La voix de l’évêque dans la France du XVIIe siècle Prédication directe et indirecte
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue Bossuet Littérature, culture, religion
2019, n° 10. varia - Auteur : Régent-Susini (Anne)
- Pages : 13 à 16
- Revue : Revue Bossuet
La voix de l’ÉvÊque
dans la France du XVIIe siècle
Prédication directe et indirecte
En organisant le 12 mai 2018, sous le haut patronage de l’Académie française et avec le soutien d’équipes de recherche montpelliéraine (IRCL, UMR 5186) et parisienne (CLESTHIA, EA 7345), une journée d’étude intitulée « ‘Voix devant la Parole’ : la chaire des évêques au temps de Bossuet », nous nous proposions de faire dialoguer spécialistes d’histoire et de littérature du xviie siècle, autour d’une figure, celle de l’évêque, et du type de discours qui est le sien, en réalité ou en fiction, dans la France post-tridentine1. Ce choix impliquait deux propositions théoriques. D’une part, il envisageait le discours épiscopal sous le prisme de la « voix », et invitait dès lors à interroger le rapport de ce discours à l’oralité, réelle ou virtuelle, imaginée, re-présentée. D’autre part, il accordait au ministère et au discours épiscopaux une certaine spécificité, qui fait justement, au xviie siècle, l’objet d’un débat : l’épiscopat est-il un sacrement distinct de la prêtrise ? Ou n’est-il qu’une sorte d’extension, d’accomplissement du sacerdoce ? Le discours épiscopal se met-il en scène selon les mêmes modalités que d’autres discours émanant de l’institution ecclésiale, ou déploie-t-il son autorité d’une manière qui lui est propre ?
Un Bossuet ne peut manquer de se situer dans ce débat, et entre un ministère épiscopal conçu comme simple prolongement du ministère sacerdotal et un ministère épiscopal conçu comme ministère spécifique, il ne paraît pas véritablement trancher – même si la place prééminente 14occupée dans son œuvre par la figure de l’évêque semble peser en faveur de la seconde hypothèse. La figure épiscopale se trouve chez lui presque toujours accompagnée des métaphores de la lumière et du dépôt qui le ramènent à toute une tradition, et en particulier au Pseudo-Denys.
Or l’évêque de Meaux est en cela représentatif d’un large courant de l’ecclésiologie catholique de son temps : déterminante dans l’image qu’elle dessine de l’évêque tridentin, l’influence dionysienne s’avère en effet particulièrement forte en France et dans les milieux auxquels Bossuet est lié, car cette autorité, caractéristique de la Réforme catholique au plan européen, est aussi, en France, mobilisée comme figure nationale et gallicane, puisque dans la figure mythique du pseudo-Denys se confondent trois figures « historiques » : le magistrat de l’Aréopage converti par saint Paul dans les Actes des Apôtres, l’auteur du corpus dionysien et le premier évêque de Paris, martyrisé au iiie siècle, considéré comme 1’« apôtre de la France ». Face aux attaques protestantes contre les dévoiements humains de l’Église, face, aussi, à la promotion nouvelle d’une relation directe de l’individu avec Dieu, le corpus dionysien permet alors de mettre l’accent sur l’analogie entre hiérarchie ecclésiastique et hiérarchie céleste, et par là de sacraliser pleinement l’Église et ses dignitaires. L’évêque tient donc dans l’ecclésiologie gallicane une place centrale, fortifiée et clarifiée par la réforme tridentine, qui lui attribue un rôle clé dans l’établissement de la discipline nouvelle imposée aux ecclésiastiques ; l’épiscopat français, soutenu par Louis XIV, articule ainsi la revalorisation des évêques encouragée par le concile de Trente aux traditions gallicanes touchant à la dignité et à l’importance du ministère épiscopal.
C’est cette figure revalorisée que les contributeurs de ce numéro se sont employés à mieux cerner. Or en un paradoxe qui n’est qu’apparent, cette revalorisation peut d’abord se lire en creux : comme le montre Agnès Lachaume en effet, c’est précisément parce que l’évêque est plus que jamais une figure d’autorité religieuse qu’il se fait si rare dans les textes fictionnels du xviie siècle. Ce quasi-silence est en lui-même éloquent, en ce qu’il atteste à la fois la tendance à une laïcisation de la fiction, et la contrainte de discrétion imposée à cette même fiction, en raison du respect dû aux prélats. Il est à cet égard significatif qu’il faille attendre le xixe siècle pour qu’apparaissent véritablement des évêques de roman, à un moment où, précisément, l’autorité des évêques réels commence à s’effriter.
15Mais qu’en est-il hors de la fiction ? C’est ce que travaillent à préciser les autres contributions. Hélène Michon met ainsi en lumière la manière dont François de Sales, figure à la fois matricielle et paradigmatique de l’épiscopat tridentin, assume la dimension polémique que suppose son projet réformateur, tout en l’encadrant par une stricte éthique de la controverse. De même, l’importance qu’il accorde à la miséricorde n’exclut nullement une extrême fermeté dans l’évaluation morale, et l’autorité du directeur spirituel se conjugue chez lui à l’insistance sur la liberté intérieure de la dirigée. La « douceur » peut ainsi devenir principe rigoureux d’action et de réformation.
Car l’évêque tridentin est bien d’abord un homme de combat. Les nombreuses – et cruciales – controverses théologiques qui ponctuent le règne de Louis XIV lui donnent l’occasion de réaffirmer son rôle traditionnel de debellator erroris, mais les modalités selon lesquelles se déploie son action connaissent à cette époque une profond renouvellement, qu’analyse Norihiro Morimoto à partir de l’affaire du « quiétisme » : si Harlay et Noailles s’en tiennent aux ordonnances, mode d’action habituel dans de telles circonstances, apparaissent progressivement, chez Bossuet et Godet des Marais par exemple, des instructions pastorales, autre forme de prise de parole épiscopale mobilisant au profit d’une expérience de lecture (et non plus d’écoute) la puissance oratoire déployée en chaire. Des « effets de voix » produits par cette prose épiscopale renouvelée, Fénelon tirera le profit le plus novateur, en parfaite harmonie avec son idéal de prédication familière, avec son Instruction pastorale de 1697, et plus encore avec son Instruction pastorale mise en forme de dialogues de 1714.
À la fin de la période, Massillon, l’un des seuls évêques du xviiie siècle qui se soit rendu célèbre pour ses talents oratoires, fournit un autre exemple d’une éloquence épiscopale trouvant son prolongement dans la rhétorique oralisante, ou plutôt vocalisante (au sens où elle produit, là encore, un « effet de voix ») de discours publiés : il s’agit en l’occurrence des discours synodaux annuels publiés par Massillon une fois que, devenu évêque de Clermont, il n’a plus un accès aussi fréquent à la chaire : même dans les imprimés, l’évêque reste prédicateur. Tirant parti des enquêtes historiques menées sur les modes d’accès à l’épiscopat par Stefano Simiz, Isabelle Brian, Joseph Bergin et Michel Peronnet, l’article d’Olivier Andurand interroge le rôle joué par la prédication de Massillon dans sa nomination comme évêque de Clermont : si l’intervention – même 16maladroite – de l’Oratorien dans l’affaire de l’Unigenitus lui a permis de s’intégrer dans un réseau politique qui a très certainement facilité cette ascension, son éloquence, fort appréciée de Louis XIV notamment, semble avoir joué un rôle déterminant.
Comme l’atteste la présentation des évêques de l’Est de la France entre 1660 et 1720 par laquelle Stefano Simiz clôt ce dossier, c’est donc bien la prédication qui est au cœur de la mission confiée à l’évêque tridentin – que ce soit directement ou indirectement (sous forme de discours écrits, ou encore par l’intermédiaire d’autres prédicateurs formés par lui). Homme de la parole, l’évêque l’est non seulement en tant qu’orateur sacré, mais aussi en tant qu’il contrôle la prédication des autres ecclésiastiques de son diocèse, soit par le contrôle institutionnel qu’il exerce sur eux, soit par les publications spécialisées qu’il destine aux prédicateurs et diffuse parmi eux. L’évêque tridentin semble donc bien dépositaire d’une « voix » spécifique au sein de l’institution ecclésiastique, mais cette voix est aussi appelée à informer (dans tous les sens du terme) d’autres voix.
Anne Régent-Susini
Université Sorbonne nouvelle – Paris 3
1 Au même moment avait lieu, au Musée Bossuet qui a accueilli la journée, et plus précisément dans l’ancienne chambre et dans le cabinet de travail des évêques, une exposition consacrée à Bossuet et aux grands prédicateurs contemporains : on pouvait notamment y observer la riche iconographie de Bossuet et ses portraits peints conservés au musée, ses lettres manuscrites et ses œuvres imprimées conservées dans les collections meldoises. Une soirée associant récitation de sermons et musique a suivi la journée, à la cathédrale de Meaux.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-09798-3
- EAN : 9782406097983
- ISSN : 2494-5102
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09798-3.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/10/2019
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
- Mots-clés : Évêque, Bossuet, Godet des Marais, Fénelon, Massillon, prédication, ecclésiologie, histoire ecclésiastique