In memoriam Jean Ehrard (1926-2023)
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d'Histoire littéraire de la France
2 – 2024, 124e année, n° 2. varia - Author: Delon (Michel)
- Pages: 493 to 496
- Journal: Journal of French Literary History
In Memoriam
Jean Ehrard (1926-2023)
Michel Delon
Avec Jean Ehrard, disparu le 10 septembre 2023 dans sa 98e année, les études françaises perdent un de leurs maîtres et un des plus brillants représentants de l’histoire des idées. Né en 1926 à Fleurey-sur-Ouche, à quelques kilomètres de Dijon, il a suivi, enfant, les diverses affectations de son père, devenu fonctionnaire des douanes, à Sarrebruck, à Forbach, puis sous un autre climat à Nice. Jean Ehrard mena des études brillantes qui le conduisirent à Louis-le-Grand, rue d’Ulm et à l’agrégation des lettres en 1950. Ce furent des années de lectures passionnées et de discussions intenses. Il suivit, par exemple, la querelle entre Abel Lefranc et Lucien Febvre, le premier défendant la thèse d’un athéisme de Rabelais et le second réclamant qu’on restitue l’auteur de Gargantua à son outillage mental. Il découvrit alors les travaux de L. Febvre, et d’abord Le Problème de l’incroyance au xvie siècle. La Religion de Rabelais (1942) qui le marqua dans sa conception du travail historique comme effort de reconstitution des mentalités du passé. Il aurait sûrement été frappé, quelques décennies plus tard, par les arguments qu’il aurait trouvés dans un livre paru, au moment de son décès, qui relance à sa façon la querelle et critique la thèse de Lucien Febvre, devenue vulgate pédagogique (Alain Mothu, Une philosophie des antipodes. Athéisme et politique dans le « Cymbalum mundi », Genève, Droz, 2023, en particulier p. 232-235). Les normaliens de l’après-guerre considéraient comme logique leur nomination dans l’enseignement secondaire. Le jeune agrégé fut successivement en poste à Ajaccio, à Sens, puis au lycée Voltaire à Paris. Le retour dans la Capitale lui permit de suivre à l’École pratique des Hautes Études le séminaire d’Alexandre Koyé qui publia en 1957 From the closed World to the infinite Universe, traduit en français en 1962, Du monde clos à l’univers 494infini. De telles rencontres intellectuelles nourrirent le chantier d’une thèse, déposée auprès de René Pintard qui avait accepté de diriger un autre doctorat d’histoire des idées, celui de Robert Mauzi. Jean Ehrard et Robert Mauzi ont travaillé parallèlement, l’un sur l’idée de nature, l’autre sur celle du bonheur. Ils ont échangé des références, partagé des interrogations. La différence de leur objet les amena à une chronologie légèrement décalée, Jean Ehrard choisissant de travailler sur la première moitié du xviiie siècle, jusqu’au seuil des grandes synthèses que furent L’Esprit des lois, l’Histoire naturelle ou l’Encyclopédie, et Robert Mauzi prenant en compte l’ensemble du siècle jusqu’à la Révolution. Leur volonté commune était de penser l’historicité et la fonction sociale des idées, en évitant les perspectives transhistoriques telles qu’avaient pu les pratiquer des chercheurs américains auxquels The Great Chain of being. A Study of the history of an idea (1936, 1960) d’Arthur O. Lovejoy a servi de modèle.
Avant d’être un exercice académique ou le passeport pour une carrière universitaire, la préparation d’une thèse était d’abord pour eux une aventure intellectuelle. Dès 1957, Jean Ehrard publiait dans les Annales E.S.C de Lucien Febvre un article remarqué « Opinions médicales en France au xviiie siècle. La Peste et l’idée de contagion » qui décrit les trois explications admises alors de la contamination par les miasmes, le levain ou les « insectes » et qui se refuse à classer ces trois hypothèses comme « progressistes » ou au contraire « retardataires ». Un tel refus de l’anachronisme et des linéarités finalistes est caractéristique de l’ensemble de la thèse, achevée grâce à une délégation au CNRS et soutenue en 1963. Elle est accueillie dans la collection de la VIe section de l’École pratique des Hautes études, dirigée par Fernand Braudel. Avec près de neuf cents pages, le livre est impressionnant, qui étudie le système du monde, puis la nature humaine et enfin « la nature des choses ». L’analyse prend en compte les textes les plus abstraits aussi bien que les œuvres romanesques. La clarté des synthèses qui opposent la Nature-Horloge à la Nature-Animal ou le bonheur frugal au bonheur par la dépense et qui montrent comment une idée-force peut devenir une idée-frein lorsque l’Histoire se substitue à la Nature, ne se fait jamais au détriment des nuances et du sens de la complexité. Le long chapitre sur Nature et Beauté est prolongé par la thèse secondaire, sous la direction de Jean Fabre, sur Montesquieu critique d’art. J. Ehrard y dépouille les carnets de voyage du philosophe qui séjourne en Italie en 1728 et 1729. Ici encore, il se méfie de l’évolution du sens des mots entre le xviiie siècle et aujourd’hui.
Docteur d’État, J. Ehrard s’installa comme professeur à l’Université de Clermont-Ferrand dont il fit un des hauts lieux de la recherche et où il se démultiplia sur tous les fronts selon l’idée qu’il se faisait de l’intellectuel responsable. Son travail personnel se prolongea avec une synthèse sur L’Histoire dans la collection U chez Armand Colin (avec G. Palmade, 1964) et une version allégée de la thèse pour un public plus large, L’Idée de nature à l’aube des lumières (Flammarion, 1970). Il participa à la collection d’histoire littéraire, dirigée par 495Claude Pichois chez Arthaud, selon une scansion originale. Il se chargea des trente années qui vont de 1720 à 1750, associant à la sociologie de la production et de la consommation littéraire une prise en compte de chefs d’œuvre irréductibles à de simples grilles. Yvon Belaval concluait un compte-rendu du volume par ces mots : « Chacun connaît ses qualités d’exactitude et d’équilibre. On les retrouve dans ces pages qui, pour se défendre d’être événementielles, n’en sont pas moins passionnantes comme une histoire. » J. Ehrard s’attacha parallèlement à des tâches d’édition dans le vaste chantier des Œuvres complètes de Montesquieu, il présenta également Le Contrat social de Rousseau, l’Essai sur Sénèque de Diderot ou Paul et Virginie. Avec l’aide de Paul Viallaneix, son collègue dix-neuviémiste, spécialiste de Michelet, il fonda le Centre de recherches révolutionnaires et romantiques qui s’illustra par une série de colloques, souvent décisifs pour repenser un domaine ou une problématique : Le Préromantisme, hypothèse ou hypothèque (1972), Les Fêtes de la Révolution (1974), Aimer en France (1977), Nos ancêtres les Gaulois (1981), La Bataille, l’armée, la gloire (1985), La Légende de la Révolution (1986), Révolution française et vandalisme révolutionnaire (1988), Malouet (1989).
Il s’engagea également dans la vie culturelle et politique locale, en devenant maire de Riom de 1977 à 1989, organisa plusieurs colloques à Riom même sur les figures et les institutions historiques de la région : Desaix, le général révolutionnaire, tombé à Marengo, Gilbert Romme, le Montagnard qui se suicide en 1795 avec ce mot « Je meurs pour la République », le collège oratorien de la ville, etc. Il s’investit dans la Société française d’étude du xviiie siècle dont il fut secrétaire général puis président, et dans la Société internationale, participa à la fondation de la Société Montesquieu. Il était devenu président d’honneur de la SFEDS et de la Société Montesquieu. On ne compte plus les échanges et les partenariats qu’il a noués avec des collègues et amis au-delà des frontières. Faut-il rappeler par exemple que Bronislaw Baczko, exilé de Pologne, trouva un lieu d’accueil en 1969 à l’Université de Clermont-Ferrand ? La retraite de professeur à Clermont et de maire à Riom permit à J. Ehrard de réunir ses articles sur l’auteur de l’Esprit des lois dans Montesquieu. L’Esprit des mots (Droz, 1998) et sur les romanciers dans L’Invention littéraire au xviiie siècle : fictions, idées, société (PUF, 1997). Ce dernier recueil rassemble seize études sur le roman, « parvenu des Belles-Lettres », dominées par les figures de Marivaux et de Diderot. La lecture attentive des textes y autorise et enrichit les vues perspectives et les hypothèses générales. Le livre se clôt sur une comparaison, parfaitement neuve et éclairante, des Égarements du cœur et de l’esprit et d’Adolphe, l’histoire d’une liaison qui n’en finit pas de commencer et celle d’une liaison qui n’en finit pas de finir. Le roman de Benjamin Constant devient une sorte de bilan des Lumières, bilan amer, bilan de faillite. En 2008 encore, Jean Ehrard publiait un essai sur Lumières et esclavage. L’Esclavage colonial et l’opinion publique en France au xviiie siècle (André Versaille) qui répond posément aux procureurs et inquisiteurs, accusant les Lumières de 496n’avoir pas condamné l’esclavage avec la netteté dont on les avait si longtemps louées. Dans un refus de toute simplification, il distingue chez les philosophes le court et le long terme, l’affirmation des principes et la prise en compte des circonstances, la théorie et le pragmatisme. Le récent colloque à la Sorbonne sur « les libertés dans l’Europe des Lumières » les 16, 17 et 18 novembre semblait un prolongement de ses analyses sur la distinction chez Montesquieu entre nature et nature des choses. En 2019, il donnait ses mémoires, Souvenirs d’un hareng saur, dont le titre ironique mêle une réminiscence personnelle au calembour involontaire d’un dramaturge bien oublié du xixe siècle : « Je sortirai du camp, mais quel que soit mon sort / J’aurai montré, du moins, comme un vieillard en sort ». Le livre, suivi d’entretiens avec l’historienne des sciences Claudine Cohen, permet à l’homme, privé et public, de revenir sur un parcours, exceptionnel et modeste, dans le siècle.
Les dernières années de Jean Ehrard ont été assombries par la disparition d’une épouse, Antoinette, qui fut la compagne morale et intellectuelle de toute une vie, et par la perte progressive de la vue. Mais l’aide fidèle de ses enfants et collaborateurs lui a permis de travailler jusqu’au bout. Quelques jours avant sa mort, il recevait une étudiante gabonaise, éprise de Diderot et de la langue française, et complétait l’entretien qu’il avait accordé à Stéphane Pujol pour le site de la Société Diderot. Il laisse une œuvre dont on ne risque pas d’épuiser de sitôt la richesse et la rigueur.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-17094-5
- EAN: 9782406170945
- ISSN: 2105-2689
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-17094-5.p.0237
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-29-2024
- Periodicity: Quarterly
- Language: French