Annexe VI Document – Jouvet comédien selon Bernard Dort
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Art du théâtre. Tome I. Le métier de comédien
- Pages : 427 à 432
- Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 25
Annexe VI
Document – Jouvet comédien
selon Bernard Dort
Extrait de l’article de Bernard Dort « Sur deux comédiens : Louis Jouvet et Jean Vilar1 »
Sans doute est-ce Louis Jouvet qui, en Arnolphe, dans L’École des femmes, me fit, le premier, prendre la mesure de ce que peut être et faire un grand acteur. Certes, je connaissais Louis Jouvet par le cinéma. Du clergyman libidineux du Drôle de drame au professeur du Conservatoire d’Entrée des artistes (un rôle qu’il jouait aussi dans la vie) en passant par le pittoresque compagnon d’Arletty dans Hôtel du Nord et l’aristocrate décavé des Bas-fonds… Il était une silhouette un peu trop familière des films français. Une sorte d’automate de haute précision, de machine à débiter des mots d’auteur, presque indifféremment, qu’ils soient signés Jacques Prévert ou Henri Jeanson. Je n’en attendais donc guère de surprise : au théâtre aussi Jouvet allait être Jouvet, identique sous tous les déguisements, le geste rare, la réplique prompte, l’œil s’allumant par éclairs mesurés, toujours tranquille et narquois. Je lui préférais, de loin, Michel Simon dans Boudu sauvé des eaux, bien sûr, mais même dans La Fin du jour : lui, au moins, il prenait des risques, il se compromettait, larmes et sueurs comprises, dans ses personnages et ne les manipulait pas du bout des doigts comme Jouvet me paraissait s’en contenter. Enfin, ni la reprise d’Ondine, ni la brève présentation d’une calamiteuse Annonce faite à Marie (curieux que le catholique Jouvet ait à ce point raté cette pièce de Claudel !) où l’Anne Vercors de Jouvet, composé comme un Saint Joseph de livre de messe (jusqu’à sa barbe qui paraissait postiche…) frôlait la caricature, ne m’avaient appris grand-chose sur l’acteur 428Jouvet. : elles m’avaient seulement permis d’entendre vraiment sa voix, plus modulée, plus charnelle aussi, sur la scène que dans les films – je dirais une voix de violoncelle si l’expression n’était un cliché, mais dans son cas, elle retrouvait un sens littéral (avec aussi le sentimentalisme et la virtuosité ostentatoire que permet voire qu’appelle cet instrument jouant en soliste).
Avec L’École des femmes, tout change : certes, Jouvet y jouait encore sur la mécanique, sur le pantin. Ce vieillard emperruqué, à tête de clown, couvert de rubans et de fanfreluches, il nous le présentait, d’emblée, comme une marionnette. Mais cette marionnette était bouffie de satisfaction à interpréter son grand personnage : celui d’Arnolphe, précisément, qui croit avoir mis tous les atouts de son côté et qui affiche son assurance, non sans quelque excès, à la manière d’un comédien de second rang qui jouerait un roi de tragédie (peut-être était-ce ainsi que Molière jouait Nicomède ?) : avec des rengorgements nobles, des complaisances pour ses propres formules et ses propres aptitudes, des rires de dédain, voire de mépris, à l’égard des autres qui sonnaient haut, trop haut pour le diapason d’un tuteur. Puis progressivement la marionnette se défaisait, par sursauts, et les rires se figeaient en de longs, douloureux et burlesques hoquets. Arnolphe commençait à transpirer : la sueur coulait sur son visage de parade, en délayant le blanc et le rouge – et Jouvet de tirer de dessous ses chausses un grand mouchoir blanc, de se tamponner le visage, de le passer sous sa perruque. Il se tâtait même sur tout le corps, en dérangeant ses vêtements de parade, comme pour s’assurer qu’il existait encore, qu’il était toujours celui qu’il croyait être. Du reste, le spectateur lui non plus, ne savait plus très bien à qui, d’Arnolphe triomphant ou d’Arnolphe déconfit, il avait affaire, à moins que ce ne soit à Jouvet lui-même assistant à la déroute de son propre personnage… Il y avait là quelque chose de proprement vertigineux. Non seulement une oscillation, un va-et-vient continuel entre le tragique et le comique, entre le pathétique et le burlesque, mais encore un perpétuel échange entre le héros et l’acteur, entre le passé et le présent, le texte et le corps, la maîtrise et l’abandon. Cela ne tenait pas qu’à la conception du personnage en tant que castrateur-castré. J’ai vu l’Arnolphe de Pierre Dux dans L’École des femmes montée par Jean-Paul Roussillon à la Comédie-Française : il venait, pour ce qui est de l’intelligence du personnage, en droite ligne 429de celui de Jouvet. Pierre Dux prenait aussi Arnolphe au sérieux : il n’en faisait pas d’emblée un grotesque, le barbon trompé. Il essayait même de conserver à Arnolphe une ambiguïté : c’était un tyran (Roussillon ne suggérait-il pas qu’Arnolphe aurait pu être, ou devenir, quelqu’un dans le genre d’Hitler !), mais un tyran sincère. Pourtant, théâtralement, cet Arnolphe ne fonctionnait pas. Il restait plat et gris. On avait du mal à s’intéresser à ce petit dictateur domestique. Sa volonté de puissance, comme son délabrement final me laissèrent de glace. Pierre Dux tirait L’École des femmes vers le drame bourgeois. Jouvet, au contraire, jouait sur les dimensions, sur les virtualités théâtrales du personnage. Et sur son propre rapport, à lui qui était une vedette, une figure dont les manières et les tics étaient connus de tous, avec des personnages du xviie siècle. Ici, il ne suffisait plus de parler d’interprétation. L’Arnolphe de Jouvet n’était pas ceci ou cela : un bouffon ou un bourgeois, un tyran ou une victime, un comique ou un tragique. Il était tout ensemble, plus autre chose – plus l’acteur Jouvet se jouant lui-même dans un rôle où, sans doute, l’acteur et l’auteur Molière s’était aussi joué lui-même, à la fois époux trompé, père abusif et tragédien raté.
Dans cette École des femmes, sur la scène de l’Athénée, tout au long de cette mise à nu (qui était aussi une mise à mort) d’Arnolphe-Jouvet, rythmée par l’ouverture et la fermeture du petit jardin sur chariots roulants qu’avait peint, sur les indications de Jouvet, Christian Bérard, avait lieu, pour nous, devant nos yeux, quelque chose qui n’aurait pu se produire nulle part ailleurs qu’au théâtre : non la construction d’un personnage à partir d’un texte, mais un jeu multiple, fascinant, entre un acteur, son image et les mille et une virtualités d’un personnage. On ne voyait pas l’Arnolphe de Molière joué par Jouvet ; on le saisissait en quelque sorte de tous les côtés à la fois. Et on s’en trouvait submergé – sans perdre toutefois le sentiment de notre distance à son égard : un sentiment qui pouvait aller jusqu’à la répulsion.
Je retrouvai le même plaisir et la même répulsion au Tartuffe de Jouvet (je n’ai malheureusement pas vu son Dom Juan). Je sais : la conception que Jouvet se faisait du personnage était celle d’un Tartuffe sincère, d’un vrai dévot trahi par sa chair et par ses ambitions, bref d’un Tartuffe existentiel (nous étions en 1950 : Sartre régnait encore sans conteste et Jouvet allait, peu après, monter – plus semble-t-il par 430estime pour Sartre que par admiration pour l’œuvre Le Diable et le Bon Dieu). Mais à cette conception, le Tartuffe de Jouvet ne pouvait, en aucune manière, se réduire. Il était bien plus que cela : le comédien, de nouveau, l’emportait sur l’interprète, il montrait certes, un Tartuffe sincère, mais le montrant, le jouant ainsi, il jetait un doute sur cette sincérité. Celle-ci n’était plus la vérité de Tartuffe. Elle entrait aussi dans son jeu. Jouvet jouait insincèrement (du reste, comment faire autrement ?) un Tartuffe sincère. L’acteur se délectait à dire, à détailler les discours de Tartuffe à Elmire. Ils y gagnaient la dimension inattendue d’une idéologie religieuse qui parlait par la bouche de Tartuffe, plutôt que celui-ci n’en employait, hypocritement, la terminologie. Et la liberté du comédien s’accroissait de ce qu’elle nous faisait voir Tartuffe pris à son propre piège (au piège aussi du langage de l’époque). Ne voyons là-dedans nul cabotinage – au moins au sens péjoratif du mot – ni l’étalage d’une supériorité un peu trop histrionique d’un acteur qui sait sur le personnage qui ne sait pas, mais, de nouveau, ce jeu multiple où acteur et personnage se prêtent assistance – voire se compromettent. Car parfois, aussi, celui-ci semblait prendre le pas sur celui-là. Jouvet ne risquait-il pas de demeurer prisonnier de Tartuffe ? Entre eux, s’instaurait une sorte de lutte pour la vie (ce qui veut dire aussi sous peine de mort). Je n’irai pas jusqu’à dire que Jouvet transformât Tartuffe en Kean. Un tel combat n’avait rien de romantique. Il ne boursoufflait pas le jeu. Au contraire : il lui donnait comme un espace plus large où se déployer. Il creusait, au cœur de la représentation même et de son enracinement dans le corps du comédien, un vertige proprement théâtral sur la possibilité sinon d’être Tartuffe du moins de jouer effectivement le rôle de Tartuffe, hier et aujourd’hui, au milieu d’une solide famille bourgeoise, évoquée avec un luxe qui n’avait rien d’ostentatoire (les décors de Braque y étaient pour beaucoup : ils se réduisaient pourtant à trois parois de couleur).
Sans doute était-ce cela – cette relation de travail, et de jeu, à la fois claire et obscure, entre l’acteur et le personnage – que Jouvet, qui venait de mettre en répétition une adaptation, par Pierre Bost, de La Puissance et la Gloire de Graham Greene, s’efforçait de formuler dans sa lettre à Pierre Renoir, datée du 10 août 1951, qui n’arrivera à son destinataire qu’après la mort de Louis Jouvet, le 14 août 1951.
431J’ai commencé à mettre en scène le I – sans pouvoir encore répéter moi-même – car, comme tu l’as senti, c’est un rôle difficile et je ne sais pas par quel côté il faut le prendre. – Ce n’est pas du tout du théâtre habituel… À part quelques passages, le dialogue a un pathétique froid, presque impossible à ressentir en soi-même en le jouant sans « boursouffler ». – Je pense à Mérimée – je pense à un théâtre objectif, descriptif. – un mélodrame dont l’exécution serait démonstrative sans participation – (je veux dire la participation habituelle du comédien qui cherche à « incarner » le personnage.)
Il me semble que le secret ici est plus que jamais de témoigner sans prendre à son compte – de décrire pour le spectateur. – Il y a dans ces dialogues un peu d’un art en parties doubles, comme on dit en comptabilité – qui est commun avec le cinéma. – C’est un théâtre froid et démonstratif – épique – en ce sens qu’il raconte plus qu’il n’essaie de faire communier dans un même sentiment l’acteur et le spectateur…
D’après cette manière de voir, la distribution est très particulière et appelle plus pour les comédiens une représentation physique qu’une scène de sensibilité, – que des vertus habituelles d’exécution. – L’art de jouer ici devient différent. – La vérité du jeu change. – À part quelques passages assez courts, ce dialogue ne peut se jouer ni dans un mouvement ou un rythme – ni dans une situation, – ni l’un ni l’autre ne sont nécessaires au contraire. – Le ton et le souci de décrire des personnages est prédominant. – À aucun moment il n’y a cette « nécessité », cette précipitation qui emporte acteurs et spectateurs…
Autrement dit – le comédien doit faire, et dire, mais sans chercher une incarnation, un état d’âme total. – Il doit garder par-dessus tout le souci d’une composition lucide, explicative et détachée de lui. On approche ici à un jeu un peu abstrait.
Est-ce que je me trompe ?
Et tout ceci est bien difficile à dire. Il y a là un peu de ce que Brecht appelle le « théâtre d’aliénation », le théâtre non pathétique dont le souci est bien plus de susciter un jugement, une appréciation, une réaction dans l’esprit du spectateur et donc de l’« engager » dans l’histoire, plutôt que de le porter, de le faire participer, et communier avec les sentiments et les sensations que les acteurs expriment (et pour leur compte) dans un paroxysme, où acteurs et spectateurs finissent par vivre à l’unisson. Dans ce dernier cas, le spectateur a perdu toute faculté de jugement et son esprit escamoté au profit de sa sensibilité… n’apprécie plus, ne voit plus, ne juge plus et ne saurait avoir aucune participation… aux idées – aux thèmes de l’œuvre.
Excuse-moi de te dire tout cela, mais je tâche d’y voir clair.
Le point délicat est de savoir si le spectateur suivra…
Jusqu’ici le texte est d’un intérêt réel et sans un mot de trop…
Enfin je suis impatient et angoissé2.
432S’il est singulier que, à un moment où il se préparait à monter une pièce délibérément catholique, centrée sur un personnage de prêtre (ivrogne, il est vrai), Jouvet se tourne vers Brecht – un Brecht alors presque inconnu –, il est encore plus remarquable que Jouvet ait formulé ainsi, près de vingt ans à l’avance, l’ambition majeure de l’acteur aujourd’hui : sa transformation, de simple interprète de personnages définis une fois pour toutes, en un comédien qui aurait, au-delà de l’incarnation du personnage, la charge du récit théâtral.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12868-7
- EAN : 9782406128687
- ISSN : 2275-2978
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12868-7.p.0427
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/06/2022
- Langue : Français