style (jugé « disparate »), ni ses enjeux éthiques et sociaux. Négligeant l’histoire dans laquelle s’inscrit le discours de Montaigne et l’importante tradition critique dont il a fait l’objet, il repose sur une information souvent datée (sur la pratique du grec de Montaigne, sur l’aristotélisme des Essais, sur La Boétie). Ignorant les réalités culturelles et politiques françaises de l’époque par rapport auxquelles Montaigne prend position (et en particulier les débats sur la langue), se servant de références et de catégories d’interprétation peu pertinentes (le scepticisme n’a pas de place dans ce chapitre), il présente le discours comme une « critique de la pédagogie féodale autoritaire » (p. 16), développant une opposition entre individu et société, alors que l’éducation prônée par Montaigne vise à former l’enfant à la « conversation des hommes ». L’ouvrage n’ouvre aucune perspective 458originale et n’apporte aucune information nouvelle. Il n’apprendra rien au lecteur français, spécialiste de Montaigne ou étudiant.
Jean Balsamo
Christofle de Beaujeu, Les Amours. Édition par Ugo Pais. Paris, Société des Textes Français Modernes, 2023. Un vol. de 830 p.
Les anthologies, qui ont grandement contribué à la (re)découverte de nombreux poètes oubliés de la fin du xvie siècle, ne rendaient compte que de manière imparfaite, sinon biaisée, de la coloration particulière de chacun d’eux. Si quelques-uns de ces poètes ont fait l’objet d’éditions critiques, Christofle de Beaujeu n’en faisait pas encore partie. Cette édition des Amours (qui ne connurent de publication qu’en 1589 et ne semblent pas avoir alors rencontré de publics susceptibles d’en suggérer la remise sur le marché) donne donc au lecteur d’aujourd’hui une occasion de se plonger dans un univers poétique singulier – la belle mais partielle édition de G. Mathieu-Castellani en 1995 ne pouvait avoir une semblable ambition.
Ugo Pais introduit, édite et annote un ensemble de 393 pièces fort diverses où le sonnet domine largement. La courte et dense introduction présente celui qui, pour reprendre les mots d’un sonnet de 1584, « esgallement à Mars, aux Muses, donne / Quartier dedans son ame ». Du poète qui publie à Anvers un Traité du mépris de la mort (1584) puis à Paris la plaquette Le Convoy du duc de Joyeuse (1588) avant d’y faire imprimer en 1589 ses Amours […] ensemble le premier livre de la Suisse, Ugo Pais souligne l’hétérogénéité « poussée à son paroxysme » des choix formels ainsi que l’inventivité dans l’exploitation des possibilités strophiques et métriques, à quoi s’ajoute la virtuosité d’une courte série de lettres amoureuses en prose glissée au cœur des vers. Comme l’écrit Ugo Pais, « le nombre et la variété des pièces que contiennent les Amours révèlent un auteur en pleine possession de ses moyens poétiques, cultivé, bon connaisseur de la tradition pétrarquiste et bien décidé à faire preuve d’originalité ». L’organisation du recueil pourrait se faire en fonction des sept séries de sonnets numérotés qui forment des manières de séquences dont la première, numériquement la plus importante, est comme isolée par une épître propre adressée « Au lecteur » et par son titre : LeTorrent des sonnets de l’autheur. Ugo Pais souligne pour sa part la place occupée par les trois élégies les plus longues et comme structurantes, autour desquelles s’agrègent les autres pièces selon un ordre bien difficile à cerner. L’introduction souligne aussi, dans un autre registre, la place originale occupée par les Vies de Plutarque parmi les amonts de l’écriture poétique du Torrent des sonnets et en analyse brièvement les usages.
Le lecteur des Amours ne peut qu’être frappé par la place qu’occupent les allusions biographiques que renferment les vers de ce poète-soldat. Les recherches d’Ugo Pais sont ici capitales : elles lèvent, fût-ce partiellement, le voile sur certains moments d’une vie longtemps restée presque inconnue. Beaujeu est né en 1555 ; il est mort en 1636 après avoir pris part à nombre d’événements militaro-politiques et épousé les intérêts de différents partis religieux : le Traité du mépris de la mort est ainsi publié dans l’ombre d’un entregent réformé, ce qui n’est plus le cas pour les publications ultérieures. Les Amours mettent surtout en scène les années marquées par un exil qui s’achève en Suisse et qui, autant qu’une sorte de retour en grâce, constitue de manière récurrente un ancrage biographique des poèmes. On pourrait donc regretter que cette édition n’ait pas intégré le Premier livre deLa Suisse, 459amorce d’une épopée placée dans le sillage de la Franciade et annoncé au titre des Amours comme leur complément. Ce morceau épique est certes isolé par une page de titre et par des pièces d’escorte spécifiques ; il n’en est pas moins lié aux Amours qui y trouvent en partie un cadre géographique et par le quatrain final du volume qui semble inclure l’épopée dans l’univers amoureux : « Muse tu as chanté les Amours de ma Rose, / Plume tu as despaint toutes mes passions, / Main tu as travaillé soubs mes affections, / Sus donc que sans Amour tout le monde repose. » L’inclusion de ces vers épiques aurait élargi le spectre des visées poétiques de Beaujeu. Reconnaissons cependant que le choix de limiter le présent volume aux Amours est justifié par une limite que le poète pose lui-même : la mention « Fin des Amours » distingue formellement l’inspiration amoureuse de l’ambition épique.
S’il est difficile, sinon impossible d’affirmer que Beaujeu a participé, fût-ce discrètement, à la vie lettrée de son temps – Ugo Pais émet à ce propos un certain nombre de suppositions –, il se révèle très au fait des générations poétiques qui, dans des cercles proches de la cour royale, impriment à la seconde partie du seizième siècle ses spécificités. Il affirme en tête du sonnet cxv du Torrent des sonnets : « Sonet que l’autheur fit le jour de la Toussainct, à Paris, estant avec feu Monsieur Ronsard, lequel luy avoit promis de le mettre dans ses œuvres. » Voilà notre poète, qui se veut habitant du Parnasse et reconnaît en Desportes « bien-disant » l’héritier dudit Ronsard, dans le voisinage de la figure tutélaire du siècle !
Le texte de 1589, entaché de nombreuses coquilles typographiques, est soigneusement transcrit et corrigé ; les vers faux font l’objet de propositions de correction ; une unique variante du poème composé à l’occasion de la mort de Joyeuse et repris dans les Amours est dûment enregistrée. Les différents exemplaires des Amours sont précisément décrits et un important glossaire accompagne la lecture.
L’annotation éclaire une langue souvent complexe, habitée d’allusions érudites ou obscures jusqu’à être énigmatiques. Le lecteur pourra ne pas partager certaines de ces propositions, d’ailleurs toujours prudentes, d’élucidation ; il corrigera quelques erreurs sans doute dues à un clavier hâtif – ainsi, c’est à Philoctète et non à Polyphème qu’Ulysse cherche à reprendre l’arc d’Hercule (p. 422, note 4). Mais il sera surtout reconnaissant à l’éditeur de lui faciliter grandement l’accès à une poésie parfois peu compréhensible, tout en reconnaissant que cette incompréhensibilité n’est pas le moindre charme de ces vers.
Si l’on trouve dans ces Amours une « espèce de beauté convulsive attachée à l’irrationnel des conduites et au désordre des fantasmes » (G. Matthieu Castellani) qui parfois évoque les vers amoureux d’un autre poète-soldat, Agrippa d’Aubigné, la présente édition permet que se déploie de manière beaucoup plus large et beaucoup plus nuancée le talent de Christofle de Beaujeu.
Bruno Petey-Girard
Joseph-Marie Loaisel de Tréogate, Nouvelles et contes. Édition de Charlène Deharbe et Françoise Gevrey. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xviiie siècle », 2022. Un vol. de 476 p.
Il faut savoir gré à Charlène Deharbe et Françoise Gevrey de tirer de l’oubli les nouvelles et les contes de Joseph-Marie Loaisel de Tréogate, un des minores de la fin de siècle, dont la postérité n’a souvent retenu que le roman libertin, Dolbreuse, ou l’Homme du siècle ramené à la vérité par le sentiment et par la 460raison (1783), source d’inspiration pour Sade, où on lisait : « Peut-être, à l’époque où nous sommes, est-il besoin de peindre Minerve avec les traits de Vénus et de donner une physionomie riante à la sagesse, afin de la rendre un objet de séduction pour les cœurs corrompus » (« Préface », Dolbreuse, éd. Deharbe, 2015, p. 92).
L’édition que les deux critiques nous procurent est une invitation à relire des œuvres à formes brèves, parues entre 1776 et 1779 : Valmore, anecdote française (Paris Moutard, 1776 – éd. F. Gevrey), Florello, histoire méridionale (Paris, Moutard, 1776 – éd. Ch. Deharbe), les Soirées de la mélancolie (Amsterdam, Arkstée et Merkus, 1777 – éd. Ch. Deharbe) et la Comtesse d’Alibre, ou le Cri du sentiment, anecdote française (La Haye et Paris, Belin, 1779 – éd. F. Gevrey). Si elles furent arbitrairement rangées par F. Baldensperger, D. Mornet, P. Van Tieghem dans la genèse du romantisme, entre réaction antiphilosophique et renouveau catholique, le volume propose de les explorer à l’aune des « Lumières finissantes » : une perspective scientifiquement fondée, permettant de découvrir une poétique d’hybridation dans les genres narratifs pratiqués par Loaisel (nouvelle, conte, roman, anecdote) et une vision philosophique et morale, où la sensibilité est perçue comme une énergie, « un levain qui fait croître et fermenter les passions » (Loaisel, Soirées), jusqu’à devenir une frénésie criminelle qu’une sagesse néo-stoïcienne tente de ramener à la vertu.
Le lecteur moderne découvre les récits pathétiques et sombres de Loaisel, enrichis mutuellement par leur rapprochement dans le recueil. Ils se lisent avec d’autant plus d’intérêt, que le processus éditorial est d’une grande rigueur : un apparat critique érudit, des variantes au fil des éditions, une chronologie, un glossaire, une bibliographie, deux index (noms et thèmes) et une table des matières. Quatre illustrations frontispices de Valmore nous placent immédiatement au cœur du propos, sur lesquelles on aurait souhaité en revanche plus d’éclaircissements (p. 75 et p. 154). L’édition est dotée d’une introduction générale d’une quarantaine de pages, qui pose tout d’abord les principaux jalons d’un itinéraire, les origines bretonnes de Loaisel, son passage dans le corps de la Gendarmerie d’ordonnance de la Maison royale, ses années productives (bien que certaines, de 1775 à 1788, restent énigmatiques) et l’origine du nom qu’il s’arroge ; par suite, on y trouve un état limpide et complet des questions de poétique que posent « les petits genres » de la fin du siècle et la façon dont « l’esthétique de la sensibilité et du sombre » trouve à s’y développer (p. 19-45).
Chacune des œuvres de Loaisel offre un modèle d’édition avec son introduction propre et son apparat critique. Le choix éditorial s’est porté sur les éditions originales, approuvées par l’auteur, de façon à indiquer « les modifications apportées par les rééditions parues pendant la Révolution ». Les variantes de Valmore, qui fut réédité en 1795 avec la seconde édition de Florello dans un format in-18, sont indispensables pour prendre la mesure de l’affadissement des thèmes, mise en œuvre par le libraire Le Prieur, et saisir la stratégie d’actualisation qu’il développe afin de répondre aux nécessités idéologiques de l’époque (« tendance à éliminer […] les références à l’univers aristocratique, à préférer un style moins soutenu, à supprimer des […] digressions philosophiques et métaphysiques, à atténuer la sensualité du texte original »). L’organisation générale de l’édition rend le livre pédagogique et agréable à lire. Les différentes introductions ainsi que l’annotation proposent des rapprochements précis et inédits à destination d’un public de spécialistes et offrent les conditions d’une lecture informée des textes (analyses de réception, 461parallèles éclairants, comme sur l’esthétique de la terreur et les influences de Prévost, Richardson, Léonard, Baculard d’Arnaud, p. 362-367).
Pour conclure, ce volume soigné offre de précieux renseignements sur Loaisel de Tréogate et restitue aux lecteurs ses débuts littéraires avec la parution de récits pathétiques et sombres qui rencontrèrent un grand succès à l’époque et annoncent le roman noir du xixe siècle.
Huguette Krief
Jean-Louis Aubert, Correspondance littéraire de Karlsruhe. Tome VI (2 janvier 1775-31 décembre 1777). Textes édités par Bénédicte Peralez-Peslier, Henri Duranton, Samy Ben Messaoud ; et Tome VII (15 janvier 1778-31 décembre 1780). Textes édités par Sébastien Drouin, Ghazi Eljorf et Camelia Sararu. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances », 2023. Deux vol. de 452 p. et 383 p.
Dans la lignée des travaux d’édition des correspondances littéraires du xviiie siècle, la collection « Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux », éditée chez Champion, publie la série de la Correspondance littéraire de Karlsruhe sous la direction d’Henri Duranton, au sein des « Correspondances littéraires érudites, philosophiques, privées ou secrètes ». Depuis le premier volume paru en 2015, l’équipe éditoriale met à la disposition du public les manuscrits qu’avait exhumés Jochen Schlobach au cours d’un important labeur d’inventaire et de dépouillement d’archives entrepris dans les bibliothèques européennes dans les années 1960. Cette série est un outil précieux pour la communauté des chercheurs en histoire du xviiie siècle, en histoire de la littérature et des idées puisque ces textes, jusque là inédits, ne sont pas accessibles sous format numérique.
Cette presse clandestine adressée tous les quinze jours à la seule margrave de Karsruhe, Karoline Luise von Baden-Durlach, sans interruption ou presque jusqu’à sa mort, est un témoignage précieux, en dehors du circuit des journaux officiels, pour appréhender un « vaste panorama de la vie culturelle et de la société parisiennes » (Henri Duranton, « introduction », dans Correspondance littéraire de Karlsruhe 15 janvier 1757-15 décembre 1759. Éd. S. Ben Messaoud, H. Duranton et M. Mericam-Bourdet, Paris, Champion, 2015,t. 1, p. 11). Plusieurs rédacteurs se sont employés à la tâche. À la suite de Pierre de Morand qui commence les livraisons en 1757 pour les interrompre à sa mort en juillet de la même année, Antoine Maillet du Clairon continue le travail jusqu’en juin 1766, relayé à son tour par Claude Pougin de Saint Aubin jusqu’en juin 1770. Cette longue correspondance littéraire s’achève sous la plume de l’Abbé Jean-Louis Aubert entre 1770 et avril 1783, date de la disparition de l’illustre commanditaire. L’ensemble couvre vingt-sept années de la vie culturelle française, diffusant moult informations sur les derniers ouvrages parus, sur la vie parisienne, notamment théâtrale, sur les élections à l’Académie française, sur les anecdotes et rumeurs qui se propagent, selon un équilibre qui diffère en fonction de la personnalité des rédacteurs.
Les deux volumes qui viennent de paraître en 2023, vol. VI et VII, sont édités par Bénédicte Peralez-Peslier (1775), Henri Duranton (1776), Samy Ben Messaoud (1777), Sébastien Drouin et Camelia Sararu (1778), Ghazi Eljorf (1779 et 1780). Ils contiennent les lettres écrites par Jean-Louis Aubert, lequel s’est dévoué treize années durant à cette tâche. Comme l’indiquent Robert Granderoute, dans sa 462notice du Dictionnaire des journalistes en ligne (réédition dirigée par Anne-Marie Mercier-Faivre et Denis Reynaud, à la suite de la version imprimée dirigée par Jean Sgard), et Jean-Noël Pascal, dans l’entrée « fabulistes antiphilosophiques » du Dictionnaire des anti-Lumières et des antiphilosophes dirigé par Didier Masseau, l’abbé Aubert est à la fois journaliste et homme de lettres, connu pour ses fables mais aussi pour son drame, La Mort d’Abel. Au moment de la rédaction des lettres à la margrave, il était également professeur au collège de Navarre depuis 1773 ; ce que souligne Samy Ben Messaoud à propos d’un exposé sur les évolutions littéraires du temps, qualifié de « pédagogique » (t. VI, p. 308). Membre du camp des anti-philosophes, il était reconnu pour ses activités journalistiques, à la tête des Mémoires de Trévoux dès 1766 et de la Gazette de France à partir de 1774.
Ces volumes de la Correspondance littérairede Karlsruhe sont intéressants à double titre. Non seulement ils mettent à la disposition des chercheurs des textes inédits conservés dans les fonds manuscrits de Karlsruhe, mais ils sont également éclairés par les annotations précises des éditeurs. Les citations sont référencées par le titre et l’auteur au sein de l’ouvrage et de l’édition concernés, le plus souvent une première édition. Les allusions et événements historiques sont parfois explicités, à l’appui des travaux scientifiques récents, les personnes évoquées sont identifiées. La longueur et la précision des annotations dépendent bien entendu de chaque éditeur et de son domaine de prédilection. Les trois index à la fin de chaque volume (index des pièces en vers, des titres et des auteurs) permettent de repérer les objets de la critique. Toutefois les index manuels ont leurs limites et il arrive que certains titres fassent défaut ; ce qui est tout à fait compréhensible. En ce sens, un accès numérique à cette riche collection faciliterait considérablement la circulation dans les textes, pour retrouver des citations précises, des allusions à des anecdotes ou à des événements particuliers. Espérons que l’éditeur proposera, à terme, une version numérique pour que ces volumes puissent être exploités encore davantage.
Au-delà de l’identification des ouvrages qui font l’objet d’une présentation et d’un compte rendu à l’abonnée, les critiques formulées par l’abbé Aubert sont comparées dans les annotations, à des degrés variables en fonction de chaque éditeur, aux comptes rendus publiés dans d’autres journaux comme le Journal de Paris, le Journal Encyclopédique, L’Année littéraire, le Mercure de France, la Correspondance littéraire de Grimm (dans l’édition ancienne de Mathieu Tourneux, le dernier volume de l’édition en cours dirigée par Ulla Kölving au CIEDS étant celui de l’année 1766), les Affiches, le Gazetier universel, le Journal des dames, le Journal des savants, l’Esprit des journaux, les Mémoires de Trévoux… Ce travail méticuleux qui dévoile des reprises, voire des copies (t. VII, p. 352, note 2), témoigne aussi de la manière dont le rédacteur se situe par rapport à ses confrères, la manière dont il dénigre le Journal de Paris par exemple à partir de ce que nous appellerions aujourd’hui des « infox », comme l’indique une note de la lettre du 31 janvier 1777 (t. VI, p. 295, note 2). Toutes ces annotations issues d’enquêtes minutieuses explicitent les allusions à des événements – représentations théâtrales ou faits historiques –, à des personnes telles que les académiciens mais aussi tout le personnel du monde des spectacles. Cela contribue à faciliter la compréhension de la lettre tout en satisfaisant, voire suscitant, la curiosité des chercheurs. Mentions sont faites d’ouvrages peu connus comme la Grammaire des dames parue en 1777 (t. VI, p. 305) ou la brochure intitulée Traité de l’art de la coiffure des femmes 463(t. VII, p. 55) en 1778, de chansons, d’anecdotes précises – les acclamations de Le Kain, dont la santé décline, à l’occasion de L’Orphelin de la Chine en février 1776 (t. VI, p. 163) – ou encore de cette comédie, Le Gâteau des rois, jouée une seule fois en janvier 1775 à la Comédie-Française. Son auteur, M. Imbert, que le correspondant orthographie Joubert (t. VI, p. 18), est davantage loué pour ses « poésies agréables » au moment où il donne une autre comédie en un acte aux Italiens en décembre 1779, Le Lord anglais et le Chevalier français, « qui a bien de la peine à prendre », donnant lieu au commentaire suivant : « ce diable de théâtre est si glissant » (t. VII, p. 246). On lit aussi les échos à la polémique des lettres de Caraccioli en février 1777 (t. VI, p. 302-304), des commentaires sur les nouvelles estampes de Greuze – « dont l’amour propre est fort chatouilleux » selon le rédacteur (t. VII, p. 203) – à l’occasion d’un recueil de lettres initialement publiées dans le Mercure en 1779. Du côté de l’éducation et de l’institution des sourds et muets, l’abbé Aubert réhabilite le rôle premier de M. Péreire, moins connu que l’abbé de l’Épée, le 15 juillet 1777 ; ce qui fait l’objet de plusieurs notes de Samy Ben Messaoud (VII, p. 364-365).
Bien entendu, pour l’année 1778, il est longuement question de Voltaire, de son retour à Paris, de sa consécration à la Comédie-Française et de sa mort. Le récit savoureux des deux représentations d’Irène en présence de son auteur donne une idée du ton de ces lettres. L’abbé Aubert souligne malicieusement le décalage entre la soirée du couronnement de Voltaire « recevant des applaudissements à chaque vers, bon ou mauvais, de sa pièce » (t. VII, p. 43) et la seconde représentation qui ne reçut que « quelques applaudissements » alors que son auteur s’y était rendu secrètement, une semaine plus tard, « caché dans une loge grillée » : « M. de Voltaire a dû sentir alors ses lauriers se flétrir sur sa tête » (t. VII, p. 44). On lit enfin nombre d’allusions aux affaires comme les démêlés du chevalier D’Éon avec Beaumarchais lors de la publication d’une lettre en 1778 (t. VII, p. 34), aux querelles musicales, aux polémiques soulevées par le mesmérisme dans la Gazette de santé (t. VII, p. 305-306) que le correspondant se plaît à rapporter pour remettre en cause les « miracles » et accuser Mesmer de charlatanisme.
Il est difficile de transcrire toute la richesse de cette correspondance littéraire qui aborde les sujets les plus divers, les nouvelles du temps, les anecdotes, sur le ton de la confidence tout en affichant des positions individuelles assez tranchées ; ce qui confère à la dimension informative un côté plaisant et amusant. La plume parfois acerbe du rédacteur témoigne de considérations morales, de ses positions idéologiques, à une époque où les idées foisonnent et circulent par voie de presse, notamment clandestine. Diverses lectures sont possibles, celle du chercheur à l’affût de découvertes, celle de l’amateur qui s’immerge ainsi dans la vie parisienne trépidante du siècle des Lumières. Dans le second cas, une introduction au début de chaque volume, voire de chaque année, pour récapituler les éléments marquants, permettrait sans doute de contextualiser ces lettres et de mieux en appréhender la lecture.
Quoi qu’il en soit, on saluera l’efficacité avec laquelle cette série est publiée à rythme régulier, donnant rapidement accès au public à une correspondance manuscrite qui détient d’aussi intéressantes informations sur la vie culturelle au xviiie siècle. Nous attendons dès lors avec impatience la parution des trois dernières années qui viendront clore ce beau travail éditorial.
Béatrice Ferrier
464Jacques Charles Donze, La Fille séduite et heureuse. Exhumation du manuscrit d’un suicidaire joint à une procédure criminelle de 1785. Édition critique par Hélène Parent et Pierre-Benoît Roumagnou. Paris, Société française d’étude du dix-huitième siècle, « Dix-huitième siècle », 2023. Un vol. de 98 p.
Le dimanche 24 avril 1785, un ouvrier en joaillerie parisien, Jacques Charles Donze, tente de mettre fin à ses jours en se frappant la poitrine et l’estomac de neuf coups de couteau. La scène se passe au Pré-Saint-Gervais, où cet homme de trente-quatre ans se promenait après avoir déjeuné avec un couple d’amis dans une guinguette de La Courtille. Parmi les objets trouvés sur lui figure le manuscrit d’un petit roman épistolaire intitulé La Fille séduite et heureuse.
Hélène Parent et Pierre-Benoît Roumagnou proposent une édition critique de ce roman ainsi que des pièces relatives à l’enquête dont Jacques Charles Donze, que la juridiction de l’époque considère comme coupable d’une tentative d’homicide de lui-même, fait l’objet entre le 24 avril et le 2 juin 1785. Le volume né de cette entreprise présente ainsi l’originalité d’imbriquer ce qui apparaît finalement comme deux intrigues relevant de genres et de registres très différents.
Le roman épistolaire, La Fille séduite et heureuse, offre une variation sur les topoï du roman sentimental et de la comédie touchante de la deuxième moitié du dix-huitième siècle : éveil du sentiment amoureux entre deux jeunes gens sincères et vertueux, obstacles à leur union nés des ambitions d’un père bourgeois, qui privilégie un prétendant noble mais cynique et libertin, moyens trouvés par les amoureux pour vaincre ces obstacles et pouvoir vivre librement et légalement leur passion contrariée… Le recueil éclaire les goûts et les convictions philosophiques de l’auteur, petit bourgeois parisien passionné de lectures et de théâtre et grand amateur de comédie bourgeoise.
L’autre intrigue relève du genre judiciaire et d’un registre nettement plus dramatique et réaliste. Le dossier, retrouvé dans le carton 3949bis de la sous-série Z2 des archives nationales, nous livre les procès-verbaux du personnel juridique de la prévôté du Pré-Saint-Gervais, ceux des chirurgiens qui ont examiné et soigné Jacques Charles Donze ainsi que les témoignages des passants qui ont assisté au drame et ceux des proches du suicidaire. Cet ensemble, complété par une riche introduction et par les sources citées en annexe, fournit un aperçu très intéressant sur certaines pratiques sociales contemporaines comme les villégiatures dans les villages périphériques de Paris, avec leurs « guinguettes » et leurs « tabagies » où l’on allait, le dimanche et le lundi, « ramponer » (c’est-à-dire, explique Louis-Sébastien Mercier, boire un peu plus qu’il ne faudrait) et se divertir. Mais le dossier est bien sûr particulièrement instructif quant aux procédures liées au suicide, à l’égard duquel les juridictions se montrent plus indulgentes au xviiie siècle, notamment lorsque l’« homicide de soi-même » est imputable à la folie, au désespoir ou à un état d’égarement, même passager.
Sous-titré Exhumation du manuscrit d’un suicidaire joint à une procédure criminelle de 1785, le volume constitué par Hélène Parent et Pierre-Benoît Roumagnou s’impose donc comme un objet insolite, qui soulève, par l’articulation originale du roman et des modalités particulières de sa découverte et de sa conservation, toute une série d’interrogations troublantes : pourquoi Jacques Charles Donze s’est-il rendu au Pré-Saint-Gervais avec son manuscrit en poche ? Existe-t-il un lien entre son roman et son geste désespéré ? Doit-on lire son expédition dominicale au nord 465de Paris, auprès d’un couple d’amis mariés, qu’il n’avait pas vu depuis six mois, comme une tentative dérisoire pour donner corps aux rêveries idylliques dont témoignent les premières lettres de son roman, où les jeunes gens se retrouvent et échangent leur premier baiser dans une bucolique petite maison de campagne, goûtant la compagnie de paysans « qui ont des mœurs parce qu’ils sont simples » ? Donze apparaîtrait dans cette perspective comme un lointain cousin de Werther, voire un précurseur de Madame Bovary, un idéaliste à l’éprit troublé par les chimères caractéristiques du règne de Louis XVI. L’un de ses proches, l’orfèvre Louis Claude François Houllier, n’affirme-t-il pas avoir « toujours remarqué que le sieur Donze avait l’esprit léger et philosophique, s’occupant de lectures de ce genre, et que l’on ne peut attribuer sa destruction qu’à un genre de folie » ?
Une deuxième série de questions porte précisément sur la nature de cette « folie » qui aurait conduit Jacques Charles Donze à se frapper de neuf coups de couteau. Tous les témoins, y compris le Prévôt du Pré-Saint-Gervais et les chirurgiens qui l’ont examiné, affirment que le suicidaire avait, au moment et après les faits, « l’esprit totalement dérangé et aliéné ». Charles Jacques Serard, maître tabletier et éventailliste, qui l’accompagnait, avec sa femme, le jour du drame, rapporte que son ami « avait l’esprit faible » et n’a cessé de se plaindre de sa mère – une « mauvaise mère » – avant de passer brusquement à l’acte. Des histoires de famille, de rivalités entre frère et sœur et d’argent se dessinent, au fil des dépositions. Mais le lecteur est prévenu que plaider la folie est le seul moyen de protéger le suicidaire des poursuites les plus graves qui peuvent le frapper : exécution capitale, refus d’une sépulture chrétienne et confiscation de son bien. D’autres pistes sont esquissées grâce aux extraits du Tableau de Paris, cités en annexe : « Ceux qui se tuent, ne sachant plus comment exister, ne sont rien moins que des philosophes : ce sont des indigents, les excédés de la vie, parce que la subsistance est devenue pénible et difficultueuse » affirme ainsi Louis-Sébastien Mercier, qui insiste sur le grand nombre de jeunes gens, souvent célibataires, qui se donnent chaque année la mort à Paris dans les années 1780. Jacques Charles Donze n’est certes pas un indigent mais il manque d’ouvrage et se trouve dépendant de la rente que lui verse sa mère, qui a cédé son fonds de commerce à sa fille, ce qui lui a « beaucoup assombri la tête ». L’abus d’alcool et de tabac apparaît également, progressivement, comme un facteur déclenchant de la crise du 24 juin 1785.
Au petit roman sentimental, très prévisible dans sa naïveté charmante, le dossier qui entoure la tentative de suicide de Jacques Charles Donze fait donc succéder un récit plus énigmatique, qui appelle une lecture du soupçon et ouvre des perspectives fort intéressantes sur les aspirations et les frustrations des jeunes artisans à la veille de la Révolution.
Françoise Le Borgne
Louis de Bonald, Œuvres choisies. Tome II. Écrits sur le divorce. Édition de Flavien Bertran de Balanda et Gérard Gengembre. Paris, Classiques Garnier, 2022. Un vol. de 340 p.
La brillante et minutieuse introduction des co-éditeurs du volume – Gérard Gengembre, professeur émérite de littérature française et spécialiste de la pensée contre-révolutionnaire, et feu Flavien Bertran de Balanda, chercheur en histoire à l’École pratique des hautes études et spécialiste de Bonald) – nous éclaire sur la 466conception bonaldienne, très complexe, du divorce. L’indissolubilité du mariage est pour l’auteur la « pierre angulaire de la société » et ce lien conjugal est dans son esprit étroitement lié à la situation de la famille, de la religion et de l’État, d’où l’importance qu’il accorde à ces trois institutions dans ses écrits en 1801, au moment où est mis en projet le Code civil. À la régénération révolutionnaire il oppose un programme contre-révolutionnaire de restructuration de la société. La création de l’homme engendre la « société religieuse naturelle » : elle instaure des rapports entre un Dieu-Providence qui conserve l’homme et des créatures qui le lui rendent bien par leur adoration intérieure et leur culte extérieur. À son tour, l’homme devient procréateur et conservateur de ses enfants, fondant ainsi la « société domestique ». Ces deux sociétés, religieuse et domestique, s’unissent pour former alors la « société primitive ». Une société constituée est donc pour Bonald une société conforme au dessein providentiel : la constitution est un processus historique qui s’acquiert avec le temps. Il la conçoit, sur le mode biologique, comme l’âme de l’organisme social. Une volonté générale procède de cet être collectif, qui s’incarne dans un pouvoir unique comme Dieu : la constitution ne peut donc être que monarchique. Et c’est la famille qui apparaît comme le lieu par excellence de cette constitution. Contre l’interprétation révolutionnaire de la constitution qui fait de l’individu le fondateur de sa propre liberté, il défend une conception organiciste, métaphysique et historique de la constitution.
Le divorce, qui est en 1801 au centre de ses préoccupations, est ainsi présenté comme un schisme, qui non seulement détruit la société domestique mais s’attaque au principe même de toute société : comme la Révolution, il consacre la rupture de tous les liens. En privant le père, la mère, l’enfant de la dignité conférée par le mariage, il les ramène au stade primitif, qui est celui du mâle, de la femelle et de leur progéniture. L’abolition du divorce devient, dans ce contexte, un combat fondamental qui se joue de manière véhémente sous la Restauration dans les articles de presse et les discours à la tribune de Bonald, mais de manière plus contrôlée dans ses ouvrages de doctrine. Mais les écrits sur le divorce réunis dans ce volume, qui tiennent à la fois de la dissertation et du pamphlet, échappent à cette règle. Dans leur volonté de frapper le lecteur, mieux, de l’interpeller, ils radicalisent la pensée bonaldienne, à coups de sentences et de monologues dans lesquels la dialectique n’a pas sa place : c’est le monde du tout ou rien. Lutter contre le divorce, c’est par conséquent à la fois effacer la Révolution et offrir un contre-exemple monstrueux de la Restauration à venir. Lorsque celle-ci advient en 1814-1815, Bonald, élu du département de l’Aveyron, devient mentor des ultras et rapporteur de la commission chargée d’abroger le divorce, déjà restreint par le Code civil. Le discours qu’il prononce à la Noël 1815 est triomphant et son auteur se félicita sa vie durant d’avoir ainsi contribué à l’abolition du divorce, même s’il eut par la suite à déplorer diverses tentatives de remises en question.
Cette longue introduction, associée aux éclaircissements apportés par les nombreuses notes infrapaginales, permet au lecteur de se diriger dans le massif touffu et polymorphe des écrits de Bonald ici rassemblés : un traité méthodique en douze chapitres (« Du divorce considéré au xixe siècle relativement à l’état domestique et à l’état public de société »), des pièces justificatives (Accord de la révélation et de la raison contre le divorce par l’abbé de Chapt de Rastignac, extraits de L’Art de vérifier les dates et du Code matrimonial, Consultation sur le divorce demandée en Pologne en 1791), un Résumé sur la question du divorce en 9 §, une 467Lettre au citoyen Portalis, conseiller d’état, une Propositionfaite à la Chambre de Députés le 26 décembre 1815, des articles de presse ne figurant pas dans les Œuvres complètes de Bonald et en annexe un extrait du Discours préliminaire de Portalis. Ce recueil de textes bonaldiens sur le divorce, ainsi conçu, fait revivre – et ce n’est pas son moindre mérite – les débats animés qui ont eu lieu autour de cette question brûlante, principalement au cours de l’année 1801. La lecture en est agréable grâce à la vivacité et au piquant du propos, en dépit des pointes acérées lancées contre le mal absolu représenté par le divorce – par le biais notamment des métaphores de pourrissement, scories et métastases – chez un être passionné comme Bonald, dont les idées chevillées au corps et les certitudes inébranlables ne laissent aucune place à la tolérance.
Sylviane Albertan-Coppola
Jean-Pierre Saïdah , Vagabondages romantiques. Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2023. Un vol. de 390 p.
Jean-Pierre Saïdah réunit dans Vagabondages romantiques un ensemble d’articles, pour la plupart déjà parus, consacrés aux auteurs et aux poétiques à la marge des grandes notoriétés et des pratiques majeures du premier xixe siècle. La métaphore spatiale du vagabondage présente dans le titre annonce ainsi un décentrement du regard propice à la (re)découverte de textes et d’écrivains méjugés et/ou négligés par l’histoire littéraire, tout autant qu’elle préfigure l’exploration de thématiques et d’esthétiques décalées, si ce n’est déplacées, par rapport aux modèles contemporains – romantique et réaliste – en voie d’élaboration. L’auteur développe ainsi dans son introduction sa volonté de considérer les à-côtés de la littérature, autour de 1830, au profit d’une lecture excentrique éloignée de la voie royale de la reconnaissance et des sentiers battus du poncif. Les études regroupées portent donc avant tout sur une littérature en mode mineur qui questionne les normes et les autorités dominantes de l’époque de la même manière qu’elles visitent les territoires pluriels de la dissidence tant esthétique qu’idéologique sous les monarchies constitutionnelles.
L’ouvrage aborde ainsi principalement les postures et les productions de ces romantiques, membres du « petit cénacle » restés dans l’ombre du grand, et parmi lesquels ont figuré Théophile Gautier, Pétrus Borel ou encore Gérard de Nerval. Dans les trois parties centrales de Voyages romantiques, « Autour des petits romantiques », « Écritures et poétiques nouvelles » et « Histoire et littérature », l’auteur évalue dans quelle mesure, adonnée à la fantaisie la plus débridée, cette jeunesse a tourné le dos à un romantisme « hydropique » en prenant le parti de la facétie, de la même manière qu’elle a refusé le sérieux du réalisme naissant par le choix systématique de la divagation. Jean-Pierre Saïdah montre alors comment s’est constituée une poétique de la rupture et de la désinvolture dans un double mouvement de dissolution de la littérature et de subversion de la doxa. En effet, les Jeunes-France ont arboré comme un défi une plume frivole, volontiers ludique et moqueuse, familière des riens et des excès, au fondement d’une écriture du jeu, dans laquelle l’auteur voit les prémices d’une modernité qu’approfondiront plus tard les écrivains du soupçon. Entre le pied de nez et le contrepied, les œuvres des petits romantiques exploitent l’action corrosive tout autant que comique de la dérision et s’attaquent aux fondements du récit. Les analyses d’Albertus de Gautier, 468de L’Âne mort de Janin, de Champavert de Borel ou encore celle de l’Histoire du roi de Bohême de Nerval permettent la mise en évidence, récurrente et parfois redondante d’un article à l’autre, de procédés parodiques n’épargnant rien, pas même la littérature. Dans « Les préfaces des petits romantiques » ou bien dans « La désinvolture narrative dans Mardoche et Namouna », Jean-Pierre Saïdah s’intéresse aux altérations narquoises de la voix auctoriale ou narratoriale, dont l’ingérence intempestive alterne entre les affirmations de toute-puissance et les constats d’impuissance, redevables d’une ironie déplaçant la relation de confiance entre le lecteur et l’instance discursive de la croyance vers la connivence. Dans le cas du récit, la narration, sans cesse interrompue, sans cesse différée, cède la place à des digressions intra- et métatextuelles qui exhibent le narrateur et ses procédés selon une dynamique d’autodérision et d’auto-parodie inspirée, entre autres modèles, du Don Juan de Byron. Ce sont à nouveau Namouna, Histoire du roi de Bohême et Albertus qui illustrent la réflexion autour d’une « écriture de la discontinuité » ouvrant la voie aux expérimentations formelles. Cette poétique de la rupture inscrit alors les œuvres étudiées dans le grotesque, par une esthétique du mélange et de l’hyperbole, tout autant que dans le burlesque, comme le note l’auteur dans « Les facéties enchantées de Nerval dans La Main de gloire » : le macaronique, enté sur les fantaisies discursives, redouble ainsi le fantastique, autre vecteur du grotesque, dans une volonté d’exalter et de débrider l’imagination. Par la fragmentation de la ligne et de l’unité narratives, les Jeunes-France contrent donc les prescriptions littéraires, héritées d’Aristote et confortées par le classicisme, prônant la facture harmonieuse de l’œuvre. De même, la déconstruction du personnage, antihéros ou simple fantoche entre les mains de l’écrivain, ou encore l’insistance sur la facticité de l’œuvre entraînent une dé-réalisation au rebours de toute mimesis. D’où un retournement de la fiction sur et contre elle entraînant une autoréflexivité qui place la littérature au cœur d’un processus métatextuel. Or la mise en abyme de ces œuvres aboutit, paradoxalement, à une démythification de la littérature, au moment même de son sacre sous l’effet des grands romantiques, en même temps qu’à la célébration de l’infinie liberté d’un auteur devenu démiurge.
Jean-Pierre Saïdah établit alors un lien convaincant entre le comportement social du dandy et l’esthétique singulière et réfractaire de la jeunesse de 1830 dans un article intitulé « Mise en scène de soi et mise en pièces du récit ». Partant de la formule « dandysme littéraire » forgée dans la presse pour Musset, l’auteur attribue à la poétique Jeune-France les caractéristiques du dandy – impertinence, ironie, désinvolture – et s’intéresse à ce qu’il appelle un « dandysme de la narration ». Ainsi, le récit chez les petits romantiques et le personnage du dandy partageraient une même éthique du jeu, dans une logique de la mascarade et de la mystification favorable à l’outrance et à l’illusion. Pareillement, la littérature Jeune-France emprunterait au dandysme sa nature contestataire vis-à-vis de la figure antagoniste qu’est le bourgeois et s’opposerait directement à l’idéologie dominante.
De fait, la véritable unité de Voyages romantiques ressortit davantage à l’ancrage temporel du propos qu’à une étude poétique de la marge. En effet, la date pivot de 1830 et la manière dont la littérature et les auteurs se sont pensés par rapport aux monarchies constitutionnelles subsument l’hétérogénéité d’articles traitant d’objets aussi divers que le personnage du dandy chez Balzac ou la structure du récit dans Olivier ou le Secret de Madame de Duras. L’article « 1830, quelle rupture ? » souligne 469combien la révolution de Juillet ne fait qu’entériner la victoire de la bourgeoisie que préfigurait déjà 1789, et combien les Trois Glorieuses marquent une révolution politique et non sociale. La bourgeoisie s’installe donc au pouvoir, et avec elle ses valeurs et sa conception du temps, que la littérature n’a cessé de questionner. Aussi l’analyse de la toilette, dans « Esquisse d’une poétique du vêtement chez Balzac », « De Balzac dandy aux dandys de Balzac » ou « La canne, la pantoufle et le parapluie », insiste-t-elle sur la signification sociale du vêtement dans la société révolutionnée, que la vêture fasse sécession – comme dans le cas du dandy – ou que l’accessoire, devenu utile, rallie celui qui le porte à la classe « pantouflarde » par excellence qu’est la bourgeoisie. Fustigée pour sa bêtise, à travers l’allégorie de M. Prudhomme (« Henry Monnier. Fantaisie ou caricature ? »), ou pour le modèle familial qu’elle impose (« La solitude, mode d’emploi. Le cas Alphonse Rabbe »), l’ère bourgeoise constitue la cible ou l’objet d’étude d’auteurs qui en pointent les ridicules ou l’immoralité (« Balzac et le théâtre, un rendez-vous manqué ? Que sait-on du théâtre de Balzac ? »), quand ils ne proposent pas, à l’exemple des petits romantiques, une contre-culture ouvertement en guerre contre le sérieux, l’utilitarisme et le progrès bourgeois.
Lauren Bentolila-Fanon
Gérard de Nerval,Œuvres Complètes. Tome VII-3.Voyage en Orient. Édition de Philippe Destruel. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2022. Deux vol., 1766 p.
Voici, quatre décennies après celle de la Pléiade (Nerval, Œuvres Complètes, t. II, 1984, dir. Claude Pichois), une nouvelle édition du Voyage en Orient. Elle prend place dans les Œuvres complètes, entreprise considérable dirigée par Jean-Nicolas Illouz, et on la doit à Philippe Destruel, qui avait déjà procuré (en 2014), dans cette même série, les Scènes de la vie orientale, c’est-à-dire une proto-version du Voyage en Orient, indisponible depuis bien longtemps. Les nervaliens, les orientalistes et les spécialistes de la littérature viatique (autant de chercheurs qui mesurent l’importance de ce travail à l’aune de celle de ce chef-d’œuvre de Nerval, qui occupe une place majeure dans leur champ respectif) ne peuvent qu’être reconnaissants à l’éditeur scientifique, qui a accompli, pour ces deux textes, un énorme travail d’érudition et met à leur disposition un apparat critique considérable (dont de très précieux index et les indispensables variantes). Il fait aussi, au passage, fructifier l’héritage de ses devanciers (Jean Richer, Gilbert Rouger, Michel Jeanneret, Jacques Huré, Claude Pichois, Hisashi Mizuno). En revanche, on tiendra rigueur aux éditions Garnier de la présentation matérielle de ce Voyage en Orient, en deux volumes, dont le second compte 1180 pages, pèse plusieurs kilogrammes, et est donc fort peu maniable. Sans doute s’agissait-il de ne pas augmenter le prix d’une publication déjà facturée 98 €, mais quand on aime Nerval, l’orientalisme, la littérature viatique, on ne compte pas, et une édition en trois volumes aurait garanti un certain confort à ce qui ne peut être qu’une lecture au long cours.
Rappelons que le Voyage en Orient, publié sous sa forme définitive en 1851, appartient à la dernière période de l’œuvre de Nerval, et que s’y affirment à la fois un écrivain grand inventeur de formes et un voyageur au regard très aigu, doté même de ce qu’on pourrait appeler un flair ethnographique qui est pour beaucoup dans le plaisir du lecteur de notre début de xxie siècle.
470Le premier volume (qui ne compte « que » 586 pages) s’ouvre sur une très copieuse « Présentation » de 90 pages, qui se déroule en trois temps. Le premier revient sur les conditions biographiques qui ont présidé aux deux voyages (l’un vers Vienne, l’autre vers l’Orient) dont Nerval agencera le récit pour en faire son Voyage en Orient, sur l’histoire complexe des publications qui précèdent l’édition en volume et la manière dont l’œuvre et ses différents avatars furent accueillis. Le deuxième temps offre une mise en perspective du récit, en convoquant les grands ancêtres que sont Chateaubriand et Lamartine, et aussi le texte inabouti que Flaubert tira, un peu après Nerval, de son propre périple. La suite, découpée en trois moments, est d’une eau très différente, car Philippe Destruel y recourt au ton de l’essai critique, avec ce que cela implique de subjectivité assumée, d’élaboration intellectuelle singulière, et il y est question aussi bien de poétique du voyage et d’altérité que de quête de la femme. L’éditeur laisse ici la place au commentateur, qui adopte un regard à la fois empathique et surplombant sur le texte, dont on peut d’ailleurs regretter qu’il le cite (au sens le plus matériel du terme) trop peu. On peut aussi ne pas être convaincu par l’approche qui se fait jour ici. Parler de la quête de la femme à propos de Nerval n’a certes rien d’aberrant (c’est d’ailleurs depuis longtemps un topos de la critique nervalienne) mais c’est une approche un peu réductrice pour une œuvre d’une ampleur telle que le Voyage en Orient, et dont la fécondité herméneutique est peut-être un peu épuisée. Par ailleurs, il convient d’insister sur le fait que Nerval écrit là ce qu’il nomme lui-même un « roman-voyage », appellation qui signale l’importance du processus d’invention, de recomposition, et une distance réflexive à l’égard de cette quête. Quant à la notion d’altérité, là encore, on ne peut récuser sa pertinence, on sait qu’on peut difficilement en faire l’économie, mais depuis quarante ans que la critique de la littérature viatique en use, on a pu mesurer les effets pervers de sa mise en œuvre, et notamment celui auquel n’échappe pas Philippe Destruel : le repli un peu embarrassé vers un discours proche de la réflexion philosophique, avec ce que cela impose d’inachèvement et d’approximation de la part du commentateur littéraire, et, en définitive, de frustration et de perplexité pour le lecteur. À l’inverse, on se réjouit que E. Saïd et ses épigones soient ici en gros laissés de côté, tant on s’est lassé de cette approche mécanisée, de cette myopie qui ne sert pas les œuvres et n’éclaire guère le lecteur.
L’annotation d’un texte comme celui-ci est une tâche harassante, car il faut dans l’absolu se soucier aussi bien de la mise en valeur d’un certain nombre d’allusions intra et intertextuelles que de l’élucidation de référents proliférants (lieux, personnes, événements ou situations historiques, données culturelles, etc.) Une œuvre aussi riche fait constamment courir au lecteur le risque de ce que P. Barbéris nommait la « lisibilité perdue » : faute d’informations, d’un savoir partagé, de connaissances dont disposait le lecteur contemporain, tout un pan du texte devient opaque, ou, littéralement, insignifiant. Philippe Destruel a donc légitimement choisi de se consacrer pour l’essentiel à ce volet, érudit et informatif, de l’annotation. Il est intéressant de comparer, de ce point de vue, son travail à celui effectué par J.-N. Illouz (avec la collaboration de J.-L. Steinmetz) dans le volume de la même collection consacré aux Filles du feu (2018), dans lequel les notes relevant de l’herméneutique occupent la plus grande place, ce que rendait possible et nécessaire la nature des textes considérés, lesquels, symétriquement, n’exigeaient pas la mise en œuvre d’une érudition aussi énorme que celle réclamée par le Voyage en Orient.
471Ces notes érudites sont parfois impressionnantes dans leur abondance et leur précision, qu’il s’agisse de synthétiser des informations ou de citer des textes souvent méconnus, convoqués à bon escient pour éclairer le récit de Nerval. Bien sûr, le lecteur maximaliste ou grincheux trouvera parfois, c’est inévitable, à redire : écrire (vol. I, p. 217, note 322) que « [la race] est une notion fondamentale au xixe siècle » n’est pas suffisant, et d’autant moins que le terme et tout ce qui s’y accroche désormais occupent une place importante dans les débats qui nous sont contemporains. Il aurait donc fallu procéder à une restitution des horizons de sens qui étaient ceux de ce terme pour les contemporains de Nerval. Decamps (vol. II, p. 792, note 86) et Marilhat (vol. I, note 25, p. 252) méritaient mieux que la brève note à laquelle chacun d’eux a droit, même si la vogue de l’orientalisme pictural du xixe siècle et des travaux qui s’y rapportent permettra au lecteur de trouver ailleurs les informations nécessaires (par exemple dans le Dictionnaire des orientalistes de langue française, cité dans la bibliographie qui occupe trente pages à la fin du deuxième volume). La note consacrée (vol. I, p. 301, note 17) à Méhémet-Ali, le vice-roi d’Égypte, ne rend pas compte de l’importance historique du personnage, tout comme une autre (vol. II, p. 746, note 92) dit abruptement que « [l’] Orient est à la fois terre de tolérance et d’intolérance », gommant ainsi l’analyse sociologique que développe Nerval à propos de cette contradiction (qui de ce fait apparaît plutôt comme une tension – par exemple dans le chapitre inaugural des Nuits du Ramazan, à propos de la mise à mort d’un Arménien converti à l’islam revenu ensuite au christianisme, puis dans le chapitre intitulé « La Pacha de Scutari », lorsque Gérard, qui porte un costume persan, est insulté par un cafetier turc qui voit en lui un chiite (ce qui amuse beaucoup le pacha, qui, lui, manifestement, n’en est plus là).
Philippe Destruel ne renonce pas complètement à la veine herméneutique et commentative, mais les notes qu’il y consacre sont souvent trop elliptiques (notamment lorsqu’il cite divers travaux critiques) pour qu’elles nourrissent vraiment la lecture. Il arrive que la mémoire intertextuelle soit sollicitée de manière abusive, comme dans telle note où est convoqué Céline (vol. I, p. 300, note 16), telle autre où c’est le cas de Proust (vol. I, p. 308, note 22). Certains partis pris relèvent d’une critique nervalienne qui pèche par le désir de prêter au texte une profondeur supplémentaire, toujours située du côté du monde spirituel ou surnaturel, ou bien du côté des archétypes. Il y a là matière à un débat de fond, que deux exemples nous permettront d’amorcer.
Dans le chapitre v de la première section des « Femmes du Caire », Gérard, le narrateur-personnage, rencontre (vol. I, p. 248) un « Franc », personnage éminemment pittoresque, qu’il qualifie, avant de développer la description qui illustrera ce caractère pittoresque, de « mortel ». La note 1, qui commente ce terme, demande : « Que décrit exactement le narrateur ? Un personnage allégorique ? » Il me semble que cette interrogation est caractéristique d’une posture (et d’une tentation) qui, guidée par la conviction qu’il faut toujours lire Nerval en recherchant un « plus haut sens », donne dans la surinterprétation, et de ce fait rate le texte. En l’occurrence, celui-ci n’offre aucun indice qui conduirait à voir dans l’appellation « mortel » une allusion allégorique, alors qu’à l’inverse sa cohérence se joue dans le traitement humoristique du pittoresque attaché au personnage, dont la mise hétéroclite inscrit sur son corps son identité de transfuge. Dès lors, le terme « mortel », qui est complété par l’évocation d’une « face enluminée et à longues moustaches », 472apparaît comme un appellatif plaisant, dont la teneur « minimaliste » et universalisante (celle de l’équivalence homme/mortel) entre dans une tension surprenante et drôle avec la description d’une mise dont au contraire le caractère improbable confère au personnage une singularité remarquable, même si, dans sa typicité, il la partage avec tout un groupe, celui des « Franc[s] autochtone[s] ». Par ailleurs, ce qui s’exprime là n’est pas l’inclination de Nerval pour le spirituel (qui existe bel et bien, là n’est pas la question), mais son intérêt, ici teinté de jubilation, qui transparaît bien souvent dans le Voyage en Orient, pour tous ces individus (ou ces groupes), si nombreux en Orient, dont l’être et l’existence reflètent des formes de métissage, d’acculturation ou de syncrétisme.
C’est encore ce « désir de profondeur » qui conduit Philippe Destruel à insister (dans les notes de L’Histoire de la Reine du matin et de Soliman prince des génies, mais aussi dans la section de la présentation intitulée « La femme d’Orient en récit. L’alter ego en fiancée ») sur la dimension archétypique de la femme chez Nerval, et à dire, par exemple, que la Reine de Saba est l’incarnation de la femme, suivant en cela les analyses d’A. Hetzel (La Reine de Saba – Des traditions au mythe littéraire, Garnier, 2012). Nerval a certes entretenu une rêverie pérenne, obsessionnelle, autour de ce personnage de la reine de Saba, rêverie dont les enjeux étaient à la fois poétiques et existentiels. Mais il a lui-même ironisé, dans le premier chapitre de Sylvie (récit qui appartient lui aussi à la dernière période de l’écrivain) sur cet écrasement de la femme réelle par le jeu d’un imaginaire poético-culturel : « À ces points élevés où nous guidaient nos maîtres, nous respirions enfin l’air pur des solitudes, nous buvions l’oubli dans la coupe d’or des légendes, nous étions ivres de poésie et d’amour. Amour, hélas ! des formes vagues, des teintes roses et bleues, des fantômes métaphysiques ! Vue de près, la femme réelle révoltait notre ingénuité ; il fallait qu’elle apparût reine ou déesse, et surtout n’en pas approcher. » – il est significatif que le narrateur évoque ici non pas une distorsion strictement idiosyncrasique mais une disposition générationnelle (qui est bien entendu indissociable du romantisme). On retrouve d’ailleurs, sur un autre mode, quelque chose de cette mise à distance dans l’Histoire de la reine du matin, où ce n’est pas Balkis (alias la Reine du matin, ou la Reine de Saba) qui incarne le mieux les attentes, les interrogations et les angoisses de Nerval (et aussi ses préoccupations esthétiques et politiques), mais Adoniram, à côté de qui elle fait pâle figure. On peut ainsi (mais il y a là matière à une réflexion relevant de l’épistémologie critique) considérer que le recours à une approche qui semble a priori prêter au récit une dimension supplémentaire et une plus grande profondeur, en le mettant sous le signe de la fécondité herméneutique attachée à la notion d’archétype (ou à ses équivalents), écrase le texte, occulte son fonctionnement et, en définitive, une part de sa richesse.
On le voit, cette édition appelle (et nourrit) la discussion critique, ce qui n’est jamais vain. Quoi qu’il en soit, elle fera date, comme celle des Scènes de la vie orientale, dans la bibliographie nervalienne, d’autant plus qu’elle prend place dans des Œuvres complètes qui elles-mêmes marqueront une étape importante de cette bibliographie.
Guy Barthèlemy
473Edmond et Jules de Goncourt, Sophie Arnould, d’après sa correspondance et ses mémoires inédits. Texte établi, annoté et préfacé par Catherine Thomas-Ripault. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2023. Un vol. de 334 p.
Publiée pour la première fois en 1857, la monographie des Goncourt consacrée à Sophie Arnould fait l’objet d’une édition critique établie par Catherine Thomas-Ripault, troisième tome de la série des Œuvres d’histoire éditées chez Champion sous la direction de Pierre-Jean Dufief. Quatrième ouvrage consacré par les deux frères à ce xviiie siècle qu’ils n’ont cessé de fantasmer comme un anti-xixe siècle, comme un siècle de raffinement, d’élégance et de plaisirs que les événements révolutionnaires ont définitivement englouti (« Nous, la Révolution nous a passé sur le corps. Il nous semble, quand nous nous tâtons à fond, être des émigrés du xviiie siècle. Nous sommes des contemporains déclassés de cette société raffinée, exquise, de délicatesse suprême, d’esprit enragé, de corruption adorable, la plus intelligente, la plus policée, la plus fleurie de belles façons, d’art, de volupté, de fantaisie, de caprice, la plus humaine, c’est-à-dire la plus éloignée de la nature, que le monde ait jamais eue », Journal, 14 décembre 1862), leur Sophie Arnould est aussi, après deux essais plus ambitieux consacrés à l’Histoire de la société française pendant la Révolution (1854) et à l’Histoire de la société française pendant le Directoire (1855), après le premier volume des Portraits intimes du xviiie siècle (1857) et avant l’étude plus générale que sera La Femme au xviiie siècle (1862), leur première grande biographie féminine. Elle sera suivie par L’Histoire de Marie-Antoinette (1858), par Les Maîtresses de Louis XV (1860) et, après la mort de Jules, par plusieurs monographies réalisées par le seul Edmond et devant prendre place dans un ouvrage intitulé Les Actrices du xviiie s. : La Saint-Huberty (1882), Mademoiselle Clairon (1890), et La Guimard (1893). D’autres études prévues pour le même ouvrage (sur Mlle Lecouvreur, Mlle Comtat et Mme Favart), et annoncées sur le 4e de couverture de l’édition définitive de Sophie Arnould, en 1885, ne seront en revanche pas réalisées.
Comme le rappelle Catherine Thomas-Ripault (qui, dans son article sur « L’histoire du xviiie siècle”, privilège exclusif absolu” des Goncourt » paru dans Les Goncourt diaristes, Champion, 2017, avait déjà fait justice de leurs prétentions à être les « inventeurs » du xviiie siècle et de l’histoire de la vie privée, et clairement exposé leur stratégie de délégitimation de leurs rivaux sur ce terrain), les Goncourt sont bien loin d’être les premiers à s’intéresser au xviiie siècle, et tout particulièrement à sa petite histoire, à l’histoire des mœurs, de la vie privée et de l’intime, pour laquelle l’étude des figures féminines s’avère une entrée privilégiée : « L’histoire des mœurs est surtout celle de la femme » (Michelet, Histoire de France). Les Goncourt s’inscrivent, au contraire, dans un large mouvement d’intérêt qui apparaît dans les années 1830, en particulier avec la publication de mémoires et correspondances de femmes. Écrivains (Sainte-Beuve, Arsène Houssaye, Lamothe-Langon, Touchard-Lafosse…) comme historiens (Jean-Baptiste Capefigue, Mathurin de Lescure, Émile Campardon, Pierre de Nolhac…) témoignent d’une véritable fascination pour certaines figures de femmes de l’aristocratie ou du monde du théâtre, dont la liberté, la légèreté de mœurs, l’existence prodigue et mouvementée leur semblent emblématiques de la société du xviiie siècle. Parmi ces figures, celle de Sophie Arnould (1740-1802), chanteuse à l’Opéra pendant 474vingt ans, célèbre pour ses amours tumultueuses, pour son salon et pour son esprit mordant – dont L’Arnoldiana ou Sophie Arnould et ses contemporains, par Albéric Deville (recueil de ses bons mots paru en 1813 et dont les Goncourt avaient un exemplaire) nous livre des traces –, est certainement l’une des plus fascinantes. Si le portrait qu’en dresse Arsène Houssaye dans la Revue de Paris du 25 juin 1844 (« Une vie d’artiste au siècle dernier »), se présente modestement comme « un simple portrait, un pastel, avec un sourire sur les lèvres, un nuage sur le front, un bouquet de roses sur le corsage », plus ambitieuse se veut l’entreprise des Goncourt – même si, de prime abord, on peut ne voir dans leur ouvrage sur la chanteuse qu’une simple « collation de ses lettres » selon l’expression de Pierre-Jean Dufief (Cahiers Goncourt no 12, p. 40) : divisé en soixante-dix chapitres dont certains extrêmement courts, l’ouvrage se présente comme un récit linéaire de la vie de l’actrice, entremêlé de citations de sa correspondance – certains chapitres comme le chapitre liii n’étant, à la vérité, qu’une simple citation de lettres. À partir du chapitre lv, les lettres se succèdent sans commentaire, jusqu’aux deux derniers chapitres évoquant brièvement la triste fin de vie de l’actrice, marquée par la misère et la solitude ; reprise, certes, d’un poncif littéraire, ainsi que le rappelle Catherine Thomas-Ripault, mais reprise sauvée par l’émotion palpable, quoique contenue, des auteurs.
Le travail d’historiens des Goncourt repose essentiellement sur la recherche, la sélection et la présentation de sources plus ou moins inédites, la source principale étant la correspondance (genre dont Jean-Louis Cabanès a bien montré – voir Cahiers Goncourt no 12 – qu’il s’apparente à une confession laïque – en quoi il joue le rôle joué par leur Journal, « notre confession de chaque soir », pour les deux frères), représentée ici par une liasse de copies de lettres de Sophie Arnould trouvées par les deux frères chez un marchand d’autographes parisien ; une deuxième source importante (mais dont ils ne se servent qu’avec circonspection, ne la citant jamais textuellement) est constituée par un début de mémoires qu’ils supposent authentiques – mais qui furent probablement rédigés, comme l’a montré Rodolphe Trouilleux (voir les Cahiers Goncourt no 2), par l’architecte Bélanger. À partir de la troisième édition, en 1877, s’y ajoutent quatorze pages sur l’enfance de Sophie Arnoud qu’Edmond a trouvées et qu’il suppose être de la main de la chanteuse.
Le but des Goncourt dans cette étude ? Il s’agit, à travers un destin singulier, de découvrir les dessous de cartes d’une société, de raconter la vie privée, l’histoire des mœurs : « ces femmes, ces médailles de la Grâce, méritent l’étude. Elles font revivre leur patrie et leur temps. […] Elles sont l’aimable et la franche confession des mœurs et des idées. Elles apportent avec leurs biographies la vie intime et déshabillée de la génération qu’elles enivrent. » (Sophie Arnould, chapitre i, p. 33).
La méthode ? Les Goncourt procèdent par montage, par « collage » de documents, montage, collage que, bien loin de chercher à le dissimuler, ils se plaisent à exhiber, dans une esthétique, pour citer encore Jean-Louis Cabanès (ibid.), « marquée par l’hétérogénéité des voix, puisqu’on se demande ce qui importe le plus, ou du document enchâssé ou d’un discours d’escorte qui, en principe, sert de liant, mais qui n’en expose pas moins les lacunes d’un récit de vie. Le décousu devient en fait un garant d’authenticité. Il fait vrai. La synthèse est trompeuse. »
Quant à l’effet recherché, il a beaucoup à voir avec le désir de restituer cet art si précieux et si fragile de la conversation dont les Goncourt, à la suite de madame de Staël dans ses Considérations sur la Révolution française, déplorent 475la quasi-disparition au xixe siècle : pour une femme, notent-ils dans La Femme au xviiie siècle, « cette relique de sa grâce, la lettre, est sa causerie même […], l’esprit déborde de sa phrase comme la mousse d’un vin de souper ».
Parmi ces femmes dont la plume des Goncourt retrace avec émotion et avec fièvre la grandeur et la décadence, Sophie Arnould, à laquelle la remarquable édition critique de Catherine Thomas-Ripault rend justice, se détache nettement comme une de celles qui les touche et les ravit le plus. En témoignent ces mots d’Edmond quand il prépare la troisième édition de l’ouvrage : « J’étais, ces jours-ci, avec Sophie Arnould et la Saint-Huberty, […], je me sentais heureux, je me trouvais dans le temps et avec des gens que j’aime… »
Stéphanie Champeau
Dictionnaire Victor Hugo . Sous la direction de Claude Millet et de David Charles. Paris, Classiques Garnier, « Dictionnaires et synthèses », 2023. Un vol. de 1192 p.
Le magistral ouvrage dirigé par Claude Millet et David Charles reconnaît, dès l’introduction (p. 9), l’apport de ses prédécesseurs : le Dictionnaire de Victor Hugo (1969) de Philippe Van Tieghem aux éditions Larousse, qui comportait 256 pages, et le Dictionnaire Victor Hugo (2014) de Jean-Pierre Langellier aux éditions Perrin, qui s’étendait sur 480 pages. Le présent Dictionnaire Victor Hugo, quant à lui, atteint les 1192 pages. La généalogie se propose comme une amplification géométrique, exponentielle, qui dit à elle seule combien l’ambition de parcourir en tous sens la vie débordante et l’œuvre monumentale de l’homme siècle, l’homme océan, appelle à d’incessantes reprises et précisions, à tisser un filet toujours plus fin et pourtant inachevable. Les auteurs du Dictionnaire Balzac dirigé par Éric Bordas, Pierre Glaudes et Nicole Mozet, paru en 2021 dans la même collection, avaient déjà souligné le paradoxe de cet « objet quelque peu déroutant » qu’est le dictionnaire d’auteur, qui permet d’appréhender « la totalité sans l’exhaustivité » (p. 9). Plaçant l’ouvrage sous l’égide de l’âne Patience, Claude Millet et David Charles savent, eux aussi, l’illusion de toute prétendue « somme indépassable » (p. 10) et préfèrent formuler le vœu que « la plurivocité inhérente aux travaux collectifs », ici portée par 52 contributeurs, incarnant « trois générations de chercheurs et de chercheuses » (p. 9), fasse entendre des lectures multiples et surgir des perspectives variées, volontiers renouvelées par l’interdisciplinarité. Ils expriment également le souhait que cette diversité empêche l’actuelle « patrimonialisation » de la culture et la « glorification » (p. 10) de Hugo de figer la lecture de son énorme production littéraire et artistique comme de son apport politique.
On peut d’ores et déjà juger que le premier de ces vœux a été exaucé. Loin de se contenter de proposer un état des connaissances actuelles sur la vie et sur les œuvres de l’auteur des Misérables, cet imposant ouvrage suggère d’innombrables pistes d’interprétation et donne par là même une idée juste de la richesse de l’héritage hugolien jusqu’en notre premier quart de xxie siècle. Comme le soulignent les deux directeurs de l’ouvrage, ce dictionnaire, en effet, accorde une large place à la réception de l’œuvre de Hugo. En essayant de s’éloigner tant de l’hugolâtrie que de l’hugophobie – deux notions désormais historiques auxquelles des entrées sont d’ailleurs consacrées –, le dictionnaire dresse, de façon nécessairement éparse, une sorte de bilan de la critique hugolienne, non seulement dans les entrées consacrées à chaque œuvre ou projet de l’auteur, mais aussi dans celles qui constituent des 476synthèses sur des notions critiques afférentes à l’œuvre, telles que « Drame », « Genres », « Grotesque », « Lyrisme », « Sublime », pour n’en citer arbitrairement que cinq parmi une profusion d’entrées, dont certaines se haussent à la dimension de courts essais originaux et pénétrants. De nombreuses notices concernant différents lecteurs assidus de Hugo permettent de déterminer l’influence de celui-ci sur ses pairs et sur ses héritiers, mais aussi d’envisager ce que la critique d’écrivains a apporté à notre manière de lire Hugo (voir par exemple « Baudelaire », « Claudel », « Gide », « Janin », « Mallarmé », « Péguy », « Surréalisme », « Zola », etc.) Cette réception, lato sensu, est également abordée par de remarquables vues d’ensemble des adaptations télévisuelles, cinématographiques et dessinées des romans comme du théâtre, pour lequel on trouvera aussi des entrées nombreuses et précises sur les metteurs en scène et les interprètes des grands rôles hugoliens (« Antoine », « Bernhardt », « Hossein », « Mlle Mars », « Vilar », « Zehnacker », par exemple). L’opéra et la mélodie française font également l’objet d’entrées développées.
On appréciera, plus généralement, les multiples perspectives qu’ouvre ce dictionnaire, qui n’en néglige aucune : les proches de Hugo, ses éditeurs, ses modèles littéraires et artistiques, ses techniques d’écriture (jusque dans la versification), ses personnages, ses engagements politiques, ses valeurs morales et esthétiques, ses admirateurs et ses détracteurs, ses lieux de vie et ses lieux rêvés, son rapport à la tradition et ses apports esthétiques et littéraires, rien ne semble échapper à l’observation fine et synthétique à la fois des multiples contributeurs heureusement réunis, venus d’horizons divers (spécialistes de littérature ou du théâtre, historiens de l’art ou de la musique, historiens du livre et de la culture, stylisticiens), tous chercheurs ayant contribué par ailleurs à accroître la connaissance de Hugo, comme en témoigne l’abondante bibliographie de plus de cent pages (p. 1085-1189), qui fournit au lecteur la possibilité d’approfondir les aspects qui l’intéressent particulièrement grâce à un efficace système de renvois bibliographiques à chaque entrée. Comme tout dictionnaire d’auteur, celui-ci n’invite pas, cela va sans dire, à une lecture in extenso, mais la qualité des notices est telle qu’on se laisse volontiers aller à d’incessants rebonds, à un feuilletage qui, pour procéder par sauts et enjambées, n’en est pas pour autant complètement aléatoire. Un système de renvois aux entrées complémentaires suggère en effet des parcours cohérents et intelligents. On pourra regretter, malgré l’excellente facture matérielle de l’ensemble, quelques oublis ponctuels, tel ce renvoi, à l’article déjà mentionné « Hugophobie » (p. 509), à une entrée « Lafargue » malheureusement introuvable, quand on aurait aimé quelques informations ou analyses plus poussées sur l’auteur de la terrible Légende de Victor Hugo. Mais comment reprocher de si exceptionnelles distractions dans un travail aussi colossal ?
Ce système de renvois, en outre, compense l’impression de dispersion, de fourmillement, qu’un dictionnaire aussi foisonnant aurait pu sans doute susciter. Mais les auteurs ont davantage encore conjuré le démon de la myopie en trouvant un savant équilibre entre les entrées d’une précision érudite et les grandes synthèses, au propos fréquemment nouveau. Ainsi l’ouvrage s’accorde-t-il à la cohérence propre à Hugo, écrivain évoluant entre « deux tendances, épique et miniaturiste » (« Détail », p. 277), « si communément associé à la longueur, à la prolifération » et pourtant « adepte de la phrase brève » (« Concision », p. 222), et pour qui le moi et le monde entretiennent un « rapport de co-enveloppement » (« Moi », p. 680). Dans sa conception même, ce dictionnaire est donc parfaitement adéquat à son objet, et 477ce, pas seulement par son « énormité » toute hugolienne (p. 11) ; c’est là un gage du plaisir et de l’intérêt qu’y trouveront aussi bien les amateurs que les spécialistes.
David Galand
Sylvie Thorel, Le Thyrse de la prose. La fiction d’après Poe, Baudelaire et Mallarmé. Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2022. Un vol. de 356 p.
Le parcours sinueux de la prose au xixe siècle, avec ses constantes reformulations formelles, venant même se constituer comme alternative poétique à la poésie versifiée, semble pouvoir être difficilement ramené au « même principe » cher à l’abbé Batteux. En convoquant un ensemble touffu d’exemples et en croisant les micro-analyses, le livre de Sylvie Thorel a l’ambition d’une part d’en tracer la genèse, et de l’autre d’élaborer une « pensée de la fiction » qui permette de saisir les enjeux de la prose de façon cohérente. En amont, il explore la crise et l’imaginaire du vers en tant que « forme symbolique ». La notion de « fiction », constamment remodulée au cours du siècle, aboutit selon Sylvie Thorel aux perspectives de ces poètes, comme Mallarmé, qui s’efforcent de préserver une articulation du sens : « consistant dans le déploiement d’une hypothèse qui trouve sa corroboration dans son déploiement même, [la fiction] est la construction de rapports, elle est une interprétation » (p. 8). L’exploration des motifs diaboliques et maritimes de la prose, ainsi que l’évocation de quelques « configurations singulières » (p. 223), permettent d’étudier le désastre et le commerce complexe des discordances dans un contexte qui dépasse même le cadre de la littérature de langue française.
La première partie du livre, intitulée « Vers et proses » (p. 13-79), s’ouvre sous le signe de la « décrépitude » nommée par Baudelaire dans une lettre à Manet du 11 mai 1865. En proposant une courte histoire de la poésie moderne à l’aune de l’affirmation des formes symboliques et de l’imaginaire du vers, Sylvie Thorel met en évidence la persistance de l’idée de « transcendance métrique ». Elle analyse ensuite quelques résistances du vers au xixe siècle, en particulier chez Hugo et Banville, et des irrégularités formelles dans la poésie de Baudelaire (« À une mendiante rousse »), de Verlaine (« Après trois ans »), de Rimbaud (« Larme ») et de Jules Laforgue (Les Complaintes). La deuxième partie (« Le métier de la prose », p. 81-170) reprend la tripartition de l’opération alchimique avancée en 1953 par René Alleau dans Aspects de l’alchimie traditionnelle (préparation de la matière première, dissolution par le mercure, extraction du soufre) pour décrire le laboratoire de la langue dans le travail de la prose. Trois voies se présentent alors, illustrant les inventions du poème en prose : celle des « Automates » et du « Marchand de sable » d’E. T. A. Hoffmann, qui inscrivent dans la prose le rapprochement entre la nostalgie de l’harmonie et la formation du modèle mécanique avancé par Auguste Schlegel ; celle de Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand, qui éprouve « les pouvoirs du vers par l’abandon du vers » (p. 99) ; et celle de La Guzla de Mérimée, tentative originale et méconnue d’être poète en prose. Eurêka de Poe, de même que son héritage chez Mallarmé et Villiers de l’Isle-Adam, prolongent l’histoire de ce nouvel art poétique, qui, selon Sylvie Thorel, se fonde sur la thèse qui fait du sens une résonance « toujours à venir », prête à se donner « sur un mode qui est celui de la fiction » (p. 131). La troisième et dernière partie, consacrée aux « Logiques de la fiction » (p. 171-336), se subdivise en deux chapitres : « Figures » et 478« Configurations singulières : quelques illustrations ». Sylvie Thorel y fait circuler, au-delà du xixe siècle français, les reflets d’une fiction qui « pose en principe le gouvernement du rien » (p. 173) et qui se donne dans la pure construction d’un sens. Elle y associe ainsi le montage onirique de Frankenstein à la chasse linguistique de Melville, les labyrinthes kafkaïens à la prose chromatique de Perec.
La multiplicité des points de fuite donne à voir un tableau vertigineux, par lequel Sylvie Thorel reconduit in fine le vers à une déviation ou un clinamen, formant jeu après jeu, contrainte après contrainte, des univers inédits du discours. Au risque d’une possible bigarrure conceptuelle et de la dispersion du corpus, qui rendent parfois ardue la lecture de son essai, Sylvie Thorel invite à un trajet surprenant et suggestif, qui finit par se configurer lui-même comme une grande et efficace fiction théorique. Enjambant toute enceinte, la puissante suggestion analogique qu’elle formule parvient à relier un vaste réseau narratif et à suggérer subtilement, à son intérieur, l’élaboration solidaire d’un sens.
Andrea Schellino
Catulle Mendès, Œuvres. Tome VIII.Luscignole. Édition d’Évanghélia Stead. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2023. Un vol. de 197 p.
À la lecture des contes et des romans de Catulle Mendès, on rencontre souvent, au fil des pages et des œuvres, un bestiaire ailé qui évoque une légèreté incertaine déjà évoquée par la critique (voir Catulle Mendès. L’énigme d’une disparition, sous la direction de P. Besnier, S. Lucet et N. Prince, Poitiers, La Licorne, 2005), à l’image de ses « petites fées en l’air », qui voltigent de manière facétieuse au-dessus des fleurs, toutes légères parce qu’elles n’ont plus de cœur, ou de ses libellules, papillons, colombes, pies, tourterelles et autres mouches et moustiques qui endossent parfois le rôle-titre et pèsent dans l’imaginaire mendèsien… Luscignole, publié en vingt et un feuilletons dans L’Écho de Paris en 1892,est de ces contes aériens qui rappellent toute la pesanteur de la légèreté mendèsienne. Et c’est le petit rossignol qui est mis en avant dans cette histoire, dont le chant inspire sans relâche l’écrivain aux multiples talents.
Riche d’un poids mythique lourd à porter pour un si délicat petit corps (voir Philomèle : figures du rossignol dans la tradition littéraire et artistique, sous la direction de V. Gély, J.-L. Haquette et A. Tomiche, Clermont-Ferrand, P.U. Blaise-Pascal, 2006), le rossignol trouve une très délicate incarnation littéraire sous la plume de Catulle Mendès, au fil d’un conte cruel parfaitement abouti et délicieusement décadent. On connaît le récit d’Ovide : Philomèle a été enlevée et violée par le roi Térée qui, pour l’obliger à garder le silence, lui coupe la langue. Mais Philomèle réussit à raconter son destin tragique en tissant une tapisserie qui révèle son sort à sa sœur Procné. Finalement, les deux sœurs seront changées en oiseaux, Philomèle en rossignol et Procné en hirondelle. Les invariants du mythe (la mutilation du corps, la captivité, la puissance du chant, entre autres) s’invitent chez Catulle Mendès dans une histoire qui réinvente la tapisserie de Philomèle à l’aune de la décadence.
Le texte, donc, se brode autour de trois personnages forts. La petite Luscignole, d’abord, qui grandit en sagesse et en beauté et dont la voix exquise surpasse celle de toutes les autres fillettes. Son prénom lui vient de ce « qu’elle sifflait et chantait comme les rossignols » (p. 36). Alas Schlemp, ensuite, son oncle, figure noire et menaçante qui emprunte au romantisme allemand en revisitant le Coppelius 479d’Hoffmann (E.T.A. Hoffmann, L’Homme au sable [Der Sandmann] in Contes et nouvelles, Paris, éditions Colbert, 1944) ou à George Sand (« Mouny-Robin », dans La Revue des deux Mondes, 15 juin 1841, p. 123-128). Il crée avec la jeune femme un binôme en contrepoint – ou en contrechant – qui fonctionne parfaitement. Plus inattendu dans ce duo qui pourrait se suffire à lui-même surgit un prince « qui était plus charmant que tous les princes Charmants des Contes » (p. 104) et qui n’est autre que Frédérick en personne, frère du sang mêlé de Louis II de Bavière et du Roi Vierge (Mendès, 1881), personnage déjà présent chez Catulle Mendès et qui fait une apparition en guest star dans Luscignole, ce que les amateurs du personnage historique apprécieront.
Autour de ce trinôme, le texte déploie trois livres comme trois plaintes, au fil des néologismes de Catulle Mendès qui n’en finissent pas de nous faire (re)tomber en décadence : « rossignoler » (p. 61 sq.), « ensilencées » (p. 77), « puérilisait » (p. 38) et autres trouvailles. On retrouve les incendies tragiques de l’époque et ses étranges obsessions, comme celle des yeux crevés qui hante les lignes de Jean Lorrain, et les supplices sans nom qui mènent vers des « jouissances inexcogitabiles » (Jean Richepin, Machine à métaphysique, 1876). Luscignole ne peut pas ne pas souffrir, et elle rejoint naturellement les grandes et pâles figures antiquisantes de la décadence et sa cohorte de femmes massacrées et/ou abîmées qui récrivent les histoires de Galatée, Eurydice, Ondine ou Philomèle. Luscignole, la petite fille qui joue « au volant » (p. 38) en chantant, grandit au milieu des cages de son oncle et son image se complexifie tout au long d’un texte qui prend les allures d’un roman policier passionnant.
Relire Luscignole aujourd’hui, c’est enfin avancer sur une voie résolument moderne, qui s’engage sur le terrain escarpé des violences faites aux femmes et qui s’achève par la description d’une sorte d’étrange complicité, fruit de la peur et de la fascination, de l’abjection et du désir, du dégoût et du plaisir, qui nourrissent sinistrement les faits divers actuels. C’est d’abord « un grand-coup de poing dans les reins » (p. 55) que l’oncle assène à la petite femme-oiseau puis des violences récurrentes. Luscignole est frappée « à tour de bras » (p. 56) et constamment humiliée : « elle se disait qu’Atlas Schlemp avait raison, qu’il s’y connaissant mieux qu’elle et qu’elle ne saurait jamais chanter comme les rossignols » (p. 56). Catulle Mendès décortique la soumission de la jeune femme à l’autorité patriarcale jusqu’à la torture à laquelle elle consent. Le brûleur d’yeux, personnage horrifique et cruel, en suppliciant l’héroïne éponyme, se l’approprie pour toujours, pour le meilleur et pour le pire. Le geste décadent est là, qui met en abyme les tristes dérives du monde moderne.
L’édition critique d’Évanghélia Stead, après une remarquable introduction qui précise les variantes des différentes versions et la postérité du texte, s’enrichit de plusieurs annexes dont un extrait du Roi Vierge de Catulle Mendès et des recensions de Luscignole dans la presse, mais aussi d’une bibliographie de trois pages, de deux précieux index (des noms et des personnages) et de l’illustration de couverture originale de Raphaël Mendès, pour l’édition E. Dentu de 1892. Relire ce texte constitue un enchantement pour qui sait apprécier non seulement Catulle Mendès, tristement écrasé par l’histoire littéraire, mais encore les arômes et les couleurs de la décadence. Ce tome VIII de la réédition des Œuvres de Catulle Mendès poursuit avec réussite le travail de Jean-Pierre Saïdah et redonne à ce grand auteur la place qu’il mérite aujourd’hui.
Nathalie Prince
480Claudie Bernard, Si l’Histoire m’était contée… Le roman historique de Vigny à Rosny aîné. Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2021. Un vol. de 373 p.
Dans la continuité de son essai LePassé recomposé, dont une version augmentée a paru en 2021 aux éditions Classiques Garnier, Claudie Bernard publie chez le même éditeur Si l’Histoire m’était contée… Regroupant dix études de cas, cet ouvrage se donne à lire comme une suite de variations sur le roman historique français au xixe siècle, genre littéraire dont l’autrice est une éminente spécialiste. Si certaines de ces études figuraient déjà dans la première édition du Passé recomposé (Hachette, 1996), leur reprise dans un nouvel ensemble permet d’en offrir une version substantiellement modifiée et actualisée. Comme la recherche sur les rapports entre histoire et roman s’est considérablement enrichie ces vingt-cinq dernières années, cette nouvelle publication est bienvenue.
Les œuvres analysées par Claudie Bernard, à quelques exceptions près, sont présentées dans l’ordre de leur première parution en volume. Les exemples choisis vont de romans situés dans le sillage de Walter Scott (Cinq-Mars de Vigny, Chronique du règne de Charles IX de Mérimée, Sur Catherine de Médicis de Balzac, Le Chevalier de Maison-Rouge de Dumas) à des récits moins conventionnels de la fin du xixe siècle (L’Insurgé de Vallès, La Guerre du feu et Les Xipéhuz de Rosny aîné), en passant par un cortège de textes où le rapport entre écriture historique et écriture romanesque se révèle ambigu (Le Roman de la momie de Gautier, les nouvelles de Nodier, de Stendhal et de Barbey d’Aurevilly, L’Abbaye de Tiphaines de Gobineau, Sous la hache de Bourges). Ce parti pris chronologique vise moins à esquisser l’évolution linéaire du roman historique sur tout un siècle qu’à déployer un panorama d’enjeux susceptibles d’illustrer la plasticité thématique et formelle de ce genre majeur qui n’a cessé de se renouveler au fil du temps, et ce jusqu’à nos jours. De fait, la longue période que recouvre Si l’Histoire m’était contée… ne se limite pas tout à fait aux bornes indiquées dans le sous-titre, « de Vigny à Rosny aîné ». Au-delà du xixe siècle, l’ouvrage ouvre également des perspectives sur les ramifications plus actuelles du roman historique, puisqu’il propose, en guise d’épilogue, l’étude d’un auteur pour le moins inattendu dans un essai universitaire : Jean d’Ormesson.
Ce parcours par cas consiste à examiner de près et dans leur singularité narrative des romans où l’histoire ne constitue pas seulement la toile de fond d’une intrigue, mais un objet d’interrogation sur les formes fictionnelles de représentation du passé. Les œuvres étudiées soulèvent en effet des problèmes qui ont trait aux modèles génériques avec lesquels composent les romanciers historiques, qu’il s’agisse du roman de chevalerie (Vigny, Dumas), du roman de formation (Mérimée), de l’archéofiction (Gautier) ou des mémoires (Vallès). Elles touchent aussi aux enjeux historiographiques qui ont fortement marqué les écrivains du xixe siècle, comme le pittoresque de la couleur locale (Mérimée, Gautier), la superposition des époques anciennes et modernes (Balzac, Barbey d’Aurevilly), le racialisme (Gobineau), la préhistoire (Rosny aîné), etc. Dans tous les cas, il s’agit non seulement d’illustrer la variété des formes narratives avec lesquels dialogue le roman historique, mais encore le foisonnement des motifs qu’ont exploités ses auteurs les plus connus.
Au fil de l’ouvrage, le lecteur est invité à établir son propre chemin à travers ces études séparées en différents chapitres, et ainsi à identifier les enjeux plus 481transversaux qui se tissent entre les analyses de Claudie Bernard. Il convient à cet égard d’évoquer l’écriture réflexive et ironique à l’œuvre chez plusieurs romanciers : Mérimée et sa « voix narratoriale clivée par l’ironie » (p. 63) ; Balzac et son traitement « méta-historique » et « para-doxal » des « mythes modernes » (p. 81) ; Gautier, chez qui le « discours sur le passé » (historia rerum gestarum) semble souvent plus important que le passé proprement dit (res gestae) (p. 211). De tels enjeux, ressaisis dans l’économie globale du livre, permettent de comparer les postures énonciatives de romanciers dont les récits appellent à être lus au second degré. Ils servent également à envisager les romans au-delà du niveau strictement diégétique, afin de contextualiser le regard que les écrivains portent sur le savoir historique, voire d’interroger ce regard à l’aune de positionnements littéraires face à des historiens importants du xixe siècle, comme Thierry, Barante, Michelet ou Fustel de Coulanges. Ils conduisent enfin à interroger le traitement romanesque des événements historiques à l’aune des conditions de production et de réception des œuvres. Pensons par exemple au chapitre consacré au Chevalier de Maison-Rouge de Dumas, roman paru en feuilleton entre 1845 et 1846, avant d’être adapté au théâtre en 1847.
Au bout du compte, les lectures proposées par Claudie Bernard font apparaître l’historicité d’un genre qui a connu son heure de gloire au xixe siècle. Elles contribuent par là à affiner l’idée centrale de l’ouvrage (énoncée en introduction), à savoir que le roman historique est un type de récit à géométrie variable, dont la définition large – « une histoire fictionnelle qui représente de l’Histoire factuelle, de l’Histoire passée, par l’entremise de l’historiographie, en réponse à son Histoire contemporaine » – peut être appliquée à n’importe quelle fiction ayant pour objet le passé. Car, au-delà des cas étudiés, il demeure peu probable que les romanciers contemporains qui choisissent de placer l’Histoire au cœur de leurs œuvres s’affrontent toujours aux mêmes problèmes historiques et historiographiques que leurs prédécesseurs.
Jacob Lachat
Marie-Clémence Régnier, Vies encloses, demeures écloses. Le grand écrivain français en sa maison-musée (1879-1937). Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2022. Un vol. de 379 p.
L’ouvrage de Marie-Clémence Régnier est issu de sa thèse de doctorat, soutenue en 2017 à l’Université Paris-Sorbonne, sous la direction de Françoise Mélonio et Florence Naugrette, thèse qui a été couronnée par trois prix, le prix de thèse Aguirre-Basualdo de la Chancellerie des universités de Paris 2018, le prix de thèse de l’Association des Conservateurs des musées normands 2018, et le prix de thèse du Comité d’histoire du ministère de la Culture 2019. L’épaisse thèse de près de 700 pages, doublée de son volume d’illustrations et d’annexes, est devenue, dans la belle collection Interférences des PUR, un élégant volume de 380 pages, également enrichi d’une quarantaine d’illustrations en noir et blanc, cartes postales, photographies, gravures extraits de la presse de l’époque.
L’étude de Marie-Clémence Régnier éclaire l’actuelle ferveur pour les maisons d’écrivains, et se situe dans la lignée des travaux universitaires récents qui leur sont consacrés, mais qui rendent plus compte, pour leur part, de l’effervescence de ces dernières décennies qu’elles n’en étudient les prémisses au XIXe siècle. Or il faut 482comprendre les raisons qui ont poussé à patrimonialiser les maisons d’écrivains. Se plaçant dès l’introduction dans la lignée des « expositions » analysées par Philippe Hamon, soit des interférences entre littérature et architecture, mais aussi de la « logique d’exploitation commerciale », étudiée par Éléonore Reverzy dans son analogie entre la figure de l’écrivain et la figure de la fille de joie, Marie-Clémence Régnier s’interroge dans un premier temps sur le syntagme « maison d’écrivain » (anachronique, c’est pourquoi celui de « maison-musée » sera préféré), à partir de La Poétique de l’espace de Bachelard, des travaux de l’anthropologue Daniel Fabre, des analyses de « l’intérieur » dix-neuviémiste vu par Walter Benjamin, de la culture matérielle et du rôle des objets étudiés par Manuel Charpy et Marta Caraion. Elle évoque également la constitution de la figure de l’écrivain (à partir des travaux de Paul Bénichou, Nathalie Heinich, Alain Viala). Elle mentionne plus précisément les premières démarches commémoratives que sont l’apposition de plaques, l’érection de statues, le début des pèlerinages (par exemple de Napoléon à Ermenonville). Elle convoque aussi les chercheurs qui ont analysé la privatisation de la figure de l’écrivain (Mona Ozouf, Jean-Claude Bonnet, José-Luis Diaz), le genre de la visite au grand écrivain (Olivier Nora), la décoration voire la théâtralisation des intérieurs par les écrivains eux-mêmes (Dominique Pety, Bertrand Bougeois, Séverine Jouve, Elizabeth Emery), et elle propose, dans la lignée des « scénographies auctoriales » de José-Luis Diaz, la formule de « scéno-mythographie » pour désigner la « mise en intrigue et en espace de représentations imaginaires et imagées de l’écrivain ». De fait, les maisons d’écrivains seront étudiées dans l’ouvrage en regard de scénographies théâtrales, muséales, dans le contexte aussi des expositions universelles, et plus largement de la politique d’exposition de biens patrimoniaux de la IIIe République. Car il s’agit également d’évoquer « les appropriations mémorielles collectives », à travers « les usages que font l’institution scolaire et la critique littéraire de la patrimonialisation des maisons dans l’écriture de l’histoire littéraire » et « les usages qu’en font les autorités politiques pour écrire le roman national » (p. 30). L’ambition, on le voit, est très large, et le corpus retenu, quoique soigneusement circonscrit (4 écrivains et 6 lieux : les maisons de Corneille à Petit-Couronne et Rouen, celles de Hugo à Paris et à Guernesey, le Pavillon de Flaubert à Croisset et la maison de Balzac à Passy), parvient aussi à une véritable extension : Marie-Clémence Régnier a soin en effet d’évoquer un certain nombre d’autres lieux ou d’autres manifestations (célébrations de Molière, maison de Théophile Gautier, de Rousseau à Chambéry, etc.) qui éclairent les évolutions constatées pour son corpus principal. De même, l’empan chronologique affiché (de 1879, date de l’inauguration de la maison-musée de Corneille à Petit-Couronne, à 1937, date de l’inauguration d’un « Musée de la Littérature » lors de l’exposition internationale) ne néglige pas pour autant les acquis de la période antérieure, depuis la fin du xviiie siècle, acquis dont la version initiale de la thèse offrait une présentation détaillée, en prenant aussi en compte l’espace européen (avec des parallèles établis avec l’Angleterre et l’Allemagne, et des étapes importantes en Italie, en Belgique, aux Pays-Bas, également mentionnées).
L’ouvrage est composé de trois grandes parties. La première, intitulée « Des monuments à la gloire du génie français : le “grand écrivain” entre nation et petite patrie » (p. 41-143), analyse avec finesse « les dynamiques complémentaires et contradictoires qui se jouent […] entre le national et le local, la nation et les “rivaux” étrangers dans le paysage des monuments et des maisons-musées » (p. 33). La deuxième partie, intitulée « L’écrivain à domicile : une exposition médiatique, 483théâtrale, marchande et muséale » (p. 145-252), évoque les scénographies auctoriales, souhaitées par les écrivains et/ou orchestrées par la presse. Le paradigme de la « visite au grand écrivain », dégagé par Olivier Nora, et notamment approfondi par Elizabeth Emery (Le Photojournalisme et la naissance des maisons-musées d’écrivains en France (1881-1914), trad. fr. 2015), se trouve ici revisité et éclairé de documents inédits ou peu connus. Marie-Clémence Régnier montre ainsi comment se constituent des « vies et scénographies érémitiques » (Rousseau, ermite de Charmettes ; Flaubert, ermite de Croisset ; Balzac revu et corrigé en ermite de Passy), et comment la diversité des figures d’un même écrivain est finalement ramenée à un stéréotype de diffusion commode. Elle montre aussi comment se constituent des dispositifs d’exposition et d’immersion théâtralisants (par exemple Victor Hugo au musée Grévin), ou comment se met en place une production industrielle d’objets commémoratifs. La troisième partie, intitulée « La maison-musée : réification et exposition de l’écrivain et de l’œuvre littéraire » (p. 253-338), évoque les critiques virulentes que rencontre cette approche matérialiste et consumériste de la littérature, notamment dans l’entre-deux-guerres, et la contre-proposition que constitue le Musée de la Littérature de 1937. Paul Valéry, l’un des maîtres d’œuvre, entend avant tout montrer le travail intellectuel en donnant à voir des manuscrits, mais il rejoint finalement une des scéno-mythographies antérieures de l’écrivain, héritées des maisons-musées, celle du travailleur enchaîné à sa table. En outre, avec les reproductions de pages manuscrites agrandies dans les proportions inédites du portrait, l’écriture manuscrite se retrouve monumentalisée. L’iconographie s’impose également, avec des vues de maisons ou de paysages chers à l’écrivain. Mais ce sont toujours des fac-similés d’œuvres ou d’objets, qui ne reconduisent donc pas le fétichisme de la pièce authentique. Le Musée de la Littérature opère donc ainsi une « démonumentalisation de la maison » (p. 334), présentée comme un document parmi d’autres. Il se coupe également de la culture industrielle, matérielle et populaire (affiches publicitaires, produits marchands, adaptations cinématographiques) et renonce à toute dimension spectaculaire au profit d’un discours relativement savant et exigeant sur la littérature. Sur ce sujet comme sur de nombreux autres (on pense notamment à la contre-proposition surréaliste de la maison d’écrivain dans Nadja), le présent ouvrage synthétise les belles analyses ou mises en perspective du tapuscrit original de la thèse, qui restera tout à fait précieux à consulter.
Dominique Pety
Victorine Miller, L’Oncle curé. Comédie. « Les tournées Ambreville-Nélès. » Texte recueilli et présenté par France Marchal-Ninosque. Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, « Annales littéraires », 2023. Un vol. de 166 p.
Ce volume présente le premier mérite de rendre accessible et visible l’œuvre d’une autrice et, à travers elle, un répertoire peu présent dans les histoires des spectacles. L’édition met ainsi au jour des archives inédites, dont un aperçu est donné au sein des Annexes et de l’introduction. Le second mérite concerne l’appareil critique, qui restitue un pan méconnu de l’historiographie : celui des tournées Ambreville-Nélès, du nom des deux artistes belges qui les ont animées et dont le parcours est ici retracé et illustré par des photographies. Avec eux, c’est l’atmosphère belge et notamment bruxelloise qui est rendue, de ses 484divertissements et de ses théâtres. Les parcours artistiques d’Ambreville et de Nélès montrent concrètement la façon dont se construisent les carrières, mais aussi l’organisation des tournées, qui diffusent les pièces et constituent petit à petit un vaudeville qualifié de « bruxellois » (p. 22). La volonté « d’émancipation par rapport à Paris » (p. 28), par la construction d’un répertoire spécifique, marque les rapports entre deux pays proches, dans lesquels les artistes circulent. Ce « théâtre dit populaire » (p. 7), évoqué dès la première phrase de l’introduction, mériterait sans doute d’être analysé plus avant et articulé aux publics des théâtres belges et aux répertoires alors en usage.
On regrette que l’autrice, Victorine Miller, que cette édition permet de découvrir, ne soit pas davantage insérée dans le tissu littéraire des femmes de la Belle Époque, dont plusieurs travaux ces dernières années ont souligné l’importance. D’autant que la pièce révèle toute la malice d’une autrice donnant au personnage principal son propre prénom – Victorine – et un caractère fort trempé, qui mène les hommes de son entourage à la baguette. Tout le plaisir de subversion de l’autorité patriarcale – rendue sensible par le leimotiv de « l’oncle curé » : « Je suis un homme », « Je suis le maître », qui n’en fait pas moins les quatre volontés de sa nièce – inonde ce texte incontestablement écrit de la main d’une femme. Victorine, alias Vicky, transforme le décor des pièces, l’habillement de son oncle et de la vieille bonne, oblige son prétendant à raser sa moustache et organise même la demande en mariage officielle. Si aucune réplique ne comporte de revendication proprement féministe, les actes mêmes de Victorine en font une jeune fille libre, qui respecte néanmoins quelques convenances, comme celle du mariage. Elle encourage toutefois Charles à « faire la noce » avant leur union, pour être certaine qu’il se soit suffisamment amusé et devienne un bon mari, selon un principe moral pour le moins atypique. L’introduction de France Marchal-Ninosque révèle que l’autrice a rôdé son écriture par la pratique des adaptations et des traductions et s’est librement inspirée d’un roman écrit par une femme. Elle mentionne aussi son implication très explicite dans les didascalies, qui révèlent à la fois l’espièglerie de l’autrice et la modernité de l’écriture dramatique.
L ’ Oncle curé, en dépit de sa date de création en 1914, contient des éléments qui n’ont pas vraiment vieilli et peuvent encore susciter le rire. Au fond, le personnage de jeune fille moderne et fantasque, qui bouscule l’existence de son oncle et s’ouvre à l’amour, est plutôt intemporel. Certes, « l’oncle curé », dans un village de campagne, est moins courant de nos jours, tout comme la nécessité pour sa jeune nièce de se rendre au bal pour faire son entrée dans le monde et y rencontrer un potentiel futur mari. Mais tout ceci n’est-il pas finalement secondaire au regard du tourbillon que représente Vicky dans la vie de son oncle, de Marianne la bonne du curé ou de l’ancien clerc de notaire de son père, Charles, qui effectue son service militaire ? Les trois actes qu’elle inonde de sa présence ont une rapidité et une vivacité caractéristiques du personnage. La pièce regorge de répliques savoureuses, mâtinant la langue française d’expressions et de tournures régionales d’un « petit village normand » (p. 37), comme nous l’indique la didascalie initiale, de même que de l’argot militaire qui suscite l’incompréhension du curé ou de sa bonne, à l’instar du « bourrichon » qui apparaît dès l’Acte I. Le comique de langage est omniprésent dans l’œuvre, qui joue aussi des expressions latines, mieux maîtrisées par les soldats que par le curé lui-même. Est-ce l’écho de la « zwanze brusseleer », dont l’introduction nous apprend qu’il s’agit de « l’humour gouailleur, tourné vers 485l’autodérision, qui caractérise littéralement la culture populaire bruxelloise » (p. 7), qui a donné naissance à l’un des dialectes de la ville ?
La présence de soldats logés chez les habitants, si elle peut évoquer l’imminence du conflit, se fait discrète, pour laisser place à une intrigue légère qui finit, comme il se doit, par l’annonce d’un mariage. Reprise à la fin de la guerre, la pièce n’offre pas de prise au rejet pour cause d’uniforme ou de rappel des horreurs passées. Les épisodes cocasses que sont les psittacismes au sujet des stéréotypes sur l’armée – qui passent du fourrier au curé, puis du curé à la fidèle bonne Marianne, qui transmet à Madame Lefèvre, répétant au curé – ou le récit du curé assistant sa nièce dans ses achats de sous-vêtements et de cosmétiques, traduisent un comique pétillant. Comme le signale l’éditrice du texte, il exige de s’appuyer sur des interprètes capables de le servir au mieux, maîtrisant mimiques, jeu corporel et relation aux publics, à l’instar d’Ambreville dans le rôle du curé et de Nélès dans celui du sous-lieutenant abrité avec deux soldats au presbytère.
L’ambition que cette pièce retrouve une vie spectaculaire est affichée et signale tout l’intérêt d’un tel travail éditorial : loin de s’adresser uniquement à un public de spécialistes, il s’ouvre aussi à la curiosité pour un répertoire théâtral et une époque, comme au monde du spectacle susceptible de lui offrir les mêmes reprises que celles qu’a connues une pièce contemporaine de L’Oncle curé : Le Mariage de Mademoiselle Beulemans, qui faisait également partie du répertoire d’Ambreville et de Nélès. L’Oncle curé méritait sans aucun doute de recevoir le coup de projecteur que lui donne cette édition avant, qui sait, de revoir les feux de la rampe.
Nathalie Coutelet
Romain Rolland, Œuvres complètes.Tome XIII. Essais littéraires.Édition de Claire Delaunay, Annick Jauer, Jacques Poirier et Roland Roudil. Tome XIV. Biographies indiennes. Édition de Catherine Clémentin-Ojha, Sophie Dessen et Annie Montaut. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de littérature du xxe siècle », 2023 et 2022. Deux vol. de 873 et 912 p.
Dans le cadre de la monumentale édition des Œuvres complètes de Romain Rolland que dirige Roland Roudil, deux nouveaux volumes sont venus s’ajouter aux trois précédemment parus que l’on rappelle pour mémoire : en 2021 le tome VIII, Musiciens d’aujourd’hui (éd. Claude Coste et Danièle Pistone) et le tome VI, Biographies musicales : Vie de Beethoven – Haendel (éd. Alain Corbellari, Marie Gaboriaud et Gilles Saint-Arroman) puis, en 2022, le tome XII, Péguy (éd. Jérôme Roger et Roland Roudil).
Le tome XIII, Essais littéraires, rassemble, après une belle introduction générale, « Décrire le monde pour le guérir : la littérature selon Romain Rolland », que signe Jacques Poirier, trois œuvres publiées par Rolland, complétés par un ensemble de textes qui n’avaient jamais été repris en recueil : des préfaces ou des avant-propos ainsi que des articles ou des textes divers. La première de ces œuvres, Vie de Tolstoï, publiée d’abord en 1911 (chez Hachette), est donnée ici dans la version légèrement complétée de 1928 (chez Albin Michel). Si l’on connaît l’admiration de Rolland pour celui qu’il appelle « la grande âme de Russie » (p. 74), il est précieux de redécouvrir ensuite les études, préfaces ou articles de revue, qu’il a consacrées à Shakespeare, à l’Ulenspiegel de De Coster, à Goethe, Tocqueville et Gobineau, Renan, Hugo Spitteler ou au « vieux Orphée », Victor Hugo, et jusqu’à Lénine, et 486qu’il avait lui-même rassemblées dans Compagnons de route. Ce recueil, republié par Albin Michel en 1961 (dans une édition de Marie Romain Rolland) et au Cercle du Bibliophile en 1972 (avec une introduction de Gilbert Sigaux), est proposé, dans ce tome XIII, dans sa première version de 1936. Moins connu, et pourtant extrêmement important, est l’attachement de Rolland à Jean-Jacques Rousseau pour lequel il a composé une anthologie de textes, Les Pages immortelles de J.-J. Rousseau choisies et expliquées par Romain Rolland, publiée par Corrêa en 1938, contre l’avis de l’auteur, reprise chez Buchet-Chastel en 1962, dans la Collection « Les pages immortelles » et qui vient ici compléter les deux précédentes œuvres. Le grand intérêt de cette édition Garnier est non seulement de permettre la lecture de ces trois œuvres, aujourd’hui difficiles d’accès, mais surtout de les donner à lire ensemble, faisant ainsi apparaître la grande cohérence des jugements et des admirations ou des amitiés littéraires de Rolland. On a souvent retenu le parcours intellectuel et politique qui l’a conduit d’Au-dessus de la mêlée au soutien de l’URSS. On perçoit dans ces Essais littéraires comme un écho de cette évolution, complexe mais incontestable, plus particulièrement dans la composition de Compagnons de route, qui, publié en 1936, s’achève sur un article, « Lénine : l’art et l’action » écrit en 1924 pour le dixième anniversaire de la mort du père de la Révolution russe. Mais on y mesure surtout la permanence des grands principes qui sous-tendent les lectures et les convictions profondes de Rolland en matière de littérature. Comme l’écrit Jacques Poirier en référence à Michel Tournier, Rolland propose une critique ou une lecture de la « célébration » : « chez lui, le Beau a partie liée avec la Santé, et donc avec la Vie » (p. 31). C’est ce que confirme l’important corpus de textes que Rolland n’avait pas intégrés dans ses recueils de reprises et qui sont proposés dans ce tome XIII : des préfaces (dont certaines posthumes) et des articles, notamment un ensemble de « chroniques parisiennes » écrites pour la Bibliothèque universelle et Revue Suisse de novembre 1912 à mars 1913. Ces chroniques sont de vastes panoramas de divers secteurs culturels français en ce début de siècle, l’art, la littérature, le théâtre et, dans la dernière, celle de mars 1913, du monde des idées et des revues intellectuelles de tout bord, des plus traditionalistes aux plus progressistes, de l’enquête sur la jeunesse d’Agathon à L’Effort libre de Jean-Richard Bloch. On retrouve également dans les textes reproduits dans cette dernière partie du volume les goûts, les curiosités, les amitiés de Rolland. Ce sont par exemple les préfaces à La Danse de Çiva d’Amanda Coomaraswamy, à Kyra Kyralina d’Istrati, à … Et Cie … de Jean-Richard Bloch, à Amok de Stefan Zweig ainsi que des articles consacrés à La Nuit de Marcel Martinet ou au Feuilles d’herbe de Whitman traduit par Léon Bazalgette. Mais les découvertes sont aussi nombreuses et précieuses. S’il faut n’en proposer qu’un exemple, retenons la préface qu’il donne à un livre tombé dans l’oubli, Celles qui travaillent de Simone Bodève, ouvrage publié par Ollendorff en 1913. Rolland y affirme d’emblée : « La question féministe, qui a toujours existé, mais que pendant des siècles l’homme a pu feindre d’ignorer, se pose, de nos jours, avec une franchise impérieuse » (p. 611). Il écrit un peu plus loin : « Pas un livre, en France, qui ait, jusqu’ici, fait vivre avec cette vérité le prolétariat féminin de Paris » (p. 615). Ces lignes trouvent un prolongement dans la « Chronique parisienne » no 204, de décembre 1912, reproduite un peu plus loin, p. 730, que Rolland consacre en partie au « renouveau de la littérature féminine », à travers, notamment la présentation d’un autre livre de Simone Bodève, La Petite Lotte (Ollendorff, 1912). Ces découvertes et ces rapprochements, particulièrement 487éclairants et parfaitement éclairés par les commentaires et les nombreuses notes des éditeurs, rendent la lecture de ce tome XIII indispensable à la compréhension de ce qu’est, pour Romain Rolland, la littérature. L’ensemble de l’apparat critique, la bibliographie et les trois index (noms de personnes, œuvres et titres de presse) en rendent la consultation très aisée.
Le tome XIV, Biographies indiennes, éclaire une autre facette de la place de Rolland dans la vie des idées, celle de passeur de la spiritualité indienne en France et plus généralement de trait d’union entre Occident et Orient. Dans une France qui joue la « défense de l’Occident » (titre du livre d’Henri Massis de 1927), Rolland est un des premiers, et un des rares, à entendre l’appel de l’Orient et, loin d’opposer deux traditions spirituelles, à œuvrer à leur compréhension mutuelle. Il n’est jamais allé en Inde mais l’Inde est venue à lui : Tagore, Gandhi, Jagdis Chandra Bose, et tant d’autres, ont pris la route de Villeneuve pour y rencontrer Rolland (ou, pour le premier, celle de son appartement parisien dès 1921). Ce volume est composé de deux ouvrages, de taille et de notoriété différentes. Mahatma Gandhi est le plus bref et celui qui a connu le plus grand retentissement. En partie composé de trois livraisons publiées dans Europe de mars à mai 1923, il est publié chez Stock en 1924 (édition complétée en 1930) puis constamment réédité, jusqu’à sa reprise par les éditions des Équateurs parallèles, avec une préface de Marc Crépon, en 2016 – mais hélas sans appareil critique. Dans son introduction, Sophie Dessen rappelle dans quelles circonstances Rolland a composé cette biographie de Gandhi et le grand succès public qu’elle a rencontré, comme en témoignent ses nombreuses rééditions. Elle en montre également les enjeux intellectuels et politiques au moment de la publication. C’est au cœur de la polémique, souvent étudiée, avec Henri Barbusse, alors que ce dernier reproche aux « rollandistes », et tout particulièrement à Rolland lui-même, de négliger « L’autre moitié du devoir » (Clarté, décembre 1921), de se livrer à un salutaire combat de dénonciation des maux de la société mais de ne proposer aucune perspective d’action, que Rolland lâche, pour la première fois dans un texte publié sous sa signature, la lettre du 2 février 1922 (publiée dans la revue l’Art libre de février 1922), ce nom, jusque-là absent du débat public français, Gandhi. L’année suivante, dans les trois livraisons d’Europe puis dans le volume qui les rassemble, il affirme qu’avec Gandhi une autre voie s’ouvre pour l’action politique, celle de la non-violence. À travers l’enseignement et l’action du Mahatma, il promeut une « éthique de l’action » (Biographies indiennes, p. 20) qui conjugue engagement et respect des valeurs fondamentales en préservant un idéal spirituel absent des formes habituelles de l’activisme politique. Il le fait à un moment où l’action politique de Gandhi n’en est qu’à ses débuts et alors que sa notoriété est très faible en Europe, tout particulièrement en France. Il le fait avec conviction, mais sans taire ses réserves, notamment sur ce qu’il désigne (avec Tagore) comme le « médiévalisme » de Gandhi (p. 97). La publication de cette biographie est complétée, dans ce tome XIV, par deux préfaces : celle qu’il donna en 1924 à l’édition française des principaux articles de Gandhi, publiée sous le titre La jeune Inde (traduction d’Hélène Hart), dont il avait utilisé pour son propre travail l’édition anglaise, Young India, et celle à la Vie de M. K. Gandhi écrite par lui-même, Rieder 1931 (traduction de l’anglais par Georgette Camille).
Mahatma Gandhi est le point de départ qui conduit Rolland, dans les années qui suivent, à explorer de façon beaucoup plus approfondie « la mystique et l’action de l’Inde vivante », selon le titre de l’essai (3 tomes publiés en 2 volumes, Stock, 4881930), second ouvrage repris dans ce tome XIV. En deux ans, de 1927 à 1929, Rolland parvient à amasser et à s’approprier une monumentale documentation en anglais, en grande partie mise à sa disposition par la Ramakrishna Mission (fondée par Vivekananda en 1898) qu’il exploite, comme il l’avait fait pour préparer la biographie de Gandhi, avec l’aide de sa sœur Madeleine, angliciste. Après les deux parties biographiques, consacrées à la « Vie de Ramakrishna » (1836-1886), puis à celle de son disciple, Vivekananda (1863-1902), la partie plus philosophique, « L’Évangile universel de Vivekananda », est « l’exposé d’une haute pensée, religieuse, philosophique, morale et sociale qui, sortie du fond des siècles de l’Inde, s’adresse à l’humanité d’aujourd’hui » (extrait de l’« Avertissement au lecteur d’Occident », p. 300). De même qu’il se défend de faire œuvre de musicologue en rédigeant sa Vie de Beethoven, Rolland ne prétend pas écrire ces études en indianiste, se démarquant des universitaires spécialistes comme Sylvain Lévy, ce qui a pu lui être reproché. Il voit, dans les biographies de Ramakrishna et de Vivekananda, puis dans l’exposé des grands principes de leur enseignement, la possibilité d’approfondir et de préciser ses propres convictions religieuses. « Ses biographies tiennent tout à la fois du journal intime et du manifeste », note Catherine Clémentin-Ohja dans sa longue et très riche présentation de cette seconde œuvre (p. 243). La remarque pourrait s’étendre à toutes les « Vies » qu’a composées Rolland et notamment aux ouvrages consacrés à Tolstoï et Rousseau publiés dans le tome XIII des Essais littéraires. L’introduction (p. 248 à 252) remarque avec beaucoup de pertinence que toutes ces lectures « indiennes » ne suscitent pas mais ravivent ce qui est au cœur de son propre sentiment religieux, la « sensation océanique », que l’on peut faire remonter à son « Credo quia verum » de 1888, et qui sera par la suite au centre de nombre de ses écrits et plus particulièrement de sa correspondance avec Sigmund Freud (cf. la lettre à Freud du 5 décembre 1927, in Un beau visage à tous sens, Albin Michel, 1967, p. 264-266, et Henri Vermorel, Sigmund Freud et Romain Rolland, Albin Michel, 2018). Outre la très grande précision des notes et des différentes introductions, un index des noms de personnes et un index des lieux, ce tome XIV offre également au lecteur un glossaire des termes utilisés, qu’il s’agisse des notions fondamentales de l’hindouisme ou de ses principales sources. Il met enfin à sa disposition un très complet « répertoire critique des personnes » fait de notices concernant les principales personnalités, occidentales ou orientales, qui apparaissent dans le volume. Ce considérable travail de commentaire et d’informations est indispensable pour comprendre la quête spirituelle de Romain Rolland au cours des années Vingt et permet de mesurer le rôle fondamental qu’il a joué dans ce que Guillaume Bridet a appelé le « moment indien » de la littérature française et plus généralement de la vie des idées.
Philippe Baudorre
Pierre Masson, Poétique de l’espace dans l’œuvre d’André Gide. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque gidienne », 2023. Un vol. de 352 p.
La recherche sur l’œuvre de Gide a notamment été jalonnée par la soutenance de plusieurs thèses d’État qui ont aussitôt fait référence et ont été plus ou moins rapidement publiées, de La Maturité d’André Gide, de Claude Martin (Klincksieck, 1977) à André Gide et le théâtre de Jean Claude (Gallimard, 1992), en passant par Fiction et vie sociale dans l’œuvre d’André Gide, d’Alain Goulet (Minard, 1986), et 489André Gide. Voyage et écriture, de Pierre Masson (Presses Universitaires de Lyon, 1983), qui a depuis réalisé ou dirigé quatre des six volumes de Gide disponibles dans la Bibliothèque de la Pléiade, dont Souvenirs et Voyages en 2001. C’est bien le livre issu de cette thèse sur la place du voyage dans l’œuvre de Gide, indisponible aux PUL depuis bien longtemps, que redonne aujourd’hui la « Bibliothèque gidienne » de Garnier, dans une version revue par son auteur et légèrement allégée.
On peut supposer que le choix de ce nouveau titre a répondu au désir de dissiper par avance le malentendu que l’ancien était susceptible de provoquer chez certains lecteurs, en laissant éventuellement attendre une évocation des voyages réels accomplis par Gide autant que l’analyse de la manière dont Gide a fait du voyage le moteur et le matériau premier de son œuvre. Or il s’agit bien d’une lecture complète – ou, comme on l’aurait écrit en 1983 : totalisante – de l’œuvre gidienne, orientée autour de cette notion, cruciale pour l’auteur, de voyage, et nullement d’une étude biographique : si Pierre Masson connait aussi bien la vie que l’œuvre de Gide, dont il s’est affirmé comme le meilleur spécialiste, jamais ce livre ne cherche à retrouver naïvement dans l’œuvre un reflet direct de la réalité. Tout le livre, qui illustre parfaitement le principe proclamé par Gide, dès ses débuts littéraires, d’une équivalence rigoureuse, voire d’une complète réversibilité, entre les deux champs de l’éthique et de l’esthétique, déploie au contraire une interprétation de l’œuvre fondée sur l’idée que Gide a pu élaborer une morale fondée sur le voyage qui sous-tend le traitement littéraire du voyage déployé dans son œuvre ou, plus exactement peut-être, qui a pu trouver forme à travers ce processus d’élaboration littéraire, sans cesse remis en question. À cette notion de voyage doit en effet être associée la notion clé d’inquiétude, mise en avant par Gide lui-même, qui s’est présenté à différentes reprises comme un inquiéteur afin de définir d’un même mouvement sa morale de l’écrivain et les principes esthétiques qui régissent la création de ses œuvres littéraires : c’est dire la pertinence d’un sujet qui permet de rendre compte aussi bien des enjeux éthiques et esthétiques engagés par l’œuvre que des thématiques privilégiées déployées par Gide au fil des livres et des modalités mêmes de sa création romanesque.
Le parcours critique dans lequel ce livre engage son lecteur ramène bien aux données psycho-biographiques (« L’espace originel »), mais pour montrer comment Gide, opposant les deux espaces mentaux et géographiques associés au père et à la mère, l’imaginaire et le réel, consacre dans ses livres le voyage comme un moyen de dépasser cette opposition qui est aussi celle de la chair et de l’esprit, primordiale pour lui, à travers la création de personnages qui incarnent chacun des pôles des différentes oppositions structurant son propre imaginaire mental. Le désir de révolte mais aussi et surtout la nécessité d’incarner une forme de remise en question radicale tout en préservant une forme de stabilité constitue l’un des principaux « ressorts du voyage », dont Pierre Masson esquisse la typologie dans un deuxième chapitre. Les « structures du voyage » dont il est question ensuite sont d’abord celles des œuvres elles-mêmes, dans la mesure où le soin extrême porté par Gide à la composition de ses livres et en particulier son goût pour les structures symétriques le conduisent à faire endosser à ses personnages des aspirations contradictoires, une fascination pour la mort doublée d’un élan vital, jusqu’à leur faire exprimer un « regret de l’infini » que l’auteur ne peut directement assumer lui-même. Le chapitre « Syntaxe du voyage » développe d’abord la métaphore du billard pour montrer comment Gide lance ses personnages comme des boules de 490billard, d’une manière savamment concertée, ce qui lui permet finalement de faire du voyage la recherche d’un langage supérieur, d’un acte qui serait en même temps parole, dans un dispositif narratif où le discours, la parole des personnages, jouent un rôle aussi fondamental qu’ambivalent, le langage étant à la fois un obstacle au voyage et son meilleur auxiliaire. C’est autour de la notion d’une « religion du voyage » et à travers l’analyse d’une organisation signifiante de ses modalités, de sa préparation et de son accomplissement, mais aussi grâce à l’étude des éléments qui composent un espace symbolique au plan moral et spirituel, structuré par l’opposition entre le haut et le bas, que le chapitre suivant illustre le constat suivant lequel cette organisation est comparable à la constitution d’un texte « préparatoire à une possible révélation ». Le dernier chapitre du livre, « Un échiquier politique et symbolique », montre enfin comment le contexte idéologique et les réalités politiques contribuent à donner leur sens aux voyages accomplis par les personnages gidiens, quand bien même la dimension politique et même historique reste peu présente ou du moins peu visible dans les livres de Gide, convaincu qu’un roman doit rester une œuvre d’art, et qu’une œuvre d’art se définit par sa capacité à délivrer des vérités universelles et intemporelles.
Si André Gide. Voyage et écriture comptait parmi les classiques de la critique universitaire gidienne, on n’écrira pas que cette Poétique de l’espace dans l’œuvre de Gide remet au goût du jour une recherche menée entre la fin des années 1970 et le début de la décennie suivante, à la fois parce que les hypothèses, les lignes de force et les conclusions de ce livre n’ont jamais cessé d’emporter l’adhésion des lecteurs et des chercheurs, aujourd’hui comme hier, et parce que l’essentiel du texte reste identique, Pierre Masson ayant simplement réalisé un toilettage de la version originelle. À l’exception peut-être du titre – dont on a souligné plus haut l’avantage par rapport au titre initial, mais qui trahit finalement plus l’âge de ce travail en évoquant un Bachelard, si présent dans l’horizon critique des années 1970, mais en réalité absent du livre, ou du moins pas cité, que le premier titre, très neutre –, ce travail de toilettage, qui s’est notamment traduit par la suppression des trois grandes parties qui correspondaient à la structuration de la thèse, doit être salué, car il permet une lecture plus fluide et rend mieux justice à la continuité du propos et de la démonstration, les différents chapitres s’enchaînant réellement plutôt qu’ils ne se juxtaposent. Cette nouvelle édition, légèrement révisée, d’un ouvrage déjà ancien, permettra donc un accès facilité, à tous les niveaux, à une étude que tout chercheur intéressé par l’œuvre de Gide se doit de connaître.
Jean-Michel Wittmann
Zoé Schweitzer, La Scène cannibale : pratiques et théories de la transgression au théâtre (xvie-xxie siècle). Préface d’Olivier Py. Paris, Classiques Garnier, « Perspectives comparatistes », 2021. Un vol. de 351 p.
Ce volume se donne pour ambition de suivre la fortune du motif cannibale sur les scènes européennes – en France, en Italie et en Angleterre, avec quelques incursions du côté de l’Autriche –, afin de comprendre les affinités entre le cannibalisme et le théâtre, autour de la notion d’incorporation. Le corpus est vaste, puisqu’il va de la Progne de Correr (1426, éd. 1558) jusqu’à Mes Frères de Rambert (2020). Il comprend des pièces mythologiques (Atrée, Philomèle et Procné) ou des pièces historiques, portant sur des faits éloignés dans le temps (Titus Andronicus, 491Catilina) ou proches des spectateurs, avec des cannibales ordinaires, comme ceux de Vinaver, empruntés à un fait divers contemporain. Le motif est traité de façon édulcorée ou avec une grande violence – surtout quand le cadre est quotidien, ce qui est récurrent dans le corpus contemporain.
L’une des grandes originalités de l’ouvrage est d’élaborer des outils communs pour explorer un corpus très divers sur le plan esthétique et historique. Sont mis en valeur des moments clefs (le tournant du xvie au xviie siècle, la seconde moitié du xviiie siècle et le xxe siècle) et une polarisation autour de quelques mythes (le festin d’Atrée, l’histoire de Philomèle et Procné, le cœur mangé) où le thème revêt des enjeux significativement différents. Malgré la diversité formelle des textes ainsi rassemblés, l’autrice propose quelques hypothèses fortes, comme l’affinité entre cannibalisme et théorie théâtrale ou l’importance du thème pour définir l’horizon générique de la tragédie, ce qui permet d’unifier la lecture de ces pièces autour de questions de théorie dramatique. Les outils anthropologiques, politiques, esthétiques mobilisés définissent une méthode qui permet de lire ces textes comme autant de réponses à des problèmes récurrents de l’esthétique tragique.
Paradoxalement, c’est un motif non attesté dans la réalité (le cannibalisme de vengeance) qui devient emblématique d’un genre fondé sur l’imitation : c’est bien la preuve que la question permet d’éprouver l’illusion théâtrale, en inversant les préceptes d’Horace puisque l’action dramatique tire son efficacité de son caractère invraisemblable. Ce faisant, la mimesis dramatique met en forme des fantasmes relevant du non-dit de la cité. La scène cannibale constitue un « laboratoire idéologique et théâtral » qui explore les questions de filiation et de transmission littéraire autant que lignagère. Il s’agit, à chaque époque, d’interroger le rapport à l’Antiquité, en tant que celle-ci permet de thématiser – et de brouiller – les oppositions entre civilisation et barbarie, entre culture et sauvagerie, entre le même et l’autre. L’interdit cannibale, conçu comme marqueur anthropologique au même titre que l’inceste, se trouve ainsi investi d’une fonction heuristique pour cerner les enjeux de la tragédie moderne et contemporaine à partir de son devenir scénique.
La réflexion s’organise en trois temps : une première partie balaie le corpus de façon large et révèle combien le cannibale théâtral, souvent bien éloigné du cannibale historique, est un homme qui fait partie intégrante de la soi-disant civilisation permettant à ce titre d’interroger cette notion ; le cannibale, altérité interne à la communauté, engage une perspective axiologique à partir de laquelle la fiction interroge les fantasmes de cette communauté. Lieu de figuration des hantises contemporaines au xvie siècle, le théâtre cannibale permet d’élaborer une réflexion critique sur le présent. Au xxe siècle, il devient une manière d’interroger l’irruption de la sauvagerie dans l’univers familier et de soutenir une conception de la société dont le monstrueux n’est jamais exclu. Dans les deux cas, l’avènement de la transgression vaut contestation des partages supposés acquis entre barbare et civilisé.
La deuxième partie étudie la façon dont le motif cannibale induit une réflexion théologique, historique et esthétique. En tant que sacrifice inversé, l’anthropophagie permet d’interroger les frontières entre espèces, mais aussi entre sacrifice et meurtre, et fait voler en éclats le partage civilisationnel fondé sur l’opposition entre le cru et le cuit. Les pièces contemporaines articulent cannibalisme et carnivorisme, à partir de deux lignes de force : le thème politique qui fait que le cannibalisme de vengeance transfère la barbarie du bourreau sur la victime, mais aussi le thème 492amoureux qui permet d’interroger les affinités entre inceste et anthropophagie et d’unir violence sexuelle et transgression alimentaire. Le cannibalisme permet également de soulever des questions d’ordre éthique et politique : la teknophagie apparaît ainsi comme le prolongement d’un exercice déréglé du pouvoir ; le cannibalisme questionne encore, après la Shoah, la résistance de l’humanité face à la barbarie.
La troisième partie est consacrée à l’étude fine des traductions, paratextes et commentaires. Elle montre que le motif anthropophage est directement lié à une réflexion sur la définition du théâtre et de la tragédie, comme l’atteste la coïncidence chronologique entre cannibalisme théâtral et démarche théorique : le potentiel critique du motif fait de lui, depuis les commentaires jusqu’aux traductions des Poétiques d’Horace et d’Aristote, un exemple problématique servant à explorer les frontières du genre. L’hypothèse de Zoé Schweitzer est que l’anthropophagie pousse à repenser la filiation à l’égard de l’Antiquité, dans un exercice de réécriture palimpseste extrêmement virtuose – la coupe sanglante de Thyeste devenant métaphore du creuset théâtral que sont ces réécritures. La condamnation des tragédies cannibales sert à bannir les esthétiques eschyléenne et sénéquienne, au profit de Sophocle et d’Euripide. À l’inverse, le recours au modèle sénéquien fonde une « poétique du choc » (p. 256) qui vise à proposer un renouveau formel de la poétique tragique. Ainsi, les traductions et adaptations de Thyeste esquissent une dialectique entre annexion et littéralité, afin de proposer un modèle alternatif à la poétique dramatique dominante et de contester les partages admis. De Marolles à Alexander Williams, traduire Sénèque amène à critiquer la poétique classique et à brouiller le partage entre Anciens et Modernes, mais aussi à penser la distance entre fiction et réalité. En pervertissant le banquet quotidien, les dramaturges s’inscrivent dans une définition aristotélicienne du tragique, pour mieux la contourner. Entre efficacité et transgression problématique, le banquet cannibale révèlerait ainsi les nœuds du genre tragique. La permanence en sous-main du théâtre de Sénèque, et de Thyeste en particulier, semble attester la pertinence réflexive du motif pour repenser la tragédie selon de nouveaux modèles.
L’édulcoration du motif cannibale, au xviiie siècle, loin de signaler une éviction, marque un continuum : l’altérité sauvage, intégrée à l’humanité, permet d’interroger la distance entre la scène et la salle. Comme Médée et Procné, Atrée donne à voir une horreur vraisemblable autant qu’insoutenable, définissant ce que Zoé Schweitzer appelle un « in yer-stomach theatre », dans lequel l’illusion fictionnelle est obtenue grâce à la représentation d’une vraisemblance problématique. Ainsi, par-delà la grande diversité du corpus mobilisé, et même si l’on peut éprouver quelques difficultés à considérer l’histoire d’Atrée et celle d’Ugolin comme les actualisations d’un même motif, les résurgences du cannibalisme sur la scène théâtrale semblent constituer une pierre de touche récurrente pour la définition de l’esthétique tragique : instrument de mise en question, il permet à chaque époque d’explorer – et de transgresser – les limites d’un genre en perpétuelle réélaboration.
Marie Saint Martin
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-17094-5
- EAN: 9782406170945
- ISSN: 2105-2689
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-17094-5.p.0193
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-29-2024
- Periodicity: Quarterly
- Language: French