Compte rendu de Panurge comme lard en pois
- Type de publication : Article de revue
- Revue : L’Année rabelaisienne
2017, n° 1. varia - Auteur : Renner (Bernd)
- Pages : 464 à 466
- Revue : L'Année rabelaisienne
Anne-Pascale Pouey-Mounou, Panurge comme lard en pois. Paradoxe, scandale et propriété dans le Tiers livre, Genève, Droz, coll. « Travaux d’Humanisme et Renaissance », no DXIII, ÉR, LIII, 2013, 586 p.
Cette étude dense et érudite s’inscrit dans la lignée d’un grand nombre d’études relativement récentes qui ont considérablement enrichi nos connaissances sur le Tiers livre de Rabelais, livre le moins ouvertement « comique », sans doute, de la série. En faisant preuve d’une grande familiarité avec la multitude des sources dans lesquelles a pu puiser le Chinonais, d’une solide formation philologique et d’une bonne connaissance de l’art de Rabelais, A.-P. Pouey-Mounou prolonge en effet l’approche « totalisante » caractéristique des études rabelaisiennes en particulier et renaissantes en général qu’avait déjà revendiquée Leo Spitzer dans son célèbre essai « Rabelais et les “rabelaisants” » (Studifrancesi, IV, 1960), avant que les débats entre « positivistes », adhérents d’un plus haut sens univoque, et « esthétiques », pourfendeurs d’un éclatement du sens menant à la polysémie et à l’implication du lecteur dans la production du sens, n’aient dominé le discours critique dans les années 70 et 80. La mise à l’honneur du Tiers livre indique la position « syncrétique » de la critique des dernières années : d’une part, la lecture se range dans la lignée du Rabelais agonistes de Gérard Defaux, qui, lui, a pourtant largement exclu le livre de 1546 de cette approche critique ; d’autre part, sans en nier l’existence, l’examen approfondi et détaillé du texte refuse de réduire l’interprétation à ce plus haut sens intentionnellement caché par l’auteur afin d’en souligner la varietas herméneutique favorisée par une évidente polysémie.
Au centre de l’étude, on retrouve des concepts qui attirent l’attention de la critique depuis un certain temps, à savoir le paradoxe, le scandale et la propriété, termes qui en fournissent le sous-titre et contribuent à l’éclaircissement d’autres préoccupations majeures telles que la folie, la charité, la philautie et la persona du personnage le plus complexe de la geste rabelaisienne, Panurge. Ces préoccupations montrent toute la complexité d’un Tiers livre qui a souvent été négligé en faveur des autres livres de la série.
L’étude se divise en sept chapitres regroupés en trois grandes parties (« Cailloux et jeunes pousses » ; « Tropes et topiques » ; « Un point qui disparaît »). La première partie fournit un aperçu et des définitions des notions principales tout en les plaçant dans leur contexte historique, religieux et humaniste à l’aide d’auteurs tels qu’Érasme, Melanchthon et Calvin. Les éloges paradoxaux qui ouvrent et referment le Tiers livre465permettent une mise à l’épreuve immédiate des prémisses théoriques de l’étude. La deuxième partie est consacrée à un examen lexical approfondi qui fournit l’illustration pratique des préoccupations théoriques mises en place auparavant. A.-P. Pouey-Mounou se concentre surtout sur des groupes d’adverbes qui informent quasiment tous les épisodes majeurs du texte. Sous forme de dichotomies ou de triptyques, cette structure adverbiale ouvre de nouvelles possibilités de lecture d’un livre souvent obscur, en en enrichissant, et souvent en en déchiffrant, le cadre sémantique, philologique et philosophique.
On peut citer par exemple le groupe « allegoricquement / perversement / absolument » qui souligne cette « liberté sous condition » (p. 221) que procure au texte une allégorie renaissante en train de se dissocier du schéma rigide des quatre sens de l’écriture jadis analysés par H. de Lubac (p. 229-237). On peut mentionner également la dichotomie « competentement / proprement et totalement » (p. 263-309) qui se révèle utile dans le cadre des différents types de folie exhibés dans les célèbres « blasons des fous », tout en ouvrant des perspectives plus larges pour l’étude de ce phénomène majeur omniprésent dans la littérature de l’époque depuis La Nef des fous de Sebastian Brant (1494) et l’Éloge de la Folie d’Érasme (1511). Enfin, mentionnons le couple binaire « pertinemment / rondement » qui illustre une autre préoccupation fondamentale du texte, à savoir celle des « épithètes et topiques » débouchant sur une « “pertinence” inactuelle » (p. 364-379).
La troisième partie poursuit ce minutieux travail rhétorico-philologique avant de tenter de montrer l’homogénéité des différents angles de l’étude dans un dernier chapitre compact divisé en deux parties (« Propriété et dépendances »), puis dans la conclusion. Le premier point de mire est constitué par l’ultime incarnation de la structure dichotomique élevée en leitmotiv épistémologique du Tiers livre, le couple Panurge et Pantagruel. Dans la perspective d’A.-P. Pouey-Mounou, le dilemme du joyeux luron, oscillant entre son besoin de conseils moraux et la nécessité d’assumer ses responsabilités, pourrait être vu comme une trajectoire vers la « propriété » retrouvée ainsi que comme une étape vers le « scandale justifié », à travers l’intervention de Diogène (p. 483). Ces réflexions mènent inévitablement aux « problématiques de l’engagement », illustrées, dans un premier temps, par la dichotomie « propria fides / aliena fides », laquelle, dans un deuxième temps, permet de retrouver les notions clés de l’étude (foi, liberté, libre arbitre, propriété désormais « individuelle », paradoxe, compétence, connaissance de soi, 466folie divine). Ce développement illustre ce qui, en fin de compte, révèle l’essence du Tiers livre selon A.-P. Pouey-Mounou, les « ruptures dans l’espace diégétique » (p. 505), phénomène qui se reflète, de manière concrète, dans la devise « au rebours » d’un Panurge bien moins ridicule qu’on a parfois tendance à le penser. Là aussi, cette revalorisation du trickster dans le texte de 1546 se range dans une tendance critique assez récente et en souligne la pertinence en fournissant des arguments puissants grâce aux stratégies lexicales, syntaxiques et rhétoriques analysées.
Il est bien difficile d’entrer dans tous les détails ou d’étaler toute la richesse d’un livre aussi dense et varié qui représente une contribution majeure aux études rabelaisiennes. A.-P. Pouey-Mounou découvre, développe et analyse une telle quantité de détails pertinents et de données fascinantes que l’étude semble paradoxalement presque trop courte. Quelques pages et chapitres sont d’une densité extrême qui auraient sans doute bénéficié d’un traitement plus aéré (au risque, certes, d’ajouter des dizaines de pages de plus). Compte tenu de la complexité du sujet et du livre étudié, il était aussi inévitable de négliger certains domaines susceptibles d’enrichir la démonstration. Une étude consacrée au scandale et au paradoxe chez Rabelais aurait ainsi certainement profité d’une réflexion plus approfondie sur des notions telles que la satire, l’ironie ou l’admiratio, voire de quelques pages supplémentaires autour de l’opposition entre péché et crime qui informe le concept de la folie à l’époque. Mais comme dans tous les bons livres, de telles lacunes s’avèrent tout d’abord des « trous productifs », c’est-à-dire des incitations à prolonger et approfondir les multiples angles critiques mis en lumière dans ces belles pages.
Bernd Renner
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06298-1
- EAN : 9782406062981
- ISSN : 2554-9111
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06298-1.p.0464
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/01/2017
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français