Préambule
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Kierkegaard, l’œuvre de l’accomplissement
- Auteurs : Fleinert-Jensen (Flemming), Message (Jacques)
- Pages : 13 à 22
- Collection : Colloques de Cerisy - Philosophie, n° 1
Préambule
À l’occasion du bicentenaire de la naissance de Kierkegaard la Société Søren Kierkegaard organisa un colloque international du 8 au 15 juillet 2013 au Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle. En lien avec l’Association des Amis de Pontigny-Cerisy, nous publions aujourd’hui les conférences prononcées lors du colloque intitulé « Søren Kierkegaard : l’œuvre de l’accomplissement » en leur adjoignant le texte inédit d’un bel exposé donné antérieurement lors d’une de nos journées d’étude. Un colloque dirigé par Jean Beaufret avait été réuni à Cerisy du 27 août au 4 septembre 1955 : « Qu’est-ce que la philosophie ? Autour de Martin Heidegger ». En 1972 un colloque dirigé par Maurice de Gandillac et Bernard Pautrat consacra l’approche française de Nietzsche à Cerisy1. Ces deux prédécesseurs se titraient sous des questions. Le point d’interrogation est implicite dans notre cas car ce qui fait la portée de la notion d’accomplissement chez Kierkegaard est qu’elle est un problème, un des plus aigus qu’il ait connus.
Kierkegaard s’est toujours attaché à réfléchir le parcours de son œuvre en même temps qu’il le réalisait. Cette partie importante de sa pensée en est constitutive, et elle s’organise selon deux directions solidaires : d’abord une analyse des livres écrits, des contextes dans lesquels ils le furent, et de leurs stratégies propres. Ensuite l’exposé sans cesse repris de la finalité de toute l’œuvre. Ses notes posthumes comprennent de nombreux examens à ce sujet. On ne peut douter qu’ils sont fonctionnels. Il s’y agit le plus souvent d’une histoire interne de la production de l’œuvre. Une méthode y apparaît : distinguer dans tout ce qui fut écrit le plus déterminant. Il ne s’agissait pas seulement de points de vue rétrospectifs et d’anticipations de projets. Cherchant à garantir la cohérence de son œuvre, dont on sait l’exceptionnelle complexité de formes, 14Kierkegaard organisait économiquement l’ensemble de ce qu’il écrivait, avec attention distincte à ce qu’il publiait et ce qu’il ne publiait pas. Il était capable de se tenir à sa fin première en l’enrichissant de chacune des fins particulièrement poursuivies par ses œuvres, et en analysant le temps et les épreuves qu’il vivait pour juger de leurs conséquences lointaines, mêmes indirectes.
Kierkegaard écrivit, en 1848, au milieu de sa carrière publique d’écrivain, un Point de vue explicatif de mon œuvre d’écrivain, qu’il décida, au terme d’une argumentation solitaire, de ne pas publier ; le livre sera édité en 1859 par Peter Christian Kierkegaard, son frère. Mais il donnera en 1851 un opuscule de quelques pages accompagné d’un supplément : Sur mon œuvre d’écrivain. Nous pouvons lire dans ce texte un énoncé synthétique de la finalité qu’il donna à toute sa production, tant du point de vue du fond que de sa communication : « pour ma part je suis parti de la méthode maïeutique, j’ai cherché à faire sensation, avec tout ce que cela comporte, je veux dire un public toujours de la partie dès qu’il se passe quelque chose. Du point de vue maïeutique le mouvement visait à éliminer “la foule” pour atteindre “l’Individu” au sens religieux2. » D’autres catégories que celle de « l’Individu » ont été également mobilisées pour dire ce télos. Ainsi l’appropriation, le religieux B, le sérieux, la « christianité »… Chacune implique une phase de l’intégration explicite du lien auteur-lecteur, déterminante dans le travail de Kierkegaard. Mais peu de termes disent aussi bien l’inscription dans l’œuvre d’un projet conçu très tôt, mais approfondi et précisé en des moments cruciaux, que ceux d’« accomplissement », et son cousin proche l’« achèvement ».
Ces termes nous sont apparus, lorsque nous avons préparé le colloque qu’à l’occasion du Bicentenaire la direction du CCIC, et nommément Edith Heurgon, voulaient bien accueillir à Cerisy, manière d’orienter nos travaux en définissant leur périmètre. Kierkegaard les avait choisis pour désigner ce qui suivit la publication du grand ouvrage de 1846, le Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques. Or l’œuvre complet de Kierkegaard était trop vaste pour former l’objet d’une étude approfondie, même développée sur une semaine. Nous avons retenu les écrits en aval du Post-scriptum comme terrain privilégié de 15cette recherche, et avons invité les conférenciers à y situer les références de leurs analyses. La vitalité des études françaises permettait un peu de spécialisation, tout en gardant un angle large d’investigation.
Le titre d’« œuvre de l’accomplissement », repris pour le présent recueil, s’inspire de trois notes que Kierkegaard coucha dans son journal en l’espace d’environ deux mois pendant l’hiver 1848-1849. Au début de décembre 1848, il consigna, sous le sigle “NB”, l’idée de réunir quatre écrits de la même année en un seul volume intitulé « Les Œuvres complètes de l’accomplissement3 ». La première partie serait La Maladie à la mort, écrit entre janvier et mai 1848, tandis que la seconde partie comprendrait trois autres textes rédigés durant l’année 1848 : réflexion à partir de « Venez à moi » (cf. Mt 11, 28), et de « Bienheureux celui qui ne se scandalise pas de moi » (cf. Mt 11, 6) ainsi que les travaux préliminaires à ce qui allait devenir La Neutralité armée. La note se termine ainsi : « Et puis, il faudrait en terminer. »
Quelques jours plus tard, évoquant le danger pour le chrétien qui consiste à vivre dans le monde et en même temps à vouloir exprimer qu’il est chrétien, Kierkegaard indique que toute sa production après le Post-scriptum s’inscrit dans cette problématique et qu’elle « culminera dans ce que j’ai prêt maintenant et qui pourrait être publié sous le titre : Les Œuvres complètes de l’accomplissement4 ».
Une troisième mention de ce projet se trouve dans une notice écrite peu de temps avant le 9 février 1849 :
Pour // Les Œuvres complètes de l’achèvement [Fuldbringelsens samtlige Værker]
on pourrait écrire une toute petite préface. // Comme un ministre en quittant le pouvoir redevient un simple particulier, ainsi je cesse d’être auteur et dépose la plume – j’ai vraiment eu un portefeuille. // Rien qu’un mot encore, non, maintenant plus un mot, j’ai désormais posé la plume5.
Comme le titre le suggère, ce projet visait à récapituler l’essentiel de ce que Kierkegaard voulait laisser à la postérité ; mais il ne fut pas 16réalisé. La Maladie à la mort parut à part le 30 juillet 1849. Les deux textes suivants devinrent les deux premières parties de L’École du christianisme, paru, complété d’une troisième partie, le 27 septembre 1850, et La Neutralité armée, éclairage sur la manière dont Kierkegaard s’est compris en tant qu’écrivain et à ce titre proche du Point de vue de mon œuvre d’écrivain, ne fut pas publié du vivant de l’auteur6.
Après 1851 Kierkegaard entre dans un silence public de quatre ans, ne nourrissant plus que ses Journaux et cahiers de notes, qui prennent une ampleur considérable. Kierkegaard ne posa pas la plume, mais pendant la longue pause de publication entre Pour un examen de conscience, paru le 12 septembre 1851, et L’Immutabilité de Dieu, paru le 1er septembre 1855, son journal fut son seul destinataire. Il a fallu attendre décembre 1854 avant qu’il ne se manifeste de nouveau publiquement, et en son nom propre, en entamant la polémique contre l’Église et ses pasteurs – polémique menée par l’intermédiaire d’articles de journaux et des neuf numéros du pamphlet L’Instant, dont la publication du dixième numéro, achevé, fut entravée par sa mort le 11 novembre 1855.
Il s’est agi pour nous de montrer comment, après la publication en 1846 du Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques, le travail d’écriture de Kierkegaard est entré dans une phase réalisant des orientations antérieures d’une œuvre déjà dense, ou marquant des inflexions notables à partir de certaines thèses déjà développées. En poursuivant une stratégie sans égale Kierkegaard s’est engagé dans un déploiement intellectuel inédit, générateur de plusieurs nouveaux chefs d’œuvre comme de publications courtes mais précieuses, et d’un massif de « Papiers » où se livre sur une multitude de plans ce qui éclaire toute l’œuvre.
L’expression « les œuvres de l’accomplissement » laisse entendre un développement réussi. Classiquement c’est ce que disait dans l’aristotélisme le terme d’entéléchie, perfection et finalité. Une fin, un développement, un résultat parfait. L’accomplissement est un résultat, et un résultat conforme à une visée ou à une nature. Il n’est pas accidentel. 17Par suite deux composantes s’y manifestent : la coïncidence finale à une anticipation et le mouvement de la réalisation de cette coïncidence (en français accomplissement dit aussi bien l’un que l’autre).
Discrètement l’accomplissement s’entend donc comme réussite, et, de là, satisfaction. Pourtant Kierkegaard entendait l’idée tout autrement. Il la rend solidaire d’une histoire, et en raconte inlassablement la genèse. Tout se joue dans l’écriture. Un dessein s’y forme, de manière dialectique comme c’est toujours le cas dans la pensée kierkegaardienne. Le succès public de L’Alternative (1843) fait de lui un écrivain, mais un écrivain qui est reconnu, au contraire du destin de sacrifié qu’il conçut tôt comme dirigeant sa vie. L’accomplissement se dessine alors non comme celui de l’écrivain, mais de l’écrivain religieux. L’opposition qui se présente là est précisément entre l’écriture « religieuse » et l’abandon religieux de l’écriture. Mais c’est à la fois une contradiction et une dynamique. Car Kierkegaard désigne l’achèvement du Post-scriptum comme le moment où, ayant conçu d’arrêter sa production, il conçut son orientation finale comme acte la conduisant aux véritables enjeux de l’existence chrétienne comprise sans concession à ce qu’il nomme paganisme.
Il faut s’arrêter alors sur un « épisode » dont en France, attaché qu’on est aux thèmes et aux systèmes, on a assez peu considéré les conséquences. Fin 1845 s’ouvre avec le professeur-écrivain Peder Ludvig Møller une polémique qui conduira insensiblement Kierkegaard à des relations difficiles avec la presse de son pays, non seulement Le Corsaire, mais aussi Fædrelandet (« La Patrie ») où pourtant il écrivait. Dans Fædrelandet Kierkegaard demanda à être attaqué par Le Corsaire comme d’autres l’étaient. Cette libre offensive fut acceptée par Meïr Aron Goldschmidt, le directeur du Corsaire, et se développa au-delà du prévisible. Le caricaturiste Peter Christian Klæstrup s’en prit, gravure après gravure, à son apparence physique. Épisode bien connu, mais sur lequel se définit un départ nouveau dans les vues anthropologiques du philosophe. Dans cette affaire, qui s’étendit sur presque toute l’année 1846, mais s’inscrivit dans la vie publique de Copenhague au-delà de 1848, Kierkegaard rencontra doublement la réalité méconnue du problème du rapport de la vérité et du public. D’une part sautait à ses yeux le cercle, qu’il fut avec Tocqueville un des premiers à voir, formé par la démocratie d’opinion, le privilège de l’apparence qui nourrit l’opinion, et l’ironie journalistique qui sanctifie l’apparence ; ce cercle est une puissance de destruction de l’individualité 18pensante et existante. D’autre part la question d’une éthique et d’une attitude religieuse concrètes lui parut appeler étude urgente, si terrible en fût la réalisation ; la possibilité formelle d’une éthique se brisait avec éclat sur des circonstances et des faits où se manifestaient l’insincérité, la facilité de l’usage du quolibet, tout une insensibilité au bien au profit du seul opportunisme. À ce titre la mention succincte de la nécessité d’une éthique seconde dans les dernières pages de l’Introduction au Concept d’angoisse (1844) paraît rétrospectivement comme un prodrome des œuvres de l’accomplissement, ajoutant, comme il va toujours de soi s’agissant de Kierkegaard, à la complexité de la structure de l’œuvre.
En intégrant la réalité du problème de la communication publique Kierkegaard n’ajoutait cependant pas un chapitre aux chapitres d’un système déjà largement bâti ; la conquête par celui-ci des territoires de problèmes, au centre desquels était celui d’une définition de l’éthico-religieux, caractéristiques de l’œuvre de 1841 à 1846, se poursuivait. Mais c’était dans une couleur changée en raison de l’élargissement du champ. Le dessein de montrer ce que c’est que d’avoir la foi chrétienne trouvait un fondement neuf en celle de définir ce que cet avoir implique, c’est-à-dire ce que c’est que l’effectuer. L’évolution engagée n’est pas linéaire ; elle montre Kierkegaard accomplissant les potentialités du premier moment de l’œuvre, mais aussi les infléchissant, en fonction de l’analyse de l’époque entreprise entre 1846 et 1848. Mille réflexions réfléchissant mille accidents contribuent d’autant à la richesse de son œuvre. L’idée d’accomplissement place subsidiairement la césure principale dans l’œuvre en deçà de La Maladie à la mort (1849), et non dans le passage à l’attaque directe (1854-1855). Ainsi s’esquisse, comme l’avait bien pressenti Jean Wahl, une distinction entre un « Kierkegaard du début7 » et le Kierkegaard de la réalisation. La particularité rare de cette division est cependant qu’elle n’est pas le produit d’un découpage chronologique, mais d’un dessein du penseur.
Dans le cadre de ces circonstances historiques, le but global de notre colloque était de traiter des sujets majeurs de la dernière moitié de l’œuvre kierkegaardienne, c’est-à-dire après le Post-scriptum paru le 27 février 1846. Cette période n’a pas toujours été l’objet de l’attention qu’elle mérite. C’est d’autant plus dommage que pendant ces neuf ans 19et demi, Kierkegaard développa des orientations antérieures et donna ainsi à l’œuvre une puissance rationnelle souvent insoupçonnée qui peut surprendre un lecteur dont l’attention aurait été portée plutôt sur les ouvrages des cinq premières années.
Indéniablement, des différences d’écriture vont de pair avec la variation des thèmes, et il est aisé de démontrer comment certains d’entre eux ne sont plus repris, non parce que Kierkegaard les reniait, mais parce qu’il les considérait comme suffisamment développés ou « accomplis » en tant qu’étapes de sa réflexion intense sur les conditions nécessaires pour prendre conscience de soi-même et penser la possibilité d’être chrétien. On verra sans doute, en lisant les études réunies dans ce recueil, que ce n’est pas tant l’impression d’une rupture entre les périodes avant et après le Post-scriptum qui domine, que le dévoilement d’un itinéraire complexe et cohérent où certaines pensées fondamentales, en germe dès le début, prennent le dessus, parfois avec une telle violence qu’elles revêtent le caractère d’un véritable tournant.
Les contributeurs du colloque, de sept nationalités différentes, ont été invités à choisir librement leur sujet à l’intérieur du cadre proposé8. Nous avons organisé ce livre en quatre sections.
Dans la première, « De l’ironie au désespoir et retour », les références à La Maladie à la mort sont nombreuses, de même qu’est mise en perspective la place donnée à l’ironie comme mode de pensée chez Kierkegaard. On s’appuie sur le premier ouvrage, Le Concept d’ironie constamment rapporté à Socrate (1841), on interroge sa puissance, sa fécondité, la pérennité de la façon de philosopher qu’il inaugure. Il n’est pas sûr que cet ouvrage soit dans la production kierkegaardienne « à part », comme le dit naguère son préfacier, sauf en ce qu’il s’agit d’une Thèse. L’étude, à partir de Hegel, des rapports entre l’idée et la réalité, la réflexion sur l’ironie comme possibilité, ont marqué toute l’œuvre, et l’égide de Socrate couvrira largement, comme on le verra ici, le passage à l’accomplissement.
Le titre de la deuxième section, « Nulla dies sine lacryma », reprend deux lignes écrites lors du voyage en Jutland que Kierkegaard entreprit 20durant l’été 1840 après avoir terminé ses études, et qui avait pour but principal la visite au village natal de son père, Sædding, au milieu des landes jutlandaises – où vivait encore avec son mari la sœur de ce père, Else Pedersdatter Kierkegaard (1768-1844) : « Comme on dit d’ordinaire : nulla dies sine linea, ainsi puis-je dire de ce voyage : nulla dies sine lacryma9. » C’est comme si les larmes mélancoliques du jeune théologien préfiguraient non seulement une vie d’écriture suspendue entre idéalité et réalité, mais aussi les souffrances que cette tension provoqua au regard de la foi et de l’amour. Comment rester témoin, étant donné le poids du péché et du sentiment de culpabilité qui semblaient empêcher la réalisation de ce qu’on recherchait ? Comment se libérer de l’ombre d’un défunt dont l’amour paternel avait profondément marqué la foi du fils ? Comment concilier l’amour d’une jeune fille avec le pressentiment d’un amour encore plus grand ? La formule Nulla dies sine linea, devenue proverbiale, rapporte donc que le peintre Apelle ne passait pas un jour sans toucher son pinceau. En la reprenant à son tour et la détournant, Kierkegaard, qui appliqua pourtant, et au-delà, la formule initiale, signale qu’elle a pour lui un envers, qui est aussi le sens de son travail. Il qualifie l’élément affectif dans lequel celui-ci prend racine.
Les deux premières sections trouvent ainsi l’expression de leurs motifs au tout début de l’œuvre. C’est en un sens aussi le cas de la troisième, mais dans « De l’amour et de ses œuvres », l’interprétation des Œuvres de l’amour (1847) occupe une place majeure. Le rapport entre l’amour humain et l’amour chrétien est analysé sous différents angles : leur différence et le possible lien entre eux, leur place dans la compréhension fondamentale de l’éthique… La question de l’amour forme le nodus cælestis de toute la réorientation sur les questions de l’Individu et du sérieux. « Si je suis persuadé de la justesse de ma pensée en dépit du monde entier, après elle, la dernière chose à laquelle je voudrais renoncer, c’est ma foi en chaque homme. Et je suis fermement convaincu qu’autant les hommes devenus “public”, “masse” irresponsable et impénitente peuvent être confus, mauvais, abominables, autant ils sont vrais, bons et aimables dès que l’on prend chacun en particulier. Oh ! Combien ne 21seraient-ils pas… humains et dignes d’être aimés, s’ils voulaient devenir individus devant Dieu10. »
Le titre de la quatrième section, « Devant Dieu », rappelle la distinction luthérienne « coram hominibus » et « coram Deo », déjà présente dans la discussion sur la nature de l’amour. Les mises en perspective sont variées. Elles comprennent, entre autres, une discussion de la conception kierkegaardienne du sacrifice et du martyr en relation avec des sources juives, le rapport entre silence et parole dans la relation avec Dieu (à partir du Lys des champs et l’oiseau du ciel de 1849), une analyse philosophico-théologique de l’imitation ainsi que la question de penser Dieu, cogitare deum, placée également dans une perspective philosophico-théologique plus large. Dieu est un tiers qui s’interpose pour donner sa condition à l’Individu et au devoir d’aimer. Les philosophes le nomment idée ; il est certes le vrai, le bien, mais le statut de tiers implique qu’il s’agisse toujours d’un rapport engagé par le soi avec lui11. Ce tiers considéré par notre quatrième section éclaire réciproquement la troisième. Si Dieu est le tiers, l’autre homme considéré comme prochain est le médiateur éthico-religieux fondamental : « le prochain n’en est pas moins l’intermédiaire caractéristique de la renonciation à soi ; il s’interpose entre le je et le je de l’amour égoïste de soi, mais aussi entre le je de l’amour humain et de l’amitié et l’alter ego12. » Toutes les parties de ce livre s’avèrent ainsi solidaires, mais leur organisation thématique n’empêche pas qu’on y cherche souterrainement oppositions et accords. Ce sera, nous l’espérons, l’ouvrage de ses lecteurs.
Il est évident que même avec toute une semaine à sa disposition, aucun colloque ne peut faire le tour de tous les sujets dignes d’être traités dans le cadre prévu. On remarquera que les discours religieux, hormis les méditations chrétiennes qui forment Les Œuvres de l’amour et les trois parties du Lys des champs et l’oiseau du ciel, jouent un rôle plutôt discret. Le livre sur Adler (1846-1847) comme L’Instant (1855), pourtant également disponibles en traductions françaises, et qui bornent notre période, sont assez peu exploités. Il en va de même de Pour un examen de conscience (1851) et de Jugez vous-mêmes ! (rédigé 1851-1852, mais publié à 22titre posthume en 1876), comme des derniers articles de Fædrelandet. Les questions autour de la vision finale de Kierkegaard du christianisme et sa virulente attaque contre l’Église officielle et ses serviteurs – accomplissement ou débordement ? – méritent également d’être étudiées à nouveaux frais. Elles sont ici plutôt entrevues comme l’horizon implicite de l’œuvre, qui s’explicitera dans les nouveaux travaux auxquels nous cherchons à donner vie.
Flemming Fleinert-Jensen,
Jacques Message
Il nous est agréable de remercier les institutions qui, par leur soutien financier, ont contribué à rendre le prix de ce volume moins onéreux : la Fondation Lillian et Dan Fink (The Royal Danish Academy of Sciences and Letters), la Fondation Oticon, l’ambassade de Danemark à Paris. Le professeur Pierre Bühler, contributeur ici, a aussi concrètement soutenu depuis la Suisse notre travail d’édition. Son amitié est l’objet de notre gratitude. Nous sommes redevables aux équipes du Centre Culturel International de Cerisy, qui, sous la direction de Madame Edith Heurgon, ont permis que notre colloque se soit déroulé dans des conditions idéales, jusqu’à laisser un souvenir parfait à tous les chercheurs qui ont pu s’y joindre. Nous saluons Patricia Desroches, qui a assuré l’enregistrement des communications pendant toute la « décade ». Nous remercions le peintre et sculpteur Peter Brandes de sa permission de reproduire une partie de ses vitraux à l’église de Vejleå près de Copenhague (p. 195-202) et de son aide pour couvrir les coûts supplémentaires que leur reproduction a entraînés.
1 « Nietzsche aujourd’hui ? », publié en deux tomes, Union Générale d’Éditions (10/18), 1973, réédition en 2011 par Hermann Éditeurs.
2 SKS 13, 8 / SV2 XIII, 521-522 / OC 17, 268.
3 SKS 21, 151-152, NB8 : 15 / Pap. IX A 390. À la marge, Kierkegaard a suggéré de remplacer le mot « Fuldendelse » [accomplissement] par « Fuldbringelse » [achèvement]. De ces deux mots, sémantiquement très proches, le second est plus solennel que le premier et était déjà à l’époque de Kierkegaard beaucoup plus rare. Y a-t-il une allusion indirecte au consummatum est de Jn 19, 30 (en danois : « Det er fuldbragt ») ?
4 SKS 21, 163, NB8 : 39 / Pap. IX A 414 / J 2, 370-371.
5 SKS 21, 227-228, NB9 : 45 / Pap. X 1 A 45 / J 3, 32.
6 SKS 16, 107-123 / OC XVII, 233-248. – Une note du 4 juin 1849, reprenant la question des pseudonymes, montre que Kierkegaard a abandonné l’idée de publier ces écrits dans un seul volume : SKS 22, 70-71, NB11 : 123 / Pap. X I A 422 / J 3, 125-126 (traduction partielle).
7 Lettre inédite de Jean Wahl à Paul Tuffrau, 19 août (sans doute 1927). Nous remercions Barbara Wahl et Henri Cambon de nous avoir communiqué cette pièce.
8 Invité au colloque, mais obligé d’y renoncer, David Brezis nous a autorisés à insérer dans ce recueil la conférence qu’il avait donnée le 13 mars 2010 à l’occasion d’une journée d’études organisée par la Société Søren Kierkegaard.
9 SKS 19, 201, Not. 6 : 28 / Pap. III A 77 / J 1, 218. La première expression latine, attribuée par Pline l’Ancien au peintre grec Apelle de Cos (ive siècle av. J.-C.), figurait déjà dans le journal du 1er avril 1838 : SKS 17, 252, DD : 96 / Pap. II A 208 / J 1, 128 / JCN I, p. 184.
10 Sur mon Œuvre d’écrivain, SKS 13, 18 / OC XVII, 270.
11 Les Œuvres de l’amour, Deuxième série, VIII ; SKS 9, 335 / OC XIV, 314.
12 Les Œuvres de l’amour, Première série, II ; SKS 9, 61 / OC XIV, 51.
- Thème CLIL : 3130 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie moderne -- Philosophie humaniste
- ISBN : 978-2-406-07456-4
- EAN : 9782406074564
- ISSN : 2606-5983
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07456-4.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/12/2017
- Langue : Français