Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Étoffe des hérauts. L'office d'armes dans l'Europe des Habsbourg à la Renaissance
- Pages : 11 à 18
- Collection : Bibliothèque d’histoire de la Renaissance, n° 16
Préface
En amont de ce grand livre se dissimule un labeur acharné, herculéen. « Plus oultre » pourrait avoir été la devise de son auteur. Car Pierre Couhault est un historien qui, afin de se fabriquer un capital documentaire, a beaucoup lu sur un objet qui exige la possession d’au moins quatre langues, outre le latin, et qui a aussi beaucoup lu dans la sphère des sciences humaines ou sociales, sans toutefois éprouver le besoin de prouver qu’il pense et conceptualise en fonction de ce que les maîtres à penser pensent. Sa démarche n’est pas une démarche visant à aller de procédures modélisatrices à l’interprétation via ces procédures ; bien au contraire, ce sont les sources qui font surgir des paradigmes analytiques et qui, dans ce livre, donnent à la démonstration une manière de spontanéité heuristique. Les maîtres à penser sont là, tapis dans l’ombre, mais ils ne prennent pas le dessus sur l’histoire qu’écrit Pierre Couhault, ne s’imposent pas à elle. Il y a là un exemple à suivre.
Mais pas seulement : le grand mérite de Pierre Couhault, c’est à partir de l’office d’armes, de s’être imposé le combat avec la difficulté qui rebute nombre d’historiens : il a fait le choix d’une histoire large et longue, il a effectué un choix courageux, exigeant la mobilisation de connaissances bibliographiques immenses qui auraient pu le tétaniser. La prouesse, ici, relève du défi puisque sur un temps long qui court sur plus d’un siècle et demi, il a absorbé plusieurs espaces discontinus, les Pays Bas, les royaumes d’Espagne, le Saint-Empire, la Franche Comté et l’Italie des Habsbourgs. À l’heure où bien souvent l’optique des thèses est micro-historique et où il est de bon ton de s’intéresser, à titre d’exemple, à une bataille de boules de neige sur un pont, sur un sujet dont l’ampleur problématique emporte au fur et à mesure des pages la recherche vers les grands questionnements de la modernité politique, socio-culturelle, diplomatique, est ainsi opéré un dépassement transfrontières : et comme il ne peut pas se passer de faire entrer dans son système heuristique la France et le royaume d’Angleterre, il en ressort 12que sur le plan de l’Europe chrétienne il écrit une histoire – presque – globale et de longue durée. Un fait rare qu’il faut saluer et qui donne toute sa force et son originalité à l’enquête.
Exemplaire est également la progressivité analytique du livre. La première partie, titrée « le métier de héraut », part en quête tout d’abord de ce par quoi le métier d’armes existe, la coutume, la cour et les communautés, la distribution de gages ou bienfaits ; puis elle s’attache à suivre l’office d’armes comme un déroulement de carrière, donc un système intrasociétal ayant ses règles et ses codes mais aussi son empirisme. Enfin est valorisée la relation entre héraut d’armes et savoir, à ce qu’il interprète comme une « fabrique du héraut » lui donnant la figure de l’expert. La seconde partie se centre sur le rôle pivot que les hérauts jouent dans l’illustration et la défense de l’identité nobiliaire. Il y est observé que ce groupe de personnages participe d’une pérennité voire d’un revival des idéaux chevaleresques, que, parallèlement à une idéalité guerrière composée et recomposée, la noblesse trouve dans le discours et les rites activés par les hérauts ou rois d’armes une caution de sa prééminence sociale pourtant mise en cause. Ce sont les conditions même d’un grand shift qui sont isolées : le héraut, figure romanesque, déstabilisée, fragilisée, se recrée en une manière d’administrateur de la noblesse, et se désenchante donc. Enfin c’est le rôle du métier d’armes dans le système politique Habsbourg qui est décodé : il y a nécessité du héraut d’armes parce que la chevalerie est inhérente à la double composition du cogito et de la personne publique du prince. Car le héraut fait la fama du prince, participe de sa faculté d’être omniprésent et de cultiver la vertu de magnificence ; il est un agent de la souveraineté et un vecteur de monstration de la sacralité princière, un acteur de sa justice distributive. Il est révélé comme conditionnel même de l’activation du pouvoir du souverain, un acteur décisif dans la naissance de la diplomatie moderne, messager, représentant, personnage pivot en temps de paix comme de guerre, un faire-valoir du pouvoir qui joue à la fois sur le mythe chevaleresque et sur la souveraineté.
Certes en se lançant sur les traces de Maurice Keen et de quelques pionniers, Pierre Couhault est parti à la recherche d’un groupe social qui a été longtemps cantonné dans un rôle de producteur de héraldique et son très grand mérite est de l’avoir construit en tant objet d’histoire sociale, politique, économique, diplomatique, culturelle voire religieuse, 13mais aussi d’avoir distingué dans le métier d’armes un espace de jonction ou de croisement de forces ou de tensions globales, tensions internes et externes à la noblesse, tensions inhérentes au pouvoir : « c’est donc une histoire des hérauts autant que de leur insertion dans la société du xvie siècle qui est ici proposée – et à travers eux, une histoire de cette société et de ses représentations ». Et il ne s’est pas agi de présumer que tout pouvait historiquement se comprendre par les hérauts d’armes, mais de souligner que « c’est en revanche l’occasion de montrer comment elle [la société de la Renaissance], peut se révéler dans des personnages en apparence aussi insignifiants et anachroniques que les hérauts ». Si l’on va plus loin, l’histoire qu’écrit Pierre Couhault est élaborée sur le principe de l’antinomie : c’est par son contraire que l’histoire se signifie et s’encode : ainsi la noblesse se comprend par ces hommes qui sont pour la plupart des non-nobles, ainsi l’individu ou le micro groupe d’individu porte en lui des significations qui peuvent permettre de mieux comprendre le champ social élargi dont ils sont parties prenantes ; ainsi encore ceux qui sont des instruments pour le pouvoir souverain produisent des postures ou des positions symboliques de ce pouvoir et de ses évolutions.
Dans le temps des désordres, les héros sont là pour essayer de rattraper l’histoire en projetant le tableau d’une noblesse à l’envers de ce qu’elle devrait être : « le monde des hérauts était donc très différent du rêve ou du mythe qu’ils entretenaient. La conscience franchement scandalisée de l’imperfection de la vie répondait à la confiance absolue dans l’univers chevaleresque et nobiliaire que convoyaient les mythes de l’office d’armes. Une certitude synthétisait le sentiment de corruption du monde et celui du déclin de l’office : la noblesse et les hérauts étaient désormais main dans la main sur la pente fatale ». Mais finalement la dialectique de la crainte et de la sécurisation joue ; car les troubles des Pays-Bas permettent à la hérauderie de se reconceptualiser au sens d’une administration de noblesse, d’une bureaucratie de noblesse. Ils deviennent les accompagnateurs d’une monarchie administrative dont ils sont un des relais dans sa relation, vitale, à l’ordre de noblesse. Ils participent d’une monarchie en Europe au « travail sur elle-même ».
Si l’on veut citer une autre des prouesses historiennes de Pierre Couhault, il faut évoquer la liste qu’il donne des officiers d’armes entre 1507 et 1580, dans laquelle surgissent Nicaise Ladam, Jean Francolin, 14Mathieu Vaulchier, et Jean-Michel Cornacchini, Pedro del Bosque, Thomas Isaac, un univers social dont le rôle premier est celui de la communication, orale, gestuelle, livresque, montrant qu’avec les moyens dont ils disposaient, nobles villes et princes, savaient que la société fonctionnait sur une capacité de mise en scène, de scénographie et que cette capacité ne pouvait pas subir des dérégulations, qu’elle devait avoir ses codes et ses usages rituels, donc ses professionnels détenteurs des techniques et de connaissances transmises. Et à ce propos il est remarquable de voir combien Charles Quint, conscient de ce que le pouvoir et communication sont indissociables, se montre exigeant, dénonçant les quelques errements ou écarts qui peuvent être commis lors des chapitres de la Toison d’or. La hérauderie est un petit monde fondé sur la compétence conditionnelle d’une communication efficace : une compétence qui se traduit par « une rhétorique du savoir » qui n’est pas seulement compilatrice, mais qui se veut savante à travers la didactique de l’Art du blason, la caractérisation cérémonielle, l’enseignement de cadre juridiques. Ce que Pierre Couhault démontre, c’est qu’en parallèle de son souci de s’appuyer sur des letrados ou des humanistes, sur des chefs d’une guerre de plus en plus professionnalisés, la conscience politique de Charles Quint était hautement exigeante, qu’il voulait que des techniciens assument sa communication, que le désir de formalisme était central parce qu’il était indissociable d’une tension de production du « vrai ». Une véracité qui ne peut être séparée d’un ordre du monde ayant une grammaire et donc une syntaxe.
Le lecteur sera encore passionné quand il lira les pages traitant de l’immense contradiction qui agitait la scansion historique que les historiens nomment la Renaissance, et qui était sans doute plus consciente qu’on ne le pense chez les protagonistes. Une scansion saisie comme à la fois un retour à une identité perdue et un mouvement de bonification, à la fois la ressaisie d’un connu et une plongée dans un vertige de l’inédit. À travers les hérauts d’armes, se devine le rêve d’une société qui serait toute encodée dans des devoirs et des signes dont ils sont eux-mêmes comme les témoins vivants, les conservateurs, par les armes qu’ils portent au-devant de leurs corps, par les gestes qu’ils se doivent d’accomplir, par les rituels qu’ils ordonnent, par les paroles qu’ils sont chargés de proclamer, par les usages de guerre et de paix qu’ils mettent en œuvre. L’impression est que la Renaissance des hérauts d’armes aurait été comme 15l’antithèse de ce qui était vécu, une histoire sans cesse mouvante, oscillante et en quête d’ajustements, mais aussi accrochée à des permanences et des répétitions. Une antithèse dont Charles Quint lui-même serait le symbole, dans son rêve chevaleresque et dans le croisement de ce rêve avec son attachement à une unité messianique du monde dont il serait le souverain universel, en étant le « très excellent prince scientifficque / Honneste et fricque à l’ouvre deifficque ». Un Charles Quint obsédé par les stratégies de communication, mais qui se refuse pour lui-même à toute transparence, qui feint et cache sa pensée. Une permanence aussi qui se traduit dans l’obsession des reconstructions mythique des hérauts d’armes remontant à Alexandre, Scipion l’africain, César, etc., mais qui enclenche une restabilisation administrative dans la seconde moitié du xvie siècle. Le développement qui traite l’ordo/taxis est remarquable : Pour Aragon, selon Pierre Couhault
tout est susceptible d’être ordonné en degrés de noblesse, les animaux, les couleurs, les armes, et par conséquent les hommes, puisque, dans sa théorie, les armes sont l’image de la valeur de l’homme qui les porte… c’est la logique de l’ordo latin et de la taxis grecque qui est ici pleinement réalisée : chaque réalité – humaine, naturelle ou intellectuelle – est affectée d’une dignité plus ou moins grande, qui l’insère dans une échelle verticale complexe, allant du parfaitement ignoble au parfaitement noble : déplacer un élément, c’est mettre en péril l’ensemble de l’échelle. On saisit alors la hantise des hérauts de voir les privilèges honorifiques des grands accaparés par les moins grands : ces derniers introduisaient de la confusion dans l’ordre idéal de la société.
Face à cette hantise de l’effritement, le papier devient une force de stabilité et essentielle et apparaît le certificat. C’est un monde en réalité traumatisé par le changement qui surgit du travail du héraut et de ses évolutions. Un monde qui cherche à se maintenir mais qui, pour cette raison, est en quête de nouveaux instruments.
Poursuivons encore dans la richesse de ce livre dans lequel tout est ordonné comme voulait être ordonné le monde des hérauts. Passionnantes sont les pages qui scrutent le carrière « théorique » et la mise en exergue des quelques figures, comme Nicaise Ladam. L’histoire est aussi écrite par Pierre Couhault à travers une succession de biographies courtes qui lui permettent de mieux comprendre le fonctionnement transfrontières des hérauts, leur hiérarchie, la part de l’écrit dans leur travail, l’arrivée plus ou moins tardive dans le métier. Viennent Glannet, Fuzil ou Bourgogne, dont 16les voyages sont extraordinaires sur seulement douze années d’activités. Et d’autres encore : et qu’est-ce que Plus Oultre alla-t-il faire en septembre 1530 à Jérusalem ? Un autre personnage distinctif participe de cette étude par voie de cumul de parcours singuliers, Liévin Algoet, identifié comme l’auteur de la Généalogie de la maison d‘Autriche conservée à Madrid, mais aussi cartographe. Et cette galerie de portraits inclut ceux qui sont rejetés hors du métier, comme François de Bourgogne, puis ceux qui concrétisent une mutation du métier, comme Caspar Sturm. Par-delà les cas singuliers, Pierre Couhault met en valeur un socle de cette microsociété : des domestiques et des peintres avant tout, ce qui précise l’importance de compétences liées à la faculté de connaître les hommes, leur statut de prestige dans le monde curial ainsi que la maîtrise d’un langage iconique. Et aussi il devine des hommes inquiets : pourquoi sur le tryptique de Nicaise Ladam, le Transi et le memento mori avec la mort tenant une bêche de fossoyeur et désignant l’épitaphe.
L’homme au monde que Dieu a mis
premier que le corps soit soubs lame
doibt faire le salut de l’âme
Car après mort ne a nulz ami.
Et l’épitaphe :
Précogitant que l’homme est serf à pourriture
En ce tableau est mis du corps la protraiture
Auquel Dieu doint que l’âme au ciel repose
[…]
L’an le mois et le jour icy bas par escript
Veuilliez prier por lame au benoist Jesuchrist
L’an mil cinq cents quarante et sept Bien se remembre
Au vingt huitieme jour et vray mois de septembre
Le vray Dieu par sa grace veuille son ame aydier
Sur le plan heuristique, l’étude des écrits comme le Theuerdank est fort bien conduite sur le principe que « la fiction permet de comprendre l’office », Hans Sachs érigeant dans un grand poème le héraut en « figure tutélaire de la vérité, de la morale et de l’intégrité ».
Avec une grande finesse, Pierre Couhault propose un nouvel angle de compréhension de la noblesse, qui tient compte des spécificités, a commencer par celle des royaumes d’Espagne, avec une très bonne 17définition du blason, capital d’honneur, et expression sémiologique d’un lien nécessaire, voire vital à la guerre ; et est valorisée la place des tournois par lesquels les hérauts célèbrent les performances, les mémorisent, voire les classent dans la longue durée, comme il en est dans le Thuernierbuch de Georg Rüxner, de 1530 et 1532. Les hérauts sont des spécialistes de l’héroïcité ; et pour Pierre Couhault il faudrait voir en eux « une conscience vivante » de la chevalerie. Ce qui fait qu’on ne peut pas comprendre sans eux le revival chevaleresque qui est une idéologie sacrificielle dont ils sont les garants qu’elle ne tombe pas dans l’oubli et qui donc vit par eux. Les hérauts sont alors des fixateurs et des communicants de l’identité nobiliaire, travaillant sur le concept de lignage et sur la prégnance obligée de l’ancestralité. Ce qui n’empêche pas que le lien entre hérauderie et chevalerie semble moins vif en Espagne. Et la démonstration est percutante quand il est observé que les hérauts sont moins les manipulateurs d’une clôture de l’ordre de noblesse, que les accompagnateurs des agrégations voulus par le prince !
Le lecteur progressera dans le livre en constatant qu’est résolue la problématique du paradoxe « d’une chose et son contraire » : les hérauts glorifient le roi chevalier et le souverain détenteur d’une majesté. Pierre Couhault décortique le discours héraldique sur le prince chevalier au service de Dieu et de la foi et il discerne à nouveau dans les hérauts des hommes de communication, décrivant, traduisant, éditant, à l’image de Mathieu Vaulchier qui traduit le De Bello germanico de Luis de Ávila y Zúñiga dans lequel Charles Quint est un nouveau César dans la posture du passage du Rubicon, à la fois un empereur miles christianus et un empereur détenteur d’une absolue sacralité, le katéchon paulinien. Et Pierre Couhault, dans une analyse magnifique, insiste sur le concept d’imaginaire composite qui remonterait selon lui à Philippe le Beau : une double imagerie, relevant d’un refus de la fusion et préférant faire cohabiter les identités dans la synchronie. Les hérauts dupliquaient le Prince, démultipliaient son image : « ils agissaient un peu comme les insignes que l’on portait autour de lui et qui caractérisaient son pouvoir » et les funérailles répondaient à une « esthétique de la surenchère » ; la vertu chevaleresque était amplifiée en un effet de miroir ; et pour Charles Quint, jouait aussi la figure de Gédéon, le Gédéon de la Toison d’or figure de violence sacrée superposée à celle d’un prince de magnificence. Ce qui n’empêche pas que, toujours dans la logique de la 18contradiction et donc d’une culture de la complémentarité par voie de négation, les hérauts mettent et remettent la majesté au centre, avec le motif du suzerain antinomique du primus inter pares, juge au-dessus de tout être humain, jus loquens, dans l’exaltation d’une sacralité distinctive élevant le prince en médiateur du divin. Il découle de ceci la distinction de ce qui semble une nécessité de la pensée du xvie siècle, le fait que le vrai ne peut se penser que dans la cohabitation des contraires, que dans la production d’une dualité antinomique. Le héraut polyglotte, savant, prend part lui-même à cette centralité de l’antinomie, dans la mesure où parmi ses rôles, il y a celui de procéder à la proclamation de la guerre et de la paix…
Ce livre, il faut le redire pour conclure, est un livre profond, riche, intelligent, un grand livre, un modèle de thèse d’histoire moderne.
Denis Crouzet
Université Paris-Sorbonne
- Thème CLIL : 3387 -- HISTOIRE -- Renaissance
- ISBN : 978-2-406-10121-5
- EAN : 9782406101215
- ISSN : 2264-4296
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10121-5.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/05/2020
- Langue : Français