Les « Poèmes nègres » par Tristan Tzara et le mythe du primitivisme
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Le Primitivisme des avant-gardes littéraires
- Author: Denogent (Jehanne)
- Pages: 179 to 193
- Collection: Encounters, n° 595
- Series: Twentieth and twenty-first century literature, n° 46
Les « Poèmes nègres »
par Tristan Tzara
et le mythe du primitivisme
Peu employé par les avant-gardes elles-mêmes, le terme de primitivisme est surtout mobilisé par l’histoire de l’art pour désigner la fascination que ressentent quelques artistes, au début du xxe siècle, à la vue de sculptures issues d’Afrique et d’Océanie, ainsi que les œuvres qui en résultent. Ce « Isme » unifie des représentations et des pratiques diverses1. Si le primitivisme est « une invention moderne2 », selon les termes de Philippe Dagen, je postule qu’il est aussi une invention de la part des historiens de l’art et de la littérature3. Au même titre qu’il y a un mythe du « primitif4 », véhiculé dans les années 1910-1920, il y a un mythe du primitivisme5, développé depuis plusieurs décennies. Parce que ce discours construit a posteriori oriente, de manière tacite, la recherche en littérature, il demande à être explicité.
À partir des éditions du dossier de « Poèmes nègres » par Tristan Tzara, je souhaite interroger le rôle qu’a eu la critique dans la définition d’un 180primitivisme littéraire. Datant respectivement de 1975 et de 2006, les deux éditions du recueil font apparaître, par leur paratexte et leur geste même, une orientation critique. Tzara étant une figure importante de l’intérêt pour les cultures dites « nègres » au début du xxe siècle, les éditions des « Poèmes nègres » ont inévitablement marqué la recherche sur le primitivisme littéraire.
« Poèmes nègres » regroupe différents textes d’origine africaine ou océanienne, que Tzara a recopiés dans ses notes lors de son séjour à Zürich de 1915 à 1919. Pendant cette période, il a assidument fréquenté la bibliothèque, où il a consulté quantité d’ouvrages et de revues ethnologiques. De ces lectures, il a recopié, traduit et adapté les transcriptions d’arts verbaux extra-occidentaux faites par les missionnaires ou les administrateurs coloniaux. Ces textes sont issus d’Océanie, notamment d’îles indonésiennes ou des peuples appelés Loritja et Aranda6, et d’Afrique, principalement d’Afrique centrale et du sud. Dans le dossier ainsi constitué se trouve une quarantaine de textes. Plusieurs ont paru dans la revue Dada, comme « Chanson du Cacadou », d’autres sont performés lors des « Soirées nègres » à Zurich, entre 1916 et 1919, accompagnés de musiques et de danses. La majorité reste non publiée, dans les dossiers personnels de Tzara.
L’ensemble de ces documents est édité par Henri Béhar en 1975 dans les œuvres complètes, sous le titre de « Poèmes nègres ». L’éditeur reprend ainsi le titre annoncé par Tzara en 1917 dans la revue Dada et donne une unité à ces textes épars : fragments de chants, énigmes, contes. En 2006, Marc Dachy propose une nouvelle édition des « Poèmes nègres » dans un ouvrage qui regroupe aussi les notes publiées dans SIC ainsi que quelques essais publiés entre 1928 et 1955. Dachy annonce que cette édition « s’écarte sur près d’une cinquantaine de points de leur première édition française7 » par Henri Béhar.
Mon propos prend la forme d’une série de notes sur ces deux publications, sur leur manière d’introduire les textes extra-occidentaux 181et de présenter la démarche de Tristan Tzara. Ces notes partent du principe, introduit par James Clifford8, que toute collection d’objets, d’expériences ou de textes, est historiquement et géographiquement située. Les « Poèmes nègres » sont issus d’un triple geste de collectionneur. Le premier est le fait des missionnaires, qui ont transcrit (donc transformé) des arts verbaux extra-occidentaux. Le second réside dans le choix de Tzara, parmi ces transcriptions, d’un certain nombre de textes. Le dernier est celui des éditeurs qui ont infléchi le sens des « Poèmes nègres », ne serait-ce qu’en les publiant en recueil9. En confrontant ces éditions aux manuscrits consultés à la Bibliothèque Jacques Doucet, il s’agira d’interroger quelles conceptions du primitivisme les éditions des « Poèmes nègres » véhiculent et en quoi elles informent la réception de la démarche de Tzara.
Ce qu’éditer les « Poèmes nègres » veut dire
Lorsqu’Henri Béhar édite les « Poèmes nègres » dans le premier volume des œuvres complètes de Tristan Tzara, en 1975, il crée une entité qui n’existait pas jusque-là. Tzara n’avait, en effet, publié que quelques textes dans la revue Dada. La majorité existait à l’état de notes dans ses cahiers. Pour quelle raison l’auteur choisit de ne pas publier l’ensemble des textes récoltés ? Seuls cinq textes paraissent dans des revues alors qu’un nombre plus important est performé lors des « Soirées nègres », comme l’atteste le programme10. Il semble que l’intérêt porté par Tzara aux arts verbaux extra-occidentaux ait été, en partie, orienté par le projet de performance et l’idée d’oralité. La publication écrite 182en volume ne laisserait ainsi que peu de place à cette dimension de la littérature extra-occidentale. Quoi qu’il en soit, rassembler en un recueil et publier ce que l’auteur avait choisi de garder privé est un geste éditorial fort qui implique une série de choix significatifs : la sélection des textes, l’ordre, les titres. L’édition ne se contente pas de rendre visible un pan du travail de Tzara, mais elle le présente selon un projet, qu’il est nécessaire désormais de mettre à jour.
Le titre « Poèmes nègres » est de Tzara. Le poète annonce un « volume de poèmes nègres » en sous-titre de la « Chanson du Cacadou », publiée dans la revue Dada no 111. Au même endroit, il précise qu’il a traduit ce texte issu du folklore loritja. Il ne se présente donc pas comme l’auteur. Notons que Tzara traduit depuis les transcriptions de missionnaires allemands et non pas depuis les langues originales12. La première traduction est prise en charge par les ethnographes ou les missionnaires qu’il consulte. Lorsqu’il interprète certains des textes pendant les « Soirées nègres », il ne manque pas non plus d’indiquer leur origine et leur provenance13.
Dans les éditions complètes, le rôle de traducteur est toutefois relégué au second plan, mentionné uniquement dans la préface. La curiosité de Tzara envers des traditions littéraires non reconnues importe davantage. Ce geste éditorial fait de lui le créateur des poèmes en tant que poèmes, au point où l’on parle des « Poèmes nègres » de Tzara. Certes, le traducteur est aussi un créateur, il n’empêche que les éditions complètes déplacent légèrement l’auctorialité pour faire apparaître les « Poèmes nègres » comme l’invention de Tzara, qui est celle en fait d’avoir déplacé certains textes des revues ethnologiques aux revues avant-gardistes. Clifford relève le même phénomène à partir de l’exposition « Primitivism » in 20th Century Art : Affinity of the Tribal and the Modern au MOMA en 1984, organisée par William Rubin. L’exposition « célèbre la générosité du modernisme, désormais placé à une échelle globale mais excluant […]183les modernismes du tiers monde14 ». Les éditions complètes des « Poèmes nègres » valorisent Tzara comme créateur, en omettant son rôle de traducteur. Dans la préface de Marc Dachy, le « génie propre de Tzara » est de détourner « ces textes de leur contexte scientifique au profit du domaine de la poésie et des idées15 ». Or, les éditions contribuent à ce déplacement.
La publication de 1975 change le statut des « Poèmes nègres » car les transcriptions faites par Tzara constituent des notes de lecture prises lors des recherches à la bibliothèque. Malgré ce qu’il annonçait dans le premier numéro de la revue Dada, Tzara ne semble pas avoir poursuivi le projet de publier un volume de « Poèmes nègres ». En éditant ces notes, Henri Béhar leur donne un autre statut, indiqué par le titre : celui de poèmes. Béhar, puis Dachy, suppriment les informations liées aux sources ethnographiques pour faire apparaître uniquement les formes littéraires. Dans ses notes, à côté des transcriptions et des traductions, Tzara dresse, en effet, plusieurs bibliographies des ouvrages consultés ou à consulter. En choisissant de ne pas reproduire ces éléments de documentation, les éditeurs placent le volume sur un plan littéraire. De notes de travail, ils font des poèmes. En somme, ils font acte de primitivisme sur les poèmes relevés par Tzara. Pourquoi ne pas reproduire les bibliographies établies par Tzara, alors qu’on sait l’importance de celle incluse dans l’Anthologie nègre, volume de contes édité par Cendrarsen 192116 ? Les raisons sont probablement d’ordre éditorial. Reste que le recueil des « Poèmes nègres », détaché du contexte scientifique, met en avant la figure de Tzara et son « génie propre ».
Les bibliographies de Tzara attestent cependant d’un intérêt et d’une connaissance beaucoup plus fine de l’Afrique que les premiers articles d’Apollinaire en 1909 et 1912, par exemple, qui appellent à une reconnaissance esthétique de l’« art nègre » et non ethnologique17. La valorisation de la littérature africaine est plus tardive et se présente 184selon d’autres modalités, liées entre autres à la nature des sources. Alors que l’appréhension des sculptures africaines se fait de manière directe et immédiate, détachée du contexte, les textes sont trouvés dans des ouvrages ou des articles ethnologiques qui communiquent des informations sur leur performance, sur leur signification sociale et symbolique. La découverte de ces textes nécessite un travail de recherche beaucoup plus long. Par ailleurs, les missionnaires ou les ethnographes qui transcrivent les pratiques textuelles extra-occidentales – il y a des chants, des devinettes ou des contes – sont souvent élogieux à leur égard. Ils relèvent l’ingéniosité et la beauté de ces arts qu’ils n’hésitent pas à qualifier de « poésie » ou de « poésie lyrique18 », à l’instar d’Henri Alexandre Junod. Les sources du primitivisme en art et en littérature diffèrent donc non seulement par leur nature, plastique ou textuelle, mais aussi par leur statut, reconnaissance initiale comme objet culturel ou, au contraire, comme preuve ethnologique. Le modèle du primitivisme artistique doit ainsi être nuancé pour aborder les cas en littérature. Les distinctions de l’ethnologie et de la littérature se posent de manière moins tranchée et hermétique. L’intérêt du poète Tzara pour ces textes est orienté aussi par leur signification culturelle. Ses notes montrent une connaissance et une curiosité pour le contexte qui participe également du « domaine de la poésie et des idées19 ».
L’attribution des textes
Dans ses manuscrits, Tzara se révèle être un lecteur attentif et consciencieux. Sur plusieurs pages, il indique la provenance des textes, en mentionnant l’ouvrage, son auteur, la page et même la cote à la bibliothèque de Zurich. Henri Béhar, dans l’appareil de notes de l’édition de 1975, trouve l’origine de quelques références manquantes 185et il recopie certaines des indications de Tzara, mais pas toutes20. Cela lui permet, néanmoins, d’« avancer l’hypothèse qu’aucun des “Poèmes nègres” n’est le fruit d’une supercherie dadaïste21. » Marc Dachy note lui aussi le sérieux scientifique du travail de documentation de Tristan Tzara, sans reproduire les références dans l’appareil de notes, d’ailleurs inexistant. La mention des sources utilisées fonde la qualité du travail de Tzara, mais le référent africain ou océanien est, de fait, évacué. Les « Poèmes nègres », tels qu’édités en 1975 puis en 2006, apparaissent comme une création de Tristan Tzara. Certes, des exigences éditoriales ont présidé à ces choix. Mais ce désintérêt des cultures africaines et océaniennes au profit de la valorisation du poète, génie visionnaire, nécessite d’être interrogé, sans que cela ne remette en question l’intérêt de la démarche du poète.
Les archives de Tzara montrent une rigueur dont les éditions ne rendent pas tout à fait compte. Elles révèlent une connaissance en accord avec le savoir de son temps. Depuis le tournant du xxe siècle, le développement de démarches ethnographiques et du missionnariat offre, en effet, une multitude d’observations de terrain, issues des quatre coins du globe, révélant des coutumes et des cultures différentes. L’Afrique n’est plus le continent inexploré du xixe siècle, occupé par une seule et vaste « race nègre ». Les explorateurs coloniaux y découvrent différentes cultures : les Bambara, les BaRonga, les Ewe, etc. Les archives de Tzara montrent qu’il a conscience, dans une certaine mesure, des particularités ethniques, linguistiques et folkloriques des peuples africains et océaniens. Le titre générique qu’il propose dans les revues, « poèmes nègres », désigne moins une origine géographique, indiquée en sous-titre, que ce que Tzara considère être un caractère ou un style « nègre ».
En ne reproduisant pas les références bibliographiques données par Tzara, non seulement les éditions masquent cette connaissance, mais elles créent aussi, ou accentuent, une généralisation ethnique qui n’est pas présente dans le dossier du poète. L’acte de sublimation de Tzara prime sur l’origine des textes. Certaines erreurs de transcription, qui 186ne font pas partie des erreurs corrigées par Marc Dachy, montrent le même désintérêt du référent africain ou océanien. Il ne s’agit pas, par exemple, du peuple « Lounji » mais « Louyi » (selon l’appellation d’époque) dans le Haut-Zambèze, précision qui permet d’identifier la source de Tzara, c’est-à-dire un ouvrage d’Édouard Jacottet22. Cet ouvrage est d’ailleurs employé aussi par Cendrars pour l’Anthologie nègre. Autre exemple : le « rongué à Chiriudja vivoga » apparaît dans les deux éditions sous le titre de « Îles Keij », qui sont des îles indonésiennes. Or, la mention de la brousse et d’autres éléments révèlent un cadre bien peu océanien. C’est que le feuillet sur lequel est noté ce texte, sans titre, s’est glissé derrière deux transcriptions issues véritablement des Îles Keij. Le « rongé à Chiriudja vivoga » provient d’Afrique du Sud et a été transcrit à partir d’un livre d’Henri-Alexandre Junod23. Anecdotiques et maladroites, ces erreurs transmettent, néanmoins, les textes des « Poèmes nègres » selon un certain angle de vue qui ne prend pas en compte leur origine culturelle.
Or, l’attribution des textes importe, et ce pour plusieurs raisons. Elle touche à des considérations éthiques, dans la mesure où les éditions des « Poèmes nègres » peuvent être vues, dans le cadre des débats contemporains, comme une forme de dépossession ou d’appropriation culturelle. Tzara avait toutefois connaissance de l’origine des textes et avait choisi de ne pas les publier. S’intéresser aux sources utilisées par l’auteur implique de ne pas le considérer comme le créateur des « Poèmes nègres », mais de réfléchir à l’opération de resémantisation qu’il opère. Le poète apparaît ainsi comme un traducteur, selon le terme cher au philosophe Souleymane Bachir Diagne24. Il choisit certains textes, les transcrit et les transforme25. Pour la circulation de ces textes, il convient 187d’interroger le processus de sélection. Quels sont les types de textes choisis ? Quels aspects des textes sources sont sélectionnés et lesquels sont ignorés ?
Contrairement à Cendrars quelques années plus tard, Tzara ne s’intéresse pas tellement à des formes narratives comme les contes. Les textes sélectionnés sont courts et la majorité de son dossier est constituée de chants : « Chant pour construire », « Chant pour hacher », « Chanson du Cacadou » ou « Totowaka ». Ce dernier chant accompagnait le déchargement d’un navire en Nouvelle-Zélande. Tzara a trouvé la transcription de la chanson dans un ouvrage de Karl Bücher de 1899, intitulé Arbeit und Rhytmus. Le rythme est celui du travail en groupe, mais aussi celui de la musique et celui de la scansion26, ce qui a assurément intrigué Tzara pendant cette période d’émulation dadaïste. La chanson fait partie d’un tout, inscrite dans un contexte social et culturel qui lui donne sens. De nombreuses sources ethnographiques insistent d’ailleurs sur l’importance d’une littérature africaine ou océanienne ancrée dans le quotidien d’une communauté. Cette signification sociale oriente l’intérêt de Tzara, de même que la pluridisciplinarité des productions littéraires africaines. En effet, comme l’écrit Henri Alexandre Junod en 1897 : « la musique, la poésie, la danse, y sont donc intimement unis27. »
188Énigmes et abstraction
Les deux éditions tendent à décontextualiser les textes des « Poèmes nègres », ce dont témoignent les intitulés, repris comme des titres plutôt que comme des indications anthropologiques ou géographiques. Le titre « Iles Keij » ne semble pas induire, par exemple, de lien référentiel avec l’Indonésie, mais apparaît comme un terme exotique, voire abstrait. Le fait de ne pas connaître l’usage et le genre de certains textes participe aussi à créer cette impression d’abstraction. Dans « Ba Ronga », il est, par exemple, difficile de saisir une structure narrative, rythmique ou phonologique, parce qu’il s’agit en réalité d’une série d’énigmes. Mais le manque de lisibilité des notes de Tzara a sûrement faussé la transcription, qui a assemblé ces éléments épars en une suite de vers décidément très dadaïstes :
Le lac sèche par ses bords
L’éléphant meurt par une petite flèche
Les piailleries du verdier
Tu mourras avec ton mensonge
Je sculpte encore un bâton de bois de fer
J’y pense encore
Le bruit que fait une défense d’éléphant fêlée
La colère d’un homme affamé
[…]28
Dans les notes de Tzara et dans l’ouvrage d’Henri Alexandre Junod dont les énigmes sont issues, les vers vont par paire, selon une logique de question-réponse. Entre les transcriptions de Tzara et les œuvres complètes, le rythme et le sens sont donc transformés. Les éditions créent, de manière involontaire, des analogies formelles entre les expérimentations dada et les énigmes Ba Ronga, en détachant le langage du référent. Ces analogies confortent l’idée véhiculée d’un primitivisme littéraire comme expérimentation formelle et non comme un travail érudit de recherche. Mais les archives de Tzara révèlent une démarche, en réalité, très documentée.
Tzara a extrait cette série d’énigmes d’un ouvrage d’Henri Alexandre Junod précisant le cadre dans lequel elles sont performées :
189C’est le soir, dans la hutte, autour du feu, ou bien dehors, à la vague clarté qui tombe du ciel étoilé de l’hémisphère sud ; les habitants du village se réunissent. La nature est endormie. Seules les hyènes ou les oiseaux de nuit font entendre des cris plaintifs du côté de la forêt. Et là, jeunes et vieux, satisfaits du bon repas qu’ils viennent de faire, se mettent à conter. Souvent on commence par se poser les uns aux autres des énigmes parfois très fines. Mais invariablement on finit par le conte proprement dit, l’histoire merveilleuse qui tour à tour fait rire et fait trembler. Sous les ombrages noirs, le travail du jour terminé, l’indigène éprouve une singulière jouissance à évoquer les scènes gracieuses, désopilantes ou terribles des traditions du vieux temps. C’est là le plaisir littéraire des peuples primitifs, leur théâtre et leur livre […]29.
Lors de la veillée, le moment des énigmes précède les contes. Tzara connaissait donc l’usage de cette tradition littéraire parmi les BaRonga. Il est probable que ce soit cette dimension performative qui ait interpellé le poète. La notion de performance désigne « une forme d’expression […] pour laquelle l’œuvre consiste en une action engagée par l’artiste dans un temps et un espace donnés plutôt qu’en un objet pérenne30 ». Elle est utile pour penser ce qui dépasse le texte imprimé : diction, gestuelle, éléments visuels, circonstances de la performance. Au début du xxe siècle, l’émergence de la performance en Europe avec les avant-gardes, les futuristes ou dada, traduit « le désir de sortir de la littérature, décloisonner les arts, rapprocher l’art de la vie31 ». Or, les sources des « Poèmes nègres » font apparaître des formes littéraires ancrées dans une sphère sociale et confortent ainsi cet intérêt. Si Tzara n’a pas accès aux circonstances de la performance, il en cherche les traces dans les textes transcrits et leur paratexte ethnologique. Lors des « Soirées nègres », il recrée, ou plutôt invente, l’oralité inscrite dans les textes.
La suppression des références bibliographiques, le désintérêt pour les référents africains et océaniens et, de manière plus oblique, cette série d’énigmes laissent transparaître, dans les deux éditions, une conception formelle du primitivisme, issue d’une première période artistique liée au cubisme. Selon cette approche critique, le primitivisme ne serait 190pas de l’ordre de l’imitation, mais de la création. Jean-Claude Blachère écrit, par exemple, que :
L’écriture primitiviste repose sur de solides connaissances ethnologiques : mais son propos n’est pas l’étalage de ce savoir. Elle ne parle pas de, elle parle comme ; elle n’a pas un sujet, mais un projet, celui d’une métamorphose simultanée de l’écrivain en procréation d’une tribu primitive et du masque sauvage en poème32.
Selon Blachère, le primitivisme littéraire propose une interprétation esthétique et non pas une description du référent africain. L’opposition entre ethnologie et primitivisme rejoint aussi celle entre deux modes de discours, théorique et créatif. Ce type d’interprétation, auquel font écho les deux éditions, est problématique quand on aborde le cas des « Poèmes nègres ». D’une part, cette approche ignore le travail presque scientifique effectué par Tzara ; d’autre part, elle contribue à évacuer le rôle des contextes culturels puis ethnologiques desquels sont issus les textes. En présentant le primitivisme comme un geste uniquement esthétique, elle affranchit le phénomène de l’histoire pour en faire un « mythe » au sens barthésien de « parole dépolitisée33 » et anhistorique, explique Daniel J. Sherman. Or, le primitivisme émerge de la période coloniale et du contact culturel avec les peuples extra-occidentaux, dont attestent les « Poèmes nègres ». Il ne s’agit pas de faire le procès de ces démarches étroitement liées à la situation coloniale, mais de considérer la possibilité que le poète ait été touché par cette autre forme de littérature. L’importance de ces textes africains dans le phénomène primitiviste doit être rétablie.
Le cas des « Poèmes nègres » est exceptionnel, non seulement par la richesse d’informations qu’il fournit sur le travail de Tzara, sur sa perception du référent africain et de ses arts, mais aussi parce qu’il montre la place que prennent les éditeurs dans la définition du primitivisme, ne serait-ce qu’en publiant le recueil. Si les « Poèmes nègres » constituent un objet exceptionnel, je pense cependant qu’il révèle un phénomène 191global dans l’historiographie du primitivisme. De manière parallèle à l’étude des textes primitivistes, il paraît donc crucial de réfléchir aux catégories et aux méthodes employées dans cette histoire. Ce travail épistémologique ne nie nullement l’existence d’un primitivisme littéraire, mais lui confère plutôt une singularité face au domaine artistique et révèle la diversité de ses formes.
Jehanne Denogent
Université de Lausanne,
Fonds national suisse
Bibliographie
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1 Sur ce sujet, voir Anna Boschetti, Ismes. Du réalisme au postmodernisme, Paris, CNRS Éditions, coll. « Culture & Société », 2014.
2 Philippe Dagen, Primitivismes : une invention moderne, Paris, Gallimard, 2019.
3 Le deuxième opus de la réflexion de Philippe Dagen, Primitivismes II : Une guerre moderne, a paru en février 2021 aux éditions Gallimard.
4 Jean-Claude Blachère décrit la fascination pour la figure du « primitif », au début du xxe siècle, comme un mythe. Jean-Claude Blachère, Le Modèle nègre : Aspects littéraitres du mythe primitiviste au xxe siècle chez Apollinaire Cendrars Tzara, Dakar, Abidjan et Lomé, Nouvelles éditions africaines, 1981.
5 Pour Daniel J. Sherman, le primitivisme constitue à la fois un discours, un fantasme, une partie d’un dispositif colonial et un mythe, auquel participent les historiens. Les histoires classiques du primitivisme, selon Sherman, montrent « une part d’oubli, d’atténuation ou de dissimulation » du fait colonial et du contexte historique. En cela, elles fonctionnent comme un mythe, au sens barthésien de « parole dépolitisée » et anhistorique. Daniel J. Sherman, Le Primitivisme en France et les fins d’empires (19451975), traduction par Sylvie Muller, Dijon, Les Presses du réel, 2018, p. 13.
6 Le nom « Loritja » (ou « Luritja ») n’est pas employé par ce peuple, qui se désigne par « Kukatja ». « Loritja » est un terme dépréciatif aranda, signifiant « l’étranger ». Les Kukatja et les Aranda, ou Arrernte, vivent en Australie centrale. Voir SarahHolcombe, « The Politico-Historical Construction of the Pintupi Luritja and the Concept of Tribe », Oceania, vol. 74, no 4, 2004, p. 257–275.
7 Marc Dachy (éd.), Tristan Tzara, Découverte des arts dits primitifs suivi de Poèmes nègres, Paris, Hazan, 2006, p. 21.
8 Voir James Clifford, Malaise dans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art au xxe siècle, trad. par Marie-Anna Sichère, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, coll. « Espaces de l’art », 1996.
9 Henri Béhar revendique d’ailleurs « l’invention (au sens juridique du terme) ou, si l’on préfère, la première édition du recueil de Poèmes nègres de Tristan Tzara ». Henri Béhar, « Lumière noire : Tristan Tzara et ses “poèmes nègres” », Mélusine, le 24 février 2018 : https://melusine-surrealisme.fr/henribehar/wp/?p=1013 (consulté le 25/03/2020).
10 Tristan Tzara, Chronique zurichoise 1915-1919 / Tristan Tzara, Crisnée, Éditions Yellow Now, coll. « Transjectoires », 1979.
11 Sous le titre de la « Chanson du Cacadou », figure la mention suivante : « de la tribu Aranda extrait du volume de poèmes nègres traduits par Tristan Tzara (en préparation) ». « Chanson du Cacadou », Dada, no 1, 1917.
12 Pour une étude des phénomènes de traduction dans les « Poèmes nègres », voir Weiter Veit, « Dada Among the Missionaries : Sources of Tristan Tzara’s “Poèmes nègres” », Migration and Cultural Contact : Germany and Australia, Andrea Bandhauer et Maria Veber (dir.), Sydney, SUP, 2009, p. 45-88.
13 Voir Tristan Tzara, Découverte des arts dits primitifs suivi de, Poèmes nègres, op. cit., p. 18.
14 James Clifford, op. cit., p. 195.
15 Tristan Tzara, Découverte des arts dits primitifs suivi de Poèmes nègres, op. cit., p. 19.
16 Voir Christine Le QuellecCottier, « Préface », Blaise Cendrars, Anthologie nègre ; Petits contes nègres pour les enfants des Blancs ; Comment les Blancs sont d’anciens Noirs ; La création du monde, Paris, Denoël, Tout Autour d’Aujourd’hui, 2005, p. ix-xxix.
17 Voir notamment Guillaume Apollinaire, « Sur les musées », Œuvres en prose complètes, t. 2, Pierre Caizergues et Michel Décaudin (éd.), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1991 ; Guillaume Apollinaire, « Exotisme et ethnographie », op. cit.
18 Voir par exemple Henri Alexandre Junod, Les Chants et les Contes des BaRonga de la Baie de Delagoa recueillis et transcrits par Henri A. Junod de la Mission romande, Lausanne, G. Bridel, 1897. Tzara a lu cet ouvrage du missionnaire suisse, duquel il a recopié plusieurs textes des « Poèmes nègres ».
19 Tristan Tzara, Découverte des arts dits primitifs suivi de Poèmes nègres, op. cit., p. 21.
20 Pour une liste complète des sources utilisées par Tristan Tzara, voir Jehanne Denogent, « Rythmes & sonorités. Poèmes nègres par Tristan Tzara », Christine Le Quellec Cottier et Claude Leroy (dir.), Constellation Cendrars, no 5, Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 23-40.
21 Henri Béhar (éd.), Tristan Tzara, Œuvres complètes, t. I (1912-1924), Paris, Flammarion, 1975, p. 715.
22 Édouard Jacottet, Études sur les langues du HautZambèze. Textes originaux, recueillis et traduits en français et précédés d’une esquisse grammaticale (Publications de l’École des Lettres d’Alger. Bulletin de correspondance africaine 16), Paris, E. Leroux, 1901.
23 Henri Alexandre Junod, Les BaRonga : Étude ethnographique sur les indigènes de la baie de la Delagoa mœurs, Droit coutumier, vie nationale, Industrie, Traditions, Superstitions et Religion, Neuchâtel, S.N., 1898.
24 Souleymane Bachir Diagne, De langue à langue. L’hospitalité de la traduction, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque Idées », 2022.
25 Pour une étude des transformations des « Poèmes nègres » effectuées par Tristan Tzara, voir Jehanne Denogent, « L’art DADA de l’appropriation. Les “Poèmes nègres” comme phénomène de transfert culturel », Sébastien Heiniger, Magali Bossi et Éléonore Devevey (dir.), Fabula / Les colloques, Traduire, transposer, composer. Passages des arts verbaux extra-occidentaux en langue française, 2020 : http://www.fabula.org/colloques/document6944.php (consulté le 05/01/2022).
26 L’ouvrage a connu plusieurs rééditions et témoigne d’une préoccupation d’époque à repenser un mode de vie et un rapport à la collectivité pendant une période industrielle. Selon Bücher, la musique, la littérature et la danse sont issus des mouvements du travail dans la communauté. Sur la réception de cet ouvrage, voir Inge Baxmann, « Utopies du travail heureux au début du xxe siècle », Agôn, 3, 2010 : http://journals.openedition.org/agon/1368 (consulté le 26/11/2020).
27 Henri Alexandre Junod, Les Chants et les Contes des BaRonga de la Baie de Delagoa recueillis et transcrits par Henri A. Junod de la Mission romande, op. cit., p. 21.
28 Tristan Tzara, Œuvres complètes, t. I (1912-1924), op. cit., p. 1267.
29 Henri Alexandre Junod, Les BaRonga. Étude ethnographique sur les indigènes de la baie de la Delagoa mœurs, Droit coutumier, vie nationale, Industrie, Traditions, Superstitions et Religion, op. cit., p. 251-252.
30 Mehdi Brit et Sandrine Meats cités par Catherine Soulier, Marie Ève Thérenty et Galia Yanoshevsky, « Introduction », Fabula / Les colloques. Écrivains en performances : http://www.fabula.org/colloques/document6435.php (consulté le 26/03/2020).
31 Ibid.
32 Jean-Claude Blachère, Les Totems d’André Breton. Surréalisme et primitivisme littéraire, Paris, L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 1996, p. 233.
33 Daniel J. Sherman, op. cit., p. 13.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-15120-3
- EAN: 9782406151203
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15120-3.p.0179
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 09-20-2023
- Language: French
- Keyword: Tzara, « Poèmes nègres », édition, mythe, érudition, sources coloniales