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Classiques Garnier

Annexe VI Document – Jouvet comédien selon Bernard Dort

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : L’Art du théâtre. Tome I. Le métier de comédien
  • Pages : 427 à 432
  • Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 25
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406128687
  • ISBN : 978-2-406-12868-7
  • ISSN : 2275-2978
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12868-7.p.0427
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/06/2022
  • Langue : Français
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Annexe VI

Document – Jouvet comédien
selon Bernard Dort

Extrait de larticle de Bernard Dort « Sur deux comédiens : Louis Jouvet et Jean Vilar1 »

Sans doute est-ce Louis Jouvet qui, en Arnolphe, dans LÉcole des femmes, me fit, le premier, prendre la mesure de ce que peut être et faire un grand acteur. Certes, je connaissais Louis Jouvet par le cinéma. Du clergyman libidineux du Drôle de drame au professeur du Conservatoire dEntrée des artistes (un rôle quil jouait aussi dans la vie) en passant par le pittoresque compagnon dArletty dans Hôtel du Nord et laristocrate décavé des Bas-fonds… Il était une silhouette un peu trop familière des films français. Une sorte dautomate de haute précision, de machine à débiter des mots dauteur, presque indifféremment, quils soient signés Jacques Prévert ou Henri Jeanson. Je nen attendais donc guère de surprise : au théâtre aussi Jouvet allait être Jouvet, identique sous tous les déguisements, le geste rare, la réplique prompte, lœil sallumant par éclairs mesurés, toujours tranquille et narquois. Je lui préférais, de loin, Michel Simon dans Boudu sauvé des eaux, bien sûr, mais même dans La Fin du jour : lui, au moins, il prenait des risques, il se compromettait, larmes et sueurs comprises, dans ses personnages et ne les manipulait pas du bout des doigts comme Jouvet me paraissait sen contenter. Enfin, ni la reprise dOndine, ni la brève présentation dune calamiteuse Annonce faite à Marie (curieux que le catholique Jouvet ait à ce point raté cette pièce de Claudel !) où lAnne Vercors de Jouvet, composé comme un Saint Joseph de livre de messe (jusquà sa barbe qui paraissait postiche…) frôlait la caricature, ne mavaient appris grand-chose sur lacteur 428Jouvet. : elles mavaient seulement permis dentendre vraiment sa voix, plus modulée, plus charnelle aussi, sur la scène que dans les films – je dirais une voix de violoncelle si lexpression nétait un cliché, mais dans son cas, elle retrouvait un sens littéral (avec aussi le sentimentalisme et la virtuosité ostentatoire que permet voire quappelle cet instrument jouant en soliste).

Avec LÉcole des femmes, tout change : certes, Jouvet y jouait encore sur la mécanique, sur le pantin. Ce vieillard emperruqué, à tête de clown, couvert de rubans et de fanfreluches, il nous le présentait, demblée, comme une marionnette. Mais cette marionnette était bouffie de satisfaction à interpréter son grand personnage : celui dArnolphe, précisément, qui croit avoir mis tous les atouts de son côté et qui affiche son assurance, non sans quelque excès, à la manière dun comédien de second rang qui jouerait un roi de tragédie (peut-être était-ce ainsi que Molière jouait Nicomède ?) : avec des rengorgements nobles, des complaisances pour ses propres formules et ses propres aptitudes, des rires de dédain, voire de mépris, à légard des autres qui sonnaient haut, trop haut pour le diapason dun tuteur. Puis progressivement la marionnette se défaisait, par sursauts, et les rires se figeaient en de longs, douloureux et burlesques hoquets. Arnolphe commençait à transpirer : la sueur coulait sur son visage de parade, en délayant le blanc et le rouge – et Jouvet de tirer de dessous ses chausses un grand mouchoir blanc, de se tamponner le visage, de le passer sous sa perruque. Il se tâtait même sur tout le corps, en dérangeant ses vêtements de parade, comme pour sassurer quil existait encore, quil était toujours celui quil croyait être. Du reste, le spectateur lui non plus, ne savait plus très bien à qui, dArnolphe triomphant ou dArnolphe déconfit, il avait affaire, à moins que ce ne soit à Jouvet lui-même assistant à la déroute de son propre personnage… Il y avait là quelque chose de proprement vertigineux. Non seulement une oscillation, un va-et-vient continuel entre le tragique et le comique, entre le pathétique et le burlesque, mais encore un perpétuel échange entre le héros et lacteur, entre le passé et le présent, le texte et le corps, la maîtrise et labandon. Cela ne tenait pas quà la conception du personnage en tant que castrateur-castré. Jai vu lArnolphe de Pierre Dux dans LÉcole des femmes montée par Jean-Paul Roussillon à la Comédie-Française : il venait, pour ce qui est de lintelligence du personnage, en droite ligne 429de celui de Jouvet. Pierre Dux prenait aussi Arnolphe au sérieux : il nen faisait pas demblée un grotesque, le barbon trompé. Il essayait même de conserver à Arnolphe une ambiguïté : cétait un tyran (Roussillon ne suggérait-il pas quArnolphe aurait pu être, ou devenir, quelquun dans le genre dHitler !), mais un tyran sincère. Pourtant, théâtralement, cet Arnolphe ne fonctionnait pas. Il restait plat et gris. On avait du mal à sintéresser à ce petit dictateur domestique. Sa volonté de puissance, comme son délabrement final me laissèrent de glace. Pierre Dux tirait LÉcole des femmes vers le drame bourgeois. Jouvet, au contraire, jouait sur les dimensions, sur les virtualités théâtrales du personnage. Et sur son propre rapport, à lui qui était une vedette, une figure dont les manières et les tics étaient connus de tous, avec des personnages du xviie siècle. Ici, il ne suffisait plus de parler dinterprétation. LArnolphe de Jouvet nétait pas ceci ou cela : un bouffon ou un bourgeois, un tyran ou une victime, un comique ou un tragique. Il était tout ensemble, plus autre chose – plus lacteur Jouvet se jouant lui-même dans un rôle où, sans doute, lacteur et lauteur Molière sétait aussi joué lui-même, à la fois époux trompé, père abusif et tragédien raté.

Dans cette École des femmes, sur la scène de lAthénée, tout au long de cette mise à nu (qui était aussi une mise à mort) dArnolphe-Jouvet, rythmée par louverture et la fermeture du petit jardin sur chariots roulants quavait peint, sur les indications de Jouvet, Christian Bérard, avait lieu, pour nous, devant nos yeux, quelque chose qui naurait pu se produire nulle part ailleurs quau théâtre : non la construction dun personnage à partir dun texte, mais un jeu multiple, fascinant, entre un acteur, son image et les mille et une virtualités dun personnage. On ne voyait pas lArnolphe de Molière joué par Jouvet ; on le saisissait en quelque sorte de tous les côtés à la fois. Et on sen trouvait submergé – sans perdre toutefois le sentiment de notre distance à son égard : un sentiment qui pouvait aller jusquà la répulsion.

Je retrouvai le même plaisir et la même répulsion au Tartuffe de Jouvet (je nai malheureusement pas vu son Dom Juan). Je sais : la conception que Jouvet se faisait du personnage était celle dun Tartuffe sincère, dun vrai dévot trahi par sa chair et par ses ambitions, bref dun Tartuffe existentiel (nous étions en 1950 : Sartre régnait encore sans conteste et Jouvet allait, peu après, monter – plus semble-t-il par 430estime pour Sartre que par admiration pour lœuvre Le Diable et le Bon Dieu). Mais à cette conception, le Tartuffe de Jouvet ne pouvait, en aucune manière, se réduire. Il était bien plus que cela : le comédien, de nouveau, lemportait sur linterprète, il montrait certes, un Tartuffe sincère, mais le montrant, le jouant ainsi, il jetait un doute sur cette sincérité. Celle-ci nétait plus la vérité de Tartuffe. Elle entrait aussi dans son jeu. Jouvet jouait insincèrement (du reste, comment faire autrement ?) un Tartuffe sincère. Lacteur se délectait à dire, à détailler les discours de Tartuffe à Elmire. Ils y gagnaient la dimension inattendue dune idéologie religieuse qui parlait par la bouche de Tartuffe, plutôt que celui-ci nen employait, hypocritement, la terminologie. Et la liberté du comédien saccroissait de ce quelle nous faisait voir Tartuffe pris à son propre piège (au piège aussi du langage de lépoque). Ne voyons là-dedans nul cabotinage – au moins au sens péjoratif du mot – ni létalage dune supériorité un peu trop histrionique dun acteur qui sait sur le personnage qui ne sait pas, mais, de nouveau, ce jeu multiple où acteur et personnage se prêtent assistance – voire se compromettent. Car parfois, aussi, celui-ci semblait prendre le pas sur celui-là. Jouvet ne risquait-il pas de demeurer prisonnier de Tartuffe ? Entre eux, sinstaurait une sorte de lutte pour la vie (ce qui veut dire aussi sous peine de mort). Je nirai pas jusquà dire que Jouvet transformât Tartuffe en Kean. Un tel combat navait rien de romantique. Il ne boursoufflait pas le jeu. Au contraire : il lui donnait comme un espace plus large où se déployer. Il creusait, au cœur de la représentation même et de son enracinement dans le corps du comédien, un vertige proprement théâtral sur la possibilité sinon dêtre Tartuffe du moins de jouer effectivement le rôle de Tartuffe, hier et aujourdhui, au milieu dune solide famille bourgeoise, évoquée avec un luxe qui navait rien dostentatoire (les décors de Braque y étaient pour beaucoup : ils se réduisaient pourtant à trois parois de couleur).

Sans doute était-ce cela – cette relation de travail, et de jeu, à la fois claire et obscure, entre lacteur et le personnage – que Jouvet, qui venait de mettre en répétition une adaptation, par Pierre Bost, de La Puissance et la Gloire de Graham Greene, sefforçait de formuler dans sa lettre à Pierre Renoir, datée du 10 août 1951, qui narrivera à son destinataire quaprès la mort de Louis Jouvet, le 14 août 1951.

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Jai commencé à mettre en scène le I – sans pouvoir encore répéter moi-même – car, comme tu las senti, cest un rôle difficile et je ne sais pas par quel côté il faut le prendre. – Ce nest pas du tout du théâtre habituel… À part quelques passages, le dialogue a un pathétique froid, presque impossible à ressentir en soi-même en le jouant sans « boursouffler ». – Je pense à Mérimée – je pense à un théâtre objectif, descriptif. – un mélodrame dont lexécution serait démonstrative sans participation – (je veux dire la participation habituelle du comédien qui cherche à « incarner » le personnage.)

Il me semble que le secret ici est plus que jamais de témoigner sans prendre à son compte – de décrire pour le spectateur. – Il y a dans ces dialogues un peu dun art en parties doubles, comme on dit en comptabilité – qui est commun avec le cinéma. – Cest un théâtre froid et démonstratif – épique – en ce sens quil raconte plus quil nessaie de faire communier dans un même sentiment lacteur et le spectateur…

Daprès cette manière de voir, la distribution est très particulière et appelle plus pour les comédiens une représentation physique quune scène de sensibilité, – que des vertus habituelles dexécution. – Lart de jouer ici devient différent. – La vérité du jeu change. – À part quelques passages assez courts, ce dialogue ne peut se jouer ni dans un mouvement ou un rythme – ni dans une situation, – ni lun ni lautre ne sont nécessaires au contraire. – Le ton et le souci de décrire des personnages est prédominant. – À aucun moment il ny a cette « nécessité », cette précipitation qui emporte acteurs et spectateurs…

Autrement dit – le comédien doit faire, et dire, mais sans chercher une incarnation, un état dâme total. – Il doit garder par-dessus tout le souci dune composition lucide, explicative et détachée de lui. On approche ici à un jeu un peu abstrait.

Est-ce que je me trompe ?

Et tout ceci est bien difficile à dire. Il y a là un peu de ce que Brecht appelle le « théâtre daliénation », le théâtre non pathétique dont le souci est bien plus de susciter un jugement, une appréciation, une réaction dans lesprit du spectateur et donc de l« engager » dans lhistoire, plutôt que de le porter, de le faire participer, et communier avec les sentiments et les sensations que les acteurs expriment (et pour leur compte) dans un paroxysme, où acteurs et spectateurs finissent par vivre à lunisson. Dans ce dernier cas, le spectateur a perdu toute faculté de jugement et son esprit escamoté au profit de sa sensibilité… napprécie plus, ne voit plus, ne juge plus et ne saurait avoir aucune participation… aux idées – aux thèmes de lœuvre.

Excuse-moi de te dire tout cela, mais je tâche dy voir clair.

Le point délicat est de savoir si le spectateur suivra…

Jusquici le texte est dun intérêt réel et sans un mot de trop…

Enfin je suis impatient et angoissé2.

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Sil est singulier que, à un moment où il se préparait à monter une pièce délibérément catholique, centrée sur un personnage de prêtre (ivrogne, il est vrai), Jouvet se tourne vers Brecht – un Brecht alors presque inconnu –, il est encore plus remarquable que Jouvet ait formulé ainsi, près de vingt ans à lavance, lambition majeure de lacteur aujourdhui : sa transformation, de simple interprète de personnages définis une fois pour toutes, en un comédien qui aurait, au-delà de lincarnation du personnage, la charge du récit théâtral.

1 In Cahiers théâtre Louvain no 37, mars 1979, p. 29-32.

2 Cf. Revue dHistoire du Théâtre, numéro spécial consacré à Louis Jouvet, 1952, I-II, Paris, p. 85-86. (Note de Bernard Dort).