Annexe n° 12 À la mémoire de Henri Barbusse, Regards, n° 86, septembre 1935 et Europe, 15 octobre 1935
- Publication type: Book chapter
- Book: L’Esprit et le Feu. Correspondance (1917-1935)
- Pages: 447 to 448
- Collection: Library of Twentieth-Century Literature, n° 43
Annexe no 12
À la mémoire de Henri Barbusse,
Regards, no 86, septembre 1935
et Europe, 15 octobre 1935
À la mémoire de Henri Barbusse
Une grande voix se tait, Henri Barbusse
Il y a un mois, le 23 juillet, je rencontrais Barbusse à Varsovie. Je revenais de Moscou. Il s’y rendait. Il était plein de joie. Il rayonnait du magnifique réveil du peuple de Paris, à la fête du 14 juillet, à laquelle il assistait, et du court voyage qu’il allait faire (il ne comptait rester qu’une quinzaine) dans cette U.R.S.S. qui était pour lui une terre promise, et où il est maintenant resté pour l’éternité. Jamais, depuis que je le connaissais, je ne l’avais vu si joyeux et si bien portant. Il paraissait rajeuni. Il le sentait et il le disait. Des soins dévoués, une stricte discipline sur soi-même qui avait eu la force de s’interdire de fumer, lui avaient rendu des énergies nouvelles. Il en a sans doute abusé.
Jamais il n’avait économisé sa vie. Depuis la fin de la guerre, son corps était miné par la maladie, et que n’en a-t-il fait ! à quelles épuisantes fatigues ne l’a-t-il pas plié ! en quelles régions du globe ne l’a-t-il pas porté, ce long et maigre corps de chevalier errant, voûté sous le poids de l’armure, promenant par tout l’univers sa croisade inlassable contre l’oppression sociale, contre l’impérialisme, le fascisme et la guerre ! Atteint moi-même du même mal1, mais plus âgé et moins fort, je le voyais avec émerveillement arriver, dans ma retraite de Suisse où j’agis immobile 448(Sedens ago), des terres les plus lointaines, jusque de l’Extrême-Orient, ou partir en campagne pour le Congrès d’Amsterdam, où ceux qui le voyaient monter à la tribune pensaient avec effroi : « Cet homme va mourir… » Il parlait cependant, avec force et clarté ; il portait jusqu’au bout sur ses épaules courbées, mais qui ne ployaient point, son écrasante charge de président des débats et le Congrès tout entier. Et pendant de longs mois, le Congrès terminé, il continuait d’organiser l’œuvre ébauchée, de faire passer en actes les résolutions, de semer par tous les peuples le message du combat contre la guerre impérialiste.
Ce n’est pas ici le moment de parler de l’œuvre littéraire de ce grand écrivain à son chevet de mort, le temps nous manque pour nous y arrêter. Mais, en ma mémoire, s’évoque son livre capital, celui qui demeurera le sommet de son œuvre, Le Feu, jailli des tranchées sanglantes et boueuses de 1916, et je suis frappé de la vigueur et de la lucidité avec lesquelles sont affirmés déjà les principes essentiels sur lesquels allait se dérouler l’action de Barbusse, pendant les vingt années qu’il lui restait à vivre : la révélation, comme il écrit, de la grande réalité ; la découverte faite par le « poilu » de Picardie que la vraie différence qui sépare les hommes et qui les fait s’affronter en ennemis, n’est pas celle entre races, c’est celle entre classes, c’est celle, entre ceux qui sont exploités – la volonté passionnée d’unir les prolétaires de tous les pays contre les profiteurs et les asservisseurs de tous les pays. Depuis cette minute où Barbusse a reçu cette révélation, dans le sang et la douleur, jamais il n’a plus cessé de combattre pour elle. Jamais il n’a dévié de cette ligne essentielle. Et il a eu la joie de voir le puissant mouvement qu’il avait déclenché, grossir comme un fleuve, des affluents de toute la terre.
Il a eu cette autre joie d’assister, avant de mourir, aux premières assises du VIIe Congrès du Comintern, où vient de s’affirmer, avec un éclat triomphal, la victoire de l’Internationale communiste, dont il était un soldat. Et quelle consécration à cette vie de combat et de foi, que de tomber au pied de la muraille du Kremlin, près du maître Lénine, parmi les glorieux morts qui montent la garde héroïque autour de celui en qui s’incarne la Révolution mondiale et prolétarienne !
Villeneuve, 30 août 1935.
Romain Rolland.
1 Tous deux souffraient d’insuffisance pulmonaire. Une tuberculose fibreuse a été diagnostiquée chez Rolland en 1919 (Rolland, p. 254). Barbusse a fait un séjour au sanatorium de Leysin en 1912 ; il souffre régulièrement de bronchites ou d’emphysème et meurt à Moscou, en 1935, d’une pneumopathie.
- CLIL theme: 3436 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques
- ISBN: 978-2-406-14178-5
- EAN: 9782406141785
- ISSN: 2258-8833
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14178-5.p.0447
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-31-2023
- Language: French