Fiction sociale et dépréciation de la parole Arendt et la critique du concept économique de société
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2018 – 1, n° 5. varia - Auteur : Pouchol (Marlyse)
- Pages : 139 à 157
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
FICTION SOCIALE
ET DÉPRÉCIATION DE LA PAROLE
Arendt et la critique
du concept économique de société
Marlyse Pouchol1
Université de Reims Champagne Ardenne
Clersé – Université de Lille 1
Confrontée au phénomène totalitaire de la première moitié du xxe siècle, Hannah Arendt (1906-1975) a été conduite à s’interroger sur les changements de l’époque moderne ayant rendu possible l’apparition d’un genre de régime politique dont les principes de gouvernement sont dotés d’une sorte de légitimité scientifique qui exclut la liberté non pas seulement la liberté d’expression des opposants mais plus fondamentalement encore la liberté d’action des dirigeants. Ceux-là se mettent au service d’une loi, une « loi de la Nature » dans le cas du régime nazi, ou « une loi de l’Histoire » dans le cas du régime stalinien, qui leur commande des actes répondant à une logique insensible et réfractaire à la raison humaine.
C’est dans le cadre de ce questionnement spécifique, qu’après Les origines du totalitarisme (1951), Arendt publie Condition de l’homme moderne (1958), ouvrage dans lequel elle met en cause « la fiction sociale » des économistes qui laisse entendre que les intérêts privés des individus 140peuvent constituer le principe de leur unification. Comme sous l’effet d’une « main invisible », selon l’image proposée par Adam Smith, les individus, uniquement préoccupés de leur sort personnel, se trouveraient pourtant reliés entre eux insidieusement, sans le savoir et sans le vouloir, par un intérêt commun. Arendt maintiendra la condamnation de cette fiction sociale et celle-ci se fera de plus en plus radicale. Lors d’un débat contradictoire au cours de l’année 1975, et alors qu’il est question de la « main invisible » et de la vision smithienne de la société, elle exprime clairement son rejet : « Je considère cette théorie comme l’une des théories les plus nuisibles, les plus malfaisantes et aussi les plus erronées qui soient » (Arendt, 1971-1975, p. 75-76).
Cet article est consacré au soutien de la prise de position d’Arendt en mettant en évidence les problèmes qui découlent de l’adoption de cette notion moderne de société où les liens de production et la division du travail sont l’essentiel tandis que le langage et la communication se trouvent relégués à une fonction secondaire. Tous les efforts d’Arendt sont tournés vers la réhabilitation de la parole humaine contre une fonctionnalisation du langage transformé en moyen de persuasion. En dépit de tous ses mésusages, du bavardage qu’elle inspire, des promesses non tenues et des contrevérités qu’elle permet de proférer, la parole qui ouvre à la communication n’en est pas moins à l’origine des qualités humaines, de la grandeur des hommes et si ce n’est d’une pacification, du moins d’un apaisement au moins temporaire de leurs relations. En revanche, l’impossibilité ou l’incapacité de s’exprimer tout comme la déconsidération de l’écoute des autres sous couvert de connaissances scientifiques restent, aujourd’hui comme hier, une source de violence, même si ce n’est pas la seule.
I. L’UNIFICATION DE LA SOCIÉTÉ SAISIE
À PARTIR DE L’ÉCONOMIE
Smith (1723-1790) a considéré que les activités économiques d’échange étaient la source de la productivité des hommes. L’intérêt commun qui les unit tiendrait alors à une force collective de production qui accroît 141les capacités de chaque individu intégré dans l’ensemble autrement dit qui participe aux échanges. Inspiré par l’efficacité de l’organisation d’une manufacture d’épingles dont la fabrication est divisée en 18 opérations successives effectuées par des ouvriers ayant chacun une tâche définie et limitée à accomplir, il établit une analogie entre cette division du travail opérée au sein d’une entreprise et la spécialisation des individus qui, en relation d’échange, s’achètent et se vendent les produits dont ils ont mutuellement besoin. Le concept économique de « rendement d’échelle croissant » qui viendra bien plus tard pourrait tout à fait caractériser ce genre de société assimilée à une unité de production qui augmente ses performances au fur et à mesure que de nouveaux venus s’intègrent à l’ensemble. Tel que Smith les envisage, les relations d’échange se lisent donc comme des liens de production mais qui auraient toutefois la particularité de ne pas être conçus délibérément.
Cette division du travail, de laquelle découle tant d’avantages, ne doit pas être regardée dans son origine comme l’effet d’une sagesse humaine qui ait prévu et qui ait eu pour but cette opulence générale qui en est le résultat (Smith, 1776, p. 81).
À la différence de l’entreprise constituée volontairement, la formation de l’ensemble productif issu des relations individuelles d’échange se réaliserait de manière spontanée, sans qu’il y ait besoin d’acte de fondation, sans qu’il y ait besoin d’un chef organisant la répartition des tâches, sans qu’il y ait besoin de la représentation d’un objectif à atteindre. Bien avant que les manufactures n’apparaissent, le principe du progrès de la productivité humaine aurait donc déjà été en œuvre à une époque antérieure au travers des relations d’échange.
Comme le rappelle le texte de Shirine Sabéran (2012) consacré aux interprétations de la « cité naturelle » de Platon, l’idée que « l’échange marchand soit une première forme de socialisation » a une longue histoire puisqu’elle est déjà présente dans les écrits du philosophe de l’Antiquité grecque. Pour Platon, s’interrogeant sur les origines de la cité2,
c’est la survie qui pousse les hommes à se rassembler. C’est pour dépasser « l’impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même », pour satisfaire ses besoins primitifs, se nourrir, s’habiller et se loger, que l’homme 142vit en communauté. En mesure de se spécialiser, chacun produit des biens qu’il échange avec ses semblables : « la multiplicité des besoins assemble en une même résidence un grand nombre d’associés et d’auxiliaires » qui prend le nom de cité (Sabéran, 2012, p. 1274).
Émergeant de la nécessité, les intérêts des membres de cette communauté convergent et de ce fait, ils parviennent à assurer leur survie « dans la paix et la santé ». Mais, dans une étape suivante, Platon indique que la quête des choses se transforme en « désir insatiable de posséder », si bien que la soif de conquête se répand, laquelle va modifier la structure de la cité en engendrant le besoin d’une armée. La transformation de la cité en « camp d’armes » rompt avec l’harmonie de l’étape initiale, l’injustice se développe et fait naître un besoin d’organisation. Là intervient le roi philosophe. Platon imagine que le philosophe, à même d’accéder à la sphère des idées peut concevoir les lois de la cité idéale. Selon les interprétations, ces lois seraient susceptibles de rétablir une harmonie économique perdue, à moins qu’il ne s’agisse de mettre en place une autre forme de cohésion sociale adaptée à une économie florissante ayant dépassé le stade de la survie et rendant nécessaire que des contraintes législatives encadrent les activités des individus.
Quoi qu’il en soit, Arendt n’est pas plus en accord avec Platon qu’elle ne l’est avec Smith. Son rejet de la fiction sociale des économistes ne vaut pas adhésion au récit de l’origine de la cité proposé par le philosophe politique.
II. CONTRE LE PHILOSOPHE LÉGISLATEUR
Pour saisir l’ampleur des objections que Arendt oppose à la fiction sociale des économistes, il faut aussi prendre en compte sa critique du philosophe politique3. Elle rejette l’idée que l’intérêt commun puisse être conçu par quelques-uns, fussent-ils les plus sages. Si elle apprécie le Platon qui fait l’apologie de Socrate et dont les premiers dialogues s’avèrent une source intarissable de la pensée, elle rejette le Platon qui, dans La République, recherche des moyens d’installer une cité 143idéale. Sa conviction « est qu’il existe une cassure nette entre ce qui est authentiquement socratique et la philosophie enseignée par Platon » (Arendt, 1971, p. 192). Il y a changement de perspective, mutation du rôle du théoricien entre les deux types d’écrits. Les premiers visent à entretenir une pratique de réflexion accessible à tout un chacun sur le modèle de l’activité de Socrate, ce personnage de la vie athénienne qui n’a rien écrit et qui parlait à tout le monde. Ce premier type d’écrits ne cherche qu’à déclencher la réflexion du lecteur en sollicitant sa faculté de jugement sans déboucher sur des connaissances assurées, en revanche, le second vise à transmettre un savoir auquel seuls les philosophes seraient capables d’accéder. Elle ne suit pas le Platon qui imagine le « mythe de la caverne » opposant ceux qui accèdent à la lumière de la connaissance à ceux qui, restés dans les ténèbres, ne perçoivent que des images déformées de la vérité. De plus, Arendt ne croit pas à l’efficacité de l’affabulation comment facteur de cohésion et s’étonne que Platon ait pu imaginer que « la peur de l’enfer », puisse être un moyen d’imposer des lois à ceux qui ne seraient pas capables d’en comprendre la raison. Socrate n’a pas laissé d’écrits, mais sa pratique du questionnement, connue par les témoignages de ceux qui l’ont côtoyé, indique, qu’à la différence de Platon, il ne peut pas avoir cru que seuls les philosophes soient en mesure de penser. Plus encore, Socrate sait que la sagesse n’est pas un état qui pourrait être atteint définitivement.
Arendt voit apparaître chez le Platon de La République et des Lois ce qu’elle nommera la « maladie professionnelle du penseur de métier », qui se manifeste lorsqu’il suppose qu’il peut penser à la place des autres et que les solutions aux problèmes de « la vie ensemble » relève de la découverte de la bonne configuration organisationnelle. Elle rappelle que Platon, bien avant Smith, a eu, lui aussi, besoin de recourir à l’image de la main invisible. L’imprévisibilité du résultat des actions humaines pour lesquelles interviennent de multiples volontés agissant dans des directions différentes faisait dire à Platon « que les actions des hommes ressemblent à des gestes de pantins manœuvrés par une main invisible derrière le décor, de sorte que l’homme est comme le jouet d’un dieu » (Arendt, 1958, p. 208). C’est pour résoudre ce problème que Platon aurait imaginé le « concept de gouvernement » dont la fonction serait de mettre au pas le plus grand nombre, ceux dont la conduite ne serait pas guidée par la raison et qui resteraient le jouet de leurs sens, ceux qu’il faudrait 144persuader en leur racontant des fables ou en utilisant des menaces. Il aurait, selon Arendt, inauguré « le lieu commun » dont nous avons hérité qui veut qu’une communauté politique soit faite de ceux qui gouvernent et de ceux qui sont gouvernés, ce qui réduit la politique à l’état de moyen en vue d’une fin et fait du théoricien un producteur de solution. Arendt soutient une autre approche d’une communauté politique. Reliée à l’action et à la parole entre les hommes, elle est associée, non pas à la contrainte, mais à la liberté humaine, soit au pouvoir de commencer quelque chose de neuf et d’inédit. L’inédit émane de la « coopération » entre les individus ayant des points de vue différents ; et la « coopération » n’est pas la division du travail de la sphère économique exigeant, au contraire, que chacun fasse corps avec l’ensemble pour réaliser un but commun déterminé à l’avance. Une communauté politique ne peut pas être pensée sur le modèle de l’organisation des activités économiques opposant chef et exécutants, comme Platon a commencé à le faire à partir de l’opposition entre maître et esclave. Une communauté politique authentique cherche à donner de la réalité à la pluralité, elle donne corps au fait que « nous sommes tous pareils, c’est-à-dire humains, sans que jamais personne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naître » (Arendt, 1958, p. 16-17). Sans pluralité, il n’y a pas de pouvoir, il n’y a plus que de la force brutale capable de tout détruire mais impuissante à fonder du nouveau.
III. FICTIONS SOCIALES
ET PRINCIPES THÉORIQUES D’UNITÉ
Si la main invisible de Platon met en scène une volonté perfide tirant des ficelles et transformant les hommes en pantins incohérents, celle de Smith met au contraire en évidence un agent de liaison bienfaisant transformant des êtres qui sont pourtant étrangers les uns aux autres et préoccupés uniquement d’eux-mêmes en une force collective. Dans les deux cas, l’agent invisible est « une invention due à des embarras intellectuels mais qui ne correspond à aucune expérience réelle » (Arendt, 1958, p. 209). Elle est le fait d’un théoricien qui cherche à donner une 145cohérence logique à des faits qui, parce qu’ils relèvent d’une interaction entre un grand nombre et une grande diversité de personnes, ne peuvent en avoir réellement. Animé par cet objectif, le théoricien ne peut pas être autre chose que l’auteur d’une histoire inventée qui se déroule entre un début et une fin qu’il a arrêtés et qui met en scène des acteurs qu’il a choisis. Le plus ennuyeux ne tient donc pas exactement au recours à la fiction, puisque celle-ci s’avère un procédé irremplaçable dès lors que la réalité est reconnue plurielle et conséquemment inaccessible. Tant que la fiction est équivalente à un « tout se passe comme si », elle n’a pas de sérieuse conséquence, en revanche, si l’aspect inventé s’évanouit et qu’elle se trouve considérée comme un fait indubitable, on entre dans l’idéologie qu’Arendt définit, non pas par le contenu d’une idée, mais par la transformation de l’idée en un fait dont la réalité semble incontestable. Peu importe que l’idée d’origine soit inepte ou généreuse, le problème se situe dans la perte de son statut d’idée. Le pire est à craindre lorsque l’idéologie parvient à s’installer comme principe d’action d’un gouvernement, faisant que celui-ci obéit à une logique fondée sur la négation de la pluralité humaine et qu’il se fait l’agent de réalisation d’une fiction impliquant de traquer et d’éliminer tout ce qui ne correspond pas à la théorie de l’homme sur laquelle elle s’appuie. Sous ce genre de régime, persister à être humain devient en soi un acte de sédition à réprimer.
Le recours à la fiction est un subterfuge du théoricien des communautés humaines et d’autres images que celle de la main invisible ont été utilisées. La métaphore du « contrat social » mise en avant pour penser des institutions politiques en rupture avec des principes monarchiques et la référence à un dieu tout puissant relève du même procédé. Rendu célèbre par Rousseau (1712-1778), auteur Du contrat social (1762), le terme, déjà présent avant lui, renvoie à des contenus variables selon les philosophes politiques. En révolte contre le conformisme qu’il rencontrait « dans les salons de la haute société dont les conventions identifient toujours l’individu à sa position sociale » (Arendt, 1958, p. 50-51), le philosophe français a fait de l’égalité entre les individus un principe de gouvernement à établir. Le contrat social, qui s’appréhende alors comme un pacte entre tous les citoyens, serait « une forme d’association par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ». Sous cet aspect, la liberté se définit comme l’obéissance à la loi que l’on s’est soi-même prescrit et chaque individu se présente 146comme « un deux en un » en étant en quelque sorte à la fois gouvernant et gouverné. On trouve une toute autre idée de contrat social chez Beccaria (1738-1794) qui se préoccupe avant tout de droit pénal et non des fondements de la liberté publique. Dans son ouvrage consacré à l’auteur milanais, Maria Vitali-Volant explique que le « contrat beccarien » évoque une relation entre gouvernants et gouvernés relevant d’une sorte de « contrat de confiance » (Vitali-Volant, 2005, p. 53) entre les deux parties : les gouvernés sacrifiant une fraction de leur liberté pour bénéficier d’une sûreté que le souverain aurait pour devoir d’assurer. En imaginant cet échange implicite, Beccaria voulait donner au droit un fondement plus élevé que celui qui est inspiré par les préjugés du passé entérinant le droit du plus fort et le mépris du dominé. Il s’oppose aux règles de conduite traditionnelles issues d’une « morale domestique » qu’il estime vulgaire en impliquant la « soumission et la crainte » du serviteur qui fait le lit du despotisme et n’est d’aucun secours pour améliorer l’administration de la société civile. Les personnes ne peuvent pas être traitées comme des choses et les attentats contre la personne doivent être considérés comme des délits même s’ils sont difficiles à prouver. Il introduit des sanctions contre l’adultère, la pédérastie et l’infanticide à partir d’arguments très éloignés des considérations de l’époque. Dans son ouvrage de jeunesse Des délits et des peines (1764), il argumente en faveur de l’abolition de la peine de mort en démontrant son « inutilité sociale ». Soucieux « de servir l’État pour le bonheur du peuple », il a cherché à élaborer une « morale publique » devant s’appuyer sur la « liberté et le courage » de l’homme individualisé et autonome conforme, selon lui, à l’esprit que requiert les républiques authentiques. Beccaria fait du dommage causé à la société le critère de la détermination de la peine, si bien que la science économique définissant « l’intérêt de la société » en vient à apparaître comme un complément nécessaire du domaine juridique, en particulier du droit privé. En revanche l’installation de cette science aura tendance à rendre inutile et non avenu le droit qui définit les libertés publiques.
147IV. QUÊTE D’UNE THÉORIE EXPLICATIVE
ET ÉLIMINATION DES ÊTRES PARLANTS
Dans son Essai sur la révolution, Arendt rappelle que le xviie siècle faisait clairement la distinction entre deux sortes de « contrat social ». « L’un était passé entre des individus et était censé donner naissance à la société ; l’autre était passé entre un peuple et son dirigeant et devait aboutir au gouvernement légitime » (Arendt, 1963, p. 249). Elle indique que les distinctions entre ces deux types de contrat furent ensuite négligées ; car ce qui intéressait principalement les théoriciens « c’était de trouver une théorie universelle qui couvrirait toutes les formes de relations publiques tant sociales que politiques » (Arendt, 1963, p. 250). L’ennui de la quête d’une théorie unique vient du fait qu’elle entraîne une disparition des principales différences entre un lien qui indique « une alliance entre égaux » fondée sur la « promesse mutuelle » et un lien qui suppose le renoncement à un pouvoir en exigeant de l’individu un « consentement » à être dirigé par un gouvernement. À partir du moment où les relations humaines se présentent comme des liens de production, le recours à l’image du contrat social tombe en désuétude et, dans le même temps, l’importance de la distinction entre un consentement qui n’a pas besoin d’être exprimé et la promesse qui fait de la parole un acte essentiel qui initie une alliance perd totalement son intérêt.
Arendt met en cause le théoricien moderne, non pas parce qu’elle préfère la philosophie à la science, non pas parce qu’elle a la nostalgie des temps passés, comme cela est souvent dit, mais parce que ce théoricien en quête d’explication, de loi de fonctionnement ou de développement des sociétés humaines néglige le fait que les hommes parlent entre eux et que la parole, dès lors qu’elle est promesse mutuelle, initie une action, soude un engagement, entame une coopération et change la tournure des événements. L’avenir reste imprévisible.
Elle dénonce donc la préoccupation et le programme de recherche du théoricien moderne qui s’emploie à trouver des réponses à des questions qui n’ont pas de sens, parce qu’elles supposent des êtres fictifs tous dotés d’un comportement semblable et dont les relations ne passent pas directement par le langage.
148Si le philosophe politique du passé risque toujours de tomber dans le travers de croire qu’il peut penser pour les autres parce qu’il serait plus sage qu’eux, le théoricien moderne croit, pour sa part, qu’il existe des critères d’objectivité susceptibles d’apporter la preuve que ce qu’il avance est vrai. Cette position, caractéristique de l’esprit scientifique, a certes l’avantage d’être moins prétentieuse et élitiste, mais n’en est pas moins problématique puisque le caractère prouvé de l’idée avancée la transforme en vérité, laquelle s’impose comme un fait qui ne souffre aucune discussion. La dépréciation de la parole humaine atteint alors des sommets. Si le philosophe politique s’imagine, à l’instar de Platon, qu’il est mesure de fournir « un plan de montage pour fabrication d’État », il s’égare dans une direction dont la mise en œuvre ne peut aboutir qu’à « un fiasco complet », comme cela a été le cas des propositions législatives du philosophe de l’Antiquité grecque. Mais cet égarement ne l’a pas conduit à nier pour autant l’importance de la parole entre ceux qu’il considérait comme des égaux. C’est même dans le but de préserver la tranquillité d’un espace du « parler ensemble », au sein d’une académie, que Platon s’est aventuré à proposer des lois de gouvernement. Comparé à cela, le théoricien moderne, acquis à l’idée qu’il s’agit de son rôle, et qui mène une quête d’explication dédiée directement ou indirectement à la découverte de la bonne configuration sociale adopte une démarche pour laquelle la parole n’a absolument aucun crédit. Le discrédit allant même jusqu’à l’enjoindre de ne plus s’écouter lui-même. Si, en accord avec sa représentation antique, l’activité de penser s’appréhende comme un dialogue entre soi et soi-même, il apparaît alors que la caractéristique du théoricien moderne est d’avoir cessé de se livrer à une activité de penser. Seul dans sa tête, il est, selon le terme d’Arendt, « esseulé ». Celui-là utilise ses facultés intellectuelles comme un moyen de production d’un savoir et non comme une faculté de jugement, faculté totalement déconsidérée par la science sous le prétexte de son manque d’objectivité.
149V. LA SCIENCE ÉCONOMIQUE CONTIENT
LA « FICTION COMMUNISTE »
Pour être précis, il faut rappeler qu’il y a deux versions de la main invisible dans l’œuvre de Smith, image à laquelle d’ailleurs, comme l’indique les spécialistes de l’auteur, il n’aurait recours qu’à deux reprises, une fois dans chacun de ses ouvrages majeurs4. Dans La Théorie des sentiments moraux (1759), la métaphore est utilisée pour signifier que les comportements des riches et des puissants iraient tout de même dans le sens d’un intérêt commun, puisque, comme sous l’effet d’un acteur invisible plutôt malicieux, leur goût de la distinction sociale les entraîne dans des désirs vains et insatiables occasionnant des dépenses sans fin qui constituent une source de revenu pour les pauvres beaucoup plus assurée que des principes moraux de pitié ou de justice. L’argumentation s’interprète comme une justification de l’ordre établi revenant à expliquer aux pauvres que la domination des riches leur est profitable, si ce n’est dans l’immédiat du moins dans le futur. On est encore dans la préoccupation du philosophe politique dont les propos ont en vue de préserver la paix civile et qui conduit, ici, à attribuer à l’État une légitime fonction de protection des intérêts des riches dont les dépenses sont censées être bénéfiques à tout le monde. En revanche, dans La Richesse des nations (1776), la relation providentielle apparaît entre des individus aux dotations identiques qui échangent le produit de leur activité économique entre eux. Et comme l’échange équivaudrait à la division du travail qui accroît la quantité de biens à la disposition de l’ensemble des participants, il vient que tous sont bénéficiaires de ce genre de relation. L’intérêt serait véritablement commun et, de plus, il est tangible, matériel, quantitatif. La « société » dans la Théorie des sentiments moraux reste associée à un espace national, espace à l’intérieur duquel les dépenses des uns sont les revenus des autres. C’est avant tout dans La Richesse des nations que le terme « société » reçoit un nouveau contenu inédit. Les individus font figure de membres d’un organe productif ; l’intérêt privé de chacun d’eux est indissociable de 150ce « produire ensemble », de telle sorte que l’intérêt commun n’a plus d’autre expression et d’autre mesure que les quantités de biens produits par cette alchimie. On se trouve face à un « curieux hybride dans lequel les intérêts privés prennent une importance publique » (Arendt, 1958, p. 45) à tel point que le « public », identifié à la somme des « intérêts privés » n’a plus véritablement d’existence propre. De plus ce nouvel ensemble n’est pas enclos par des frontières. Smith évoque la « Grande Société » de l’humanité susceptible d’inclure les individus du monde entier, du moins ceux qui s’intègrent aux relations d’échange, à laquelle il oppose « la société nationale ». Son ouvrage d’économie ne s’intéresse pas à la richesse d’une nation singulière, qui était la préoccupation de ses prédécesseurs, mercantilistes ou physiocrates, conseillers des gouvernants, mais à un processus d’enrichissement généralisé accompli au cours du temps par l’espèce humaine. Cet enrichissement s’avère annonciateur d’une disparition des États dans la mesure où la fonction de protection des riches contre les pauvres qui leur est attribuée n’aurait plus lieu d’être dans une situation d’abondance. La fonctionnalisation de l’État au service de l’abondance prédispose à concevoir son inutilité une fois celle-ci acquise. La « Grande société » imaginée par Smith s’avère être « une fiction communiste ». Si bien que d’après Arendt,
ce n’est pas Karl Marx, ce sont les économistes libéraux eux-mêmes qui durent introduire la « fiction communiste », c’est-à-dire admettre qu’il existe un intérêt de l’ensemble de la société grâce auquel une « main invisible » guide la conduite des hommes et harmonise leurs intérêts contradictoires (Arendt, 1958, p. 54).
Ce que propose Marx revient à « établir dans la réalité la “fiction communiste” » sous-jacente à toutes théories économiques.
Arendt a repris l’expression à G. Myrdal (Myrdal, 1953, p. 54-55), auteur suédois, qui considère que l’économie a pu être abordée comme une science à part entière en supposant que la société est un ensemble de personnes unies par un intérêt commun. Elle s’est ainsi donné un tout qui est son propre objet d’étude, lequel n’est ni une entreprise, ni un État-nation, mais une sorte de mélange entre les deux. L’économie conçue comme science se propose alors de découvrir les lois de fonctionnement et d’évolution de ce « un curieux hybride », cette communauté sociale, qui, de fait, n’a aucune existence réelle. Alors que le philosophie 151politique recherchait des moyens de faire vivre ensemble des individus que les différences de nature, de richesse ou de culture séparent, divisent et opposent, la science économique annonce que l’unité est un fait, que l’intérêt commun existe bel et bien, mais que la réalité de celui-ci n’est pas visible au commun des mortels tandis que le savant est en mesure de la révéler. Si Marx conteste que cette unité soit réalisée dans un mode de production capitaliste, il ne met pas en cause le fait qu’il puisse s’agir d’un idéal à atteindre. En reprenant sans examen la fiction sociale de la science économique, sa pensée est en but à un paradoxe qui tient au fait qu’il reconnaît l’action politique comme essentielle pour fonder quelque chose de nouveau, tout en considérant, en même temps, cette action comme un moyen d’établir une société économique où la politique a perdu sa place. Si, pour Arendt, il est tout à fait clair que l’action politique des hommes est à l’origine de l’histoire, cela ne signifie pas, pour autant, que l’histoire soit « faite » par les hommes, au sens où elle pourrait être fabriquée de façon consciente sur le modèle de la production économique en se représentant l’objectif à atteindre. Il y a ici transfiguration de l’action politique en fabrication qui fait perdre de vue son caractère imprévisible et qui, de plus, l’associe à la violence de l’activité économique à l’égard de la nature tant il est vrai « qu’on ne fabrique pas de table sans abattre un arbre ».
VI. L’ÉLIMINATION DE LA LIBERTÉ POLITIQUE
AU NOM DU « LAISSER-FAIRE »
Arendt pense l’action politique, non comme un moyen d’accomplir un projet conçu à l’avance, mais comme la manifestation d’une aspiration collective à rompre avec un monde inacceptable. L’action politique ainsi comprise s’oppose, par définition, au fatalisme puisqu’elle contient l’idée qu’un autre monde est possible, mais sans toutefois lui donner une configuration déterminée. Dans cette acceptation, la liberté politique correspond à la possibilité d’instituer un nouveau départ. La fondation de Rome, la Révolution française, la Révolution américaine et sans doute aussi la Révolution russe renvoient à des moments institutionnels qui 152permettent de saisir qu’il faut associer la politique, non à la contrainte, mais à la liberté, une liberté humaine d’initier un nouveau commencement dans un contexte où les institutions existantes sont contestées et où le consentement du peuple à être gouverné a disparu. Accomplissant une volonté collective de changement, les nouvelles institutions ne s’imposent pas par la force, elle visent, au contraire, à arrêter un processus d’escalade de la violence en créant un nouveau monde assis sur une culture en phase avec des aspirations légitimes. La nouveauté des institutions ne tient pas exactement à l’invention de règles de gouvernement d’un autre type mais au caractère fondateur des valeurs mises en avant et installées comme principe. Dans ce contexte, la déclaration publique exprime une volonté commune. Ainsi, les mots « liberté, égalité, fraternité » portés au pouvoir par la Révolution française constituent le point de départ d’une nouvelle communauté politique installée sur des valeurs partagées. La parole en soi est ici, clairement, une action.
Mais, comme le montre Arendt, cette façon de considérer la liberté politique a été dépréciée par les penseurs professionnels. L’intérêt commun pensé par la science économique sous la forme de quantités croissantes de choses à la disposition du plus grand nombre a rapidement supplanté les valeurs culturelles communes partagées par tout le monde. Le souci d’explication du progrès économique a introduit le principe de causalité dans l’interprétation des événements historiques, principe qui a contaminé la philosophie. Hegel (1770-1831), interprétant la Terreur comme une suite logique de la Révolution française, a installé ce concept moderne d’histoire qui est une façon de nier le bien fondé de la liberté humaine. Tous les drames qui adviennent trouveront alors, chaque fois, une explication dans le fait que les hommes ont pris trop de liberté par rapport à ce qu’ils étaient en mesure d’entreprendre. Par suite, la recherche d’une connaissance de l’être humain deviendra un préalable indispensable à la détermination des institutions qui conviennent à l’être dont le portrait est dressé par le théoricien. L’être réel qui proteste et s’oppose a de moins en moins voix au chapitre face à un théoricien qui prétend le connaître mieux qu’il ne peut le faire lui-même. S’il continue à revendiquer, il faudra lui faire admettre qu’il n’a pas les capacités de juger de ce qu’il lui convient.
Hayek (1899-1992) développe ce genre de théorie. Saisissant le totalitarisme soviétique et nazi sur le modèle de l’analyse hégélienne de la 153Terreur, soit donc comme conséquence logique d’une idée de liberté excessive, son analyse aboutit à condamner radicalement la prise de liberté politique en la présentant comme la cause de toutes les catastrophes. Son argumentation fait retour à l’idée smithienne associant les relations d’échange à un processus progressif, mais en lui donnant une vocation nouvelle. Il reconstruit « une histoire conjecturale » où les relations d’échange sont présentées comme un système de sélection de « règles de juste conduite » sous l’emprise desquelles les individus deviennent à la fois inventifs, pacifiques et moraux ; ce qui constitue une explication du progrès économique autant que de l’amélioration des sociétés humaines associée au perfectionnement des êtres humains dont les capacités cérébrales et l’élévation morale seraient en constante progression sous l’effet de la concurrence imposée par les relations d’échange. Il s’agit, aussi, en même temps, d’une explication de la violence qui se déchaînerait dans les sociétés où les règles de conduite spontanées et forcément justes issues des échanges seraient remplacées par des lois positives inventées par un esprit humain. Comme le remarque Sabéran5, Platon concevant les lois de la cité idéale figure, aux yeux de Hayek, l’exemple type de la prétention du philosophe qui se croit intellectuellement apte à faire mieux qu’un processus de sélection de règles accompli par des échanges mettant en relation une multitude d’individus. Les justes règles, selon Hayek, et plus généralement, ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, tout comme ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, ne peuvent être déterminées à partir de la spéculation intellectuelle. Le média du marché où les hommes échangent les produits de leur travail et de leur intelligence serait la seule manière de faire avancer l’être humain dans la voie du progrès, tandis que la parole et l’action qui mettent directement en contact les individus les uns avec les autres devraient être rendus totalement impossibles. L’ordre spontané hayékien suppose, de fait, l’existence d’un État qui, s’il ne doit pas avoir d’activité législative, doit cependant disposer de la capacité d’imposer la soumission de toutes les activités humaines à la loi du marché. Finalement Hayek a bien saisi que pour conformer la réalité à la fiction de Smith, il fallait faire la chasse à l’action politique et déconsidérer tout acte de contestation.
154VII. ADMETTRE L’INDÉTERMINATION
DE L’ÊTRE HUMAIN
L’opposition au roi philosophe que l’on a déjà signalée chez Arendt n’est pas du tout la même que celle que l’on vient d’évoquer. Alors qu’Hayek rabaisse le philosophe à la position de ceux qui n’accèdent pas à la lumière de la vérité, Arendt confère à tout un chacun une faculté de jugement similaire à celle du philosophe. La faculté de distinguer entre le bien et le mal dans les situations de la vie courante lui apparaît comme le produit d’une activité de penser, activité d’interrogation de soi-même accessible à tous, qu’elle prend soin de distinguer d’une activité intellectuelle de production d’un savoir qui est l’affaire de spécialistes. L’objection qu’elle profère à l’encontre du penseur professionnel de la modernité intervient quand celui-ci, pris dans son souci d’explication et emporté dans les enchaînements de son raisonnement logique, se met en situation de voir la réalité sous le prisme de sa théorie et non comme un homme comme tout le monde faisant usage de sa faculté de jugement. Il n’est plus capable d’entendre des objections, de comprendre des plaintes autrement qu’en les glissant dans son système d’interprétation si bien que la surdité pourrait bien être la maladie professionnelle du penseur de métier moderne pour qui tout ce qui sort de son schéma est inaudible6. Et comment pourrait-il en être autrement quand on admet le concept économique de société qui décrit des relations entre des personnes qui se dérouleraient de toute façon quand bien même elles seraient toutes sans voix ? Et comment pourrait-il en être autrement quand on évacue le fait que l’homme est un être parlant pour lui préférer l’idée que l’homme est un être social, simple rouage d’un ensemble qui le dépasse ?
Arendt oppose deux types de questions : « qui suis-je ? » et « que suis-je ? » qui résument clairement la distinction entre, d’une part, la disposition d’esprit animant une activité de penser authentique qui n’aboutit à aucune réponse définitive mais sollicite la faculté de jugement et, d’autre part, celle qui initie une activité de production d’un savoir dont le but est de fournir une théorie de l’homme. Ce qui, selon 155elle, pose problème, au delà de la qualité des théories proposées pour y répondre, c’est l’installation de la seconde question dans une aura de légitimité telle qu’elle se solde par la déconsidération totale de la première. Or la réponse à la seconde question, qui renvoie à des connaissances de tous ordres produites par des théoriciens, ne peut jamais constituer une réponse à la première. La question « qui suis-je ? » soulève celle de l’identité particulière de chacun ; en quoi suis-je quelqu’un de différent des autres ? La question des savants cherche au contraire à saisir ce qu’il y a de semblable chez tout le monde. Pour le savant « être humain », n’est plus alors une façon d’être, cela ne relève plus de la qualité que les autres peuvent ou non vous attribuer lorsqu’ils vous connaissent personnellement, mais devient un substantif désignant une propriété générale du membre de l’espèce vivante qui se différencie de l’espèce animale. Le mot « humanité » s’est chargé d’un autre contenu, il a cessé d’être une idée à la gloire des hommes pour devenir un concept, instrument du théoricien nous expliquant que nous appartenons à un ensemble humain impliquant que chaque cellule se résigne à sa fonction.
Il faut différencier le mot en tant qu’il est une idée révélant l’existence de quelle chose qui nous est commune à tous et le mot pétrifié en concept, instrument d’explication dans la bouche du théoricien. Le mot en tant qu’idée naît de l’expérience de ce qui est, tandis que le concept, produit d’une spéculation intellectuelle évoque ce qui pourrait être ou ce qui devrait être. Un exemple fait sentir la différence. On assiste à des actions exigeant une grande magnanimité ou grand sang froid qui les désigne comme des actions justes ou courageuses et l’étonnement admiratif fait naître des questions comme « Qu’est-ce que le courage ? Qu’est-ce que la justice ? » (Arendt, 1971, p. 189). Les mots qui sont en eux-mêmes des preuves que courage et justice font partie des qualités que les hommes savent apprécier déclenchent l’activité de penser. Le questionnement associé à l’activité de penser authentique répond à un « besoin de l’être », à un « qui suis-je ? » préoccupé d’être en accord avec lui-même, mais ce questionnement n’aboutit à rien de palpable et n’a aucun résultat. Dès lors, on peut comprendre que la contrepartie d’une activité qui n’aboutit à rien de tangible et laisse dans l’embarras et le doute soit un besoin d’entrer en communication avec les autres. La communication de son embarras aux autres ne signifie pas qu’on leur confie la tâche de nous en délivrer en fournissant une réponse à notre 156place, mais cela permet de vérifier que les autres se posent les mêmes questions. Se poser les mêmes questions atteste de l’identité humaine. Les mots courage ou justice restent des idées tant qu’ils sont associés à une expérience humaine, mais deviennent des concepts quand le penseur de métier, se donnant pour tâche de trouver une réponse à ces questions leur confère un contenu déterminé et en fige le sens par ses définitions. L’ennui vient quand le concept supplante l’idée non seulement chez le théoricien qui l’a inventé, mais chez tout le monde, lorsque l’activité de penser s’est éclipsée, que la faculté de jugement n’est plus sollicitée et qu’être humain n’a plus aucune signification.
Il faut se faire à l’idée que l’homme, qu’il soit de sexe masculin ou de sexe féminin est un être indéterminé. Ce n’est pas un animal, parce qu’il se pose des questions, et ce n’est pas un dieu parce qu’il n’a pas de réponse assurée et définitive. Ses caractéristiques humaines naissent dans cet « entre deux », monde de questions sans réponse, seul milieu où les qualités admirables de ces êtres indéterminés peuvent être cultivées et préservées. En dehors de ce milieu, l’humanité de l’homme peut disparaître. Tel est en quelque sorte la découverte d’Arendt qui la mène à comprendre que le rôle des institutions politiques n’est pas du tout celui que les penseurs professionnels leur attribuent. Il ne s’agit ni d’installer une configuration sociale idéale, ni d’établir des règles du vivre ensemble mais de fonder et d’entretenir un monde, espace public, qui valorise les actes que tout un chacun peut sans conteste trouver dignes d’admiration.
157bibliographie
Abensour, Miguel [2006], Hannah Arendt contre la philosophie politique ? Paris, Éditions Sens et Tonka.
Arendt, Hannah [1958], Condition de l’homme moderne. Traduit par Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983.
Arendt, Hannah [1963], Essai sur la Révolution. Traduit par Michel Chrestien, Paris, Gallimard, 1985.
Arendt, Hannah [1971], La vie de l’esprit. La pensée. Traduit par Lucienne Lotringer, Paris, PUF, 1992.
Arendt, Hannah, Édifier un monde. Interventions 1971-1975. Traduit par Mira Köller et Dominique Séglard, Paris, Éditions du Seuil, 2007.
Braconnier, Céline & Mayer, Nonna (dir.) [2015], Les inaudibles, sociologie politique des précaires, Paris, Presses de Sciences PO.
Delmotte, Jean [2011], « La cohérence d’Adam Smith, problèmes et solutions : une synthèse critique de la littérature après 1976 », Économies et Sociétés, « Histoire de la pensée économique », Série PE, No 45, p. 2227-2265.
Myrdal, Gunnar [1953], The Political element in the development of Economic Theory, A Clarion Book.
Sabéran, Shirine [2012], « La cité naturelle de Platon, du besoin de choses au besoin de penser la justice : esquisse d’une critique de l’ordre spontané hayekien », in Économies et Sociétés, « Histoire de la pensée économique », Série PE, No 46, p. 1269-1295.
Smith, Adam [1776], Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Traduit par Germain Garnier, revu par A. Blanqui, introduction de Daniel Diatkine, deux tomes, Paris GF-Flammarion 1991.
Vitali-Volant, Maria [2005], Cesare Beccaria (1738-1794). Cours et discours d’économie politique, Paris, L’Harmattan.
1 L’auteure remercie les rapporteurs anonymes pour leur lecture attentive et leurs suggestions judicieuses.
2 Le dialogue dans lequel Platon analyse la cité naturelle ouvre le livre 2 de La République, (384-377 av. J.-C.)
3 Pour une discussion de philosophe sur ce point, voir Miguel Abensour (2006).
4 La question de la compatibilité entre les deux ouvrages est une intarissable source de débats. Cf. J. Delmotte (2011).
5 La cité idéale conçue par les philosophes est l’expression même de « l’erreur socialiste » aux yeux de Hayek (Sabéran, 2012, p. 1283).
6 Les inaudibles, sociologie politique des précaires, est précisément le titre d’un ouvrage consacré au vote Front national (Braconnier & Mayer, 2015).
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-08068-8
- EAN : 9782406080688
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08068-8.p.0139
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/06/2018
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Fiction sociale, main invisible, contrat social, dévalorisation du langage ordinaire, langage savant, Arendt