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Classiques Garnier

Comptes rendus

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COMPTES RENDUS

À compter de 2008, les comptes rendus douvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :

Langues hybrides. Expérimentations linguistiques et littéraires ( xv e -début xvii e siècle) / Hybridsprachen. Linguistische un literarische untersuchungen (15. - angfang 17.Jh.). Sous la coordination éditoriale dAnne-Pascale Pouey-Mounou et Paul Smith. Genève, Droz, « De lingua et linguis », 2019. Un vol. de 501 p. (Violaine Giacomotto-Charra)

Camille Islert et Wendy Prin-Conti, Marceline Desbordes-Valmore. Les Pleurs. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Didact Français », 2022. Un vol. de 240 p. (Pascale Auraix-Jonchière)

George Sand et l idéal. Une recherche en écriture. Textes réunis et présentés par DamienZanone. Paris, Honoré Champion, « Littérature et Genre », 2017. Un vol. de 470 p. (Guillaume Milet)

Relire les Salons de Charles Baudelaire. Sous la direction de Didier Philippot et Henri Scepi. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2023. Un vol. de 321 p. (Corinne Saminadayar-Perrin)

La Réception des troubadours au xix e  siècle. Sous la direction de Jean-François Courouau et Daniel Lacroix. Paris, Classiques Garnier, « Études et Textes occitans », 2023. Un vol. de 457 p. (Philippe Gardy)

Actualités huysmansiennes. Mélanges en hommage à Jean-Marie Seillan. Sous la direction dAlice De Georges. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres. Études dix-neuviémistes », 2023. Un vol. de 455 p. (Carine Roucan)

André Obey, créateur dramatique complet. Théâtre, musique et sport. Sous la direction de Sophie Gaillard et Marie Sorel. Paris, Honoré Champion, « Littérature de notre siècle », 2022. Un vol. de 443 p. (Élisabeth Le Corre)

« Relire Claude Duchet. Cinquante ans de sociocritique. » Études françaises, 58-3, 2022. Un vol. de 184 p. (Paul Aron)

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Émilie Picherot, La langue arabe dans lEurope humaniste. 1500-1550.Paris, Classiques Garnier, « Perspectives comparatistes », 2023. Un vol. de 471 p.

Après la parution, en 2019, dun ouvrage intitulé Les musulmans dEspagne, xvie-xviie siècles, dans lequel elle montrait que si le romancero excluait de lhispanité les musulmans dEspagne, ceux-ci nen demeuraient pas moins, longtemps après la chute de Grenade, présents dans le roman hispano-mauresque, Émilie Picherot pose un jalon supplémentaire à son itinéraire de recherche. Dans la présente étude, elle sattache à décrire ce phénomène entre exclusion, on pourrait dire éradication, et rémanence, quelle a de longue date identifié en suivant, en toute cohérence, la trace de la langue arabe elle même dans lEurope renaissante. Partant de là, elle dégage une longue construction politique qui parvient à élaborer la représentation dune culture arabo-musulmane radicalement exogène à lEurope, en dépit dune présence multiséculaire quaccompagne un processus d« orientalisation » de larabe.

Demblée Émilie Picherot fait preuve dune belle ambition dans ses enjeux : il sagit pour la chercheuse de donner à entendre un moment crucial à même déclairer les relations actuelles entre lEurope occidentale et le monde arabe. Pour ce faire cest la définition de la langue elle-même quelle sonde, en néludant pas la question essentielle de lidentité religieuse : est-elle inséparable de lidentité linguistique arabophone comme lentendaient nombre dérudits du xvie siècle tout comme leurs prédécesseurs et peut-être comme lentend toujours notre monde contemporain ? Que signifiait transmettre cette langue présumée incompréhensible et aussi scélérate que ceux qui la pratiquaient et pourtant porteuse de savoirs incommensurables ?

La date retenue comme point de départ, 1492, est celle que lhistoriographie envisage traditionnellement comme moment de rupture avec le monde médiéval espagnol : la chute de Grenade met un terme définitif à la présence dun islam détat dans les deux Couronnes espagnoles, la découverte de lAmérique va bouleverser la géographie du monde et élargir ses frontières, lexpulsion des juifs dEspagne met un terme théorique à une présence de quatorze siècles et la rédaction du Prologue bien connu de la grammaire de Nebrija, qui stipule clairement que la langue accompagne « el imperio », à savoir le pouvoir, va lier avec force lusage de la langue dominante, le castillan, et son uniformisation au pouvoir politique. Certes, cette date nest quune commodité méthodologique car rien ne change du jour au lendemain, larabe ne disparait pas davantage que les arabophones ou la culture dAl Andalus, les juifs non expulsés sont baptisés et restent sur le territoire, lAmérique attendra quelques dizaines dannées avant que lEspagne ne sintéresse à autre chose quà ses trésors et la grammatisation des langues vernaculaires nen est quà son premier essai. Néanmoins, ce sont bien là tous les éléments qui constituent le socle de la démarche dÉmilie Picherot.

Les bornes chronologiques proposées, 1500-1550, cernent par ailleurs, ce mouvement européen de rationalisation des langues vernaculaires qui accompagne les prémices de linstitutionnalisation de lapprentissage dautres langues, le grec et le latin, lhébreu de façon plus marginale, nécessaires à ce renouveau intellectuel et culturel en passe de sélaborer au sud comme au nord de lEurope. En revanche larabe, langue maculée, est pratiquement exclu de ce processus qui en somme aboutit à un humanisme « lavé » de tout héritage sémitique.

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Lexistence dune pensée renaissante différente, décentrée du strict retour à lAntiquité, est-elle envisageable ? Cest ce que postule Émilie Picherot en puisant dans les propositions du Néerlandais Nicolas Clénard, saisies au travers de sa correspondance, et du Français Guillaume Postel avec sa Grammatica arabica. Le travail de lEspagnol Pedro de Alcalá, El arte para ligeramente saber la lengua arabiga, publié à Grenade quelque trente cinq ans auparavant dans le contexte de la conversion forcée des Maures de Grenade, doublé de El vocabulista arabigo en letra castellana, lui aussi de 1505, publié à Salamanque chez léditeur Juan Varela, constitue le premier volet du triptyque sur lequel se construit cette étude. Ces trois sources, produites dans des contextes intellectuels, culturels et linguistiques très différents, sinscrivent sur une toile de fond qui demeure la polémique Chrétienté/Islam et la nécessaire conversion des musulmans. Clénard et Postel apportent, cependant, une dimension supplémentaire qui repose sur dautres intérêts, plus scientifiques ou diplomatiques, voire commerciaux.

Létude opte pour un déroulement chronologique et se déploie en trois parties : la première étant consacrée aux tentatives antérieures de diffusion et de transmission de la langue arabe, la deuxième établit une minutieuse comparaison des ouvrages de Alcala et de Postel qui met en avant à la fois leurs spécificités et les présupposés idéologiques sur lesquels ils sélaborent. Enfin la troisième pose la question du statut européen de la langue arabe et élargit à la question même de lenseignement et de lapprentissage linguistique. Au-delà de la question méthodologique, cest la façon dont opère cet apprentissage sur ce quest ou devient un locuteur qui est interrogée. Autant de préoccupations qui nont cessé dopérer chez les érudits et proto-linguistes de la première modernité mais qui retentissent déchos singuliers de nos jours. Émilie Picherot offre ici un éclairage comparatiste sophistiqué et solidement argumenté au service de son projet.

Sont interrogés puis réfutés les simplismes, les fausses évidences, les rapidités qui ont effacé lhistoire dune langue et dune culture qui, avant de devenir autres, étaient familières à lEurope. Cette prudence dans le maniement de notions et de concepts si aisément convoqués, laltérité, lhybridité en particulier, se double dune grande fermeté à lheure de proposer un nouveau regard tant sur la langue arabe que sur les fondements de sa transmission et sur la pensée humaniste. Un ouvrage essentiel et novateur pour quiconque sintéresse à ces questions.

Anita Gonzalez-Raymond

Phillip John Usher, LAède et le géographe. Poésie et espace du monde à lépoque prémoderne. Paris, Classiques Garnier, « Géographies du monde », 2018. Un vol. de 425 p.

Dabord spécialiste de la poésie épique de la Renaissance française (Epic Arts in Renaissance France, 2014) et traducteur de la Franciade (Ronsards Franciade, a translation, 2010), Phillip John Usher creuse actuellement la piste dune lecture écologique et éco-poétique de la littérature des débuts de la période moderne, et a fait paraître, depuis son livre de 2018 ici recensé, Exterranean : Extraction in the Humanist Anthropocene (2019), et, avec Pauline Goul, Early Modern Écologies : Beyond English Ecocriticism (2020). LAède et le géographe. Poésie et espace du monde à lépoque prémoderne prend donc place, dans les recherches de son auteur, au tournant qui mène des études sur la poésie épique à une forme décocritique, 452en se donnant pour objet le territoire et sa représentation poétique à différentes échelles. Le premier mérite de cet ouvrage est ainsi de vivifier et de prolonger dune manière intellectuellement très stimulante le renouveau récent des recherches sur la poésie épique et sur la poésie philosophique (on retrouve dans louvrage aussi bien Ronsard que Du Bartas), en élargissant le corpus des textes épiques à des œuvres beaucoup moins connues et bien moins travaillées par la critique, et en sappuyant sur les apports récents de lhistoire des savoirs (en particulier le remarquable livre de Jean-Marc Besse sur Les Grandeurs de la terre, qui date déjà de 2003 mais a significativement enrichi les études sur la géographie renaissante). Publié dans la collection « Géographies du monde » dirigée par Frank Lestringant, louvrage entre également en résonance avec la littérature de voyage et lunivers des cosmographes et des cartographes.

L Aède et le géographe propose un parcours lui-même construit de manière géographique dans un corpus poétique produit entre 1500 et 1608. À côté des noms très connus de Ronsard, Du Bartas ou Jean de La Jessée figurent ceux moins souvent évoqués de Pierre de Blarru, Pierre Crignon, Laurent Pillart et Renaud Clutin. Lauteur pose à leur sujet la question quon se posait déjà pour Homère : ces poètes étaient-ils géographes, eux qui écrivaient à lépoque de ce quon a coutume dappeler les Grandes découvertes et de la vogue des récits de voyage ? Parce que les frontières du monde ont reculé (rappelons en revanche que sa forme est établie de longue date, contrairement à ce que laisse penser une remarque malheureuse p. 15 sur la forme du globe), et que de nouveaux univers humains, animaux, végétaux… sont apparus, lauteur part du constat logique que « lépoque est particulièrement riche pour une réflexion sur le rapport entre la poésie (notamment héroïque) et la géographie ». Dans le même temps, il souligne un apparent paradoxe, puisque la littérature française semble à cette époque sêtre « détournée du monde », à lheure où paraissaient ailleurs des œuvres comme les Lusiades de Camões. Voici donc le point de départ de louvrage et sa ligne directrice : même si la France na pas consacré dépopées à de grands explorateurs (quelle navait dailleurs pas), les « aèdes de la Renaissance […] nétaient[-ils] pas, de façon encore à définir, aussi des géographes ? ». Cest à cette définition dun mode dêtre aussi géographe tout en étant poète quest consacrée lenquête de Phillip John Usher.

À cette fin, il adopte un plan inspiré des concepts géographiques de la Renaissance, eux-mêmes repris de Ptolémée, et travaille par changements déchelle successifs, de la chorographie ou grande échelle (au sens géographique et exact du terme, cest-à-dire la représentation dun petit territoire, et non linverse) jusquà la dimension proprement cosmographique, celle qui embrasse le globe dans son ensemble. La distinction entre chorographie et cosmographie, cependant, nest pas uniquement un changement déchelle, cest aussi une différence de mode de saisie du territoire : la cosmographie propose une vue de loin, qui estompe les détails mais rend compte dun tout et de ses liens, quand la chorographie fragmente le territoire pour isoler ou juxtaposer des lieux, en un mode descriptif et exploratoire qui rappelle le principe dinsularité, tant géographie quintellectuel, alors très en vogue. Le plan épouse un mouvement à la fois intellectuel et visuel, en examinant dabord ces formes de « vues de ville » que sont les épopées locales (grande échelle, chorographie, vue fragmentée) pour ensuite élargir le point de vue jusquà une saisie cosmographique, qui est aussi une sortie du territoire français. La chorographie du début est aussi un point centrique à partir duquel le regard sétend et lépopée se 453déploie dans lespace, puisquil sagit, à chaque étape, à chaque degré de léchelle, de comprendre comment la poésie « décrit et pense lespace ».

Le premier chapitre, « Léclatement du telos épique », analyse trois épopées chorographiques : la Nancéide (Blarru, 1518), la Rusticiade (Pillart, 1548) et la Rochelléide (La Gessée, 1573). Il sagit de sinterroger ici sur des épopées qui, pour très différentes quelles soient, ont en commun de « prélever » un fragment de la carte nationale et sont donc lanalogon littéraire dune carte régionale, qui a pour vocation de représenter un espace à la fois réel et fantasmé, porteur de revendications politiques, culturelles, identitaires, à la fois partie dun tout (latlas épique national, pourrait-on dire) et unité organique singulière. Phillip John Usher fait également ici un rapprochement avec le travail du peintre : lépopée chorographique peut comporter les détails dun tableau et mettre un petit monde sous les yeux du lecteur.

Les chapitres suivants analysent des espaces bien plus vastes et à lidentité marquée : la France, la Méditerranée de la bataille de Lépante, « le cap de Bonne-Espérance vu de France ». Le chapitre « La Franciade ou les géographies transfrontalières dun poème “national” » aborde la grande épopée ronsardienne en soulignant son ambiguïté géographique fondamentale : y lit-on un récit de voyage, celui de Francus, ou « la célébration dun espace aux frontières connues », la France ? (p. 119). Lanalyse révèle les liens entre ces deux niveaux, le poème national ne se jouant pas nécessairement à léchelle nationale. Usher montre ainsi comment cohabitent diverses géographies, géographie tantôt fictive (lÉpire de Francus), nostalgique (Troie), « prophétisée » (la France) et un itinéraire qui les relie sur la carte comme dans lespace des représentations : la « cartographie » de la nation chantée par Ronsard déborde des limites de son territoire national pour être aussi littéraire et fantasmée. Les deux chapitres suivants montrent de la même façon comment se créent des espaces épiques que chaque poète construit selon une logique propre révélatrice dun projet décriture. Dans tous les cas, on constate que, dune part, les modèles géographiques de la carte, du plan de ville ou du récit de voyage nourrissent la construction épique, et, dautre part, que le texte poétique permet de « donner une forme littéraire » à certains lieux emblématiques du monde tel quil se redessine.

Le dernier chapitre, enfin, permet datteindre le niveau cosmographique : « quarta pars orbis. La planétarisation de la poésie épique » se penche sur quelques textes dans lesquels la poésie française souvre au Nouveau Monde, même si cest timidement, et fait ainsi entrer dans la culture du lecteur les noms évocateurs des espaces lointains, qui demeurent énigmatiques.

« Enquête se situant aux confins de lhistoire littéraire et de lhistoire de la géographie », louvrage de Phillip John Usher propose une méthode convaincante qui permet à son tour une forme de cartographie, celle de la littérature épique française, en lui donnant une cohérence autre que celle de lappartenance générique. Lensemble des poèmes examinés constituent un atlas qui, comme tous les atlas, va de la vue rapprochée à la vue de loin, du plan local au planisphère et ménage même encore un peu de mystère sur ses frontières. Il montre aussi comment la littérature épique est travaillée par un imaginaire géographique, comme elle lest pas limaginaire mythologique et littéraire, les voyageurs étant, on le sait, de nouveaux Ulysse. La vision scalaire propose une lecture complémentaire de celle permise par lopposition épique, verticale, entre le héros et les dieux, et 454complémentaire de lépaisseur historique ou mythique. Original, appuyé sur une méthode convaincante, louvrage est aussi agréable à lire ; il permet dentrer plus avant dans un corpus souvent méconnu autant que de se doter doutils critiques nouveaux ou de les consolider, et constitue un apport indéniable à létude de la poésie épique.

Violaine Giacomotto-Charra

Alain Mothu, Une philosophie des Antipodes. Athéisme et politique dans le Cymbalum Mundi. Genève, Droz, « Courant critique », 2023. Un vol. de 432 p.

Publié anonymement à Paris puis à Lyon en 1537-1538 et immédiatement censuré, le CymbalumMundi, attribué à Bonaventure des Périers, est composé dune épître liminaire et de quatre brefs dialogues mettant en scène Mercure descendu sur terre, Cupidon, des animaux parlants et divers humains. Depuis le xvie siècle, lopuscule a fait lobjet dinterprétations très diverses, la critique privilégiant tantôt lambiguïté des dialogues, tantôt un « plus hault sens » de nature religieuse, morale ou encore linguistique.

Depuis 2012, au fil dune vingtaine darticles publiés essentiellement dans la Bibliothèque dHumanisme et Renaissance et la Lettre clandestine, Alain Mothu, spécialiste de la pensée dissidente aux xviie et xviiie siècles, a entrepris détayer à nouveaux frais une hypothèse quelque peu oubliée au xxie siècle : celle de lantichristianisme et même de lathéisme du Cymbalum Mundi. Son ouvrage Une philosophie des Antipodes – qui prend pour édition de référence celle de Peter Hampshire Nurse (avec une préface de M. A. Screech), pourtant favorable à une lecture évangélique – constitue laboutissement de ces différents travaux. Dans une riche introduction qui synthétise les informations dont on dispose sur lauteur du Cymbalum Mundi et sur la première réception de lopuscule, Alain Mothu part du constat quun certain nombre de contemporains de Des Périers ont jugé sa pensée dangereuse : les catholiques Guillaume Postel, Étienne Pasquier et Pierre de lEstoile, ou encore les protestants André Zébédée, Jean Calvin, Guillaume Farel et Henri Estienne – on regrettera simplement quà aucun moment lauteur ne se situe précisément par rapport aux critiques qui, de Bernard de La Monnoye (1732) à Max Gauna (2000), lont précédé dans cette voie critique. Il démontre ensuite, en six chapitres équilibrés, que si Des Périers ne peut pas sexprimer directement et est obligé de brouiller les pistes, il propose cependant, pour qui sait lire entre les lignes, une philosophie subversive dune grande cohérence.

Dans les quatre premiers chapitres, Alain Mothu soutient que Jésus-Christ est la cible principale du Cymbalum Mundi. Non seulement il serait au centre des six fables que le chien Hylactor promet de conter à la fin du quatrième dialogue (chapitre i), mais il serait aussi visé à travers le personnage de Mercure qui occupe le devant de la scène dans les trois premiers dialogues. Alain Mothu brosse ainsi le portrait de Mercure-Jésus, en distinguant douze facettes, tantôt apparemment neutres (chapitre ii : lamateur de bon vin, le missionnaire et le rénovateur de lAlliance, le porteur de la Bonne Nouvelle, lhomme-Dieu, le Sauveur, le dieu damour), tantôt diffamatoires (chapitre iii : le blasphémateur, le fauteur de discorde, le porteur dune vaine Parole, le magicien et lillusionniste, le vaurien, limposteur). Même le titre de louvrage désignerait Jésus : ce serait lui la cymbale du monde (chapitre iv).

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Le chapitre v, centré sur la figure de Jupiter, pousse la démonstration encore plus loin. Le Cymbalum Mundi, nourri par une pensée essentiellement épicurienne, ne serait pas seulement antichrétien, mais fondamentalement athée. Le père de Mercure, double du Dieu chrétien, brillerait en effet par son « improvidence », et Des Périers irait jusquà mettre en cause sa réalité même. Cet athéisme de Des Périers ne constituerait pas du tout une exception confirmant la règle, jadis formulée par Lucien Febvre (1942), selon laquelle lhomme du xvie siècle ne disposerait pas de loutillage mental rendant possible lincroyance (p. 283-291). Dans la conclusion de louvrage, Alain Mothu fait même le pari « quil exista à son époque, en Europe, non pas un, deux, trois, mais une myriade de Des Périers » (p. 374).

Le chapitre vi tente – de manière quelque peu périlleuse, nous semble-t-il – de tisser des liens entre lœuvre et la vie de Des Périers, sur laquelle on connaît pourtant si peu de choses (p. 323-336), et rattache son antichristianisme athée à une pensée politique et sociale. À partir dun passage important du quatrième dialogue, Alain Mothu lui donne le nom de « philosophie des Antipodes » (cest-à-dire des « Antipodes inférieurs »). Le Cymbalum Mundi reprocherait à Mercure-Jésus et Jupiter-Dieu de navoir été inventés que pour servir une communauté dAntipodes supérieurs : la religion chrétienne serait une vaste mystification, dispensant de fausses promesses égalitaristes. Lauteur de cette philosophie antipodale, peut-être déçu par le protestantisme et mu par « un tropisme égalitariste et une humeur nettement contestataire, pour ne pas dire révolutionnaire » (p. 351), remettrait en cause lordre du monde et se rangerait résolument du côté des hommes et des animaux inférieurs tels que Phlégon, le cheval asservi du troisième dialogue, ou les chiens philosophes du quatrième dialogue.

Louvrage dAlain Mothu ne convaincra pas tout le monde dans la mesure où, comme lauteur le reconnaît volontiers, les conclusions formulées sont « hypothétiques » (p. 56) : aucun des témoignages extérieurs (invoqués en grand nombre dans les parties v et vi) ni aucun élément interne au texte ne permettent de prouver de manière définitive lantichristianisme athée de Des Périers. Surtout, chacun des « signaux » (p. 369) méticuleusement rassemblés ici peut nourrir de tout autres lectures qui ont également leur cohérence. Maints critiques (dont lauteur de ce compte rendu) préfèrent ainsi voir dans le Cymbalum Mundi une méditation évangélique sur le monde comme il va, ou encore une réflexion sur la parole et lécriture. Néanmoins, lenquête dAlain Mothu, à qui on sait gré de ne pas avoir emprunté un ton trop polémique vis-à-vis des thèses concurrentes (à quelques exceptions près : voir p. 57 ou 370-371), se signale par sa grande clarté et par sa riche documentation. Elle intéressera donc non seulement les spécialistes de la dissidence religieuse, mais aussi tous les amateurs du Cymbalum Mundi, dautant que les monographies sur cet ouvrage sont rarissimes.

Nicolas Le Cadet

Michel de Montaigne, De linstitution des enfans (Essais, I, 26). Introduction, notes et commentaire par Joan Lluís Llinàs Begon, traduction de Philippe Dessomes Flórez. Paris, Classiques Garnier, « Essais philosophiques sur Montaigne et son temps », 2023. Un vol. de 273 p.

Dans le livre I des Essais, limportance du chapitre « De linstitution des enfans » est mise en évidence par une dédicace particulière à Diane de Foix, une Dame de 456la haute noblesse, protectrice de Montaigne. Probablement offert en manuscrit à celle-ci avant sa publication en 1580 dans la première édition du livre, il connut une diffusion séparée, connue par la traduction anglaise quen fit John Florio pour la comtesse de Bedford, cinq ans avant la publication de sa version complète des Essais (1603). Dans The School of Montaigne (2017), un des meilleurs livres récents consacrés à Montaigne, Warren Boutcher a mis en évidence le rôle de ce chapitre écrit pour les Dames dans la conception et la réception des Essais comme livre « noble ». Avec « Des Cannibales », ce même chapitre a connu une fortune toute particulière dans la tradition scolaire, au point de concentrer le discours commun porté sur Montaigne et son œuvre. Considéré comme une sorte de manuel pédagogique, réduit à la formule « plustost la teste bien faicte, que bien pleine » dont on fait le but de léducation alors quelle correspond aux qualités du bon précepteur, il conduit à célébrer son auteur comme le précurseur, avec Rabelais et Rousseau, de lenseignement moderne, libéré des préjugés et des contraintes du passé, voué au seul épanouissement de la personnalité de lenfant.

Dans sa dédicace, lécrivain rappelle le lien féodal de dépendance qui le liait à la dédicataire et à sa famille, ainsi que le contexte dans lequel le chapitre avait été présenté. En mars 1579, Diane de Foix avait épousé son cousin Louis, comte de Gurson. Dans le chapitre « De la force de limagination », Montaigne, qui avait joué un certain rôle dans la conclusion de ce mariage, évoqua la nuit de noce agitée du couple. Dès le printemps 1580, un fils, Frédéric, naquit de cette union. Dans le chapitre, Montaigne annonce cette naissance et en fait le prétexte du discours quil propose, concernant léducation à donner au futur jeune seigneur. Il nest pas impossible quil ait pu envisager dassumer en personne la charge de gouverneur sous lautorité duquel ce programme aurait pu être mis en œuvre. La date de 1579 souvent retenue pour la rédaction correspond en réalité à la seule dédicace ; le développement pédagogique, qui suit et amplifie le chapitre « Du pédantisme » avec lequel il entretient un étroit réseau de références, a pu avoir été rédigé plus tôt, indépendamment du contexte personnel dans lequel il a été inscrit. Montaigne rattache son origine à la fois à sa lecture de Plutarque et à la suggestion dun lecteur non nommé qui, après avoir lu « Du pédantisme », lui avait demandé de développer ses conceptions sur le sujet de l« institution des enfans ».

Le discours de Montaigne prend sens dans un débat contemporain plus général, portant sur léducation à donner à la noblesse. Présenté par son auteur comme un paradoxe, une fantaisie « contraire au commun usage », il prend position contre la formation scolaire des collèges. Montaigne y dénonce moins lobjet que la qualité dun enseignement, formulé en « preceptes espineux et mal plaisans, et mots vains et descharnez », et les formes brutales et serviles dune pédagogie appliquée à coup de fouet. Il propose un plan déducation destiné à un enfant dune grande famille, confié à un « gouverneur », qui exerce sur son élève une pleine autorité, assisté dun précepteur-pédagogue et dun homme de lettres. Cette formation a pour cadre la société et non pas une salle de classe ni la demeure familiale. Elle a pour but non seulement de former aux Lettres et denseigner la doctrine par la connaissance des arts libéraux, mais de développer la vertu de lélève, lensemble des qualités intellectuelles, morales et sociales, qui puissent faire de lui un gentilhomme accompli, excellant à la guerre comme à la cour, au service du prince. À sa manière, Montaigne fait une synthèse originale qui actualise pour les lecteurs français de la fin du xvie siècle lidéal aristotélicien de magnanimité, le Libro del457Cortegiano de Castiglione et les conceptions quÉrasme avait formulées dans sa Declamatio pueris statim et liberaliter instituendis (1529), en diffusant une pratique pédagogique mise en œuvre à la cour par Jacques Amyot.

Largumentation de Montaigne est structurée selon une série doppositions intellectuelles (jugement/mémoire), morales (faire/dire) et sociales (gentilhomme/pédant). Elle repose sur le paradoxe dune écriture savante, riche dinnombrables références antiques et modernes, qui, par la virtuosité et linventivité de son style, récuse pourtant le pédantisme des pratiques humanistes de la citation. Elle est garantie dans sa pertinence par lèthos dun ample discours personnel jouant du vraisemblable. Ce discours développe dune part un commentaire réflexif sur sa propre écriture, adaptée à la matière quil traite et donnée en modèle implicite, et dautre part une évocation du personnage même de Montaigne en tant que gentilhomme lettré accompli. Il culmine sur un récit de lenfance de celui-ci, marquée par la mise en œuvre dune expérience pédagogique privée, à linitiative de son père, à laquelle succédèrent ensuite les années de collège. Ce récit idéalisé, qui représente Montaigne en puer senex, capable de rivaliser en latin avec les meilleurs maîtres, et en lecteur conforté dans ses goûts pour la poésie, inverse et nuance les oppositions initiales, pour mettre en évidence limportance des qualités natives de lélève, sur lesquelles il est difficile de faire des pronostics, mais sans lesquelles un programme déducation, quel quil soit, est voué à léchec. La critique a répété ce discours personnel pour en faire la matière dun long chapitre de la biographie de Montaigne et dune prosopographie des maîtres du collège de Guyenne, sans sinterroger sur son genre rhétorique et ses formes, en négligeant à la fois son agrément et son intention apologétique amplifiée dans les rédactions successives. Cette représentation de Montaigne confirmait à la fois son rang daîné privilégié et son statut noble, et elle validait, non sans ironie, le modèle pédagogique quil donnait en exemple.

Le petit volume des Classiques Garnier, traduit de lespagnol de Joan Lluís Llinàs Begon, propose le texte de « De linstitution des enfans » et son commentaire. Le texte reproduit celui de lancienne édition Villey, dont tous les spécialistes connaissent les faiblesses et larbitraire. Un nouvel artifice typographique distingue des « couches » censées faire apparaître lévolution du texte et partant, celle de la « pensée » de Montaigne. Ces couches, présentées en forme dajouts, ne reproduisent quapproximativement les rédactions successives et leurs variantes. Le commentaire, dorientation philosophique, suit de façon linéaire le chapitre dont il fait une paraphrase nécessairement répétitive. Faute doutils adaptés, il ne peut comprendre ni sa disposition (« les idées se suivent les unes les autres un peu au gré du hasard »), ni son style (jugé « disparate »), ni ses enjeux éthiques et sociaux. Négligeant lhistoire dans laquelle sinscrit le discours de Montaigne et limportante tradition critique dont il a fait lobjet, il repose sur une information souvent datée (sur la pratique du grec de Montaigne, sur laristotélisme des Essais, sur La Boétie). Ignorant les réalités culturelles et politiques françaises de lépoque par rapport auxquelles Montaigne prend position (et en particulier les débats sur la langue), se servant de références et de catégories dinterprétation peu pertinentes (le scepticisme na pas de place dans ce chapitre), il présente le discours comme une « critique de la pédagogie féodale autoritaire » (p. 16), développant une opposition entre individu et société, alors que léducation prônée par Montaigne vise à former lenfant à la « conversation des hommes ». Louvrage nouvre aucune perspective 458originale et napporte aucune information nouvelle. Il napprendra rien au lecteur français, spécialiste de Montaigne ou étudiant.

Jean Balsamo

Christofle de Beaujeu, Les Amours. Édition par Ugo Pais. Paris, Société des Textes Français Modernes, 2023. Un vol. de 830 p.

Les anthologies, qui ont grandement contribué à la (re)découverte de nombreux poètes oubliés de la fin du xvie siècle, ne rendaient compte que de manière imparfaite, sinon biaisée, de la coloration particulière de chacun deux. Si quelques-uns de ces poètes ont fait lobjet déditions critiques, Christofle de Beaujeu nen faisait pas encore partie. Cette édition des Amours (qui ne connurent de publication quen 1589 et ne semblent pas avoir alors rencontré de publics susceptibles den suggérer la remise sur le marché) donne donc au lecteur daujourdhui une occasion de se plonger dans un univers poétique singulier – la belle mais partielle édition de G. Mathieu-Castellani en 1995 ne pouvait avoir une semblable ambition.

Ugo Pais introduit, édite et annote un ensemble de 393 pièces fort diverses où le sonnet domine largement. La courte et dense introduction présente celui qui, pour reprendre les mots dun sonnet de 1584, « esgallement à Mars, aux Muses, donne / Quartier dedans son ame ». Du poète qui publie à Anvers un Traité du mépris de la mort (1584) puis à Paris la plaquette Le Convoy du duc de Joyeuse (1588) avant dy faire imprimer en 1589 ses Amours […] ensemble le premier livre de la Suisse, Ugo Pais souligne lhétérogénéité « poussée à son paroxysme » des choix formels ainsi que linventivité dans lexploitation des possibilités strophiques et métriques, à quoi sajoute la virtuosité dune courte série de lettres amoureuses en prose glissée au cœur des vers. Comme lécrit Ugo Pais, « le nombre et la variété des pièces que contiennent les Amours révèlent un auteur en pleine possession de ses moyens poétiques, cultivé, bon connaisseur de la tradition pétrarquiste et bien décidé à faire preuve doriginalité ». Lorganisation du recueil pourrait se faire en fonction des sept séries de sonnets numérotés qui forment des manières de séquences dont la première, numériquement la plus importante, est comme isolée par une épître propre adressée « Au lecteur » et par son titre : LeTorrent des sonnets de lautheur. Ugo Pais souligne pour sa part la place occupée par les trois élégies les plus longues et comme structurantes, autour desquelles sagrègent les autres pièces selon un ordre bien difficile à cerner. Lintroduction souligne aussi, dans un autre registre, la place originale occupée par les Vies de Plutarque parmi les amonts de lécriture poétique du Torrent des sonnets et en analyse brièvement les usages.

Le lecteur des Amours ne peut quêtre frappé par la place quoccupent les allusions biographiques que renferment les vers de ce poète-soldat. Les recherches dUgo Pais sont ici capitales : elles lèvent, fût-ce partiellement, le voile sur certains moments dune vie longtemps restée presque inconnue. Beaujeu est né en 1555 ; il est mort en 1636 après avoir pris part à nombre dévénements militaro-politiques et épousé les intérêts de différents partis religieux : le Traité du mépris de la mort est ainsi publié dans lombre dun entregent réformé, ce qui nest plus le cas pour les publications ultérieures. Les Amours mettent surtout en scène les années marquées par un exil qui sachève en Suisse et qui, autant quune sorte de retour en grâce, constitue de manière récurrente un ancrage biographique des poèmes. On pourrait donc regretter que cette édition nait pas intégré le Premier livre deLa Suisse, 459amorce dune épopée placée dans le sillage de la Franciade et annoncé au titre des Amours comme leur complément. Ce morceau épique est certes isolé par une page de titre et par des pièces descorte spécifiques ; il nen est pas moins lié aux Amours qui y trouvent en partie un cadre géographique et par le quatrain final du volume qui semble inclure lépopée dans lunivers amoureux : « Muse tu as chanté les Amours de ma Rose, / Plume tu as despaint toutes mes passions, / Main tu as travaillé soubs mes affections, / Sus donc que sans Amour tout le monde repose. » Linclusion de ces vers épiques aurait élargi le spectre des visées poétiques de Beaujeu. Reconnaissons cependant que le choix de limiter le présent volume aux Amours est justifié par une limite que le poète pose lui-même : la mention « Fin des Amours » distingue formellement linspiration amoureuse de lambition épique.

Sil est difficile, sinon impossible daffirmer que Beaujeu a participé, fût-ce discrètement, à la vie lettrée de son temps – Ugo Pais émet à ce propos un certain nombre de suppositions –, il se révèle très au fait des générations poétiques qui, dans des cercles proches de la cour royale, impriment à la seconde partie du seizième siècle ses spécificités. Il affirme en tête du sonnet cxv du Torrent des sonnets : « Sonet que lautheur fit le jour de la Toussainct, à Paris, estant avec feu Monsieur Ronsard, lequel luy avoit promis de le mettre dans ses œuvres. » Voilà notre poète, qui se veut habitant du Parnasse et reconnaît en Desportes « bien-disant » lhéritier dudit Ronsard, dans le voisinage de la figure tutélaire du siècle !

Le texte de 1589, entaché de nombreuses coquilles typographiques, est soigneusement transcrit et corrigé ; les vers faux font lobjet de propositions de correction ; une unique variante du poème composé à loccasion de la mort de Joyeuse et repris dans les Amours est dûment enregistrée. Les différents exemplaires des Amours sont précisément décrits et un important glossaire accompagne la lecture.

Lannotation éclaire une langue souvent complexe, habitée dallusions érudites ou obscures jusquà être énigmatiques. Le lecteur pourra ne pas partager certaines de ces propositions, dailleurs toujours prudentes, délucidation ; il corrigera quelques erreurs sans doute dues à un clavier hâtif – ainsi, cest à Philoctète et non à Polyphème quUlysse cherche à reprendre larc dHercule (p. 422, note 4). Mais il sera surtout reconnaissant à léditeur de lui faciliter grandement laccès à une poésie parfois peu compréhensible, tout en reconnaissant que cette incompréhensibilité nest pas le moindre charme de ces vers.

Si lon trouve dans ces Amours une « espèce de beauté convulsive attachée à lirrationnel des conduites et au désordre des fantasmes » (G. Matthieu Castellani) qui parfois évoque les vers amoureux dun autre poète-soldat, Agrippa dAubigné, la présente édition permet que se déploie de manière beaucoup plus large et beaucoup plus nuancée le talent de Christofle de Beaujeu.

Bruno Petey-Girard

Joseph-Marie Loaisel de Tréogate, Nouvelles et contes. Édition de Charlène Deharbe et Françoise Gevrey. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xviiie siècle », 2022. Un vol. de 476 p.

Il faut savoir gré à Charlène Deharbe et Françoise Gevrey de tirer de loubli les nouvelles et les contes de Joseph-Marie Loaisel de Tréogate, un des minores de la fin de siècle, dont la postérité na souvent retenu que le roman libertin, Dolbreuse, ou lHomme du siècle ramené à la vérité par le sentiment et par la 460raison (1783), source dinspiration pour Sade, où on lisait : « Peut-être, à lépoque où nous sommes, est-il besoin de peindre Minerve avec les traits de Vénus et de donner une physionomie riante à la sagesse, afin de la rendre un objet de séduction pour les cœurs corrompus » (« Préface », Dolbreuse, éd. Deharbe, 2015, p. 92).

Lédition que les deux critiques nous procurent est une invitation à relire des œuvres à formes brèves, parues entre 1776 et 1779 : Valmore, anecdote française (Paris Moutard, 1776 – éd. F. Gevrey), Florello, histoire méridionale (Paris, Moutard, 1776 – éd. Ch. Deharbe), les Soirées de la mélancolie (Amsterdam, Arkstée et Merkus, 1777 – éd. Ch. Deharbe) et la Comtesse dAlibre, ou le Cri du sentiment, anecdote française (La Haye et Paris, Belin, 1779 – éd. F. Gevrey). Si elles furent arbitrairement rangées par F. Baldensperger, D. Mornet, P. Van Tieghem dans la genèse du romantisme, entre réaction antiphilosophique et renouveau catholique, le volume propose de les explorer à laune des « Lumières finissantes » : une perspective scientifiquement fondée, permettant de découvrir une poétique dhybridation dans les genres narratifs pratiqués par Loaisel (nouvelle, conte, roman, anecdote) et une vision philosophique et morale, où la sensibilité est perçue comme une énergie, « un levain qui fait croître et fermenter les passions » (Loaisel, Soirées), jusquà devenir une frénésie criminelle quune sagesse néo-stoïcienne tente de ramener à la vertu.

Le lecteur moderne découvre les récits pathétiques et sombres de Loaisel, enrichis mutuellement par leur rapprochement dans le recueil. Ils se lisent avec dautant plus dintérêt, que le processus éditorial est dune grande rigueur : un apparat critique érudit, des variantes au fil des éditions, une chronologie, un glossaire, une bibliographie, deux index (noms et thèmes) et une table des matières. Quatre illustrations frontispices de Valmore nous placent immédiatement au cœur du propos, sur lesquelles on aurait souhaité en revanche plus déclaircissements (p. 75 et p. 154). Lédition est dotée dune introduction générale dune quarantaine de pages, qui pose tout dabord les principaux jalons dun itinéraire, les origines bretonnes de Loaisel, son passage dans le corps de la Gendarmerie dordonnance de la Maison royale, ses années productives (bien que certaines, de 1775 à 1788, restent énigmatiques) et lorigine du nom quil sarroge ; par suite, on y trouve un état limpide et complet des questions de poétique que posent « les petits genres » de la fin du siècle et la façon dont « lesthétique de la sensibilité et du sombre » trouve à sy développer (p. 19-45).

Chacune des œuvres de Loaisel offre un modèle dédition avec son introduction propre et son apparat critique. Le choix éditorial sest porté sur les éditions originales, approuvées par lauteur, de façon à indiquer « les modifications apportées par les rééditions parues pendant la Révolution ». Les variantes de Valmore, qui fut réédité en 1795 avec la seconde édition de Florello dans un format in-18, sont indispensables pour prendre la mesure de laffadissement des thèmes, mise en œuvre par le libraire Le Prieur, et saisir la stratégie dactualisation quil développe afin de répondre aux nécessités idéologiques de lépoque (« tendance à éliminer […] les références à lunivers aristocratique, à préférer un style moins soutenu, à supprimer des […] digressions philosophiques et métaphysiques, à atténuer la sensualité du texte original »). Lorganisation générale de lédition rend le livre pédagogique et agréable à lire. Les différentes introductions ainsi que lannotation proposent des rapprochements précis et inédits à destination dun public de spécialistes et offrent les conditions dune lecture informée des textes (analyses de réception, 461parallèles éclairants, comme sur lesthétique de la terreur et les influences de Prévost, Richardson, Léonard, Baculard dArnaud, p. 362-367).

Pour conclure, ce volume soigné offre de précieux renseignements sur Loaisel de Tréogate et restitue aux lecteurs ses débuts littéraires avec la parution de récits pathétiques et sombres qui rencontrèrent un grand succès à lépoque et annoncent le roman noir du xixe siècle.

Huguette Krief

Jean-Louis Aubert, Correspondance littéraire de Karlsruhe. Tome VI (2 janvier 1775-31 décembre 1777). Textes édités par Bénédicte Peralez-Peslier, Henri Duranton, Samy Ben Messaoud ; et Tome VII (15 janvier 1778-31 décembre 1780). Textes édités par Sébastien Drouin, Ghazi Eljorf et Camelia Sararu. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances », 2023. Deux vol. de 452 p. et 383 p.

Dans la lignée des travaux dédition des correspondances littéraires du xviiie siècle, la collection « Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux », éditée chez Champion, publie la série de la Correspondance littéraire de Karlsruhe sous la direction dHenri Duranton, au sein des « Correspondances littéraires érudites, philosophiques, privées ou secrètes ». Depuis le premier volume paru en 2015, léquipe éditoriale met à la disposition du public les manuscrits quavait exhumés Jochen Schlobach au cours dun important labeur dinventaire et de dépouillement darchives entrepris dans les bibliothèques européennes dans les années 1960. Cette série est un outil précieux pour la communauté des chercheurs en histoire du xviiie siècle, en histoire de la littérature et des idées puisque ces textes, jusque là inédits, ne sont pas accessibles sous format numérique.

Cette presse clandestine adressée tous les quinze jours à la seule margrave de Karsruhe, Karoline Luise von Baden-Durlach, sans interruption ou presque jusquà sa mort, est un témoignage précieux, en dehors du circuit des journaux officiels, pour appréhender un « vaste panorama de la vie culturelle et de la société parisiennes » (Henri Duranton, « introduction », dans Correspondance littéraire de Karlsruhe 15 janvier 1757-15 décembre 1759. Éd. S. Ben Messaoud, H. Duranton et M. Mericam-Bourdet, Paris, Champion, 2015,t. 1, p. 11). Plusieurs rédacteurs se sont employés à la tâche. À la suite de Pierre de Morand qui commence les livraisons en 1757 pour les interrompre à sa mort en juillet de la même année, Antoine Maillet du Clairon continue le travail jusquen juin 1766, relayé à son tour par Claude Pougin de Saint Aubin jusquen juin 1770. Cette longue correspondance littéraire sachève sous la plume de lAbbé Jean-Louis Aubert entre 1770 et avril 1783, date de la disparition de lillustre commanditaire. Lensemble couvre vingt-sept années de la vie culturelle française, diffusant moult informations sur les derniers ouvrages parus, sur la vie parisienne, notamment théâtrale, sur les élections à lAcadémie française, sur les anecdotes et rumeurs qui se propagent, selon un équilibre qui diffère en fonction de la personnalité des rédacteurs.

Les deux volumes qui viennent de paraître en 2023, vol. VI et VII, sont édités par Bénédicte Peralez-Peslier (1775), Henri Duranton (1776), Samy Ben Messaoud (1777), Sébastien Drouin et Camelia Sararu (1778), Ghazi Eljorf (1779 et 1780). Ils contiennent les lettres écrites par Jean-Louis Aubert, lequel sest dévoué treize années durant à cette tâche. Comme lindiquent Robert Granderoute, dans sa 462notice du Dictionnaire des journalistes en ligne (réédition dirigée par Anne-Marie Mercier-Faivre et Denis Reynaud, à la suite de la version imprimée dirigée par Jean Sgard), et Jean-Noël Pascal, dans lentrée « fabulistes antiphilosophiques » du Dictionnaire des anti-Lumières et des antiphilosophes dirigé par Didier Masseau, labbé Aubert est à la fois journaliste et homme de lettres, connu pour ses fables mais aussi pour son drame, La Mort dAbel. Au moment de la rédaction des lettres à la margrave, il était également professeur au collège de Navarre depuis 1773 ; ce que souligne Samy Ben Messaoud à propos dun exposé sur les évolutions littéraires du temps, qualifié de « pédagogique » (t. VI, p. 308). Membre du camp des anti-philosophes, il était reconnu pour ses activités journalistiques, à la tête des Mémoires de Trévoux dès 1766 et de la Gazette de France à partir de 1774.

Ces volumes de la Correspondance littérairede Karlsruhe sont intéressants à double titre. Non seulement ils mettent à la disposition des chercheurs des textes inédits conservés dans les fonds manuscrits de Karlsruhe, mais ils sont également éclairés par les annotations précises des éditeurs. Les citations sont référencées par le titre et lauteur au sein de louvrage et de lédition concernés, le plus souvent une première édition. Les allusions et événements historiques sont parfois explicités, à lappui des travaux scientifiques récents, les personnes évoquées sont identifiées. La longueur et la précision des annotations dépendent bien entendu de chaque éditeur et de son domaine de prédilection. Les trois index à la fin de chaque volume (index des pièces en vers, des titres et des auteurs) permettent de repérer les objets de la critique. Toutefois les index manuels ont leurs limites et il arrive que certains titres fassent défaut ; ce qui est tout à fait compréhensible. En ce sens, un accès numérique à cette riche collection faciliterait considérablement la circulation dans les textes, pour retrouver des citations précises, des allusions à des anecdotes ou à des événements particuliers. Espérons que léditeur proposera, à terme, une version numérique pour que ces volumes puissent être exploités encore davantage.

Au-delà de lidentification des ouvrages qui font lobjet dune présentation et dun compte rendu à labonnée, les critiques formulées par labbé Aubert sont comparées dans les annotations, à des degrés variables en fonction de chaque éditeur, aux comptes rendus publiés dans dautres journaux comme le Journal de Paris, le Journal Encyclopédique, LAnnée littéraire, le Mercure de France, la Correspondance littéraire de Grimm (dans lédition ancienne de Mathieu Tourneux, le dernier volume de lédition en cours dirigée par Ulla Kölving au CIEDS étant celui de lannée 1766), les Affiches, le Gazetier universel, le Journal des dames, le Journal des savants, lEsprit des journaux, les Mémoires de Trévoux… Ce travail méticuleux qui dévoile des reprises, voire des copies (t. VII, p. 352, note 2), témoigne aussi de la manière dont le rédacteur se situe par rapport à ses confrères, la manière dont il dénigre le Journal de Paris par exemple à partir de ce que nous appellerions aujourdhui des « infox », comme lindique une note de la lettre du 31 janvier 1777 (t. VI, p. 295, note 2). Toutes ces annotations issues denquêtes minutieuses explicitent les allusions à des événements – représentations théâtrales ou faits historiques –, à des personnes telles que les académiciens mais aussi tout le personnel du monde des spectacles. Cela contribue à faciliter la compréhension de la lettre tout en satisfaisant, voire suscitant, la curiosité des chercheurs. Mentions sont faites douvrages peu connus comme la Grammaire des dames parue en 1777 (t. VI, p. 305) ou la brochure intitulée Traité de lart de la coiffure des femmes 463(t. VII, p. 55) en 1778, de chansons, danecdotes précises – les acclamations de Le Kain, dont la santé décline, à loccasion de LOrphelin de la Chine en février 1776 (t. VI, p. 163) – ou encore de cette comédie, Le Gâteau des rois, jouée une seule fois en janvier 1775 à la Comédie-Française. Son auteur, M. Imbert, que le correspondant orthographie Joubert (t. VI, p. 18), est davantage loué pour ses « poésies agréables » au moment où il donne une autre comédie en un acte aux Italiens en décembre 1779, Le Lord anglais et le Chevalier français, « qui a bien de la peine à prendre », donnant lieu au commentaire suivant : « ce diable de théâtre est si glissant » (t. VII, p. 246). On lit aussi les échos à la polémique des lettres de Caraccioli en février 1777 (t. VI, p. 302-304), des commentaires sur les nouvelles estampes de Greuze – « dont lamour propre est fort chatouilleux » selon le rédacteur (t. VII, p. 203) – à loccasion dun recueil de lettres initialement publiées dans le Mercure en 1779. Du côté de léducation et de linstitution des sourds et muets, labbé Aubert réhabilite le rôle premier de M. Péreire, moins connu que labbé de lÉpée, le 15 juillet 1777 ; ce qui fait lobjet de plusieurs notes de Samy Ben Messaoud (VII, p. 364-365).

Bien entendu, pour lannée 1778, il est longuement question de Voltaire, de son retour à Paris, de sa consécration à la Comédie-Française et de sa mort. Le récit savoureux des deux représentations dIrène en présence de son auteur donne une idée du ton de ces lettres. Labbé Aubert souligne malicieusement le décalage entre la soirée du couronnement de Voltaire « recevant des applaudissements à chaque vers, bon ou mauvais, de sa pièce » (t. VII, p. 43) et la seconde représentation qui ne reçut que « quelques applaudissements » alors que son auteur sy était rendu secrètement, une semaine plus tard, « caché dans une loge grillée » : « M. de Voltaire a dû sentir alors ses lauriers se flétrir sur sa tête » (t. VII, p. 44). On lit enfin nombre dallusions aux affaires comme les démêlés du chevalier DÉon avec Beaumarchais lors de la publication dune lettre en 1778 (t. VII, p. 34), aux querelles musicales, aux polémiques soulevées par le mesmérisme dans la Gazette de santé (t. VII, p. 305-306) que le correspondant se plaît à rapporter pour remettre en cause les « miracles » et accuser Mesmer de charlatanisme.

Il est difficile de transcrire toute la richesse de cette correspondance littéraire qui aborde les sujets les plus divers, les nouvelles du temps, les anecdotes, sur le ton de la confidence tout en affichant des positions individuelles assez tranchées ; ce qui confère à la dimension informative un côté plaisant et amusant. La plume parfois acerbe du rédacteur témoigne de considérations morales, de ses positions idéologiques, à une époque où les idées foisonnent et circulent par voie de presse, notamment clandestine. Diverses lectures sont possibles, celle du chercheur à laffût de découvertes, celle de lamateur qui simmerge ainsi dans la vie parisienne trépidante du siècle des Lumières. Dans le second cas, une introduction au début de chaque volume, voire de chaque année, pour récapituler les éléments marquants, permettrait sans doute de contextualiser ces lettres et de mieux en appréhender la lecture.

Quoi quil en soit, on saluera lefficacité avec laquelle cette série est publiée à rythme régulier, donnant rapidement accès au public à une correspondance manuscrite qui détient daussi intéressantes informations sur la vie culturelle au xviiie siècle. Nous attendons dès lors avec impatience la parution des trois dernières années qui viendront clore ce beau travail éditorial.

Béatrice Ferrier

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Jacques Charles Donze, La Fille séduite et heureuse. Exhumation du manuscrit dun suicidaire joint à une procédure criminelle de 1785. Édition critique par Hélène Parent et Pierre-Benoît Roumagnou. Paris, Société française détude du dix-huitième siècle, « Dix-huitième siècle », 2023. Un vol. de 98 p.

Le dimanche 24 avril 1785, un ouvrier en joaillerie parisien, Jacques Charles Donze, tente de mettre fin à ses jours en se frappant la poitrine et lestomac de neuf coups de couteau. La scène se passe au Pré-Saint-Gervais, où cet homme de trente-quatre ans se promenait après avoir déjeuné avec un couple damis dans une guinguette de La Courtille. Parmi les objets trouvés sur lui figure le manuscrit dun petit roman épistolaire intitulé La Fille séduite et heureuse.

Hélène Parent et Pierre-Benoît Roumagnou proposent une édition critique de ce roman ainsi que des pièces relatives à lenquête dont Jacques Charles Donze, que la juridiction de lépoque considère comme coupable dune tentative dhomicide de lui-même, fait lobjet entre le 24 avril et le 2 juin 1785. Le volume né de cette entreprise présente ainsi loriginalité dimbriquer ce qui apparaît finalement comme deux intrigues relevant de genres et de registres très différents.

Le roman épistolaire, La Fille séduite et heureuse, offre une variation sur les topoï du roman sentimental et de la comédie touchante de la deuxième moitié du dix-huitième siècle : éveil du sentiment amoureux entre deux jeunes gens sincères et vertueux, obstacles à leur union nés des ambitions dun père bourgeois, qui privilégie un prétendant noble mais cynique et libertin, moyens trouvés par les amoureux pour vaincre ces obstacles et pouvoir vivre librement et légalement leur passion contrariée… Le recueil éclaire les goûts et les convictions philosophiques de lauteur, petit bourgeois parisien passionné de lectures et de théâtre et grand amateur de comédie bourgeoise.

Lautre intrigue relève du genre judiciaire et dun registre nettement plus dramatique et réaliste. Le dossier, retrouvé dans le carton 3949bis de la sous-série Z2 des archives nationales, nous livre les procès-verbaux du personnel juridique de la prévôté du Pré-Saint-Gervais, ceux des chirurgiens qui ont examiné et soigné Jacques Charles Donze ainsi que les témoignages des passants qui ont assisté au drame et ceux des proches du suicidaire. Cet ensemble, complété par une riche introduction et par les sources citées en annexe, fournit un aperçu très intéressant sur certaines pratiques sociales contemporaines comme les villégiatures dans les villages périphériques de Paris, avec leurs « guinguettes » et leurs « tabagies » où lon allait, le dimanche et le lundi, « ramponer » (cest-à-dire, explique Louis-Sébastien Mercier, boire un peu plus quil ne faudrait) et se divertir. Mais le dossier est bien sûr particulièrement instructif quant aux procédures liées au suicide, à légard duquel les juridictions se montrent plus indulgentes au xviiie siècle, notamment lorsque l« homicide de soi-même » est imputable à la folie, au désespoir ou à un état dégarement, même passager.

Sous-titré Exhumation du manuscrit dun suicidaire joint à une procédure criminelle de 1785, le volume constitué par Hélène Parent et Pierre-Benoît Roumagnou simpose donc comme un objet insolite, qui soulève, par larticulation originale du roman et des modalités particulières de sa découverte et de sa conservation, toute une série dinterrogations troublantes : pourquoi Jacques Charles Donze sest-il rendu au Pré-Saint-Gervais avec son manuscrit en poche ? Existe-t-il un lien entre son roman et son geste désespéré ? Doit-on lire son expédition dominicale au nord 465de Paris, auprès dun couple damis mariés, quil navait pas vu depuis six mois, comme une tentative dérisoire pour donner corps aux rêveries idylliques dont témoignent les premières lettres de son roman, où les jeunes gens se retrouvent et échangent leur premier baiser dans une bucolique petite maison de campagne, goûtant la compagnie de paysans « qui ont des mœurs parce quils sont simples » ? Donze apparaîtrait dans cette perspective comme un lointain cousin de Werther, voire un précurseur de Madame Bovary, un idéaliste à léprit troublé par les chimères caractéristiques du règne de Louis XVI. Lun de ses proches, lorfèvre Louis Claude François Houllier, naffirme-t-il pas avoir « toujours remarqué que le sieur Donze avait lesprit léger et philosophique, soccupant de lectures de ce genre, et que lon ne peut attribuer sa destruction quà un genre de folie » ?

Une deuxième série de questions porte précisément sur la nature de cette « folie » qui aurait conduit Jacques Charles Donze à se frapper de neuf coups de couteau. Tous les témoins, y compris le Prévôt du Pré-Saint-Gervais et les chirurgiens qui lont examiné, affirment que le suicidaire avait, au moment et après les faits, « lesprit totalement dérangé et aliéné ». Charles Jacques Serard, maître tabletier et éventailliste, qui laccompagnait, avec sa femme, le jour du drame, rapporte que son ami « avait lesprit faible » et na cessé de se plaindre de sa mère – une « mauvaise mère » – avant de passer brusquement à lacte. Des histoires de famille, de rivalités entre frère et sœur et dargent se dessinent, au fil des dépositions. Mais le lecteur est prévenu que plaider la folie est le seul moyen de protéger le suicidaire des poursuites les plus graves qui peuvent le frapper : exécution capitale, refus dune sépulture chrétienne et confiscation de son bien. Dautres pistes sont esquissées grâce aux extraits du Tableau de Paris, cités en annexe : « Ceux qui se tuent, ne sachant plus comment exister, ne sont rien moins que des philosophes : ce sont des indigents, les excédés de la vie, parce que la subsistance est devenue pénible et difficultueuse » affirme ainsi Louis-Sébastien Mercier, qui insiste sur le grand nombre de jeunes gens, souvent célibataires, qui se donnent chaque année la mort à Paris dans les années 1780. Jacques Charles Donze nest certes pas un indigent mais il manque douvrage et se trouve dépendant de la rente que lui verse sa mère, qui a cédé son fonds de commerce à sa fille, ce qui lui a « beaucoup assombri la tête ». Labus dalcool et de tabac apparaît également, progressivement, comme un facteur déclenchant de la crise du 24 juin 1785.

Au petit roman sentimental, très prévisible dans sa naïveté charmante, le dossier qui entoure la tentative de suicide de Jacques Charles Donze fait donc succéder un récit plus énigmatique, qui appelle une lecture du soupçon et ouvre des perspectives fort intéressantes sur les aspirations et les frustrations des jeunes artisans à la veille de la Révolution.

Françoise Le Borgne

Louis de Bonald, Œuvres choisies. Tome II. Écrits sur le divorce. Édition de Flavien Bertran de Balanda et Gérard Gengembre. Paris, Classiques Garnier, 2022. Un vol. de 340 p.

La brillante et minutieuse introduction des co-éditeurs du volume – Gérard Gengembre, professeur émérite de littérature française et spécialiste de la pensée contre-révolutionnaire, et feu Flavien Bertran de Balanda, chercheur en histoire à lÉcole pratique des hautes études et spécialiste de Bonald) – nous éclaire sur la 466conception bonaldienne, très complexe, du divorce. Lindissolubilité du mariage est pour lauteur la « pierre angulaire de la société » et ce lien conjugal est dans son esprit étroitement lié à la situation de la famille, de la religion et de lÉtat, doù limportance quil accorde à ces trois institutions dans ses écrits en 1801, au moment où est mis en projet le Code civil. À la régénération révolutionnaire il oppose un programme contre-révolutionnaire de restructuration de la société. La création de lhomme engendre la « société religieuse naturelle » : elle instaure des rapports entre un Dieu-Providence qui conserve lhomme et des créatures qui le lui rendent bien par leur adoration intérieure et leur culte extérieur. À son tour, lhomme devient procréateur et conservateur de ses enfants, fondant ainsi la « société domestique ». Ces deux sociétés, religieuse et domestique, sunissent pour former alors la « société primitive ». Une société constituée est donc pour Bonald une société conforme au dessein providentiel : la constitution est un processus historique qui sacquiert avec le temps. Il la conçoit, sur le mode biologique, comme lâme de lorganisme social. Une volonté générale procède de cet être collectif, qui sincarne dans un pouvoir unique comme Dieu : la constitution ne peut donc être que monarchique. Et cest la famille qui apparaît comme le lieu par excellence de cette constitution. Contre linterprétation révolutionnaire de la constitution qui fait de lindividu le fondateur de sa propre liberté, il défend une conception organiciste, métaphysique et historique de la constitution.

Le divorce, qui est en 1801 au centre de ses préoccupations, est ainsi présenté comme un schisme, qui non seulement détruit la société domestique mais sattaque au principe même de toute société : comme la Révolution, il consacre la rupture de tous les liens. En privant le père, la mère, lenfant de la dignité conférée par le mariage, il les ramène au stade primitif, qui est celui du mâle, de la femelle et de leur progéniture. Labolition du divorce devient, dans ce contexte, un combat fondamental qui se joue de manière véhémente sous la Restauration dans les articles de presse et les discours à la tribune de Bonald, mais de manière plus contrôlée dans ses ouvrages de doctrine. Mais les écrits sur le divorce réunis dans ce volume, qui tiennent à la fois de la dissertation et du pamphlet, échappent à cette règle. Dans leur volonté de frapper le lecteur, mieux, de linterpeller, ils radicalisent la pensée bonaldienne, à coups de sentences et de monologues dans lesquels la dialectique na pas sa place : cest le monde du tout ou rien. Lutter contre le divorce, cest par conséquent à la fois effacer la Révolution et offrir un contre-exemple monstrueux de la Restauration à venir. Lorsque celle-ci advient en 1814-1815, Bonald, élu du département de lAveyron, devient mentor des ultras et rapporteur de la commission chargée dabroger le divorce, déjà restreint par le Code civil. Le discours quil prononce à la Noël 1815 est triomphant et son auteur se félicita sa vie durant davoir ainsi contribué à labolition du divorce, même sil eut par la suite à déplorer diverses tentatives de remises en question.

Cette longue introduction, associée aux éclaircissements apportés par les nombreuses notes infrapaginales, permet au lecteur de se diriger dans le massif touffu et polymorphe des écrits de Bonald ici rassemblés : un traité méthodique en douze chapitres (« Du divorce considéré au xixe siècle relativement à létat domestique et à létat public de société »), des pièces justificatives (Accord de la révélation et de la raison contre le divorce par labbé de Chapt de Rastignac, extraits de LArt de vérifier les dates et du Code matrimonial, Consultation sur le divorce demandée en Pologne en 1791), un Résumé sur la question du divorce en 9 §, une 467Lettre au citoyen Portalis, conseiller détat, une Propositionfaite à la Chambre de Députés le 26 décembre 1815, des articles de presse ne figurant pas dans les Œuvres complètes de Bonald et en annexe un extrait du Discours préliminaire de Portalis. Ce recueil de textes bonaldiens sur le divorce, ainsi conçu, fait revivre – et ce nest pas son moindre mérite – les débats animés qui ont eu lieu autour de cette question brûlante, principalement au cours de lannée 1801. La lecture en est agréable grâce à la vivacité et au piquant du propos, en dépit des pointes acérées lancées contre le mal absolu représenté par le divorce – par le biais notamment des métaphores de pourrissement, scories et métastases – chez un être passionné comme Bonald, dont les idées chevillées au corps et les certitudes inébranlables ne laissent aucune place à la tolérance.

Sylviane Albertan-Coppola

Jean-Pierre Saïdah , Vagabondages romantiques. Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2023. Un vol. de 390 p.

Jean-Pierre Saïdah réunit dans Vagabondages romantiques un ensemble darticles, pour la plupart déjà parus, consacrés aux auteurs et aux poétiques à la marge des grandes notoriétés et des pratiques majeures du premier xixe siècle. La métaphore spatiale du vagabondage présente dans le titre annonce ainsi un décentrement du regard propice à la (re)découverte de textes et décrivains méjugés et/ou négligés par lhistoire littéraire, tout autant quelle préfigure lexploration de thématiques et desthétiques décalées, si ce nest déplacées, par rapport aux modèles contemporains – romantique et réaliste – en voie délaboration. Lauteur développe ainsi dans son introduction sa volonté de considérer les à-côtés de la littérature, autour de 1830, au profit dune lecture excentrique éloignée de la voie royale de la reconnaissance et des sentiers battus du poncif. Les études regroupées portent donc avant tout sur une littérature en mode mineur qui questionne les normes et les autorités dominantes de lépoque de la même manière quelles visitent les territoires pluriels de la dissidence tant esthétique quidéologique sous les monarchies constitutionnelles.

Louvrage aborde ainsi principalement les postures et les productions de ces romantiques, membres du « petit cénacle » restés dans lombre du grand, et parmi lesquels ont figuré Théophile Gautier, Pétrus Borel ou encore Gérard de Nerval. Dans les trois parties centrales de Voyages romantiques, « Autour des petits romantiques », « Écritures et poétiques nouvelles » et « Histoire et littérature », lauteur évalue dans quelle mesure, adonnée à la fantaisie la plus débridée, cette jeunesse a tourné le dos à un romantisme « hydropique » en prenant le parti de la facétie, de la même manière quelle a refusé le sérieux du réalisme naissant par le choix systématique de la divagation. Jean-Pierre Saïdah montre alors comment sest constituée une poétique de la rupture et de la désinvolture dans un double mouvement de dissolution de la littérature et de subversion de la doxa. En effet, les Jeunes-France ont arboré comme un défi une plume frivole, volontiers ludique et moqueuse, familière des riens et des excès, au fondement dune écriture du jeu, dans laquelle lauteur voit les prémices dune modernité quapprofondiront plus tard les écrivains du soupçon. Entre le pied de nez et le contrepied, les œuvres des petits romantiques exploitent laction corrosive tout autant que comique de la dérision et sattaquent aux fondements du récit. Les analyses dAlbertus de Gautier, 468de LÂne mort de Janin, de Champavert de Borel ou encore celle de lHistoire du roi de Bohême de Nerval permettent la mise en évidence, récurrente et parfois redondante dun article à lautre, de procédés parodiques népargnant rien, pas même la littérature. Dans « Les préfaces des petits romantiques » ou bien dans « La désinvolture narrative dans Mardoche et Namouna », Jean-Pierre Saïdah sintéresse aux altérations narquoises de la voix auctoriale ou narratoriale, dont lingérence intempestive alterne entre les affirmations de toute-puissance et les constats dimpuissance, redevables dune ironie déplaçant la relation de confiance entre le lecteur et linstance discursive de la croyance vers la connivence. Dans le cas du récit, la narration, sans cesse interrompue, sans cesse différée, cède la place à des digressions intra- et métatextuelles qui exhibent le narrateur et ses procédés selon une dynamique dautodérision et dauto-parodie inspirée, entre autres modèles, du Don Juan de Byron. Ce sont à nouveau Namouna, Histoire du roi de Bohême et Albertus qui illustrent la réflexion autour dune « écriture de la discontinuité » ouvrant la voie aux expérimentations formelles. Cette poétique de la rupture inscrit alors les œuvres étudiées dans le grotesque, par une esthétique du mélange et de lhyperbole, tout autant que dans le burlesque, comme le note lauteur dans « Les facéties enchantées de Nerval dans La Main de gloire » : le macaronique, enté sur les fantaisies discursives, redouble ainsi le fantastique, autre vecteur du grotesque, dans une volonté dexalter et de débrider limagination. Par la fragmentation de la ligne et de lunité narratives, les Jeunes-France contrent donc les prescriptions littéraires, héritées dAristote et confortées par le classicisme, prônant la facture harmonieuse de lœuvre. De même, la déconstruction du personnage, antihéros ou simple fantoche entre les mains de lécrivain, ou encore linsistance sur la facticité de lœuvre entraînent une dé-réalisation au rebours de toute mimesis. Doù un retournement de la fiction sur et contre elle entraînant une autoréflexivité qui place la littérature au cœur dun processus métatextuel. Or la mise en abyme de ces œuvres aboutit, paradoxalement, à une démythification de la littérature, au moment même de son sacre sous leffet des grands romantiques, en même temps quà la célébration de linfinie liberté dun auteur devenu démiurge.

Jean-Pierre Saïdah établit alors un lien convaincant entre le comportement social du dandy et lesthétique singulière et réfractaire de la jeunesse de 1830 dans un article intitulé « Mise en scène de soi et mise en pièces du récit ». Partant de la formule « dandysme littéraire » forgée dans la presse pour Musset, lauteur attribue à la poétique Jeune-France les caractéristiques du dandy – impertinence, ironie, désinvolture – et sintéresse à ce quil appelle un « dandysme de la narration ». Ainsi, le récit chez les petits romantiques et le personnage du dandy partageraient une même éthique du jeu, dans une logique de la mascarade et de la mystification favorable à loutrance et à lillusion. Pareillement, la littérature Jeune-France emprunterait au dandysme sa nature contestataire vis-à-vis de la figure antagoniste quest le bourgeois et sopposerait directement à lidéologie dominante.

De fait, la véritable unité de Voyages romantiques ressortit davantage à lancrage temporel du propos quà une étude poétique de la marge. En effet, la date pivot de 1830 et la manière dont la littérature et les auteurs se sont pensés par rapport aux monarchies constitutionnelles subsument lhétérogénéité darticles traitant dobjets aussi divers que le personnage du dandy chez Balzac ou la structure du récit dans Olivier ou le Secret de Madame de Duras. Larticle « 1830, quelle rupture ? » souligne 469combien la révolution de Juillet ne fait quentériner la victoire de la bourgeoisie que préfigurait déjà 1789, et combien les Trois Glorieuses marquent une révolution politique et non sociale. La bourgeoisie sinstalle donc au pouvoir, et avec elle ses valeurs et sa conception du temps, que la littérature na cessé de questionner. Aussi lanalyse de la toilette, dans « Esquisse dune poétique du vêtement chez Balzac », « De Balzac dandy aux dandys de Balzac » ou « La canne, la pantoufle et le parapluie », insiste-t-elle sur la signification sociale du vêtement dans la société révolutionnée, que la vêture fasse sécession – comme dans le cas du dandy – ou que laccessoire, devenu utile, rallie celui qui le porte à la classe « pantouflarde » par excellence quest la bourgeoisie. Fustigée pour sa bêtise, à travers lallégorie de M. Prudhomme (« Henry Monnier. Fantaisie ou caricature ? »), ou pour le modèle familial quelle impose (« La solitude, mode demploi. Le cas Alphonse Rabbe »), lère bourgeoise constitue la cible ou lobjet détude dauteurs qui en pointent les ridicules ou limmoralité (« Balzac et le théâtre, un rendez-vous manqué ? Que sait-on du théâtre de Balzac ? »), quand ils ne proposent pas, à lexemple des petits romantiques, une contre-culture ouvertement en guerre contre le sérieux, lutilitarisme et le progrès bourgeois.

Lauren Bentolila-Fanon

Gérard de Nerval,Œuvres Complètes. Tome VII-3.Voyage en Orient. Édition de Philippe Destruel. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2022. Deux vol., 1766 p.

Voici, quatre décennies après celle de la Pléiade (Nerval, Œuvres Complètes, t. II, 1984, dir. Claude Pichois), une nouvelle édition du Voyage en Orient. Elle prend place dans les Œuvres complètes, entreprise considérable dirigée par Jean-Nicolas Illouz, et on la doit à Philippe Destruel, qui avait déjà procuré (en 2014), dans cette même série, les Scènes de la vie orientale, cest-à-dire une proto-version du Voyage en Orient, indisponible depuis bien longtemps. Les nervaliens, les orientalistes et les spécialistes de la littérature viatique (autant de chercheurs qui mesurent limportance de ce travail à laune de celle de ce chef-dœuvre de Nerval, qui occupe une place majeure dans leur champ respectif) ne peuvent quêtre reconnaissants à léditeur scientifique, qui a accompli, pour ces deux textes, un énorme travail dérudition et met à leur disposition un apparat critique considérable (dont de très précieux index et les indispensables variantes). Il fait aussi, au passage, fructifier lhéritage de ses devanciers (Jean Richer, Gilbert Rouger, Michel Jeanneret, Jacques Huré, Claude Pichois, Hisashi Mizuno). En revanche, on tiendra rigueur aux éditions Garnier de la présentation matérielle de ce Voyage en Orient, en deux volumes, dont le second compte 1180 pages, pèse plusieurs kilogrammes, et est donc fort peu maniable. Sans doute sagissait-il de ne pas augmenter le prix dune publication déjà facturée 98 €, mais quand on aime Nerval, lorientalisme, la littérature viatique, on ne compte pas, et une édition en trois volumes aurait garanti un certain confort à ce qui ne peut être quune lecture au long cours.

Rappelons que le Voyage en Orient, publié sous sa forme définitive en 1851, appartient à la dernière période de lœuvre de Nerval, et que sy affirment à la fois un écrivain grand inventeur de formes et un voyageur au regard très aigu, doté même de ce quon pourrait appeler un flair ethnographique qui est pour beaucoup dans le plaisir du lecteur de notre début de xxie siècle.

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Le premier volume (qui ne compte « que » 586 pages) souvre sur une très copieuse « Présentation » de 90 pages, qui se déroule en trois temps. Le premier revient sur les conditions biographiques qui ont présidé aux deux voyages (lun vers Vienne, lautre vers lOrient) dont Nerval agencera le récit pour en faire son Voyage en Orient, sur lhistoire complexe des publications qui précèdent lédition en volume et la manière dont lœuvre et ses différents avatars furent accueillis. Le deuxième temps offre une mise en perspective du récit, en convoquant les grands ancêtres que sont Chateaubriand et Lamartine, et aussi le texte inabouti que Flaubert tira, un peu après Nerval, de son propre périple. La suite, découpée en trois moments, est dune eau très différente, car Philippe Destruel y recourt au ton de lessai critique, avec ce que cela implique de subjectivité assumée, délaboration intellectuelle singulière, et il y est question aussi bien de poétique du voyage et daltérité que de quête de la femme. Léditeur laisse ici la place au commentateur, qui adopte un regard à la fois empathique et surplombant sur le texte, dont on peut dailleurs regretter quil le cite (au sens le plus matériel du terme) trop peu. On peut aussi ne pas être convaincu par lapproche qui se fait jour ici. Parler de la quête de la femme à propos de Nerval na certes rien daberrant (cest dailleurs depuis longtemps un topos de la critique nervalienne) mais cest une approche un peu réductrice pour une œuvre dune ampleur telle que le Voyage en Orient, et dont la fécondité herméneutique est peut-être un peu épuisée. Par ailleurs, il convient dinsister sur le fait que Nerval écrit là ce quil nomme lui-même un « roman-voyage », appellation qui signale limportance du processus dinvention, de recomposition, et une distance réflexive à légard de cette quête. Quant à la notion daltérité, là encore, on ne peut récuser sa pertinence, on sait quon peut difficilement en faire léconomie, mais depuis quarante ans que la critique de la littérature viatique en use, on a pu mesurer les effets pervers de sa mise en œuvre, et notamment celui auquel néchappe pas Philippe Destruel : le repli un peu embarrassé vers un discours proche de la réflexion philosophique, avec ce que cela impose dinachèvement et dapproximation de la part du commentateur littéraire, et, en définitive, de frustration et de perplexité pour le lecteur. À linverse, on se réjouit que E. Saïd et ses épigones soient ici en gros laissés de côté, tant on sest lassé de cette approche mécanisée, de cette myopie qui ne sert pas les œuvres et néclaire guère le lecteur.

Lannotation dun texte comme celui-ci est une tâche harassante, car il faut dans labsolu se soucier aussi bien de la mise en valeur dun certain nombre dallusions intra et intertextuelles que de lélucidation de référents proliférants (lieux, personnes, événements ou situations historiques, données culturelles, etc.) Une œuvre aussi riche fait constamment courir au lecteur le risque de ce que P. Barbéris nommait la « lisibilité perdue » : faute dinformations, dun savoir partagé, de connaissances dont disposait le lecteur contemporain, tout un pan du texte devient opaque, ou, littéralement, insignifiant. Philippe Destruel a donc légitimement choisi de se consacrer pour lessentiel à ce volet, érudit et informatif, de lannotation. Il est intéressant de comparer, de ce point de vue, son travail à celui effectué par J.-N. Illouz (avec la collaboration de J.-L. Steinmetz) dans le volume de la même collection consacré aux Filles du feu (2018), dans lequel les notes relevant de lherméneutique occupent la plus grande place, ce que rendait possible et nécessaire la nature des textes considérés, lesquels, symétriquement, nexigeaient pas la mise en œuvre dune érudition aussi énorme que celle réclamée par le Voyage en Orient.

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Ces notes érudites sont parfois impressionnantes dans leur abondance et leur précision, quil sagisse de synthétiser des informations ou de citer des textes souvent méconnus, convoqués à bon escient pour éclairer le récit de Nerval. Bien sûr, le lecteur maximaliste ou grincheux trouvera parfois, cest inévitable, à redire : écrire (vol. I, p. 217, note 322) que « [la race] est une notion fondamentale au xixe siècle » nest pas suffisant, et dautant moins que le terme et tout ce qui sy accroche désormais occupent une place importante dans les débats qui nous sont contemporains. Il aurait donc fallu procéder à une restitution des horizons de sens qui étaient ceux de ce terme pour les contemporains de Nerval. Decamps (vol. II, p. 792, note 86) et Marilhat (vol. I, note 25, p. 252) méritaient mieux que la brève note à laquelle chacun deux a droit, même si la vogue de lorientalisme pictural du xixe siècle et des travaux qui sy rapportent permettra au lecteur de trouver ailleurs les informations nécessaires (par exemple dans le Dictionnaire des orientalistes de langue française, cité dans la bibliographie qui occupe trente pages à la fin du deuxième volume). La note consacrée (vol. I, p. 301, note 17) à Méhémet-Ali, le vice-roi dÉgypte, ne rend pas compte de limportance historique du personnage, tout comme une autre (vol. II, p. 746, note 92) dit abruptement que « [l] Orient est à la fois terre de tolérance et dintolérance », gommant ainsi lanalyse sociologique que développe Nerval à propos de cette contradiction (qui de ce fait apparaît plutôt comme une tension – par exemple dans le chapitre inaugural des Nuits du Ramazan, à propos de la mise à mort dun Arménien converti à lislam revenu ensuite au christianisme, puis dans le chapitre intitulé « La Pacha de Scutari », lorsque Gérard, qui porte un costume persan, est insulté par un cafetier turc qui voit en lui un chiite (ce qui amuse beaucoup le pacha, qui, lui, manifestement, nen est plus là).

Philippe Destruel ne renonce pas complètement à la veine herméneutique et commentative, mais les notes quil y consacre sont souvent trop elliptiques (notamment lorsquil cite divers travaux critiques) pour quelles nourrissent vraiment la lecture. Il arrive que la mémoire intertextuelle soit sollicitée de manière abusive, comme dans telle note où est convoqué Céline (vol. I, p. 300, note 16), telle autre où cest le cas de Proust (vol. I, p. 308, note 22). Certains partis pris relèvent dune critique nervalienne qui pèche par le désir de prêter au texte une profondeur supplémentaire, toujours située du côté du monde spirituel ou surnaturel, ou bien du côté des archétypes. Il y a là matière à un débat de fond, que deux exemples nous permettront damorcer.

Dans le chapitre v de la première section des « Femmes du Caire », Gérard, le narrateur-personnage, rencontre (vol. I, p. 248) un « Franc », personnage éminemment pittoresque, quil qualifie, avant de développer la description qui illustrera ce caractère pittoresque, de « mortel ». La note 1, qui commente ce terme, demande : « Que décrit exactement le narrateur ? Un personnage allégorique ? » Il me semble que cette interrogation est caractéristique dune posture (et dune tentation) qui, guidée par la conviction quil faut toujours lire Nerval en recherchant un « plus haut sens », donne dans la surinterprétation, et de ce fait rate le texte. En loccurrence, celui-ci noffre aucun indice qui conduirait à voir dans lappellation « mortel » une allusion allégorique, alors quà linverse sa cohérence se joue dans le traitement humoristique du pittoresque attaché au personnage, dont la mise hétéroclite inscrit sur son corps son identité de transfuge. Dès lors, le terme « mortel », qui est complété par lévocation dune « face enluminée et à longues moustaches », 472apparaît comme un appellatif plaisant, dont la teneur « minimaliste » et universalisante (celle de léquivalence homme/mortel) entre dans une tension surprenante et drôle avec la description dune mise dont au contraire le caractère improbable confère au personnage une singularité remarquable, même si, dans sa typicité, il la partage avec tout un groupe, celui des « Franc[s] autochtone[s] ». Par ailleurs, ce qui sexprime là nest pas linclination de Nerval pour le spirituel (qui existe bel et bien, là nest pas la question), mais son intérêt, ici teinté de jubilation, qui transparaît bien souvent dans le Voyage en Orient, pour tous ces individus (ou ces groupes), si nombreux en Orient, dont lêtre et lexistence reflètent des formes de métissage, dacculturation ou de syncrétisme.

Cest encore ce « désir de profondeur » qui conduit Philippe Destruel à insister (dans les notes de LHistoire de la Reine du matin et de Soliman prince des génies, mais aussi dans la section de la présentation intitulée « La femme dOrient en récit. Lalter ego en fiancée ») sur la dimension archétypique de la femme chez Nerval, et à dire, par exemple, que la Reine de Saba est lincarnation de la femme, suivant en cela les analyses dA. Hetzel (La Reine de Saba – Des traditions au mythe littéraire, Garnier, 2012). Nerval a certes entretenu une rêverie pérenne, obsessionnelle, autour de ce personnage de la reine de Saba, rêverie dont les enjeux étaient à la fois poétiques et existentiels. Mais il a lui-même ironisé, dans le premier chapitre de Sylvie (récit qui appartient lui aussi à la dernière période de lécrivain) sur cet écrasement de la femme réelle par le jeu dun imaginaire poético-culturel : « À ces points élevés où nous guidaient nos maîtres, nous respirions enfin lair pur des solitudes, nous buvions loubli dans la coupe dor des légendes, nous étions ivres de poésie et damour. Amour, hélas ! des formes vagues, des teintes roses et bleues, des fantômes métaphysiques ! Vue de près, la femme réelle révoltait notre ingénuité ; il fallait quelle apparût reine ou déesse, et surtout nen pas approcher. » – il est significatif que le narrateur évoque ici non pas une distorsion strictement idiosyncrasique mais une disposition générationnelle (qui est bien entendu indissociable du romantisme). On retrouve dailleurs, sur un autre mode, quelque chose de cette mise à distance dans lHistoire de la reine du matin, où ce nest pas Balkis (alias la Reine du matin, ou la Reine de Saba) qui incarne le mieux les attentes, les interrogations et les angoisses de Nerval (et aussi ses préoccupations esthétiques et politiques), mais Adoniram, à côté de qui elle fait pâle figure. On peut ainsi (mais il y a là matière à une réflexion relevant de lépistémologie critique) considérer que le recours à une approche qui semble a priori prêter au récit une dimension supplémentaire et une plus grande profondeur, en le mettant sous le signe de la fécondité herméneutique attachée à la notion darchétype (ou à ses équivalents), écrase le texte, occulte son fonctionnement et, en définitive, une part de sa richesse.

On le voit, cette édition appelle (et nourrit) la discussion critique, ce qui nest jamais vain. Quoi quil en soit, elle fera date, comme celle des Scènes de la vie orientale, dans la bibliographie nervalienne, dautant plus quelle prend place dans des Œuvres complètes qui elles-mêmes marqueront une étape importante de cette bibliographie.

Guy Barthèlemy

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Edmond et Jules de Goncourt, Sophie Arnould, daprès sa correspondance et ses mémoires inédits. Texte établi, annoté et préfacé par Catherine Thomas-Ripault. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2023. Un vol. de 334 p.

Publiée pour la première fois en 1857, la monographie des Goncourt consacrée à Sophie Arnould fait lobjet dune édition critique établie par Catherine Thomas-Ripault, troisième tome de la série des Œuvres dhistoire éditées chez Champion sous la direction de Pierre-Jean Dufief. Quatrième ouvrage consacré par les deux frères à ce xviiie siècle quils nont cessé de fantasmer comme un anti-xixe siècle, comme un siècle de raffinement, délégance et de plaisirs que les événements révolutionnaires ont définitivement englouti (« Nous, la Révolution nous a passé sur le corps. Il nous semble, quand nous nous tâtons à fond, être des émigrés du xviiie siècle. Nous sommes des contemporains déclassés de cette société raffinée, exquise, de délicatesse suprême, desprit enragé, de corruption adorable, la plus intelligente, la plus policée, la plus fleurie de belles façons, dart, de volupté, de fantaisie, de caprice, la plus humaine, cest-à-dire la plus éloignée de la nature, que le monde ait jamais eue », Journal, 14 décembre 1862), leur Sophie Arnould est aussi, après deux essais plus ambitieux consacrés à lHistoire de la société française pendant la Révolution (1854) et à lHistoire de la société française pendant le Directoire (1855), après le premier volume des Portraits intimes du xviiie siècle (1857) et avant létude plus générale que sera La Femme au xviiie siècle (1862), leur première grande biographie féminine. Elle sera suivie par LHistoire de Marie-Antoinette (1858), par Les Maîtresses de Louis XV (1860) et, après la mort de Jules, par plusieurs monographies réalisées par le seul Edmond et devant prendre place dans un ouvrage intitulé Les Actrices du xviiie s. : La Saint-Huberty (1882), Mademoiselle Clairon (1890), et La Guimard (1893). Dautres études prévues pour le même ouvrage (sur Mlle Lecouvreur, Mlle Comtat et Mme Favart), et annoncées sur le 4e de couverture de lédition définitive de Sophie Arnould, en 1885, ne seront en revanche pas réalisées.

Comme le rappelle Catherine Thomas-Ripault (qui, dans son article sur « Lhistoire du xviiie siècle”, privilège exclusif absolu” des Goncourt » paru dans Les Goncourt diaristes, Champion, 2017, avait déjà fait justice de leurs prétentions à être les « inventeurs » du xviiie siècle et de lhistoire de la vie privée, et clairement exposé leur stratégie de délégitimation de leurs rivaux sur ce terrain), les Goncourt sont bien loin dêtre les premiers à sintéresser au xviiie siècle, et tout particulièrement à sa petite histoire, à lhistoire des mœurs, de la vie privée et de lintime, pour laquelle létude des figures féminines savère une entrée privilégiée : « Lhistoire des mœurs est surtout celle de la femme » (Michelet, Histoire de France). Les Goncourt sinscrivent, au contraire, dans un large mouvement dintérêt qui apparaît dans les années 1830, en particulier avec la publication de mémoires et correspondances de femmes. Écrivains (Sainte-Beuve, Arsène Houssaye, Lamothe-Langon, Touchard-Lafosse…) comme historiens (Jean-Baptiste Capefigue, Mathurin de Lescure, Émile Campardon, Pierre de Nolhac…) témoignent dune véritable fascination pour certaines figures de femmes de laristocratie ou du monde du théâtre, dont la liberté, la légèreté de mœurs, lexistence prodigue et mouvementée leur semblent emblématiques de la société du xviiie siècle. Parmi ces figures, celle de Sophie Arnould (1740-1802), chanteuse à lOpéra pendant 474vingt ans, célèbre pour ses amours tumultueuses, pour son salon et pour son esprit mordant – dont LArnoldiana ou Sophie Arnould et ses contemporains, par Albéric Deville (recueil de ses bons mots paru en 1813 et dont les Goncourt avaient un exemplaire) nous livre des traces –, est certainement lune des plus fascinantes. Si le portrait quen dresse Arsène Houssaye dans la Revue de Paris du 25 juin 1844 (« Une vie dartiste au siècle dernier »), se présente modestement comme « un simple portrait, un pastel, avec un sourire sur les lèvres, un nuage sur le front, un bouquet de roses sur le corsage », plus ambitieuse se veut lentreprise des Goncourt – même si, de prime abord, on peut ne voir dans leur ouvrage sur la chanteuse quune simple « collation de ses lettres » selon lexpression de Pierre-Jean Dufief (Cahiers Goncourt no 12, p. 40) : divisé en soixante-dix chapitres dont certains extrêmement courts, louvrage se présente comme un récit linéaire de la vie de lactrice, entremêlé de citations de sa correspondance – certains chapitres comme le chapitre liii nétant, à la vérité, quune simple citation de lettres. À partir du chapitre lv, les lettres se succèdent sans commentaire, jusquaux deux derniers chapitres évoquant brièvement la triste fin de vie de lactrice, marquée par la misère et la solitude ; reprise, certes, dun poncif littéraire, ainsi que le rappelle Catherine Thomas-Ripault, mais reprise sauvée par lémotion palpable, quoique contenue, des auteurs.

Le travail dhistoriens des Goncourt repose essentiellement sur la recherche, la sélection et la présentation de sources plus ou moins inédites, la source principale étant la correspondance (genre dont Jean-Louis Cabanès a bien montré – voir Cahiers Goncourt no 12 – quil sapparente à une confession laïque – en quoi il joue le rôle joué par leur Journal, « notre confession de chaque soir », pour les deux frères), représentée ici par une liasse de copies de lettres de Sophie Arnould trouvées par les deux frères chez un marchand dautographes parisien ; une deuxième source importante (mais dont ils ne se servent quavec circonspection, ne la citant jamais textuellement) est constituée par un début de mémoires quils supposent authentiques – mais qui furent probablement rédigés, comme la montré Rodolphe Trouilleux (voir les Cahiers Goncourt no 2), par larchitecte Bélanger. À partir de la troisième édition, en 1877, sy ajoutent quatorze pages sur lenfance de Sophie Arnoud quEdmond a trouvées et quil suppose être de la main de la chanteuse.

Le but des Goncourt dans cette étude ? Il sagit, à travers un destin singulier, de découvrir les dessous de cartes dune société, de raconter la vie privée, lhistoire des mœurs : « ces femmes, ces médailles de la Grâce, méritent létude. Elles font revivre leur patrie et leur temps. […] Elles sont laimable et la franche confession des mœurs et des idées. Elles apportent avec leurs biographies la vie intime et déshabillée de la génération quelles enivrent. » (Sophie Arnould, chapitre i, p. 33).

La méthode ? Les Goncourt procèdent par montage, par « collage » de documents, montage, collage que, bien loin de chercher à le dissimuler, ils se plaisent à exhiber, dans une esthétique, pour citer encore Jean-Louis Cabanès (ibid.), « marquée par lhétérogénéité des voix, puisquon se demande ce qui importe le plus, ou du document enchâssé ou dun discours descorte qui, en principe, sert de liant, mais qui nen expose pas moins les lacunes dun récit de vie. Le décousu devient en fait un garant dauthenticité. Il fait vrai. La synthèse est trompeuse. »

Quant à leffet recherché, il a beaucoup à voir avec le désir de restituer cet art si précieux et si fragile de la conversation dont les Goncourt, à la suite de madame de Staël dans ses Considérations sur la Révolution française, déplorent 475la quasi-disparition au xixe siècle : pour une femme, notent-ils dans La Femme au xviiie siècle, « cette relique de sa grâce, la lettre, est sa causerie même […], lesprit déborde de sa phrase comme la mousse dun vin de souper ».

Parmi ces femmes dont la plume des Goncourt retrace avec émotion et avec fièvre la grandeur et la décadence, Sophie Arnould, à laquelle la remarquable édition critique de Catherine Thomas-Ripault rend justice, se détache nettement comme une de celles qui les touche et les ravit le plus. En témoignent ces mots dEdmond quand il prépare la troisième édition de louvrage : « Jétais, ces jours-ci, avec Sophie Arnould et la Saint-Huberty, […], je me sentais heureux, je me trouvais dans le temps et avec des gens que jaime… »

Stéphanie Champeau

Dictionnaire Victor Hugo . Sous la direction de Claude Millet et de David Charles. Paris, Classiques Garnier, « Dictionnaires et synthèses », 2023. Un vol. de 1192 p.

Le magistral ouvrage dirigé par Claude Millet et David Charles reconnaît, dès lintroduction (p. 9), lapport de ses prédécesseurs : le Dictionnaire de Victor Hugo (1969) de Philippe Van Tieghem aux éditions Larousse, qui comportait 256 pages, et le Dictionnaire Victor Hugo (2014) de Jean-Pierre Langellier aux éditions Perrin, qui sétendait sur 480 pages. Le présent Dictionnaire Victor Hugo, quant à lui, atteint les 1192 pages. La généalogie se propose comme une amplification géométrique, exponentielle, qui dit à elle seule combien lambition de parcourir en tous sens la vie débordante et lœuvre monumentale de lhomme siècle, lhomme océan, appelle à dincessantes reprises et précisions, à tisser un filet toujours plus fin et pourtant inachevable. Les auteurs du Dictionnaire Balzac dirigé par Éric Bordas, Pierre Glaudes et Nicole Mozet, paru en 2021 dans la même collection, avaient déjà souligné le paradoxe de cet « objet quelque peu déroutant » quest le dictionnaire dauteur, qui permet dappréhender « la totalité sans lexhaustivité » (p. 9). Plaçant louvrage sous légide de lâne Patience, Claude Millet et David Charles savent, eux aussi, lillusion de toute prétendue « somme indépassable » (p. 10) et préfèrent formuler le vœu que « la plurivocité inhérente aux travaux collectifs », ici portée par 52 contributeurs, incarnant « trois générations de chercheurs et de chercheuses » (p. 9), fasse entendre des lectures multiples et surgir des perspectives variées, volontiers renouvelées par linterdisciplinarité. Ils expriment également le souhait que cette diversité empêche lactuelle « patrimonialisation » de la culture et la « glorification » (p. 10) de Hugo de figer la lecture de son énorme production littéraire et artistique comme de son apport politique.

On peut dores et déjà juger que le premier de ces vœux a été exaucé. Loin de se contenter de proposer un état des connaissances actuelles sur la vie et sur les œuvres de lauteur des Misérables, cet imposant ouvrage suggère dinnombrables pistes dinterprétation et donne par là même une idée juste de la richesse de lhéritage hugolien jusquen notre premier quart de xxie siècle. Comme le soulignent les deux directeurs de louvrage, ce dictionnaire, en effet, accorde une large place à la réception de lœuvre de Hugo. En essayant de séloigner tant de lhugolâtrie que de lhugophobie – deux notions désormais historiques auxquelles des entrées sont dailleurs consacrées –, le dictionnaire dresse, de façon nécessairement éparse, une sorte de bilan de la critique hugolienne, non seulement dans les entrées consacrées à chaque œuvre ou projet de lauteur, mais aussi dans celles qui constituent des 476synthèses sur des notions critiques afférentes à lœuvre, telles que « Drame », « Genres », « Grotesque », « Lyrisme », « Sublime », pour nen citer arbitrairement que cinq parmi une profusion dentrées, dont certaines se haussent à la dimension de courts essais originaux et pénétrants. De nombreuses notices concernant différents lecteurs assidus de Hugo permettent de déterminer linfluence de celui-ci sur ses pairs et sur ses héritiers, mais aussi denvisager ce que la critique décrivains a apporté à notre manière de lire Hugo (voir par exemple « Baudelaire », « Claudel », « Gide », « Janin », « Mallarmé », « Péguy », « Surréalisme », « Zola », etc.) Cette réception, lato sensu, est également abordée par de remarquables vues densemble des adaptations télévisuelles, cinématographiques et dessinées des romans comme du théâtre, pour lequel on trouvera aussi des entrées nombreuses et précises sur les metteurs en scène et les interprètes des grands rôles hugoliens (« Antoine », « Bernhardt », « Hossein », « Mlle Mars », « Vilar », « Zehnacker », par exemple). Lopéra et la mélodie française font également lobjet dentrées développées.

On appréciera, plus généralement, les multiples perspectives quouvre ce dictionnaire, qui nen néglige aucune : les proches de Hugo, ses éditeurs, ses modèles littéraires et artistiques, ses techniques décriture (jusque dans la versification), ses personnages, ses engagements politiques, ses valeurs morales et esthétiques, ses admirateurs et ses détracteurs, ses lieux de vie et ses lieux rêvés, son rapport à la tradition et ses apports esthétiques et littéraires, rien ne semble échapper à lobservation fine et synthétique à la fois des multiples contributeurs heureusement réunis, venus dhorizons divers (spécialistes de littérature ou du théâtre, historiens de lart ou de la musique, historiens du livre et de la culture, stylisticiens), tous chercheurs ayant contribué par ailleurs à accroître la connaissance de Hugo, comme en témoigne labondante bibliographie de plus de cent pages (p. 1085-1189), qui fournit au lecteur la possibilité dapprofondir les aspects qui lintéressent particulièrement grâce à un efficace système de renvois bibliographiques à chaque entrée. Comme tout dictionnaire dauteur, celui-ci ninvite pas, cela va sans dire, à une lecture in extenso, mais la qualité des notices est telle quon se laisse volontiers aller à dincessants rebonds, à un feuilletage qui, pour procéder par sauts et enjambées, nen est pas pour autant complètement aléatoire. Un système de renvois aux entrées complémentaires suggère en effet des parcours cohérents et intelligents. On pourra regretter, malgré lexcellente facture matérielle de lensemble, quelques oublis ponctuels, tel ce renvoi, à larticle déjà mentionné « Hugophobie » (p. 509), à une entrée « Lafargue » malheureusement introuvable, quand on aurait aimé quelques informations ou analyses plus poussées sur lauteur de la terrible Légende de Victor Hugo. Mais comment reprocher de si exceptionnelles distractions dans un travail aussi colossal ?

Ce système de renvois, en outre, compense limpression de dispersion, de fourmillement, quun dictionnaire aussi foisonnant aurait pu sans doute susciter. Mais les auteurs ont davantage encore conjuré le démon de la myopie en trouvant un savant équilibre entre les entrées dune précision érudite et les grandes synthèses, au propos fréquemment nouveau. Ainsi louvrage saccorde-t-il à la cohérence propre à Hugo, écrivain évoluant entre « deux tendances, épique et miniaturiste » (« Détail », p. 277), « si communément associé à la longueur, à la prolifération » et pourtant « adepte de la phrase brève » (« Concision », p. 222), et pour qui le moi et le monde entretiennent un « rapport de co-enveloppement » (« Moi », p. 680). Dans sa conception même, ce dictionnaire est donc parfaitement adéquat à son objet, et 477ce, pas seulement par son « énormité » toute hugolienne (p. 11) ; cest là un gage du plaisir et de lintérêt quy trouveront aussi bien les amateurs que les spécialistes.

David Galand

Sylvie Thorel, Le Thyrse de la prose. La fiction daprès Poe, Baudelaire et Mallarmé. Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2022. Un vol. de 356 p.

Le parcours sinueux de la prose au xixe siècle, avec ses constantes reformulations formelles, venant même se constituer comme alternative poétique à la poésie versifiée, semble pouvoir être difficilement ramené au « même principe » cher à labbé Batteux. En convoquant un ensemble touffu dexemples et en croisant les micro-analyses, le livre de Sylvie Thorel a lambition dune part den tracer la genèse, et de lautre délaborer une « pensée de la fiction » qui permette de saisir les enjeux de la prose de façon cohérente. En amont, il explore la crise et limaginaire du vers en tant que « forme symbolique ». La notion de « fiction », constamment remodulée au cours du siècle, aboutit selon Sylvie Thorel aux perspectives de ces poètes, comme Mallarmé, qui sefforcent de préserver une articulation du sens : « consistant dans le déploiement dune hypothèse qui trouve sa corroboration dans son déploiement même, [la fiction] est la construction de rapports, elle est une interprétation » (p. 8). Lexploration des motifs diaboliques et maritimes de la prose, ainsi que lévocation de quelques « configurations singulières » (p. 223), permettent détudier le désastre et le commerce complexe des discordances dans un contexte qui dépasse même le cadre de la littérature de langue française.

La première partie du livre, intitulée « Vers et proses » (p. 13-79), souvre sous le signe de la « décrépitude » nommée par Baudelaire dans une lettre à Manet du 11 mai 1865. En proposant une courte histoire de la poésie moderne à laune de laffirmation des formes symboliques et de limaginaire du vers, Sylvie Thorel met en évidence la persistance de lidée de « transcendance métrique ». Elle analyse ensuite quelques résistances du vers au xixe siècle, en particulier chez Hugo et Banville, et des irrégularités formelles dans la poésie de Baudelaire (« À une mendiante rousse »), de Verlaine (« Après trois ans »), de Rimbaud (« Larme ») et de Jules Laforgue (Les Complaintes). La deuxième partie (« Le métier de la prose », p. 81-170) reprend la tripartition de lopération alchimique avancée en 1953 par René Alleau dans Aspects de lalchimie traditionnelle (préparation de la matière première, dissolution par le mercure, extraction du soufre) pour décrire le laboratoire de la langue dans le travail de la prose. Trois voies se présentent alors, illustrant les inventions du poème en prose : celle des « Automates » et du « Marchand de sable » dE. T. A. Hoffmann, qui inscrivent dans la prose le rapprochement entre la nostalgie de lharmonie et la formation du modèle mécanique avancé par Auguste Schlegel ; celle de Gaspard de la Nuit dAloysius Bertrand, qui éprouve « les pouvoirs du vers par labandon du vers » (p. 99) ; et celle de La Guzla de Mérimée, tentative originale et méconnue dêtre poète en prose. Eurêka de Poe, de même que son héritage chez Mallarmé et Villiers de lIsle-Adam, prolongent lhistoire de ce nouvel art poétique, qui, selon Sylvie Thorel, se fonde sur la thèse qui fait du sens une résonance « toujours à venir », prête à se donner « sur un mode qui est celui de la fiction » (p. 131). La troisième et dernière partie, consacrée aux « Logiques de la fiction » (p. 171-336), se subdivise en deux chapitres : « Figures » et 478« Configurations singulières : quelques illustrations ». Sylvie Thorel y fait circuler, au-delà du xixe siècle français, les reflets dune fiction qui « pose en principe le gouvernement du rien » (p. 173) et qui se donne dans la pure construction dun sens. Elle y associe ainsi le montage onirique de Frankenstein à la chasse linguistique de Melville, les labyrinthes kafkaïens à la prose chromatique de Perec.

La multiplicité des points de fuite donne à voir un tableau vertigineux, par lequel Sylvie Thorel reconduit in fine le vers à une déviation ou un clinamen, formant jeu après jeu, contrainte après contrainte, des univers inédits du discours. Au risque dune possible bigarrure conceptuelle et de la dispersion du corpus, qui rendent parfois ardue la lecture de son essai, Sylvie Thorel invite à un trajet surprenant et suggestif, qui finit par se configurer lui-même comme une grande et efficace fiction théorique. Enjambant toute enceinte, la puissante suggestion analogique quelle formule parvient à relier un vaste réseau narratif et à suggérer subtilement, à son intérieur, lélaboration solidaire dun sens.

Andrea Schellino

Catulle Mendès, Œuvres. Tome VIII.Luscignole. Édition dÉvanghélia Stead. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2023. Un vol. de 197 p.

À la lecture des contes et des romans de Catulle Mendès, on rencontre souvent, au fil des pages et des œuvres, un bestiaire ailé qui évoque une légèreté incertaine déjà évoquée par la critique (voir Catulle Mendès. Lénigme dune disparition, sous la direction de P. Besnier, S. Lucet et N. Prince, Poitiers, La Licorne, 2005), à limage de ses « petites fées en lair », qui voltigent de manière facétieuse au-dessus des fleurs, toutes légères parce quelles nont plus de cœur, ou de ses libellules, papillons, colombes, pies, tourterelles et autres mouches et moustiques qui endossent parfois le rôle-titre et pèsent dans limaginaire mendèsien… Luscignole, publié en vingt et un feuilletons dans LÉcho de Paris en 1892,est de ces contes aériens qui rappellent toute la pesanteur de la légèreté mendèsienne. Et cest le petit rossignol qui est mis en avant dans cette histoire, dont le chant inspire sans relâche lécrivain aux multiples talents.

Riche dun poids mythique lourd à porter pour un si délicat petit corps (voir Philomèle : figures du rossignol dans la tradition littéraire et artistique, sous la direction de V. Gély, J.-L. Haquette et A. Tomiche, Clermont-Ferrand, P.U. Blaise-Pascal, 2006), le rossignol trouve une très délicate incarnation littéraire sous la plume de Catulle Mendès, au fil dun conte cruel parfaitement abouti et délicieusement décadent. On connaît le récit dOvide : Philomèle a été enlevée et violée par le roi Térée qui, pour lobliger à garder le silence, lui coupe la langue. Mais Philomèle réussit à raconter son destin tragique en tissant une tapisserie qui révèle son sort à sa sœur Procné. Finalement, les deux sœurs seront changées en oiseaux, Philomèle en rossignol et Procné en hirondelle. Les invariants du mythe (la mutilation du corps, la captivité, la puissance du chant, entre autres) sinvitent chez Catulle Mendès dans une histoire qui réinvente la tapisserie de Philomèle à laune de la décadence.

Le texte, donc, se brode autour de trois personnages forts. La petite Luscignole, dabord, qui grandit en sagesse et en beauté et dont la voix exquise surpasse celle de toutes les autres fillettes. Son prénom lui vient de ce « quelle sifflait et chantait comme les rossignols » (p. 36). Alas Schlemp, ensuite, son oncle, figure noire et menaçante qui emprunte au romantisme allemand en revisitant le Coppelius 479dHoffmann (E.T.A. Hoffmann, LHomme au sable [Der Sandmann] in Contes et nouvelles, Paris, éditions Colbert, 1944) ou à George Sand (« Mouny-Robin », dans La Revue des deux Mondes, 15 juin 1841, p. 123-128). Il crée avec la jeune femme un binôme en contrepoint – ou en contrechant – qui fonctionne parfaitement. Plus inattendu dans ce duo qui pourrait se suffire à lui-même surgit un prince « qui était plus charmant que tous les princes Charmants des Contes » (p. 104) et qui nest autre que Frédérick en personne, frère du sang mêlé de Louis II de Bavière et du Roi Vierge (Mendès, 1881), personnage déjà présent chez Catulle Mendès et qui fait une apparition en guest star dans Luscignole, ce que les amateurs du personnage historique apprécieront.

Autour de ce trinôme, le texte déploie trois livres comme trois plaintes, au fil des néologismes de Catulle Mendès qui nen finissent pas de nous faire (re)tomber en décadence : « rossignoler » (p. 61 sq.), « ensilencées » (p. 77), « puérilisait » (p. 38) et autres trouvailles. On retrouve les incendies tragiques de lépoque et ses étranges obsessions, comme celle des yeux crevés qui hante les lignes de Jean Lorrain, et les supplices sans nom qui mènent vers des « jouissances inexcogitabiles » (Jean Richepin, Machine à métaphysique, 1876). Luscignole ne peut pas ne pas souffrir, et elle rejoint naturellement les grandes et pâles figures antiquisantes de la décadence et sa cohorte de femmes massacrées et/ou abîmées qui récrivent les histoires de Galatée, Eurydice, Ondine ou Philomèle. Luscignole, la petite fille qui joue « au volant » (p. 38) en chantant, grandit au milieu des cages de son oncle et son image se complexifie tout au long dun texte qui prend les allures dun roman policier passionnant.

Relire Luscignole aujourdhui, cest enfin avancer sur une voie résolument moderne, qui sengage sur le terrain escarpé des violences faites aux femmes et qui sachève par la description dune sorte détrange complicité, fruit de la peur et de la fascination, de labjection et du désir, du dégoût et du plaisir, qui nourrissent sinistrement les faits divers actuels. Cest dabord « un grand-coup de poing dans les reins » (p. 55) que loncle assène à la petite femme-oiseau puis des violences récurrentes. Luscignole est frappée « à tour de bras » (p. 56) et constamment humiliée : « elle se disait quAtlas Schlemp avait raison, quil sy connaissant mieux quelle et quelle ne saurait jamais chanter comme les rossignols » (p. 56). Catulle Mendès décortique la soumission de la jeune femme à lautorité patriarcale jusquà la torture à laquelle elle consent. Le brûleur dyeux, personnage horrifique et cruel, en suppliciant lhéroïne éponyme, se lapproprie pour toujours, pour le meilleur et pour le pire. Le geste décadent est là, qui met en abyme les tristes dérives du monde moderne.

Lédition critique dÉvanghélia Stead, après une remarquable introduction qui précise les variantes des différentes versions et la postérité du texte, senrichit de plusieurs annexes dont un extrait du Roi Vierge de Catulle Mendès et des recensions de Luscignole dans la presse, mais aussi dune bibliographie de trois pages, de deux précieux index (des noms et des personnages) et de lillustration de couverture originale de Raphaël Mendès, pour lédition E. Dentu de 1892. Relire ce texte constitue un enchantement pour qui sait apprécier non seulement Catulle Mendès, tristement écrasé par lhistoire littéraire, mais encore les arômes et les couleurs de la décadence. Ce tome VIII de la réédition des Œuvres de Catulle Mendès poursuit avec réussite le travail de Jean-Pierre Saïdah et redonne à ce grand auteur la place quil mérite aujourdhui.

Nathalie Prince

480

Claudie Bernard, Si lHistoire métait contée… Le roman historique de Vigny à Rosny aîné. Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2021. Un vol. de 373 p.

Dans la continuité de son essai LePassé recomposé, dont une version augmentée a paru en 2021 aux éditions Classiques Garnier, Claudie Bernard publie chez le même éditeur Si lHistoire métait contée… Regroupant dix études de cas, cet ouvrage se donne à lire comme une suite de variations sur le roman historique français au xixe siècle, genre littéraire dont lautrice est une éminente spécialiste. Si certaines de ces études figuraient déjà dans la première édition du Passé recomposé (Hachette, 1996), leur reprise dans un nouvel ensemble permet den offrir une version substantiellement modifiée et actualisée. Comme la recherche sur les rapports entre histoire et roman sest considérablement enrichie ces vingt-cinq dernières années, cette nouvelle publication est bienvenue.

Les œuvres analysées par Claudie Bernard, à quelques exceptions près, sont présentées dans lordre de leur première parution en volume. Les exemples choisis vont de romans situés dans le sillage de Walter Scott (Cinq-Mars de Vigny, Chronique du règne de Charles IX de Mérimée, Sur Catherine de Médicis de Balzac, Le Chevalier de Maison-Rouge de Dumas) à des récits moins conventionnels de la fin du xixe siècle (LInsurgé de Vallès, La Guerre du feu et Les Xipéhuz de Rosny aîné), en passant par un cortège de textes où le rapport entre écriture historique et écriture romanesque se révèle ambigu (Le Roman de la momie de Gautier, les nouvelles de Nodier, de Stendhal et de Barbey dAurevilly, LAbbaye de Tiphaines de Gobineau, Sous la hache de Bourges). Ce parti pris chronologique vise moins à esquisser lévolution linéaire du roman historique sur tout un siècle quà déployer un panorama denjeux susceptibles dillustrer la plasticité thématique et formelle de ce genre majeur qui na cessé de se renouveler au fil du temps, et ce jusquà nos jours. De fait, la longue période que recouvre Si lHistoire métait contée… ne se limite pas tout à fait aux bornes indiquées dans le sous-titre, « de Vigny à Rosny aîné ». Au-delà du xixe siècle, louvrage ouvre également des perspectives sur les ramifications plus actuelles du roman historique, puisquil propose, en guise dépilogue, létude dun auteur pour le moins inattendu dans un essai universitaire : Jean dOrmesson.

Ce parcours par cas consiste à examiner de près et dans leur singularité narrative des romans où lhistoire ne constitue pas seulement la toile de fond dune intrigue, mais un objet dinterrogation sur les formes fictionnelles de représentation du passé. Les œuvres étudiées soulèvent en effet des problèmes qui ont trait aux modèles génériques avec lesquels composent les romanciers historiques, quil sagisse du roman de chevalerie (Vigny, Dumas), du roman de formation (Mérimée), de larchéofiction (Gautier) ou des mémoires (Vallès). Elles touchent aussi aux enjeux historiographiques qui ont fortement marqué les écrivains du xixe siècle, comme le pittoresque de la couleur locale (Mérimée, Gautier), la superposition des époques anciennes et modernes (Balzac, Barbey dAurevilly), le racialisme (Gobineau), la préhistoire (Rosny aîné), etc. Dans tous les cas, il sagit non seulement dillustrer la variété des formes narratives avec lesquels dialogue le roman historique, mais encore le foisonnement des motifs quont exploités ses auteurs les plus connus.

Au fil de louvrage, le lecteur est invité à établir son propre chemin à travers ces études séparées en différents chapitres, et ainsi à identifier les enjeux plus 481transversaux qui se tissent entre les analyses de Claudie Bernard. Il convient à cet égard dévoquer lécriture réflexive et ironique à lœuvre chez plusieurs romanciers : Mérimée et sa « voix narratoriale clivée par lironie » (p. 63) ; Balzac et son traitement « méta-historique » et « para-doxal » des « mythes modernes » (p. 81) ; Gautier, chez qui le « discours sur le passé » (historia rerum gestarum) semble souvent plus important que le passé proprement dit (res gestae) (p. 211). De tels enjeux, ressaisis dans léconomie globale du livre, permettent de comparer les postures énonciatives de romanciers dont les récits appellent à être lus au second degré. Ils servent également à envisager les romans au-delà du niveau strictement diégétique, afin de contextualiser le regard que les écrivains portent sur le savoir historique, voire dinterroger ce regard à laune de positionnements littéraires face à des historiens importants du xixe siècle, comme Thierry, Barante, Michelet ou Fustel de Coulanges. Ils conduisent enfin à interroger le traitement romanesque des événements historiques à laune des conditions de production et de réception des œuvres. Pensons par exemple au chapitre consacré au Chevalier de Maison-Rouge de Dumas, roman paru en feuilleton entre 1845 et 1846, avant dêtre adapté au théâtre en 1847.

Au bout du compte, les lectures proposées par Claudie Bernard font apparaître lhistoricité dun genre qui a connu son heure de gloire au xixe siècle. Elles contribuent par là à affiner lidée centrale de louvrage (énoncée en introduction), à savoir que le roman historique est un type de récit à géométrie variable, dont la définition large – « une histoire fictionnelle qui représente de lHistoire factuelle, de lHistoire passée, par lentremise de lhistoriographie, en réponse à son Histoire contemporaine » – peut être appliquée à nimporte quelle fiction ayant pour objet le passé. Car, au-delà des cas étudiés, il demeure peu probable que les romanciers contemporains qui choisissent de placer lHistoire au cœur de leurs œuvres saffrontent toujours aux mêmes problèmes historiques et historiographiques que leurs prédécesseurs.

Jacob Lachat

Marie-Clémence Régnier, Vies encloses, demeures écloses. Le grand écrivain français en sa maison-musée (1879-1937). Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2022. Un vol. de 379 p. 

Louvrage de Marie-Clémence Régnier est issu de sa thèse de doctorat, soutenue en 2017 à lUniversité Paris-Sorbonne, sous la direction de Françoise Mélonio et Florence Naugrette, thèse qui a été couronnée par trois prix, le prix de thèse Aguirre-Basualdo de la Chancellerie des universités de Paris 2018, le prix de thèse de lAssociation des Conservateurs des musées normands 2018, et le prix de thèse du Comité dhistoire du ministère de la Culture 2019. Lépaisse thèse de près de 700 pages, doublée de son volume dillustrations et dannexes, est devenue, dans la belle collection Interférences des PUR, un élégant volume de 380 pages, également enrichi dune quarantaine dillustrations en noir et blanc, cartes postales, photographies, gravures extraits de la presse de lépoque.

Létude de Marie-Clémence Régnier éclaire lactuelle ferveur pour les maisons décrivains, et se situe dans la lignée des travaux universitaires récents qui leur sont consacrés, mais qui rendent plus compte, pour leur part, de leffervescence de ces dernières décennies quelles nen étudient les prémisses au XIXe siècle. Or il faut 482comprendre les raisons qui ont poussé à patrimonialiser les maisons décrivains. Se plaçant dès lintroduction dans la lignée des « expositions » analysées par Philippe Hamon, soit des interférences entre littérature et architecture, mais aussi de la « logique dexploitation commerciale », étudiée par Éléonore Reverzy dans son analogie entre la figure de lécrivain et la figure de la fille de joie, Marie-Clémence Régnier sinterroge dans un premier temps sur le syntagme « maison décrivain » (anachronique, cest pourquoi celui de « maison-musée » sera préféré), à partir de La Poétique de lespace de Bachelard, des travaux de lanthropologue Daniel Fabre, des analyses de « lintérieur » dix-neuviémiste vu par Walter Benjamin, de la culture matérielle et du rôle des objets étudiés par Manuel Charpy et Marta Caraion. Elle évoque également la constitution de la figure de lécrivain (à partir des travaux de Paul Bénichou, Nathalie Heinich, Alain Viala). Elle mentionne plus précisément les premières démarches commémoratives que sont lapposition de plaques, lérection de statues, le début des pèlerinages (par exemple de Napoléon à Ermenonville). Elle convoque aussi les chercheurs qui ont analysé la privatisation de la figure de lécrivain (Mona Ozouf, Jean-Claude Bonnet, José-Luis Diaz), le genre de la visite au grand écrivain (Olivier Nora), la décoration voire la théâtralisation des intérieurs par les écrivains eux-mêmes (Dominique Pety, Bertrand Bougeois, Séverine Jouve, Elizabeth Emery), et elle propose, dans la lignée des « scénographies auctoriales » de José-Luis Diaz, la formule de « scéno-mythographie » pour désigner la « mise en intrigue et en espace de représentations imaginaires et imagées de lécrivain ». De fait, les maisons décrivains seront étudiées dans louvrage en regard de scénographies théâtrales, muséales, dans le contexte aussi des expositions universelles, et plus largement de la politique dexposition de biens patrimoniaux de la IIIe République. Car il sagit également dévoquer « les appropriations mémorielles collectives », à travers « les usages que font linstitution scolaire et la critique littéraire de la patrimonialisation des maisons dans lécriture de lhistoire littéraire » et « les usages quen font les autorités politiques pour écrire le roman national » (p. 30). Lambition, on le voit, est très large, et le corpus retenu, quoique soigneusement circonscrit (4 écrivains et 6 lieux : les maisons de Corneille à Petit-Couronne et Rouen, celles de Hugo à Paris et à Guernesey, le Pavillon de Flaubert à Croisset et la maison de Balzac à Passy), parvient aussi à une véritable extension : Marie-Clémence Régnier a soin en effet dévoquer un certain nombre dautres lieux ou dautres manifestations (célébrations de Molière, maison de Théophile Gautier, de Rousseau à Chambéry, etc.) qui éclairent les évolutions constatées pour son corpus principal. De même, lempan chronologique affiché (de 1879, date de linauguration de la maison-musée de Corneille à Petit-Couronne, à 1937, date de linauguration dun « Musée de la Littérature » lors de lexposition internationale) ne néglige pas pour autant les acquis de la période antérieure, depuis la fin du xviiie siècle, acquis dont la version initiale de la thèse offrait une présentation détaillée, en prenant aussi en compte lespace européen (avec des parallèles établis avec lAngleterre et lAllemagne, et des étapes importantes en Italie, en Belgique, aux Pays-Bas, également mentionnées).

Louvrage est composé de trois grandes parties. La première, intitulée « Des monuments à la gloire du génie français : le “grand écrivain” entre nation et petite patrie » (p. 41-143), analyse avec finesse « les dynamiques complémentaires et contradictoires qui se jouent […] entre le national et le local, la nation et les “rivaux” étrangers dans le paysage des monuments et des maisons-musées » (p. 33). La deuxième partie, intitulée « Lécrivain à domicile : une exposition médiatique, 483théâtrale, marchande et muséale » (p. 145-252), évoque les scénographies auctoriales, souhaitées par les écrivains et/ou orchestrées par la presse. Le paradigme de la « visite au grand écrivain », dégagé par Olivier Nora, et notamment approfondi par Elizabeth Emery (Le Photojournalisme et la naissance des maisons-musées décrivains en France (1881-1914), trad. fr. 2015), se trouve ici revisité et éclairé de documents inédits ou peu connus. Marie-Clémence Régnier montre ainsi comment se constituent des « vies et scénographies érémitiques » (Rousseau, ermite de Charmettes ; Flaubert, ermite de Croisset ; Balzac revu et corrigé en ermite de Passy), et comment la diversité des figures dun même écrivain est finalement ramenée à un stéréotype de diffusion commode. Elle montre aussi comment se constituent des dispositifs dexposition et dimmersion théâtralisants (par exemple Victor Hugo au musée Grévin), ou comment se met en place une production industrielle dobjets commémoratifs. La troisième partie, intitulée « La maison-musée : réification et exposition de lécrivain et de lœuvre littéraire » (p. 253-338), évoque les critiques virulentes que rencontre cette approche matérialiste et consumériste de la littérature, notamment dans lentre-deux-guerres, et la contre-proposition que constitue le Musée de la Littérature de 1937. Paul Valéry, lun des maîtres dœuvre, entend avant tout montrer le travail intellectuel en donnant à voir des manuscrits, mais il rejoint finalement une des scéno-mythographies antérieures de lécrivain, héritées des maisons-musées, celle du travailleur enchaîné à sa table. En outre, avec les reproductions de pages manuscrites agrandies dans les proportions inédites du portrait, lécriture manuscrite se retrouve monumentalisée. Liconographie simpose également, avec des vues de maisons ou de paysages chers à lécrivain. Mais ce sont toujours des fac-similés dœuvres ou dobjets, qui ne reconduisent donc pas le fétichisme de la pièce authentique. Le Musée de la Littérature opère donc ainsi une « démonumentalisation de la maison » (p. 334), présentée comme un document parmi dautres. Il se coupe également de la culture industrielle, matérielle et populaire (affiches publicitaires, produits marchands, adaptations cinématographiques) et renonce à toute dimension spectaculaire au profit dun discours relativement savant et exigeant sur la littérature. Sur ce sujet comme sur de nombreux autres (on pense notamment à la contre-proposition surréaliste de la maison décrivain dans Nadja), le présent ouvrage synthétise les belles analyses ou mises en perspective du tapuscrit original de la thèse, qui restera tout à fait précieux à consulter.

Dominique Pety

Victorine Miller, LOncle curé. Comédie. « Les tournées Ambreville-Nélès. » Texte recueilli et présenté par France Marchal-Ninosque. Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, « Annales littéraires », 2023. Un vol. de 166 p.

Ce volume présente le premier mérite de rendre accessible et visible lœuvre dune autrice et, à travers elle, un répertoire peu présent dans les histoires des spectacles. Lédition met ainsi au jour des archives inédites, dont un aperçu est donné au sein des Annexes et de lintroduction. Le second mérite concerne lappareil critique, qui restitue un pan méconnu de lhistoriographie : celui des tournées Ambreville-Nélès, du nom des deux artistes belges qui les ont animées et dont le parcours est ici retracé et illustré par des photographies. Avec eux, cest latmosphère belge et notamment bruxelloise qui est rendue, de ses 484divertissements et de ses théâtres. Les parcours artistiques dAmbreville et de Nélès montrent concrètement la façon dont se construisent les carrières, mais aussi lorganisation des tournées, qui diffusent les pièces et constituent petit à petit un vaudeville qualifié de « bruxellois » (p. 22). La volonté « démancipation par rapport à Paris » (p. 28), par la construction dun répertoire spécifique, marque les rapports entre deux pays proches, dans lesquels les artistes circulent. Ce « théâtre dit populaire » (p. 7), évoqué dès la première phrase de lintroduction, mériterait sans doute dêtre analysé plus avant et articulé aux publics des théâtres belges et aux répertoires alors en usage.

On regrette que lautrice, Victorine Miller, que cette édition permet de découvrir, ne soit pas davantage insérée dans le tissu littéraire des femmes de la Belle Époque, dont plusieurs travaux ces dernières années ont souligné limportance. Dautant que la pièce révèle toute la malice dune autrice donnant au personnage principal son propre prénom – Victorine – et un caractère fort trempé, qui mène les hommes de son entourage à la baguette. Tout le plaisir de subversion de lautorité patriarcale – rendue sensible par le leimotiv de « loncle curé » : « Je suis un homme », « Je suis le maître », qui nen fait pas moins les quatre volontés de sa nièce – inonde ce texte incontestablement écrit de la main dune femme. Victorine, alias Vicky, transforme le décor des pièces, lhabillement de son oncle et de la vieille bonne, oblige son prétendant à raser sa moustache et organise même la demande en mariage officielle. Si aucune réplique ne comporte de revendication proprement féministe, les actes mêmes de Victorine en font une jeune fille libre, qui respecte néanmoins quelques convenances, comme celle du mariage. Elle encourage toutefois Charles à « faire la noce » avant leur union, pour être certaine quil se soit suffisamment amusé et devienne un bon mari, selon un principe moral pour le moins atypique. Lintroduction de France Marchal-Ninosque révèle que lautrice a rôdé son écriture par la pratique des adaptations et des traductions et sest librement inspirée dun roman écrit par une femme. Elle mentionne aussi son implication très explicite dans les didascalies, qui révèlent à la fois lespièglerie de lautrice et la modernité de lécriture dramatique.

L Oncle curé, en dépit de sa date de création en 1914, contient des éléments qui nont pas vraiment vieilli et peuvent encore susciter le rire. Au fond, le personnage de jeune fille moderne et fantasque, qui bouscule lexistence de son oncle et souvre à lamour, est plutôt intemporel. Certes, « loncle curé », dans un village de campagne, est moins courant de nos jours, tout comme la nécessité pour sa jeune nièce de se rendre au bal pour faire son entrée dans le monde et y rencontrer un potentiel futur mari. Mais tout ceci nest-il pas finalement secondaire au regard du tourbillon que représente Vicky dans la vie de son oncle, de Marianne la bonne du curé ou de lancien clerc de notaire de son père, Charles, qui effectue son service militaire ? Les trois actes quelle inonde de sa présence ont une rapidité et une vivacité caractéristiques du personnage. La pièce regorge de répliques savoureuses, mâtinant la langue française dexpressions et de tournures régionales dun « petit village normand » (p. 37), comme nous lindique la didascalie initiale, de même que de largot militaire qui suscite lincompréhension du curé ou de sa bonne, à linstar du « bourrichon » qui apparaît dès lActe I. Le comique de langage est omniprésent dans lœuvre, qui joue aussi des expressions latines, mieux maîtrisées par les soldats que par le curé lui-même. Est-ce lécho de la « zwanze brusseleer », dont lintroduction nous apprend quil sagit de « lhumour gouailleur, tourné vers 485lautodérision, qui caractérise littéralement la culture populaire bruxelloise » (p. 7), qui a donné naissance à lun des dialectes de la ville ?

La présence de soldats logés chez les habitants, si elle peut évoquer limminence du conflit, se fait discrète, pour laisser place à une intrigue légère qui finit, comme il se doit, par lannonce dun mariage. Reprise à la fin de la guerre, la pièce noffre pas de prise au rejet pour cause duniforme ou de rappel des horreurs passées. Les épisodes cocasses que sont les psittacismes au sujet des stéréotypes sur larmée – qui passent du fourrier au curé, puis du curé à la fidèle bonne Marianne, qui transmet à Madame Lefèvre, répétant au curé – ou le récit du curé assistant sa nièce dans ses achats de sous-vêtements et de cosmétiques, traduisent un comique pétillant. Comme le signale léditrice du texte, il exige de sappuyer sur des interprètes capables de le servir au mieux, maîtrisant mimiques, jeu corporel et relation aux publics, à linstar dAmbreville dans le rôle du curé et de Nélès dans celui du sous-lieutenant abrité avec deux soldats au presbytère.

Lambition que cette pièce retrouve une vie spectaculaire est affichée et signale tout lintérêt dun tel travail éditorial : loin de sadresser uniquement à un public de spécialistes, il souvre aussi à la curiosité pour un répertoire théâtral et une époque, comme au monde du spectacle susceptible de lui offrir les mêmes reprises que celles qua connues une pièce contemporaine de LOncle curé : Le Mariage de Mademoiselle Beulemans, qui faisait également partie du répertoire dAmbreville et de Nélès. LOncle curé méritait sans aucun doute de recevoir le coup de projecteur que lui donne cette édition avant, qui sait, de revoir les feux de la rampe.

Nathalie Coutelet

Romain Rolland, Œuvres complètes.Tome XIII. Essais littéraires.Édition de Claire Delaunay, Annick Jauer, Jacques Poirier et Roland Roudil. Tome XIV. Biographies indiennes. Édition de Catherine Clémentin-Ojha, Sophie Dessen et Annie Montaut. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de littérature du xxe siècle », 2023 et 2022. Deux vol. de 873 et 912 p.

Dans le cadre de la monumentale édition des Œuvres complètes de Romain Rolland que dirige Roland Roudil, deux nouveaux volumes sont venus sajouter aux trois précédemment parus que lon rappelle pour mémoire : en 2021 le tome VIII, Musiciens daujourdhui (éd. Claude Coste et Danièle Pistone) et le tome VI, Biographies musicales : Vie de Beethoven – Haendel (éd. Alain Corbellari, Marie Gaboriaud et Gilles Saint-Arroman) puis, en 2022, le tome XII, Péguy (éd. Jérôme Roger et Roland Roudil).

Le tome XIII, Essais littéraires, rassemble, après une belle introduction générale, « Décrire le monde pour le guérir : la littérature selon Romain Rolland », que signe Jacques Poirier, trois œuvres publiées par Rolland, complétés par un ensemble de textes qui navaient jamais été repris en recueil : des préfaces ou des avant-propos ainsi que des articles ou des textes divers. La première de ces œuvres, Vie de Tolstoï, publiée dabord en 1911 (chez Hachette), est donnée ici dans la version légèrement complétée de 1928 (chez Albin Michel). Si lon connaît ladmiration de Rolland pour celui quil appelle « la grande âme de Russie » (p. 74), il est précieux de redécouvrir ensuite les études, préfaces ou articles de revue, quil a consacrées à Shakespeare, à lUlenspiegel de De Coster, à Goethe, Tocqueville et Gobineau, Renan, Hugo Spitteler ou au « vieux Orphée », Victor Hugo, et jusquà Lénine, et 486quil avait lui-même rassemblées dans Compagnons de route. Ce recueil, republié par Albin Michel en 1961 (dans une édition de Marie Romain Rolland) et au Cercle du Bibliophile en 1972 (avec une introduction de Gilbert Sigaux), est proposé, dans ce tome XIII, dans sa première version de 1936. Moins connu, et pourtant extrêmement important, est lattachement de Rolland à Jean-Jacques Rousseau pour lequel il a composé une anthologie de textes, Les Pages immortelles de J.-J. Rousseau choisies et expliquées par Romain Rolland, publiée par Corrêa en 1938, contre lavis de lauteur, reprise chez Buchet-Chastel en 1962, dans la Collection « Les pages immortelles » et qui vient ici compléter les deux précédentes œuvres. Le grand intérêt de cette édition Garnier est non seulement de permettre la lecture de ces trois œuvres, aujourdhui difficiles daccès, mais surtout de les donner à lire ensemble, faisant ainsi apparaître la grande cohérence des jugements et des admirations ou des amitiés littéraires de Rolland. On a souvent retenu le parcours intellectuel et politique qui la conduit dAu-dessus de la mêlée au soutien de lURSS. On perçoit dans ces Essais littéraires comme un écho de cette évolution, complexe mais incontestable, plus particulièrement dans la composition de Compagnons de route, qui, publié en 1936, sachève sur un article, « Lénine : lart et laction » écrit en 1924 pour le dixième anniversaire de la mort du père de la Révolution russe. Mais on y mesure surtout la permanence des grands principes qui sous-tendent les lectures et les convictions profondes de Rolland en matière de littérature. Comme lécrit Jacques Poirier en référence à Michel Tournier, Rolland propose une critique ou une lecture de la « célébration » : « chez lui, le Beau a partie liée avec la Santé, et donc avec la Vie » (p. 31). Cest ce que confirme limportant corpus de textes que Rolland navait pas intégrés dans ses recueils de reprises et qui sont proposés dans ce tome XIII : des préfaces (dont certaines posthumes) et des articles, notamment un ensemble de « chroniques parisiennes » écrites pour la Bibliothèque universelle et Revue Suisse de novembre 1912 à mars 1913. Ces chroniques sont de vastes panoramas de divers secteurs culturels français en ce début de siècle, lart, la littérature, le théâtre et, dans la dernière, celle de mars 1913, du monde des idées et des revues intellectuelles de tout bord, des plus traditionalistes aux plus progressistes, de lenquête sur la jeunesse dAgathon à LEffort libre de Jean-Richard Bloch. On retrouve également dans les textes reproduits dans cette dernière partie du volume les goûts, les curiosités, les amitiés de Rolland. Ce sont par exemple les préfaces à La Danse de Çiva dAmanda Coomaraswamy, à Kyra Kyralina dIstrati, à … Et Cie … de Jean-Richard Bloch, à Amok de Stefan Zweig ainsi que des articles consacrés à La Nuit de Marcel Martinet ou au Feuilles dherbe de Whitman traduit par Léon Bazalgette. Mais les découvertes sont aussi nombreuses et précieuses. Sil faut nen proposer quun exemple, retenons la préface quil donne à un livre tombé dans loubli, Celles qui travaillent de Simone Bodève, ouvrage publié par Ollendorff en 1913. Rolland y affirme demblée : « La question féministe, qui a toujours existé, mais que pendant des siècles lhomme a pu feindre dignorer, se pose, de nos jours, avec une franchise impérieuse » (p. 611). Il écrit un peu plus loin : « Pas un livre, en France, qui ait, jusquici, fait vivre avec cette vérité le prolétariat féminin de Paris » (p. 615). Ces lignes trouvent un prolongement dans la « Chronique parisienne » no 204, de décembre 1912, reproduite un peu plus loin, p. 730, que Rolland consacre en partie au « renouveau de la littérature féminine », à travers, notamment la présentation dun autre livre de Simone Bodève, La Petite Lotte (Ollendorff, 1912). Ces découvertes et ces rapprochements, particulièrement 487éclairants et parfaitement éclairés par les commentaires et les nombreuses notes des éditeurs, rendent la lecture de ce tome XIII indispensable à la compréhension de ce quest, pour Romain Rolland, la littérature. Lensemble de lapparat critique, la bibliographie et les trois index (noms de personnes, œuvres et titres de presse) en rendent la consultation très aisée.

Le tome XIV, Biographies indiennes, éclaire une autre facette de la place de Rolland dans la vie des idées, celle de passeur de la spiritualité indienne en France et plus généralement de trait dunion entre Occident et Orient. Dans une France qui joue la « défense de lOccident » (titre du livre dHenri Massis de 1927), Rolland est un des premiers, et un des rares, à entendre lappel de lOrient et, loin dopposer deux traditions spirituelles, à œuvrer à leur compréhension mutuelle. Il nest jamais allé en Inde mais lInde est venue à lui : Tagore, Gandhi, Jagdis Chandra Bose, et tant dautres, ont pris la route de Villeneuve pour y rencontrer Rolland (ou, pour le premier, celle de son appartement parisien dès 1921). Ce volume est composé de deux ouvrages, de taille et de notoriété différentes. Mahatma Gandhi est le plus bref et celui qui a connu le plus grand retentissement. En partie composé de trois livraisons publiées dans Europe de mars à mai 1923, il est publié chez Stock en 1924 (édition complétée en 1930) puis constamment réédité, jusquà sa reprise par les éditions des Équateurs parallèles, avec une préface de Marc Crépon, en 2016 – mais hélas sans appareil critique. Dans son introduction, Sophie Dessen rappelle dans quelles circonstances Rolland a composé cette biographie de Gandhi et le grand succès public quelle a rencontré, comme en témoignent ses nombreuses rééditions. Elle en montre également les enjeux intellectuels et politiques au moment de la publication. Cest au cœur de la polémique, souvent étudiée, avec Henri Barbusse, alors que ce dernier reproche aux « rollandistes », et tout particulièrement à Rolland lui-même, de négliger « Lautre moitié du devoir » (Clarté, décembre 1921), de se livrer à un salutaire combat de dénonciation des maux de la société mais de ne proposer aucune perspective daction, que Rolland lâche, pour la première fois dans un texte publié sous sa signature, la lettre du 2 février 1922 (publiée dans la revue lArt libre de février 1922), ce nom, jusque-là absent du débat public français, Gandhi. Lannée suivante, dans les trois livraisons dEurope puis dans le volume qui les rassemble, il affirme quavec Gandhi une autre voie souvre pour laction politique, celle de la non-violence. À travers lenseignement et laction du Mahatma, il promeut une « éthique de laction » (Biographies indiennes, p. 20) qui conjugue engagement et respect des valeurs fondamentales en préservant un idéal spirituel absent des formes habituelles de lactivisme politique. Il le fait à un moment où laction politique de Gandhi nen est quà ses débuts et alors que sa notoriété est très faible en Europe, tout particulièrement en France. Il le fait avec conviction, mais sans taire ses réserves, notamment sur ce quil désigne (avec Tagore) comme le « médiévalisme » de Gandhi (p. 97). La publication de cette biographie est complétée, dans ce tome XIV, par deux préfaces : celle quil donna en 1924 à lédition française des principaux articles de Gandhi, publiée sous le titre La jeune Inde (traduction dHélène Hart), dont il avait utilisé pour son propre travail lédition anglaise, Young India, et celle à la Vie de M. K. Gandhi écrite par lui-même, Rieder 1931 (traduction de langlais par Georgette Camille).

Mahatma Gandhi est le point de départ qui conduit Rolland, dans les années qui suivent, à explorer de façon beaucoup plus approfondie « la mystique et laction de lInde vivante », selon le titre de lessai (3 tomes publiés en 2 volumes, Stock, 4881930), second ouvrage repris dans ce tome XIV. En deux ans, de 1927 à 1929, Rolland parvient à amasser et à sapproprier une monumentale documentation en anglais, en grande partie mise à sa disposition par la Ramakrishna Mission (fondée par Vivekananda en 1898) quil exploite, comme il lavait fait pour préparer la biographie de Gandhi, avec laide de sa sœur Madeleine, angliciste. Après les deux parties biographiques, consacrées à la « Vie de Ramakrishna » (1836-1886), puis à celle de son disciple, Vivekananda (1863-1902), la partie plus philosophique, « LÉvangile universel de Vivekananda », est « lexposé dune haute pensée, religieuse, philosophique, morale et sociale qui, sortie du fond des siècles de lInde, sadresse à lhumanité daujourdhui » (extrait de l« Avertissement au lecteur dOccident », p. 300). De même quil se défend de faire œuvre de musicologue en rédigeant sa Vie de Beethoven, Rolland ne prétend pas écrire ces études en indianiste, se démarquant des universitaires spécialistes comme Sylvain Lévy, ce qui a pu lui être reproché. Il voit, dans les biographies de Ramakrishna et de Vivekananda, puis dans lexposé des grands principes de leur enseignement, la possibilité dapprofondir et de préciser ses propres convictions religieuses. « Ses biographies tiennent tout à la fois du journal intime et du manifeste », note Catherine Clémentin-Ohja dans sa longue et très riche présentation de cette seconde œuvre (p. 243). La remarque pourrait sétendre à toutes les « Vies » qua composées Rolland et notamment aux ouvrages consacrés à Tolstoï et Rousseau publiés dans le tome XIII des Essais littéraires. Lintroduction (p. 248 à 252) remarque avec beaucoup de pertinence que toutes ces lectures « indiennes » ne suscitent pas mais ravivent ce qui est au cœur de son propre sentiment religieux, la « sensation océanique », que lon peut faire remonter à son « Credo quia verum » de 1888, et qui sera par la suite au centre de nombre de ses écrits et plus particulièrement de sa correspondance avec Sigmund Freud (cf. la lettre à Freud du 5 décembre 1927, in Un beau visage à tous sens, Albin Michel, 1967, p. 264-266, et Henri Vermorel, Sigmund Freud et Romain Rolland, Albin Michel, 2018). Outre la très grande précision des notes et des différentes introductions, un index des noms de personnes et un index des lieux, ce tome XIV offre également au lecteur un glossaire des termes utilisés, quil sagisse des notions fondamentales de lhindouisme ou de ses principales sources. Il met enfin à sa disposition un très complet « répertoire critique des personnes » fait de notices concernant les principales personnalités, occidentales ou orientales, qui apparaissent dans le volume. Ce considérable travail de commentaire et dinformations est indispensable pour comprendre la quête spirituelle de Romain Rolland au cours des années Vingt et permet de mesurer le rôle fondamental quil a joué dans ce que Guillaume Bridet a appelé le « moment indien » de la littérature française et plus généralement de la vie des idées.

Philippe Baudorre

Pierre Masson, Poétique de lespace dans lœuvre dAndré Gide. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque gidienne », 2023. Un vol. de 352 p.

La recherche sur lœuvre de Gide a notamment été jalonnée par la soutenance de plusieurs thèses dÉtat qui ont aussitôt fait référence et ont été plus ou moins rapidement publiées, de La Maturité dAndré Gide, de Claude Martin (Klincksieck, 1977) à André Gide et le théâtre de Jean Claude (Gallimard, 1992), en passant par Fiction et vie sociale dans lœuvre dAndré Gide, dAlain Goulet (Minard, 1986), et 489André Gide. Voyage et écriture, de Pierre Masson (Presses Universitaires de Lyon, 1983), qui a depuis réalisé ou dirigé quatre des six volumes de Gide disponibles dans la Bibliothèque de la Pléiade, dont Souvenirs et Voyages en 2001. Cest bien le livre issu de cette thèse sur la place du voyage dans lœuvre de Gide, indisponible aux PUL depuis bien longtemps, que redonne aujourdhui la « Bibliothèque gidienne » de Garnier, dans une version revue par son auteur et légèrement allégée.

On peut supposer que le choix de ce nouveau titre a répondu au désir de dissiper par avance le malentendu que lancien était susceptible de provoquer chez certains lecteurs, en laissant éventuellement attendre une évocation des voyages réels accomplis par Gide autant que lanalyse de la manière dont Gide a fait du voyage le moteur et le matériau premier de son œuvre. Or il sagit bien dune lecture complète – ou, comme on laurait écrit en 1983 : totalisante – de lœuvre gidienne, orientée autour de cette notion, cruciale pour lauteur, de voyage, et nullement dune étude biographique : si Pierre Masson connait aussi bien la vie que lœuvre de Gide, dont il sest affirmé comme le meilleur spécialiste, jamais ce livre ne cherche à retrouver naïvement dans lœuvre un reflet direct de la réalité. Tout le livre, qui illustre parfaitement le principe proclamé par Gide, dès ses débuts littéraires, dune équivalence rigoureuse, voire dune complète réversibilité, entre les deux champs de léthique et de lesthétique, déploie au contraire une interprétation de lœuvre fondée sur lidée que Gide a pu élaborer une morale fondée sur le voyage qui sous-tend le traitement littéraire du voyage déployé dans son œuvre ou, plus exactement peut-être, qui a pu trouver forme à travers ce processus délaboration littéraire, sans cesse remis en question. À cette notion de voyage doit en effet être associée la notion clé dinquiétude, mise en avant par Gide lui-même, qui sest présenté à différentes reprises comme un inquiéteur afin de définir dun même mouvement sa morale de lécrivain et les principes esthétiques qui régissent la création de ses œuvres littéraires : cest dire la pertinence dun sujet qui permet de rendre compte aussi bien des enjeux éthiques et esthétiques engagés par lœuvre que des thématiques privilégiées déployées par Gide au fil des livres et des modalités mêmes de sa création romanesque.

Le parcours critique dans lequel ce livre engage son lecteur ramène bien aux données psycho-biographiques (« Lespace originel »), mais pour montrer comment Gide, opposant les deux espaces mentaux et géographiques associés au père et à la mère, limaginaire et le réel, consacre dans ses livres le voyage comme un moyen de dépasser cette opposition qui est aussi celle de la chair et de lesprit, primordiale pour lui, à travers la création de personnages qui incarnent chacun des pôles des différentes oppositions structurant son propre imaginaire mental. Le désir de révolte mais aussi et surtout la nécessité dincarner une forme de remise en question radicale tout en préservant une forme de stabilité constitue lun des principaux « ressorts du voyage », dont Pierre Masson esquisse la typologie dans un deuxième chapitre. Les « structures du voyage » dont il est question ensuite sont dabord celles des œuvres elles-mêmes, dans la mesure où le soin extrême porté par Gide à la composition de ses livres et en particulier son goût pour les structures symétriques le conduisent à faire endosser à ses personnages des aspirations contradictoires, une fascination pour la mort doublée dun élan vital, jusquà leur faire exprimer un « regret de linfini » que lauteur ne peut directement assumer lui-même. Le chapitre « Syntaxe du voyage » développe dabord la métaphore du billard pour montrer comment Gide lance ses personnages comme des boules de 490billard, dune manière savamment concertée, ce qui lui permet finalement de faire du voyage la recherche dun langage supérieur, dun acte qui serait en même temps parole, dans un dispositif narratif où le discours, la parole des personnages, jouent un rôle aussi fondamental quambivalent, le langage étant à la fois un obstacle au voyage et son meilleur auxiliaire. Cest autour de la notion dune « religion du voyage » et à travers lanalyse dune organisation signifiante de ses modalités, de sa préparation et de son accomplissement, mais aussi grâce à létude des éléments qui composent un espace symbolique au plan moral et spirituel, structuré par lopposition entre le haut et le bas, que le chapitre suivant illustre le constat suivant lequel cette organisation est comparable à la constitution dun texte « préparatoire à une possible révélation ». Le dernier chapitre du livre, « Un échiquier politique et symbolique », montre enfin comment le contexte idéologique et les réalités politiques contribuent à donner leur sens aux voyages accomplis par les personnages gidiens, quand bien même la dimension politique et même historique reste peu présente ou du moins peu visible dans les livres de Gide, convaincu quun roman doit rester une œuvre dart, et quune œuvre dart se définit par sa capacité à délivrer des vérités universelles et intemporelles.

Si André Gide. Voyage et écriture comptait parmi les classiques de la critique universitaire gidienne, on nécrira pas que cette Poétique de lespace dans lœuvre de Gide remet au goût du jour une recherche menée entre la fin des années 1970 et le début de la décennie suivante, à la fois parce que les hypothèses, les lignes de force et les conclusions de ce livre nont jamais cessé demporter ladhésion des lecteurs et des chercheurs, aujourdhui comme hier, et parce que lessentiel du texte reste identique, Pierre Masson ayant simplement réalisé un toilettage de la version originelle. À lexception peut-être du titre – dont on a souligné plus haut lavantage par rapport au titre initial, mais qui trahit finalement plus lâge de ce travail en évoquant un Bachelard, si présent dans lhorizon critique des années 1970, mais en réalité absent du livre, ou du moins pas cité, que le premier titre, très neutre –, ce travail de toilettage, qui sest notamment traduit par la suppression des trois grandes parties qui correspondaient à la structuration de la thèse, doit être salué, car il permet une lecture plus fluide et rend mieux justice à la continuité du propos et de la démonstration, les différents chapitres senchaînant réellement plutôt quils ne se juxtaposent. Cette nouvelle édition, légèrement révisée, dun ouvrage déjà ancien, permettra donc un accès facilité, à tous les niveaux, à une étude que tout chercheur intéressé par lœuvre de Gide se doit de connaître.

Jean-Michel Wittmann

Zoé Schweitzer, La Scène cannibale : pratiques et théories de la transgression au théâtre (xvie-xxie siècle). Préface dOlivier Py. Paris, Classiques Garnier, « Perspectives comparatistes », 2021. Un vol. de 351 p.

Ce volume se donne pour ambition de suivre la fortune du motif cannibale sur les scènes européennes – en France, en Italie et en Angleterre, avec quelques incursions du côté de lAutriche –, afin de comprendre les affinités entre le cannibalisme et le théâtre, autour de la notion dincorporation. Le corpus est vaste, puisquil va de la Progne de Correr (1426, éd. 1558) jusquà Mes Frères de Rambert (2020). Il comprend des pièces mythologiques (Atrée, Philomèle et Procné) ou des pièces historiques, portant sur des faits éloignés dans le temps (Titus Andronicus, 491Catilina) ou proches des spectateurs, avec des cannibales ordinaires, comme ceux de Vinaver, empruntés à un fait divers contemporain. Le motif est traité de façon édulcorée ou avec une grande violence – surtout quand le cadre est quotidien, ce qui est récurrent dans le corpus contemporain.

Lune des grandes originalités de louvrage est délaborer des outils communs pour explorer un corpus très divers sur le plan esthétique et historique. Sont mis en valeur des moments clefs (le tournant du xvie au xviie siècle, la seconde moitié du xviiie siècle et le xxe siècle) et une polarisation autour de quelques mythes (le festin dAtrée, lhistoire de Philomèle et Procné, le cœur mangé) où le thème revêt des enjeux significativement différents. Malgré la diversité formelle des textes ainsi rassemblés, lautrice propose quelques hypothèses fortes, comme laffinité entre cannibalisme et théorie théâtrale ou limportance du thème pour définir lhorizon générique de la tragédie, ce qui permet dunifier la lecture de ces pièces autour de questions de théorie dramatique. Les outils anthropologiques, politiques, esthétiques mobilisés définissent une méthode qui permet de lire ces textes comme autant de réponses à des problèmes récurrents de lesthétique tragique.

Paradoxalement, cest un motif non attesté dans la réalité (le cannibalisme de vengeance) qui devient emblématique dun genre fondé sur limitation : cest bien la preuve que la question permet déprouver lillusion théâtrale, en inversant les préceptes dHorace puisque laction dramatique tire son efficacité de son caractère invraisemblable. Ce faisant, la mimesis dramatique met en forme des fantasmes relevant du non-dit de la cité. La scène cannibale constitue un « laboratoire idéologique et théâtral » qui explore les questions de filiation et de transmission littéraire autant que lignagère. Il sagit, à chaque époque, dinterroger le rapport à lAntiquité, en tant que celle-ci permet de thématiser – et de brouiller – les oppositions entre civilisation et barbarie, entre culture et sauvagerie, entre le même et lautre. Linterdit cannibale, conçu comme marqueur anthropologique au même titre que linceste, se trouve ainsi investi dune fonction heuristique pour cerner les enjeux de la tragédie moderne et contemporaine à partir de son devenir scénique.

La réflexion sorganise en trois temps : une première partie balaie le corpus de façon large et révèle combien le cannibale théâtral, souvent bien éloigné du cannibale historique, est un homme qui fait partie intégrante de la soi-disant civilisation permettant à ce titre dinterroger cette notion ; le cannibale, altérité interne à la communauté, engage une perspective axiologique à partir de laquelle la fiction interroge les fantasmes de cette communauté. Lieu de figuration des hantises contemporaines au xvie siècle, le théâtre cannibale permet délaborer une réflexion critique sur le présent. Au xxe siècle, il devient une manière dinterroger lirruption de la sauvagerie dans lunivers familier et de soutenir une conception de la société dont le monstrueux nest jamais exclu. Dans les deux cas, lavènement de la transgression vaut contestation des partages supposés acquis entre barbare et civilisé.

La deuxième partie étudie la façon dont le motif cannibale induit une réflexion théologique, historique et esthétique. En tant que sacrifice inversé, lanthropophagie permet dinterroger les frontières entre espèces, mais aussi entre sacrifice et meurtre, et fait voler en éclats le partage civilisationnel fondé sur lopposition entre le cru et le cuit. Les pièces contemporaines articulent cannibalisme et carnivorisme, à partir de deux lignes de force : le thème politique qui fait que le cannibalisme de vengeance transfère la barbarie du bourreau sur la victime, mais aussi le thème 492amoureux qui permet dinterroger les affinités entre inceste et anthropophagie et dunir violence sexuelle et transgression alimentaire. Le cannibalisme permet également de soulever des questions dordre éthique et politique : la teknophagie apparaît ainsi comme le prolongement dun exercice déréglé du pouvoir ; le cannibalisme questionne encore, après la Shoah, la résistance de lhumanité face à la barbarie.

La troisième partie est consacrée à létude fine des traductions, paratextes et commentaires. Elle montre que le motif anthropophage est directement lié à une réflexion sur la définition du théâtre et de la tragédie, comme latteste la coïncidence chronologique entre cannibalisme théâtral et démarche théorique : le potentiel critique du motif fait de lui, depuis les commentaires jusquaux traductions des Poétiques dHorace et dAristote, un exemple problématique servant à explorer les frontières du genre. Lhypothèse de Zoé Schweitzer est que lanthropophagie pousse à repenser la filiation à légard de lAntiquité, dans un exercice de réécriture palimpseste extrêmement virtuose – la coupe sanglante de Thyeste devenant métaphore du creuset théâtral que sont ces réécritures. La condamnation des tragédies cannibales sert à bannir les esthétiques eschyléenne et sénéquienne, au profit de Sophocle et dEuripide. À linverse, le recours au modèle sénéquien fonde une « poétique du choc » (p. 256) qui vise à proposer un renouveau formel de la poétique tragique. Ainsi, les traductions et adaptations de Thyeste esquissent une dialectique entre annexion et littéralité, afin de proposer un modèle alternatif à la poétique dramatique dominante et de contester les partages admis. De Marolles à Alexander Williams, traduire Sénèque amène à critiquer la poétique classique et à brouiller le partage entre Anciens et Modernes, mais aussi à penser la distance entre fiction et réalité. En pervertissant le banquet quotidien, les dramaturges sinscrivent dans une définition aristotélicienne du tragique, pour mieux la contourner. Entre efficacité et transgression problématique, le banquet cannibale révèlerait ainsi les nœuds du genre tragique. La permanence en sous-main du théâtre de Sénèque, et de Thyeste en particulier, semble attester la pertinence réflexive du motif pour repenser la tragédie selon de nouveaux modèles.

Lédulcoration du motif cannibale, au xviiie siècle, loin de signaler une éviction, marque un continuum : laltérité sauvage, intégrée à lhumanité, permet dinterroger la distance entre la scène et la salle. Comme Médée et Procné, Atrée donne à voir une horreur vraisemblable autant quinsoutenable, définissant ce que Zoé Schweitzer appelle un « in yer-stomach theatre », dans lequel lillusion fictionnelle est obtenue grâce à la représentation dune vraisemblance problématique. Ainsi, par-delà la grande diversité du corpus mobilisé, et même si lon peut éprouver quelques difficultés à considérer lhistoire dAtrée et celle dUgolin comme les actualisations dun même motif, les résurgences du cannibalisme sur la scène théâtrale semblent constituer une pierre de touche récurrente pour la définition de lesthétique tragique : instrument de mise en question, il permet à chaque époque dexplorer – et de transgresser – les limites dun genre en perpétuelle réélaboration.

Marie Saint Martin