Aller au contenu

Classiques Garnier

Préambule

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Kierkegaard, l’œuvre de l’accomplissement
  • Auteurs : Fleinert-Jensen (Flemming), Message (Jacques)
  • Pages : 13 à 22
  • Collection : Colloques de Cerisy - Philosophie, n° 1
  • Thème CLIL : 3130 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie moderne -- Philosophie humaniste
  • EAN : 9782406074564
  • ISBN : 978-2-406-07456-4
  • ISSN : 2606-5983
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07456-4.p.0013
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/12/2017
  • Langue : Français
13

Préambule

À loccasion du bicentenaire de la naissance de Kierkegaard la Société Søren Kierkegaard organisa un colloque international du 8 au 15 juillet 2013 au Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle. En lien avec lAssociation des Amis de Pontigny-Cerisy, nous publions aujourdhui les conférences prononcées lors du colloque intitulé « Søren Kierkegaard : lœuvre de laccomplissement » en leur adjoignant le texte inédit dun bel exposé donné antérieurement lors dune de nos journées détude. Un colloque dirigé par Jean Beaufret avait été réuni à Cerisy du 27 août au 4 septembre 1955 : « Quest-ce que la philosophie ? Autour de Martin Heidegger ». En 1972 un colloque dirigé par Maurice de Gandillac et Bernard Pautrat consacra lapproche française de Nietzsche à Cerisy1. Ces deux prédécesseurs se titraient sous des questions. Le point dinterrogation est implicite dans notre cas car ce qui fait la portée de la notion daccomplissement chez Kierkegaard est quelle est un problème, un des plus aigus quil ait connus.

Kierkegaard sest toujours attaché à réfléchir le parcours de son œuvre en même temps quil le réalisait. Cette partie importante de sa pensée en est constitutive, et elle sorganise selon deux directions solidaires : dabord une analyse des livres écrits, des contextes dans lesquels ils le furent, et de leurs stratégies propres. Ensuite lexposé sans cesse repris de la finalité de toute lœuvre. Ses notes posthumes comprennent de nombreux examens à ce sujet. On ne peut douter quils sont fonctionnels. Il sy agit le plus souvent dune histoire interne de la production de lœuvre. Une méthode y apparaît : distinguer dans tout ce qui fut écrit le plus déterminant. Il ne sagissait pas seulement de points de vue rétrospectifs et danticipations de projets. Cherchant à garantir la cohérence de son œuvre, dont on sait lexceptionnelle complexité de formes, 14Kierkegaard organisait économiquement lensemble de ce quil écrivait, avec attention distincte à ce quil publiait et ce quil ne publiait pas. Il était capable de se tenir à sa fin première en lenrichissant de chacune des fins particulièrement poursuivies par ses œuvres, et en analysant le temps et les épreuves quil vivait pour juger de leurs conséquences lointaines, mêmes indirectes.

Kierkegaard écrivit, en 1848, au milieu de sa carrière publique décrivain, un Point de vue explicatif de mon œuvre décrivain, quil décida, au terme dune argumentation solitaire, de ne pas publier ; le livre sera édité en 1859 par Peter Christian Kierkegaard, son frère. Mais il donnera en 1851 un opuscule de quelques pages accompagné dun supplément : Sur mon œuvre décrivain. Nous pouvons lire dans ce texte un énoncé synthétique de la finalité quil donna à toute sa production, tant du point de vue du fond que de sa communication : « pour ma part je suis parti de la méthode maïeutique, jai cherché à faire sensation, avec tout ce que cela comporte, je veux dire un public toujours de la partie dès quil se passe quelque chose. Du point de vue maïeutique le mouvement visait à éliminer “la foule” pour atteindre “lIndividu” au sens religieux2. » Dautres catégories que celle de « lIndividu » ont été également mobilisées pour dire ce télos. Ainsi lappropriation, le religieux B, le sérieux, la « christianité »… Chacune implique une phase de lintégration explicite du lien auteur-lecteur, déterminante dans le travail de Kierkegaard. Mais peu de termes disent aussi bien linscription dans lœuvre dun projet conçu très tôt, mais approfondi et précisé en des moments cruciaux, que ceux d« accomplissement », et son cousin proche l« achèvement ».

Ces termes nous sont apparus, lorsque nous avons préparé le colloque quà loccasion du Bicentenaire la direction du CCIC, et nommément Edith Heurgon, voulaient bien accueillir à Cerisy, manière dorienter nos travaux en définissant leur périmètre. Kierkegaard les avait choisis pour désigner ce qui suivit la publication du grand ouvrage de 1846, le Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques. Or lœuvre complet de Kierkegaard était trop vaste pour former lobjet dune étude approfondie, même développée sur une semaine. Nous avons retenu les écrits en aval du Post-scriptum comme terrain privilégié de 15cette recherche, et avons invité les conférenciers à y situer les références de leurs analyses. La vitalité des études françaises permettait un peu de spécialisation, tout en gardant un angle large dinvestigation.

Le titre d« œuvre de laccomplissement », repris pour le présent recueil, sinspire de trois notes que Kierkegaard coucha dans son journal en lespace denviron deux mois pendant lhiver 1848-1849. Au début de décembre 1848, il consigna, sous le sigle “NB”, lidée de réunir quatre écrits de la même année en un seul volume intitulé « Les Œuvres complètes de laccomplissement3 ». La première partie serait La Maladie à la mort, écrit entre janvier et mai 1848, tandis que la seconde partie comprendrait trois autres textes rédigés durant lannée 1848 : réflexion à partir de « Venez à moi » (cf. Mt 11, 28), et de « Bienheureux celui qui ne se scandalise pas de moi » (cf. Mt 11, 6) ainsi que les travaux préliminaires à ce qui allait devenir La Neutralité armée. La note se termine ainsi : « Et puis, il faudrait en terminer. »

Quelques jours plus tard, évoquant le danger pour le chrétien qui consiste à vivre dans le monde et en même temps à vouloir exprimer quil est chrétien, Kierkegaard indique que toute sa production après le Post-scriptum sinscrit dans cette problématique et quelle « culminera dans ce que jai prêt maintenant et qui pourrait être publié sous le titre : Les Œuvres complètes de laccomplissement4 ».

Une troisième mention de ce projet se trouve dans une notice écrite peu de temps avant le 9 février 1849 :

Pour // Les Œuvres complètes de lachèvement [Fuldbringelsens samtlige Værker]

on pourrait écrire une toute petite préface. // Comme un ministre en quittant le pouvoir redevient un simple particulier, ainsi je cesse dêtre auteur et dépose la plume – jai vraiment eu un portefeuille. // Rien quun mot encore, non, maintenant plus un mot, jai désormais posé la plume5.

Comme le titre le suggère, ce projet visait à récapituler lessentiel de ce que Kierkegaard voulait laisser à la postérité ; mais il ne fut pas 16réalisé. La Maladie à la mort parut à part le 30 juillet 1849. Les deux textes suivants devinrent les deux premières parties de LÉcole du christianisme, paru, complété dune troisième partie, le 27 septembre 1850, et La Neutralité armée, éclairage sur la manière dont Kierkegaard sest compris en tant quécrivain et à ce titre proche du Point de vue de mon œuvre décrivain, ne fut pas publié du vivant de lauteur6.

Après 1851 Kierkegaard entre dans un silence public de quatre ans, ne nourrissant plus que ses Journaux et cahiers de notes, qui prennent une ampleur considérable. Kierkegaard ne posa pas la plume, mais pendant la longue pause de publication entre Pour un examen de conscience, paru le 12 septembre 1851, et LImmutabilité de Dieu, paru le 1er septembre 1855, son journal fut son seul destinataire. Il a fallu attendre décembre 1854 avant quil ne se manifeste de nouveau publiquement, et en son nom propre, en entamant la polémique contre lÉglise et ses pasteurs – polémique menée par lintermédiaire darticles de journaux et des neuf numéros du pamphlet LInstant, dont la publication du dixième numéro, achevé, fut entravée par sa mort le 11 novembre 1855.

Il sest agi pour nous de montrer comment, après la publication en 1846 du Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques, le travail décriture de Kierkegaard est entré dans une phase réalisant des orientations antérieures dune œuvre déjà dense, ou marquant des inflexions notables à partir de certaines thèses déjà développées. En poursuivant une stratégie sans égale Kierkegaard sest engagé dans un déploiement intellectuel inédit, générateur de plusieurs nouveaux chefs dœuvre comme de publications courtes mais précieuses, et dun massif de « Papiers » où se livre sur une multitude de plans ce qui éclaire toute lœuvre.

Lexpression « les œuvres de laccomplissement » laisse entendre un développement réussi. Classiquement cest ce que disait dans laristotélisme le terme dentéléchie, perfection et finalité. Une fin, un développement, un résultat parfait. Laccomplissement est un résultat, et un résultat conforme à une visée ou à une nature. Il nest pas accidentel. 17Par suite deux composantes sy manifestent : la coïncidence finale à une anticipation et le mouvement de la réalisation de cette coïncidence (en français accomplissement dit aussi bien lun que lautre).

Discrètement laccomplissement sentend donc comme réussite, et, de là, satisfaction. Pourtant Kierkegaard entendait lidée tout autrement. Il la rend solidaire dune histoire, et en raconte inlassablement la genèse. Tout se joue dans lécriture. Un dessein sy forme, de manière dialectique comme cest toujours le cas dans la pensée kierkegaardienne. Le succès public de LAlternative (1843) fait de lui un écrivain, mais un écrivain qui est reconnu, au contraire du destin de sacrifié quil conçut tôt comme dirigeant sa vie. Laccomplissement se dessine alors non comme celui de lécrivain, mais de lécrivain religieux. Lopposition qui se présente là est précisément entre lécriture « religieuse » et labandon religieux de lécriture. Mais cest à la fois une contradiction et une dynamique. Car Kierkegaard désigne lachèvement du Post-scriptum comme le moment où, ayant conçu darrêter sa production, il conçut son orientation finale comme acte la conduisant aux véritables enjeux de lexistence chrétienne comprise sans concession à ce quil nomme paganisme.

Il faut sarrêter alors sur un « épisode » dont en France, attaché quon est aux thèmes et aux systèmes, on a assez peu considéré les conséquences. Fin 1845 souvre avec le professeur-écrivain Peder Ludvig Møller une polémique qui conduira insensiblement Kierkegaard à des relations difficiles avec la presse de son pays, non seulement Le Corsaire, mais aussi Fædrelandet (« La Patrie ») où pourtant il écrivait. Dans Fædrelandet Kierkegaard demanda à être attaqué par Le Corsaire comme dautres létaient. Cette libre offensive fut acceptée par Meïr Aron Goldschmidt, le directeur du Corsaire, et se développa au-delà du prévisible. Le caricaturiste Peter Christian Klæstrup sen prit, gravure après gravure, à son apparence physique. Épisode bien connu, mais sur lequel se définit un départ nouveau dans les vues anthropologiques du philosophe. Dans cette affaire, qui sétendit sur presque toute lannée 1846, mais sinscrivit dans la vie publique de Copenhague au-delà de 1848, Kierkegaard rencontra doublement la réalité méconnue du problème du rapport de la vérité et du public. Dune part sautait à ses yeux le cercle, quil fut avec Tocqueville un des premiers à voir, formé par la démocratie dopinion, le privilège de lapparence qui nourrit lopinion, et lironie journalistique qui sanctifie lapparence ; ce cercle est une puissance de destruction de lindividualité 18pensante et existante. Dautre part la question dune éthique et dune attitude religieuse concrètes lui parut appeler étude urgente, si terrible en fût la réalisation ; la possibilité formelle dune éthique se brisait avec éclat sur des circonstances et des faits où se manifestaient linsincérité, la facilité de lusage du quolibet, tout une insensibilité au bien au profit du seul opportunisme. À ce titre la mention succincte de la nécessité dune éthique seconde dans les dernières pages de lIntroduction au Concept dangoisse (1844) paraît rétrospectivement comme un prodrome des œuvres de laccomplissement, ajoutant, comme il va toujours de soi sagissant de Kierkegaard, à la complexité de la structure de lœuvre.

En intégrant la réalité du problème de la communication publique Kierkegaard najoutait cependant pas un chapitre aux chapitres dun système déjà largement bâti ; la conquête par celui-ci des territoires de problèmes, au centre desquels était celui dune définition de léthico-religieux, caractéristiques de lœuvre de 1841 à 1846, se poursuivait. Mais cétait dans une couleur changée en raison de lélargissement du champ. Le dessein de montrer ce que cest que davoir la foi chrétienne trouvait un fondement neuf en celle de définir ce que cet avoir implique, cest-à-dire ce que cest que leffectuer. Lévolution engagée nest pas linéaire ; elle montre Kierkegaard accomplissant les potentialités du premier moment de lœuvre, mais aussi les infléchissant, en fonction de lanalyse de lépoque entreprise entre 1846 et 1848. Mille réflexions réfléchissant mille accidents contribuent dautant à la richesse de son œuvre. Lidée daccomplissement place subsidiairement la césure principale dans lœuvre en deçà de La Maladie à la mort (1849), et non dans le passage à lattaque directe (1854-1855). Ainsi sesquisse, comme lavait bien pressenti Jean Wahl, une distinction entre un « Kierkegaard du début7 » et le Kierkegaard de la réalisation. La particularité rare de cette division est cependant quelle nest pas le produit dun découpage chronologique, mais dun dessein du penseur.

Dans le cadre de ces circonstances historiques, le but global de notre colloque était de traiter des sujets majeurs de la dernière moitié de lœuvre kierkegaardienne, cest-à-dire après le Post-scriptum paru le 27 février 1846. Cette période na pas toujours été lobjet de lattention quelle mérite. Cest dautant plus dommage que pendant ces neuf ans 19et demi, Kierkegaard développa des orientations antérieures et donna ainsi à lœuvre une puissance rationnelle souvent insoupçonnée qui peut surprendre un lecteur dont lattention aurait été portée plutôt sur les ouvrages des cinq premières années.

Indéniablement, des différences décriture vont de pair avec la variation des thèmes, et il est aisé de démontrer comment certains dentre eux ne sont plus repris, non parce que Kierkegaard les reniait, mais parce quil les considérait comme suffisamment développés ou « accomplis » en tant quétapes de sa réflexion intense sur les conditions nécessaires pour prendre conscience de soi-même et penser la possibilité dêtre chrétien. On verra sans doute, en lisant les études réunies dans ce recueil, que ce nest pas tant limpression dune rupture entre les périodes avant et après le Post-scriptum qui domine, que le dévoilement dun itinéraire complexe et cohérent où certaines pensées fondamentales, en germe dès le début, prennent le dessus, parfois avec une telle violence quelles revêtent le caractère dun véritable tournant.

Les contributeurs du colloque, de sept nationalités différentes, ont été invités à choisir librement leur sujet à lintérieur du cadre proposé8. Nous avons organisé ce livre en quatre sections.

Dans la première, « De lironie au désespoir et retour », les références à La Maladie à la mort sont nombreuses, de même quest mise en perspective la place donnée à lironie comme mode de pensée chez Kierkegaard. On sappuie sur le premier ouvrage, Le Concept dironie constamment rapporté à Socrate (1841), on interroge sa puissance, sa fécondité, la pérennité de la façon de philosopher quil inaugure. Il nest pas sûr que cet ouvrage soit dans la production kierkegaardienne « à part », comme le dit naguère son préfacier, sauf en ce quil sagit dune Thèse. Létude, à partir de Hegel, des rapports entre lidée et la réalité, la réflexion sur lironie comme possibilité, ont marqué toute lœuvre, et légide de Socrate couvrira largement, comme on le verra ici, le passage à laccomplissement.

Le titre de la deuxième section, « Nulla dies sine lacryma », reprend deux lignes écrites lors du voyage en Jutland que Kierkegaard entreprit 20durant lété 1840 après avoir terminé ses études, et qui avait pour but principal la visite au village natal de son père, Sædding, au milieu des landes jutlandaises – où vivait encore avec son mari la sœur de ce père, Else Pedersdatter Kierkegaard (1768-1844) : « Comme on dit dordinaire : nulla dies sine linea, ainsi puis-je dire de ce voyage : nulla dies sine lacryma9. » Cest comme si les larmes mélancoliques du jeune théologien préfiguraient non seulement une vie décriture suspendue entre idéalité et réalité, mais aussi les souffrances que cette tension provoqua au regard de la foi et de lamour. Comment rester témoin, étant donné le poids du péché et du sentiment de culpabilité qui semblaient empêcher la réalisation de ce quon recherchait ? Comment se libérer de lombre dun défunt dont lamour paternel avait profondément marqué la foi du fils ? Comment concilier lamour dune jeune fille avec le pressentiment dun amour encore plus grand ? La formule Nulla dies sine linea, devenue proverbiale, rapporte donc que le peintre Apelle ne passait pas un jour sans toucher son pinceau. En la reprenant à son tour et la détournant, Kierkegaard, qui appliqua pourtant, et au-delà, la formule initiale, signale quelle a pour lui un envers, qui est aussi le sens de son travail. Il qualifie lélément affectif dans lequel celui-ci prend racine.

Les deux premières sections trouvent ainsi lexpression de leurs motifs au tout début de lœuvre. Cest en un sens aussi le cas de la troisième, mais dans « De lamour et de ses œuvres », linterprétation des Œuvres de lamour (1847) occupe une place majeure. Le rapport entre lamour humain et lamour chrétien est analysé sous différents angles : leur différence et le possible lien entre eux, leur place dans la compréhension fondamentale de léthique… La question de lamour forme le nodus cælestis de toute la réorientation sur les questions de lIndividu et du sérieux. « Si je suis persuadé de la justesse de ma pensée en dépit du monde entier, après elle, la dernière chose à laquelle je voudrais renoncer, cest ma foi en chaque homme. Et je suis fermement convaincu quautant les hommes devenus “public”, “masse” irresponsable et impénitente peuvent être confus, mauvais, abominables, autant ils sont vrais, bons et aimables dès que lon prend chacun en particulier. Oh ! Combien ne 21seraient-ils pas… humains et dignes dêtre aimés, sils voulaient devenir individus devant Dieu10. »

Le titre de la quatrième section, « Devant Dieu », rappelle la distinction luthérienne « coram hominibus » et « coram Deo », déjà présente dans la discussion sur la nature de lamour. Les mises en perspective sont variées. Elles comprennent, entre autres, une discussion de la conception kierkegaardienne du sacrifice et du martyr en relation avec des sources juives, le rapport entre silence et parole dans la relation avec Dieu (à partir du Lys des champs et loiseau du ciel de 1849), une analyse philosophico-théologique de limitation ainsi que la question de penser Dieu, cogitare deum, placée également dans une perspective philosophico-théologique plus large. Dieu est un tiers qui sinterpose pour donner sa condition à lIndividu et au devoir daimer. Les philosophes le nomment idée ; il est certes le vrai, le bien, mais le statut de tiers implique quil sagisse toujours dun rapport engagé par le soi avec lui11. Ce tiers considéré par notre quatrième section éclaire réciproquement la troisième. Si Dieu est le tiers, lautre homme considéré comme prochain est le médiateur éthico-religieux fondamental : « le prochain nen est pas moins lintermédiaire caractéristique de la renonciation à soi ; il sinterpose entre le je et le je de lamour égoïste de soi, mais aussi entre le je de lamour humain et de lamitié et lalter ego12. » Toutes les parties de ce livre savèrent ainsi solidaires, mais leur organisation thématique nempêche pas quon y cherche souterrainement oppositions et accords. Ce sera, nous lespérons, louvrage de ses lecteurs.

Il est évident que même avec toute une semaine à sa disposition, aucun colloque ne peut faire le tour de tous les sujets dignes dêtre traités dans le cadre prévu. On remarquera que les discours religieux, hormis les méditations chrétiennes qui forment Les Œuvres de lamour et les trois parties du Lys des champs et loiseau du ciel, jouent un rôle plutôt discret. Le livre sur Adler (1846-1847) comme LInstant (1855), pourtant également disponibles en traductions françaises, et qui bornent notre période, sont assez peu exploités. Il en va de même de Pour un examen de conscience (1851) et de Jugez vous-mêmes ! (rédigé 1851-1852, mais publié à 22titre posthume en 1876), comme des derniers articles de Fædrelandet. Les questions autour de la vision finale de Kierkegaard du christianisme et sa virulente attaque contre lÉglise officielle et ses serviteurs – accomplissement ou débordement ? – méritent également dêtre étudiées à nouveaux frais. Elles sont ici plutôt entrevues comme lhorizon implicite de lœuvre, qui sexplicitera dans les nouveaux travaux auxquels nous cherchons à donner vie.

Flemming Fleinert-Jensen,
Jacques Message

Il nous est agréable de remercier les institutions qui, par leur soutien financier, ont contribué à rendre le prix de ce volume moins onéreux : la Fondation Lillian et Dan Fink (The Royal Danish Academy of Sciences and Letters), la Fondation Oticon, lambassade de Danemark à Paris. Le professeur Pierre Bühler, contributeur ici, a aussi concrètement soutenu depuis la Suisse notre travail dédition. Son amitié est lobjet de notre gratitude. Nous sommes redevables aux équipes du Centre Culturel International de Cerisy, qui, sous la direction de Madame Edith Heurgon, ont permis que notre colloque se soit déroulé dans des conditions idéales, jusquà laisser un souvenir parfait à tous les chercheurs qui ont pu sy joindre. Nous saluons Patricia Desroches, qui a assuré lenregistrement des communications pendant toute la « décade ». Nous remercions le peintre et sculpteur Peter Brandes de sa permission de reproduire une partie de ses vitraux à léglise de Vejleå près de Copenhague (p. 195-202) et de son aide pour couvrir les coûts supplémentaires que leur reproduction a entraînés.

1 « Nietzsche aujourdhui ? », publié en deux tomes, Union Générale dÉditions (10/18), 1973, réédition en 2011 par Hermann Éditeurs.

2 SKS 13, 8 / SV2 XIII, 521-522 / OC 17, 268.

3 SKS 21, 151-152, NB8 : 15 / Pap. IX A 390. À la marge, Kierkegaard a suggéré de remplacer le mot « Fuldendelse » [accomplissement] par « Fuldbringelse » [achèvement]. De ces deux mots, sémantiquement très proches, le second est plus solennel que le premier et était déjà à lépoque de Kierkegaard beaucoup plus rare. Y a-t-il une allusion indirecte au consummatum est de Jn 19, 30 (en danois : « Det er fuldbragt ») ?

4 SKS 21, 163, NB8 : 39 / Pap. IX A 414 / J 2, 370-371.

5 SKS 21, 227-228, NB9 : 45 / Pap. X 1 A 45 / J 3, 32.

6 SKS 16, 107-123 / OC XVII, 233-248. – Une note du 4 juin 1849, reprenant la question des pseudonymes, montre que Kierkegaard a abandonné lidée de publier ces écrits dans un seul volume : SKS 22, 70-71, NB11 : 123 / Pap. X I A 422 / J 3, 125-126 (traduction partielle).

7 Lettre inédite de Jean Wahl à Paul Tuffrau, 19 août (sans doute 1927). Nous remercions Barbara Wahl et Henri Cambon de nous avoir communiqué cette pièce.

8 Invité au colloque, mais obligé dy renoncer, David Brezis nous a autorisés à insérer dans ce recueil la conférence quil avait donnée le 13 mars 2010 à loccasion dune journée détudes organisée par la Société Søren Kierkegaard.

9 SKS 19, 201, Not. 6 : 28 / Pap. III A 77 / J 1, 218. La première expression latine, attribuée par Pline lAncien au peintre grec Apelle de Cos (ive siècle av. J.-C.), figurait déjà dans le journal du 1er avril 1838 : SKS 17, 252, DD : 96 / Pap. II A 208 / J 1, 128 / JCN I, p. 184.

10 Sur mon Œuvre décrivain, SKS 13, 18 / OC XVII, 270.

11 Les Œuvres de lamour, Deuxième série, VIII ; SKS 9, 335 / OC XIV, 314.

12 Les Œuvres de lamour, Première série, II ; SKS 9, 61 / OC XIV, 51.