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Classiques Garnier

Compte rendu de Panurge comme lard en pois

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : L’Année rabelaisienne
    2017, n° 1
    . varia
  • Auteur : Renner (Bernd)
  • Pages : 464 à 466
  • Revue : L'Année rabelaisienne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406062981
  • ISBN : 978-2-406-06298-1
  • ISSN : 2554-9111
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06298-1.p.0464
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 20/01/2017
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Anne-Pascale Pouey-Mounou, Panurge comme lard en pois. Paradoxe, scandale et propriété dans le Tiers livre, Genève, Droz, coll. « Travaux dHumanisme et Renaissance », no DXIII, ÉR, LIII, 2013, 586 p.

Cette étude dense et érudite sinscrit dans la lignée dun grand nombre détudes relativement récentes qui ont considérablement enrichi nos connaissances sur le Tiers livre de Rabelais, livre le moins ouvertement « comique », sans doute, de la série. En faisant preuve dune grande familiarité avec la multitude des sources dans lesquelles a pu puiser le Chinonais, dune solide formation philologique et dune bonne connaissance de lart de Rabelais, A.-P. Pouey-Mounou prolonge en effet lapproche « totalisante » caractéristique des études rabelaisiennes en particulier et renaissantes en général quavait déjà revendiquée Leo Spitzer dans son célèbre essai « Rabelais et les “rabelaisants” » (Studifrancesi, IV, 1960), avant que les débats entre « positivistes », adhérents dun plus haut sens univoque, et « esthétiques », pourfendeurs dun éclatement du sens menant à la polysémie et à limplication du lecteur dans la production du sens, naient dominé le discours critique dans les années 70 et 80. La mise à lhonneur du Tiers livre indique la position « syncrétique » de la critique des dernières années : dune part, la lecture se range dans la lignée du Rabelais agonistes de Gérard Defaux, qui, lui, a pourtant largement exclu le livre de 1546 de cette approche critique ; dautre part, sans en nier lexistence, lexamen approfondi et détaillé du texte refuse de réduire linterprétation à ce plus haut sens intentionnellement caché par lauteur afin den souligner la varietas herméneutique favorisée par une évidente polysémie.

Au centre de létude, on retrouve des concepts qui attirent lattention de la critique depuis un certain temps, à savoir le paradoxe, le scandale et la propriété, termes qui en fournissent le sous-titre et contribuent à léclaircissement dautres préoccupations majeures telles que la folie, la charité, la philautie et la persona du personnage le plus complexe de la geste rabelaisienne, Panurge. Ces préoccupations montrent toute la complexité dun Tiers livre qui a souvent été négligé en faveur des autres livres de la série.

Létude se divise en sept chapitres regroupés en trois grandes parties (« Cailloux et jeunes pousses » ; « Tropes et topiques » ; « Un point qui disparaît »). La première partie fournit un aperçu et des définitions des notions principales tout en les plaçant dans leur contexte historique, religieux et humaniste à laide dauteurs tels quÉrasme, Melanchthon et Calvin. Les éloges paradoxaux qui ouvrent et referment le Tiers livre465permettent une mise à lépreuve immédiate des prémisses théoriques de létude. La deuxième partie est consacrée à un examen lexical approfondi qui fournit lillustration pratique des préoccupations théoriques mises en place auparavant. A.-P. Pouey-Mounou se concentre surtout sur des groupes dadverbes qui informent quasiment tous les épisodes majeurs du texte. Sous forme de dichotomies ou de triptyques, cette structure adverbiale ouvre de nouvelles possibilités de lecture dun livre souvent obscur, en en enrichissant, et souvent en en déchiffrant, le cadre sémantique, philologique et philosophique.

On peut citer par exemple le groupe « allegoricquement / perversement / absolument » qui souligne cette « liberté sous condition » (p. 221) que procure au texte une allégorie renaissante en train de se dissocier du schéma rigide des quatre sens de lécriture jadis analysés par H. de Lubac (p. 229-237). On peut mentionner également la dichotomie « competentement / proprement et totalement » (p. 263-309) qui se révèle utile dans le cadre des différents types de folie exhibés dans les célèbres « blasons des fous », tout en ouvrant des perspectives plus larges pour létude de ce phénomène majeur omniprésent dans la littérature de lépoque depuis La Nef des fous de Sebastian Brant (1494) et lÉloge de la Folie dÉrasme (1511). Enfin, mentionnons le couple binaire « pertinemment / rondement » qui illustre une autre préoccupation fondamentale du texte, à savoir celle des « épithètes et topiques » débouchant sur une « “pertinence” inactuelle » (p. 364-379).

La troisième partie poursuit ce minutieux travail rhétorico-philologique avant de tenter de montrer lhomogénéité des différents angles de létude dans un dernier chapitre compact divisé en deux parties (« Propriété et dépendances »), puis dans la conclusion. Le premier point de mire est constitué par lultime incarnation de la structure dichotomique élevée en leitmotiv épistémologique du Tiers livre, le couple Panurge et Pantagruel. Dans la perspective dA.-P. Pouey-Mounou, le dilemme du joyeux luron, oscillant entre son besoin de conseils moraux et la nécessité dassumer ses responsabilités, pourrait être vu comme une trajectoire vers la « propriété » retrouvée ainsi que comme une étape vers le « scandale justifié », à travers lintervention de Diogène (p. 483). Ces réflexions mènent inévitablement aux « problématiques de lengagement », illustrées, dans un premier temps, par la dichotomie « propria fides / aliena fides », laquelle, dans un deuxième temps, permet de retrouver les notions clés de létude (foi, liberté, libre arbitre, propriété désormais « individuelle », paradoxe, compétence, connaissance de soi, 466folie divine). Ce développement illustre ce qui, en fin de compte, révèle lessence du Tiers livre selon A.-P. Pouey-Mounou, les « ruptures dans lespace diégétique » (p. 505), phénomène qui se reflète, de manière concrète, dans la devise « au rebours » dun Panurge bien moins ridicule quon a parfois tendance à le penser. Là aussi, cette revalorisation du trickster dans le texte de 1546 se range dans une tendance critique assez récente et en souligne la pertinence en fournissant des arguments puissants grâce aux stratégies lexicales, syntaxiques et rhétoriques analysées.

Il est bien difficile dentrer dans tous les détails ou détaler toute la richesse dun livre aussi dense et varié qui représente une contribution majeure aux études rabelaisiennes. A.-P. Pouey-Mounou découvre, développe et analyse une telle quantité de détails pertinents et de données fascinantes que létude semble paradoxalement presque trop courte. Quelques pages et chapitres sont dune densité extrême qui auraient sans doute bénéficié dun traitement plus aéré (au risque, certes, dajouter des dizaines de pages de plus). Compte tenu de la complexité du sujet et du livre étudié, il était aussi inévitable de négliger certains domaines susceptibles denrichir la démonstration. Une étude consacrée au scandale et au paradoxe chez Rabelais aurait ainsi certainement profité dune réflexion plus approfondie sur des notions telles que la satire, lironie ou ladmiratio, voire de quelques pages supplémentaires autour de lopposition entre péché et crime qui informe le concept de la folie à lépoque. Mais comme dans tous les bons livres, de telles lacunes savèrent tout dabord des « trous productifs », cest-à-dire des incitations à prolonger et approfondir les multiples angles critiques mis en lumière dans ces belles pages.

Bernd Renner