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Classiques Garnier

Préface

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Préface

En amont de ce grand livre se dissimule un labeur acharné, herculéen. « Plus oultre » pourrait avoir été la devise de son auteur. Car Pierre Couhault est un historien qui, afin de se fabriquer un capital documentaire, a beaucoup lu sur un objet qui exige la possession dau moins quatre langues, outre le latin, et qui a aussi beaucoup lu dans la sphère des sciences humaines ou sociales, sans toutefois éprouver le besoin de prouver quil pense et conceptualise en fonction de ce que les maîtres à penser pensent. Sa démarche nest pas une démarche visant à aller de procédures modélisatrices à linterprétation via ces procédures ; bien au contraire, ce sont les sources qui font surgir des paradigmes analytiques et qui, dans ce livre, donnent à la démonstration une manière de spontanéité heuristique. Les maîtres à penser sont là, tapis dans lombre, mais ils ne prennent pas le dessus sur lhistoire quécrit Pierre Couhault, ne simposent pas à elle. Il y a là un exemple à suivre.

Mais pas seulement : le grand mérite de Pierre Couhault, cest à partir de loffice darmes, de sêtre imposé le combat avec la difficulté qui rebute nombre dhistoriens : il a fait le choix dune histoire large et longue, il a effectué un choix courageux, exigeant la mobilisation de connaissances bibliographiques immenses qui auraient pu le tétaniser. La prouesse, ici, relève du défi puisque sur un temps long qui court sur plus dun siècle et demi, il a absorbé plusieurs espaces discontinus, les Pays Bas, les royaumes dEspagne, le Saint-Empire, la Franche Comté et lItalie des Habsbourgs. À lheure où bien souvent loptique des thèses est micro-historique et où il est de bon ton de sintéresser, à titre dexemple, à une bataille de boules de neige sur un pont, sur un sujet dont lampleur problématique emporte au fur et à mesure des pages la recherche vers les grands questionnements de la modernité politique, socio-culturelle, diplomatique, est ainsi opéré un dépassement transfrontières : et comme il ne peut pas se passer de faire entrer dans son système heuristique la France et le royaume dAngleterre, il en ressort 12que sur le plan de lEurope chrétienne il écrit une histoire – presque – globale et de longue durée. Un fait rare quil faut saluer et qui donne toute sa force et son originalité à lenquête.

Exemplaire est également la progressivité analytique du livre. La première partie, titrée « le métier de héraut », part en quête tout dabord de ce par quoi le métier darmes existe, la coutume, la cour et les communautés, la distribution de gages ou bienfaits ; puis elle sattache à suivre loffice darmes comme un déroulement de carrière, donc un système intrasociétal ayant ses règles et ses codes mais aussi son empirisme. Enfin est valorisée la relation entre héraut darmes et savoir, à ce quil interprète comme une « fabrique du héraut » lui donnant la figure de lexpert. La seconde partie se centre sur le rôle pivot que les hérauts jouent dans lillustration et la défense de lidentité nobiliaire. Il y est observé que ce groupe de personnages participe dune pérennité voire dun revival des idéaux chevaleresques, que, parallèlement à une idéalité guerrière composée et recomposée, la noblesse trouve dans le discours et les rites activés par les hérauts ou rois darmes une caution de sa prééminence sociale pourtant mise en cause. Ce sont les conditions même dun grand shift qui sont isolées : le héraut, figure romanesque, déstabilisée, fragilisée, se recrée en une manière dadministrateur de la noblesse, et se désenchante donc. Enfin cest le rôle du métier darmes dans le système politique Habsbourg qui est décodé : il y a nécessité du héraut darmes parce que la chevalerie est inhérente à la double composition du cogito et de la personne publique du prince. Car le héraut fait la fama du prince, participe de sa faculté dêtre omniprésent et de cultiver la vertu de magnificence ; il est un agent de la souveraineté et un vecteur de monstration de la sacralité princière, un acteur de sa justice distributive. Il est révélé comme conditionnel même de lactivation du pouvoir du souverain, un acteur décisif dans la naissance de la diplomatie moderne, messager, représentant, personnage pivot en temps de paix comme de guerre, un faire-valoir du pouvoir qui joue à la fois sur le mythe chevaleresque et sur la souveraineté.

Certes en se lançant sur les traces de Maurice Keen et de quelques pionniers, Pierre Couhault est parti à la recherche dun groupe social qui a été longtemps cantonné dans un rôle de producteur de héraldique et son très grand mérite est de lavoir construit en tant objet dhistoire sociale, politique, économique, diplomatique, culturelle voire religieuse, 13mais aussi davoir distingué dans le métier darmes un espace de jonction ou de croisement de forces ou de tensions globales, tensions internes et externes à la noblesse, tensions inhérentes au pouvoir : « cest donc une histoire des hérauts autant que de leur insertion dans la société du xvie siècle qui est ici proposée – et à travers eux, une histoire de cette société et de ses représentations ». Et il ne sest pas agi de présumer que tout pouvait historiquement se comprendre par les hérauts darmes, mais de souligner que « cest en revanche loccasion de montrer comment elle [la société de la Renaissance], peut se révéler dans des personnages en apparence aussi insignifiants et anachroniques que les hérauts ». Si lon va plus loin, lhistoire quécrit Pierre Couhault est élaborée sur le principe de lantinomie : cest par son contraire que lhistoire se signifie et sencode : ainsi la noblesse se comprend par ces hommes qui sont pour la plupart des non-nobles, ainsi lindividu ou le micro groupe dindividu porte en lui des significations qui peuvent permettre de mieux comprendre le champ social élargi dont ils sont parties prenantes ; ainsi encore ceux qui sont des instruments pour le pouvoir souverain produisent des postures ou des positions symboliques de ce pouvoir et de ses évolutions.

Dans le temps des désordres, les héros sont là pour essayer de rattraper lhistoire en projetant le tableau dune noblesse à lenvers de ce quelle devrait être : « le monde des hérauts était donc très différent du rêve ou du mythe quils entretenaient. La conscience franchement scandalisée de limperfection de la vie répondait à la confiance absolue dans lunivers chevaleresque et nobiliaire que convoyaient les mythes de loffice darmes. Une certitude synthétisait le sentiment de corruption du monde et celui du déclin de loffice : la noblesse et les hérauts étaient désormais main dans la main sur la pente fatale ». Mais finalement la dialectique de la crainte et de la sécurisation joue ; car les troubles des Pays-Bas permettent à la hérauderie de se reconceptualiser au sens dune administration de noblesse, dune bureaucratie de noblesse. Ils deviennent les accompagnateurs dune monarchie administrative dont ils sont un des relais dans sa relation, vitale, à lordre de noblesse. Ils participent dune monarchie en Europe au « travail sur elle-même ».

Si lon veut citer une autre des prouesses historiennes de Pierre Couhault, il faut évoquer la liste quil donne des officiers darmes entre 1507 et 1580, dans laquelle surgissent Nicaise Ladam, Jean Francolin, 14Mathieu Vaulchier, et Jean-Michel Cornacchini, Pedro del Bosque, Thomas Isaac, un univers social dont le rôle premier est celui de la communication, orale, gestuelle, livresque, montrant quavec les moyens dont ils disposaient, nobles villes et princes, savaient que la société fonctionnait sur une capacité de mise en scène, de scénographie et que cette capacité ne pouvait pas subir des dérégulations, quelle devait avoir ses codes et ses usages rituels, donc ses professionnels détenteurs des techniques et de connaissances transmises. Et à ce propos il est remarquable de voir combien Charles Quint, conscient de ce que le pouvoir et communication sont indissociables, se montre exigeant, dénonçant les quelques errements ou écarts qui peuvent être commis lors des chapitres de la Toison dor. La hérauderie est un petit monde fondé sur la compétence conditionnelle dune communication efficace : une compétence qui se traduit par « une rhétorique du savoir » qui nest pas seulement compilatrice, mais qui se veut savante à travers la didactique de lArt du blason, la caractérisation cérémonielle, lenseignement de cadre juridiques. Ce que Pierre Couhault démontre, cest quen parallèle de son souci de sappuyer sur des letrados ou des humanistes, sur des chefs dune guerre de plus en plus professionnalisés, la conscience politique de Charles Quint était hautement exigeante, quil voulait que des techniciens assument sa communication, que le désir de formalisme était central parce quil était indissociable dune tension de production du « vrai ». Une véracité qui ne peut être séparée dun ordre du monde ayant une grammaire et donc une syntaxe.

Le lecteur sera encore passionné quand il lira les pages traitant de limmense contradiction qui agitait la scansion historique que les historiens nomment la Renaissance, et qui était sans doute plus consciente quon ne le pense chez les protagonistes. Une scansion saisie comme à la fois un retour à une identité perdue et un mouvement de bonification, à la fois la ressaisie dun connu et une plongée dans un vertige de linédit. À travers les hérauts darmes, se devine le rêve dune société qui serait toute encodée dans des devoirs et des signes dont ils sont eux-mêmes comme les témoins vivants, les conservateurs, par les armes quils portent au-devant de leurs corps, par les gestes quils se doivent daccomplir, par les rituels quils ordonnent, par les paroles quils sont chargés de proclamer, par les usages de guerre et de paix quils mettent en œuvre. Limpression est que la Renaissance des hérauts darmes aurait été comme 15lantithèse de ce qui était vécu, une histoire sans cesse mouvante, oscillante et en quête dajustements, mais aussi accrochée à des permanences et des répétitions. Une antithèse dont Charles Quint lui-même serait le symbole, dans son rêve chevaleresque et dans le croisement de ce rêve avec son attachement à une unité messianique du monde dont il serait le souverain universel, en étant le « très excellent prince scientifficque / Honneste et fricque à louvre deifficque ». Un Charles Quint obsédé par les stratégies de communication, mais qui se refuse pour lui-même à toute transparence, qui feint et cache sa pensée. Une permanence aussi qui se traduit dans lobsession des reconstructions mythique des hérauts darmes remontant à Alexandre, Scipion lafricain, César, etc., mais qui enclenche une restabilisation administrative dans la seconde moitié du xvie siècle. Le développement qui traite lordo/taxis est remarquable : Pour Aragon, selon Pierre Couhault

tout est susceptible dêtre ordonné en degrés de noblesse, les animaux, les couleurs, les armes, et par conséquent les hommes, puisque, dans sa théorie, les armes sont limage de la valeur de lhomme qui les porte… cest la logique de lordo latin et de la taxis grecque qui est ici pleinement réalisée : chaque réalité – humaine, naturelle ou intellectuelle – est affectée dune dignité plus ou moins grande, qui linsère dans une échelle verticale complexe, allant du parfaitement ignoble au parfaitement noble : déplacer un élément, cest mettre en péril lensemble de léchelle. On saisit alors la hantise des hérauts de voir les privilèges honorifiques des grands accaparés par les moins grands : ces derniers introduisaient de la confusion dans lordre idéal de la société.

Face à cette hantise de leffritement, le papier devient une force de stabilité et essentielle et apparaît le certificat. Cest un monde en réalité traumatisé par le changement qui surgit du travail du héraut et de ses évolutions. Un monde qui cherche à se maintenir mais qui, pour cette raison, est en quête de nouveaux instruments.

Poursuivons encore dans la richesse de ce livre dans lequel tout est ordonné comme voulait être ordonné le monde des hérauts. Passionnantes sont les pages qui scrutent le carrière « théorique » et la mise en exergue des quelques figures, comme Nicaise Ladam. Lhistoire est aussi écrite par Pierre Couhault à travers une succession de biographies courtes qui lui permettent de mieux comprendre le fonctionnement transfrontières des hérauts, leur hiérarchie, la part de lécrit dans leur travail, larrivée plus ou moins tardive dans le métier. Viennent Glannet, Fuzil ou Bourgogne, dont 16les voyages sont extraordinaires sur seulement douze années dactivités. Et dautres encore : et quest-ce que Plus Oultre alla-t-il faire en septembre 1530 à Jérusalem ? Un autre personnage distinctif participe de cette étude par voie de cumul de parcours singuliers, Liévin Algoet, identifié comme lauteur de la Généalogie de la maison dAutriche conservée à Madrid, mais aussi cartographe. Et cette galerie de portraits inclut ceux qui sont rejetés hors du métier, comme François de Bourgogne, puis ceux qui concrétisent une mutation du métier, comme Caspar Sturm. Par-delà les cas singuliers, Pierre Couhault met en valeur un socle de cette microsociété : des domestiques et des peintres avant tout, ce qui précise limportance de compétences liées à la faculté de connaître les hommes, leur statut de prestige dans le monde curial ainsi que la maîtrise dun langage iconique. Et aussi il devine des hommes inquiets : pourquoi sur le tryptique de Nicaise Ladam, le Transi et le memento mori avec la mort tenant une bêche de fossoyeur et désignant lépitaphe.

Lhomme au monde que Dieu a mis

premier que le corps soit soubs lame

doibt faire le salut de lâme

Car après mort ne a nulz ami.

Et lépitaphe :

Précogitant que lhomme est serf à pourriture

En ce tableau est mis du corps la protraiture

Auquel Dieu doint que lâme au ciel repose

[]

Lan le mois et le jour icy bas par escript

Veuilliez prier por lame au benoist Jesuchrist

Lan mil cinq cents quarante et sept Bien se remembre

Au vingt huitieme jour et vray mois de septembre

Le vray Dieu par sa grace veuille son ame aydier

Sur le plan heuristique, létude des écrits comme le Theuerdank est fort bien conduite sur le principe que « la fiction permet de comprendre loffice », Hans Sachs érigeant dans un grand poème le héraut en « figure tutélaire de la vérité, de la morale et de lintégrité ».

Avec une grande finesse, Pierre Couhault propose un nouvel angle de compréhension de la noblesse, qui tient compte des spécificités, a commencer par celle des royaumes dEspagne, avec une très bonne 17définition du blason, capital dhonneur, et expression sémiologique dun lien nécessaire, voire vital à la guerre ; et est valorisée la place des tournois par lesquels les hérauts célèbrent les performances, les mémorisent, voire les classent dans la longue durée, comme il en est dans le Thuernierbuch de Georg Rüxner, de 1530 et 1532. Les hérauts sont des spécialistes de lhéroïcité ; et pour Pierre Couhault il faudrait voir en eux « une conscience vivante » de la chevalerie. Ce qui fait quon ne peut pas comprendre sans eux le revival chevaleresque qui est une idéologie sacrificielle dont ils sont les garants quelle ne tombe pas dans loubli et qui donc vit par eux. Les hérauts sont alors des fixateurs et des communicants de lidentité nobiliaire, travaillant sur le concept de lignage et sur la prégnance obligée de lancestralité. Ce qui nempêche pas que le lien entre hérauderie et chevalerie semble moins vif en Espagne. Et la démonstration est percutante quand il est observé que les hérauts sont moins les manipulateurs dune clôture de lordre de noblesse, que les accompagnateurs des agrégations voulus par le prince !

Le lecteur progressera dans le livre en constatant quest résolue la problématique du paradoxe « dune chose et son contraire » : les hérauts glorifient le roi chevalier et le souverain détenteur dune majesté. Pierre Couhault décortique le discours héraldique sur le prince chevalier au service de Dieu et de la foi et il discerne à nouveau dans les hérauts des hommes de communication, décrivant, traduisant, éditant, à limage de Mathieu Vaulchier qui traduit le De Bello germanico de Luis de Ávila y Zúñiga dans lequel Charles Quint est un nouveau César dans la posture du passage du Rubicon, à la fois un empereur miles christianus et un empereur détenteur dune absolue sacralité, le katéchon paulinien. Et Pierre Couhault, dans une analyse magnifique, insiste sur le concept dimaginaire composite qui remonterait selon lui à Philippe le Beau : une double imagerie, relevant dun refus de la fusion et préférant faire cohabiter les identités dans la synchronie. Les hérauts dupliquaient le Prince, démultipliaient son image : « ils agissaient un peu comme les insignes que lon portait autour de lui et qui caractérisaient son pouvoir » et les funérailles répondaient à une « esthétique de la surenchère » ; la vertu chevaleresque était amplifiée en un effet de miroir ; et pour Charles Quint, jouait aussi la figure de Gédéon, le Gédéon de la Toison dor figure de violence sacrée superposée à celle dun prince de magnificence. Ce qui nempêche pas que, toujours dans la logique de la 18contradiction et donc dune culture de la complémentarité par voie de négation, les hérauts mettent et remettent la majesté au centre, avec le motif du suzerain antinomique du primus inter pares, juge au-dessus de tout être humain, jus loquens, dans lexaltation dune sacralité distinctive élevant le prince en médiateur du divin. Il découle de ceci la distinction de ce qui semble une nécessité de la pensée du xvie siècle, le fait que le vrai ne peut se penser que dans la cohabitation des contraires, que dans la production dune dualité antinomique. Le héraut polyglotte, savant, prend part lui-même à cette centralité de lantinomie, dans la mesure où parmi ses rôles, il y a celui de procéder à la proclamation de la guerre et de la paix…

Ce livre, il faut le redire pour conclure, est un livre profond, riche, intelligent, un grand livre, un modèle de thèse dhistoire moderne.

Denis Crouzet

Université Paris-Sorbonne