Ouvrages critiques
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Giono et le récit bref
2023 – 12. Les Récits de la demi-brigade et autres nouvelles - Auteurs : Romestaing (Alain), Gramain (Michel), Parsi (Frédérique), Vignes (Sylvie), Perrin (David), Mesguich (Léo), Marion (Annabelle)
- Pages : 143 à 184
- Revue : La Revue des lettres modernes
- Série : Jean Giono, n° 12
Emmanuelle Lambert, Giono, furioso, Paris, Stock, 2019, 224 p.
Emmanuelle Lambert, pour son Giono, furioso, reconnaît avoir rencontré deux difficultés majeures. La première : son sujet, à savoir tout Giono, l’œuvre et l’homme, considéré lui-même comme « une œuvre d’art », « [t]rès fragile et ancienne », « le personnage principal de ce livre », ayant droit à « une forme de courtoisie élémentaire », pour lui-même mais aussi pour le « temps et [l]es époques » (p. 21) dont il émerge. Personnage qui apparaît aussi comme une sorte de statue du Commandeur, intimidant, « cassé » (p. 22), « tout coléreux », jamais remis de la Première Guerre mondiale et enragé par la seconde. La seconde difficulté est celle que soulève l’éditeur : « Mais vous, dans votre livre, vous êtes où ? » (p. 24). Question cruciale, affrontée par exemple par Emmanuel Carrère qui raconte dans L’Adversaire avoir trouvé sa voix en disant « je ». Mais question « redoutée », emmêlée avec la première difficulté : « Bien sûr que je suis tentée d’écrire “on”, ou d’écrire “nous” au lieu de “je”. Mais il me faut écrire d’abord sur lui, par lui et depuis lui, et lui, Giono, est si immense qu’il est facile de se cacher à l’ombre de sa majesté. » C’est pour surmonter une « histoire de pudeur, d’éducation » et peut-être de « peur » que l’autrice a l’audace de dire « je » face à une œuvre qui « n’est pas taillée pour les douillets ».
Emmanuelle Lambert s’expose donc scrupuleusement dès le chapitre suivant. Et d’abord, par son rapport à la Provence. Ce chapitre intitulé « Le malentendu provençal » relate pendant cinq pages sa Provence. On comprend qu’il s’agit de se situer par rapport à son sujet. Mais on peut trouver cela un peu long. Enfin on retombe sur Giono – à bras raccourcis. Plus qu’audacieusement, grivoisement : « Il ne me la fera pas. Je vais le lire et je vais le prendre, par tous les livres et par toutes les lignes, et j’irai le chercher dans ses contradictions et ses délires, dans son moi d’écrivain qui se dérobe. » (p. 34). Giono est prévenu, mais lui-même lui était tombé dessus : « Je ne m’y attendais pas, ayant découvert ses livres à l’école avec un ennui poli et légèrement intrigué. Lorsque je me mis à le relire à l’âge adulte, je pensais retrouver le monsieur en 144veston, ses moutons, ses oliviers, sa Provence et sa chaleur. Je croyais à tout ce qu’on dit de lui, et qui n’est pas tout à fait vrai. Ma surprise fut à l’image de sa violence à lui : totale. » (p. 35).
En d’autres termes, Giono, furioso sera une explication « d’homme à homme » (p. 57). Cette posture donne beaucoup d’élan à l’ouvrage, de la vivacité, de la passion, de l’humour. Mais aussi un peu d’arrogance : « Vous et moi nous y sommes d’ailleurs assez ennuyés [à l’école]. » (p. 64). Début du chapitre 4 : « J’écris en mouvement. » (p. 37). Puis, chapitre 5 : « De retour à Paris mes déplacements se font à échelle réduite. J’écris sur la table de la cuisine, entre deux tâches. » (p. 45). Il y a les chats du voisinage, le merle, les enfants, je me fais un café… Bref, nous sommes entre écrivains, Giono et moi. Et puis, encore, « j’écris parfois dans la chambre d’hôpital où mon père dort en silence » (p. 46). On comprend mieux : le père, la mort qui rôde, c’est un autre lien avec Giono ; l’ouvrage est dédié « À mon père », il se conclut sur une danse fantastique entre Giono et le sien, « une toupie » qui est « la dernière image », « ce qui nous reste une fois qu’on a lu et relu […], et même, qu’on a oublié » (p. 219). Autre lien, dans le chapitre 10 : Épinay-sur-Seine, le RER (six pages avant de revenir progressivement à Giono). Le lien, c’est l’absence de lien : ce monde urbain n’a rien à voir avec le monde de Giono. Et pourtant ça dit tout : parce que Giono vient nous chercher dans nos villes et nos banlieues, dans notre manque et notre soif de nature, dans nos inquiétudes contemporaines. Giono nous touche avec sa nature, nous qui en sommes les orphelins et les assassins. Mais l’autrice affirme avec justesse qu’il ne faut pas pour autant faire de cet écrivain un « doux rêveur », « précurseur d’une écologie bienveillante » : « […] son imaginaire ou son flair sont catastrophistes. » (p. 107).
Emmanuelle Lambert en effet est souvent juste, elle fait montre d’un bel art de la synthèse et de pénétration, de compétence dans son exercice d’admiration. Le chapitre 10 en question se lit avec intérêt et profit. De belles choses sont également écrites sur le corps, la « chair vivante, toujours sous la menace du pourrissement à venir » qui « enflamme » Giono « comme un possédé » (p. 133-134). Tant pis si les spécialistes de Giono, du moins les plus désuets – dont je suis, bien planqué derrière mon « on » – sont heurtés par trop de « je », pas assez de références, quelques erreurs. Ils trouveront que cet ouvrage n’apporte rien de neuf et répète beaucoup des choses qui ont déjà été dites, sans jamais citer 145personne. Mais il y en a tant, trop, nous dit l’autrice, s’avisant au quatorzième chapitre (grâce à notre regretté Jacques Mény portraituré avec une certaine grâce) de « la bibliothèque du bas, celle des chercheurs » (p. 155), pour ne retenir qu’un « petit livre blanc, à la typographie modeste et au titre peu avenant, Jean Giono, bibliographie et médiagraphie ». Cet ouvrage (sans auteur) qui la « regarde d’un air de reproche », elle « l’effleure toujours en rougissant à peine, en lui murmurant : “Mais il y en a trop, beaucoup trop.” Trop de livres de Giono, trop d’articles sur lui, trop de films, de documentaires, d’entretiens, trop de lecteurs et d’amoureux. » (p. 156). Il est vrai aussi, nous rappelle l’autrice, que Giono a dit que les critiques étaient « comme les poux dans la crinière d’un lion » et qu’il aurait lui aussi ses puces. Robert Ricatte, par exemple, responsable d’un « comique involontaire » dans l’édition Pléiade des Âmes fortes pour avoir laissé échapper un : « Je n’aime pas qu’il la présente [la générosité] comme “une passion égoïste et féroce” ». Et Mme Lambert de commenter : « Ce “je n’aime pas” enfantin, sous la plume d’un vieil universitaire pourtant rompu à l’exercice, est à la fois drôle et émouvant dans sa naïveté. » (p. 131). Pourtant Ricatte fait comme Lambert quand elle refuse de se laisser séduire par Giono lorsqu’il « s’entretient à la télévision ou à la radio » (p. 33) : il prend du recul, voyant dans la formule « passion égoïste et féroce » le goût d’un paradoxe provocateur plus qu’une conviction profonde. Pour une fois qu’un universitaire s’engage et dit « je » ! Mais il n’a rien compris à « la morale […] éprouvante » de Giono (p. 130), à l’ambivalence des sentiments. Il regrette bêtement l’absence du don simple (p. 131). Il ignore la parenté dans la démesure de la bonté et de la cruauté. Pourtant c’est exactement ce qu’il écrit dans sa notice, ce grand naïf qui a souligné le premier la démesure gionienne dans l’avarice et dans la perte.
Certes, l’autrice concède : « Un groupe de valeureux, cependant, vous entoure. Ils tentent de vous garder votre ambiguïté. Ils sont universitaires, ou plus simplement savants. » (p. 61). Mais, évidemment, « vous leur échappez, comme une ritournelle simple s’évaderait des pages d’un livre d’histoire de la musique ». Pour vous cerner, des puces ne conviennent pas. Mais une lionne plutôt, dont l’objectif affirmé est de « rendre intelligible le sujet Giono, mettre un ordre dans le désordre de l’écriture, les contradictions des déclarations, les images successives, les témoignages » : « Tracer une ligne ou un propos, offrir aux autres 146une vision et leur faire saisir le mouvement de la création, la beauté du style et la chair de l’homme qui a écrit. » (p. 15). C’est le but même de l’exposition du cinquantenaire de la mort de Giono dont Emmanuelle Lambert a été la commissaire pour le Mucem (30 octobre 2019 – 17 février 2020)1. Exposition qui a déclenché le livre, lequel « [c]ontrairement à elle […] a tous les droits » : « Il peut digresser, s’autoriser des embardées et des accélérations. » (p. 20). Ce qu’il fait, quoique son cheminement soit clairement biographique et thématique, s’arrêtant sur des périodes ou des œuvres attendues. Mais pourquoi, pour « tracer une ligne ou un propos », commencer par enfoncer des portes depuis longtemps ouvertes ? Le premier chapitre n’est pas le plus réussi dans lequel Emmanuelle Lambert se pose en s’opposant à des « on dit » inconsistants : « on dit de lui » / « on ne dit pas que ». L’ouvrage commence donc par des « on dit », c’est-à-dire par des clichés sur Giono : l’écrivain « aux jambes plantées droit dans la terre » (p. 11), l’homme du sud avec sa couronne de laurier, etc. : « Giono, c’est la poésie, la Provence. Cela, on le dit volontiers. L’Italie. La chaleur. L’humanité. » (p. 14). L’autrice a ainsi beau jeu de prendre la pose en portraitiste au « tempérament méfiant » pour imposer son Giono « furioso ». Heureusement, elle a aussi l’habileté de reconnaître la vérité partielle des clichés, d’autant qu’elle assume plus loin avoir été elle-même dans le « on dit ». Heureusement, elle s’accroche à « cette pensée obsédante, et toujours plus grande, à mesure que [s]es lectures se sont accumulées : nous ne savons pas » (p. 20-21). Nous ne savons rien de ce que c’est, à vingt ans, « tout sali de sang », de ramper « hors de sa tranchée, de son boyau » et de se mettre « à écrire des livres hallucinés » (p. 32).
Emmanuelle Lambert a malgré tout entrepris d’exposer cette source sale de l’œuvre gionienne. Elle le fait avec talent. Dommage qu’elle prétende être seule à affronter furieusement la noirceur, la colère mais aussi la lumière de Giono : « “Le voyageur immobile”, “Le poète doit être un professeur d’espérance”. J’ai horreur de ça, et pourtant, c’est bien vous, l’auteur de ces slogans qui aujourd’hui […] vous ôtent la part tremblotante de colère qui, moi, m’emporte. » (p. 60). Dommage qu’elle semble estimer qu’en dehors de son livre, « au banquet [des] célébrations », la « part noire » de Giono serait ignorée ou neutralisée – mal « hébergée 147dans une conférence, où l’on parlera de la littérature et du mal, ou du fait divers, ou encore du crime » : « C’est comme ça qu’on l’isole, en la posant dans une case, une chambre confinée. » (p. 60).
Alain Romestaing
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Emmanuelle Lambert (dir.), Giono, catalogue de l’exposition « Giono » du Mucem, Marseille/Paris, Mucem & Gallimard, 2019, 320 p.
L’exposition « Giono » s’est tenue à Marseille, au Mucem, du 30 octobre 2019 au 17 février 2020, pour la commémoration du cinquantenaire de la disparition de l’écrivain, en 1970. Cette grande rétrospective proposait près de trois cents œuvres et documents : archives publiques et privées, correspondances, reportages, entretiens, manuscrits, éditions originales, carnets de travail, films réalisés ou produits par lui, adaptations cinématographiques de ses textes, tableaux l’ayant inspiré ou œuvres de ses amis peintres… Par ailleurs, quatre installations d’art contemporain complétaient ce projet. Emmanuelle Lambert était la commissaire de l’exposition, le conseil scientifique étant assuré par le président de l’Association des Amis de Jean Giono, le regretté Jacques Mény, qui nous a quittés en 2022.
Avant l’abondance de documents, c’est l’accent mis sur la Première Guerre mondiale qui marque d’emblée le visiteur. Celui-ci est reçu dans un monde de bruit et de fureur, se trouve dès l’entrée face à une mitrailleuse, puis jeté dans l’enfer des tranchées. L’exposition présente donc comme déterminant dans le parcours de Giono le contact avec la folie guerrière, à laquelle fait écho la salle impressionnante qui abrite les immenses toiles de Bernard Buffet, mettant en scène L’Enfer de Dante, 148et témoignant de l’atrocité des massacres commis en temps de guerre. On voit ainsi le parti pris adopté. La confrontation au Mal est présentée comme fondamentale dans la vie et l’œuvre de Giono : il passera sa vie à le dépeindre et à lutter contre lui. Ce sera chercher la lumière, la joie, s’engager dans le pacifisme, dans l’utopie du Contadour, célébrer la vie… Tout au long de l’exposition, le Mal apparaît à la fois premier et fondateur : même une présentation de parodies d’ouvrages de la bibliothèque de Giono, aux titres fantaisistes, cherchant à faire sourire le visiteur, ne peut effacer cette empreinte. Tout visiteur le comprend, et découvre ainsi la complexité de l’homme et de l’œuvre.
Le catalogue de l’exposition est coédité par le Mucem et Gallimard. Le soin et l’élégance de la présentation du volume sont à souligner. Les couvertures de l’ouvrage se déclinent en trois couleurs au choix : vert, jaune, bleu. L’abondance des illustrations, remarquables de précision et de netteté, l’élégance de la typographie sont un régal pour l’œil.
L’ouvrage s’ouvre sur une préface de J.M.G. Le Clézio, intitulée « Giono le révolté ». L’écrivain rappelle comment il a découvert l’œuvre de Giono à l’adolescence et comment elle l’a accompagné toute sa vie. Il évoque les méprises sur le sens de l’œuvre gionienne. Pas plus qu’un écrivain régionaliste, Giono n’est un nostalgique du passé. Son engagement n’est pas d’ordre politique, mais philosophique et moral : Giono est pacifiste et se révolte contre les guerres, contre le diktat de l’argent. Chacun de ses livres offre la joie, le monde véritable, les vraies richesses.
Le catalogue comporte trois parties, 1895-1939 (de la naissance à la déclaration de guerre, premiers romans et essais), 1940-1946 (l’Occupation, la Libération, l’épuration), 1947-1970 (la reconquête et le triomphe). Pour chaque étape, Jacques Mény établit une présentation historique, biographique et bibliographique précise. De plus, neuf écrivains contemporains, au fil des pages, évoquent leur lecture d’une œuvre de Giono, et l’influence que celle-ci a eue sur leur vie et leur activité littéraire.
1895-1939. – En six pages, Jacques Mény rapporte les principales étapes de la vie et de l’œuvre de Giono jusqu’à la déclaration de guerre. Par rapport à la biographie de Pierre Citron, on voit tout de suite un ajout : la prise en compte des liaisons amoureuses de l’écrivain. L’ensemble est très précis. Tout au plus pourrait-on remarquer que, en 1930, Giono ne donne pas des « articles » (c’est le terme utilisé, p. 21) à L’Intransigeant. 149Ce sont essentiellement des nouvelles, reprises ensuite dans Solitude la pitié. Et, concernant Clé, le journal de la FIARI, peut-être aurait-il fallu rappeler le caractère très éphémère de cette publication, qui fait paraître des extraits de Précisions dans le no 1 de janvier 1939. Il y aura en tout et pour tout un deuxième numéro le mois suivant.
En ce qui concerne les illustrations, les photographies de Jean Giono et de ses proches sont nombreuses, ainsi que les documents liés à la guerre de 1914-1918, les couvertures des éditions originales, et les lettres de Bernard Grasset, de Gaston Gallimard, d’André Gide à l’écrivain. À propos de Lucien Jacques, il est dit que l’amitié entre Giono et lui « durera jusqu’à la mort de Lucien en 1961 » (p. 40). Certes, le propos est juste, mais il eût été bon d’ajouter « avec des hauts et des bas ».
Dans les cinquante pages de documents couvrant cette période sont insérés des textes d’auteurs contemporains. Dans « L’amitié au fond du puits », Sylvie Germain narre le contenu de la première nouvelle de Solitude de la pitié, pour conclure sur l’art de l’ellipse qui donne force à l’amitié et à la pudeur de la bonté.
Sylvain Prudhomme, pour évoquer Le Chant du monde, reprend les paroles de Toussaint à Matelot :« Tu croyais peut-être que la terre est une boule de joie ? » Pour lui, la leçon de Giono n’est pas de chanter le monde, mais d’être chanté par lui, et la seule sagesse de « jouer dans le monde » (p. 78).
Sous le titre « Apaiser la montagne », Emmanuelle Pagano propose une réécriture actualisée de Batailles dans la montagne : comment parvenir à faire s’écouler l’eau accumulée dans une poche sous un glacier, grâce à une machine-araignée pouvant escalader les hauteurs.
Les documents concernant le combat pour la paix sont bien représentés, ainsi que les photographies de couverture des essais pacifistes et les réactions qu’ils suscitent dans la presse. Il est à souligner que, tout au long du catalogue, il est tenu compte de la réception de l’œuvre.
Dans le texte intitulé « Pour saluer la vie », Alice Ferney montre avec empathie et conviction la dimension viscérale du combat pacifiste de Giono. Elle rappelle la marque indélébile que laissa la boucherie de 1914-1918, qui a planté chez l’écrivain de façon absolue la haine de la guerre. Certes il est facile aujourd’hui de juger et de condamner l’aveuglement munichois, mais nous pouvons aussi comprendre que, pour Giono, aucune guerre ne se justifie. Face à toute guerre, il oppose la vie.
150Des documents déclassifiés en vertu de l’arrêté du 24 décembre 2015 portant ouverture d’archives de la Seconde Guerre mondiale rendent compte de l’arrestation de Giono en septembre 1939, puis de l’ordonnance de non-lieu en novembre.
1940-1946. – Jacques Mény montre clairement comment se construit pendant l’Occupation l’image fausse d’un Giono collaborateur alors même qu’il aide résistants et juifs persécutés. Sont évoqués aussi bien son refus de soutenir la politique de Vichy, sa dérobade pour ne pas participer au voyage de Weimar, que son séjour à Paris en 1942 pour la publication de Triomphe de la vie ou l’acceptation du reportage le concernant dans Signal.
Sur cette période, deux remarques sont à faire. La publication de Deux cavaliers de l’orage dans La Gerbe est montrée sans contextualisation suffisante : le visiteur/lecteur pourrait penser que Giono est le seul écrivain de l’époque à avoir écrit dans l’hebdomadaire collaborationniste, chantre du « redressement national ». Il n’est pas question du fait que nombre d’auteurs célèbres, comme Marcel Aymé, Jean Anouilh, Pierre Benoit, Colette, André Castelot, Léon-Paul Fargue, Pierre Mac Orlan ou Henry Poulaille y étaient aussi publiés. Quant à l’ignoble article de Tristan Tzara, « Un romancier de la lâcheté », paru dans Les Lettres françaises du 7 octobre 1944, il est de même livré brut, sans commentaire aucun. Ce texte, le plus violent et le plus injuste jamais publié sur Giono, est révélateur de l’acharnement du CNE contre l’écrivain, sans doute sous l’impulsion d’Aragon, alors même que beaucoup d’autres auteurs, beaucoup plus présents sur la scène parisienne pendant l’Occupation, ne seront jamais inquiétés. Cocteau, par exemple, publiera des dessins, peu de temps après la Libération, dans Les Lettres françaises. Un rappel eût été le bienvenu.
« Vassal du soleil », tel est le titre du texte de Patrick Autréaux, qui évoque ses lectures de Giono et de Melville : d’abord les images de guerre, de misère, de maladie et de mort avec Le Hussard sur le toit, puis la découverte de Pour saluer Melville et de Moby Dick. Il présente la naissance de son activité littéraire en puisant dans sa vie confrontée à la maladie, et dans ce qu’il découvre chez Giono. Il clôt son article sur l’image des cigales apparaissant dans la bouche des morts pour chanter la joie de la paix solaire.
1947-1970. – Interdit de publication, Giono est « plus combatif que jamais », écrit Jacques Mény (p. 197), qui montre comment l’écrivain décide, après-guerre, de se lancer dans une grande fresque à la manière 151de Martin du Gard ou de Jules Romains, en dix volumes, présentant le hussard Angelo, et son petit-fils du même nom. Puis, interrompant la rédaction du Hussard, Giono part dans les « chroniques romanesques » avec Un roi sans divertissement et Noé. Il revient ensuite au roman, qui paraît en 1951 et connaît un large succès. Peu à peu, le temps de la consécration, de la notabilité littéraire revient.
Dans « Un Roi en hiver », Philippe Claudel explique comment la lecture d’Un roi sans divertissement fut un choc dans sa vie, comment ce roman a transformé sa façon de lire et d’écrire. Il montre son admiration pour l’art de Giono à faire voler en éclat toutes les règles traditionnelles d’écriture, ainsi que son attachement au film de François Leterrier.
Jakuta Alikavazovicsigne un texte intitulé « J’étais heureuse d’être un piège », qui évoque Les Âmes fortes. Elle voyait en Giono un écrivain « de terroir », qui n’avait rien à dire à une fille d’immigrés. Elle le découvre par la mer, avec Moby Dick et Pour saluer Melville, puis ce fut Un roi sans divertissement et Les Âmes fortes. Dans ce dernier roman, point de vérité stable, mais un immense champ de forces narratif où le vrai et le faux coexistent et s’interpénètrent. Dans ce livre sans dénouement, qui invite sans cesse à la relecture, elle découvre un piège qui est la vie même.
C’est un « Giono en habit de naufrage » que présenteDavid Bosc. Il rappelle le sort de l’écrivain en 1945, quand personne, ni la communauté ni Blanche Meyer, ne l’aime plus. C’est alors qu’apparaît Angelo, et David Bosc d’évoquer le « sadisme amusé » de Giono à l’égard de son personnage. Il constate que ce hussard, qui ne cesse de brasser mort et désir de mort, laisse cependant au lecteur une impression printanière d’audace juvénile. Le héros comme l’auteur ont endossé leur habit de naufrage, le plus beau, celui que l’on veut sauver du péril. Et chez Giono, cet habit a des poches « aussi vastes que l’univers » (p. 252).
René Frégni, lui, intitule son texte « Le déserteur ». Il y montre le parcours de sa propre vie, semblable à celui de Tringlot dans L’Iris de Suse. S’enfuir de l’école, déserter l’armée, partir dans la nature sur les grands chemins et découvrir Colline dans une prison, telles sont les étapes dont il se souvient. La leçon que retient Frégni, c’est que Tringlot, comme Giono, a vécu des horreurs et croit à la puissance de l’amour. Il donne tout pour l’Absente et entre ainsi dans la lumière.
Le catalogue montre bien le parcours choisi pour l’exposition, un chemin qui conduit de l’enfer du Mal à un monde lumineux.
152Dans une postface intitulée « Giono, écrivains »,Emmanuelle Lambert rappelle sa découverte de Jean Giono pendant ses années scolaires, puis plus tard, avec Le Hussard et Un roi, avant une relecture de l’ensemble de l’œuvre pour préparer l’exposition du Mucem. Elle s’attache particulièrement aux textes dans lesquels Giono pratique l’« intimité littéraire » (p. 304), par exemple quand il présente Homère, Virgile, Machiavel, Monluc, Dickens… Elle retient l’image d’un immense romancier qui fut d’abord un poète abreuvé à la source gréco-latine, « une figure patrimoniale par excellence » (p. 303). Elle rend hommage à son talent qu’elle qualifie de « monstrueux et polymorphe » (p. 305).
Jean-François Chougnet présente enfin « Giono au musée ». Il montre le rapport de l’écrivain avec les musées, qui, s’ils ne le passionnaient pas particulièrement, le voyaient cependant toujours à l’affût d’une découverte. Pour lui, comme pour Lucien Jacques, le musée ne doit pas être une prison de l’art, mais un lieu accueillant. Il est rappelé que, pour l’exposition du Mucem, des créations artistiques ont été jointes aux documents concernant l’auteur. Ces créations visent, non pas à reconstituer, mais à suggérer.
Il ne fait aucun doute que ce magnifique volume constitue davantage qu’un catalogue d’exposition. Pour les lecteurs curieux et pour les chercheurs, il est un ouvrage de référence.
Michel Gramain
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Agnès Castiglione et Mireille Sacotte (dir.), avec la collaboration de Michel Gramain et Jacques Le Gall, Jean Giono, Paris, Éditions de L’Herne, « Les Cahiers de l’Herne », no 129, 2020, 288 p.
Publié à l’occasion du cinquantenaire de la disparition de l’écrivain, le Cahier de l’Herne consacré à Giono est un bel ouvrage, riche et éclectique, 153dans l’esprit de la collection. Il réunit les analyses des meilleurs spécialistes de l’œuvre, les contributions de grands auteurs contemporains, des témoignages de ceux qui ont côtoyé l’homme, des textes de l’écrivain et notamment de précieux inédits, ainsi qu’une riche iconographie – carnets de travail, manuscrits, tableaux, illustrations, photographies et archives jamais dévoilées. Agnès Castiglione et Mireille Sacotte dirigent un ouvrage à la fois accessible et exigeant, qui offre une connaissance juste et fine de l’œuvre au lecteur érudit et familier de Giono comme à l’amateur curieux.
L’avant-propos affiche avec clarté les enjeux du Cahier : réévaluer, loin des clichés et des sentiers battus, l’image d’un grand écrivain et célébrer son œuvre en proposant un itinéraire original, marqué par le dialogue entre des documents de nature variée. Le Cahier a pour ambition d’appréhender la singularité du « monde-Giono », dans sa richesse et sa complexité.
Huit parties, complétées par un encart photographique central, composent l’ouvrage. La première est consacrée aux « grands chemins de la vie ». L’enfance est d’abord évoquée à travers la lecture de Dickens. L’intérêt pour le romancier anglais se traduit notamment par l’écriture d’une préface aux Grandes Espérances, reproduite dans le Cahier. Comme le montre Jacques Le Gall, Giono donne à son hommage la forme d’une fable romanesque qui se colore d’une dimension autobiographique en se concluant sur l’amère impression que les « grandes espérances » d’une génération ont laissé place à « la grande illusion » de 1914. Christian Morzewski invite à se pencher sur un autre souvenir rattaché à l’enfance, mis en scène dans Jean le Bleu, celui d’un voyage initiatique au village de Chorgues, anecdote pseudo-autobiographique et bien fictive, qui connaît des variations dans les textes ultérieurs. Le critique démontre habilement que ce sont moins les souvenirs de l’enfant qui nourrissent les récits que l’inverse.
Le Cahier invite ensuite à une plongée dans le siècle de l’écrivain. Le Grand Troupeau est l’objet d’une étude de Jean Arrouye, qui montre que les images du troupeau, du bétail ou de l’eau contribuent à la signification du roman, en rendant sensible la vérité du texte. Alain Tissut s’intéresse également à ce récit, véritable contre-discours face aux mots d’ordre ambiants. Le Grand Troupeau accorde en effet une large place à l’arrière, prend le contre-pied de la représentation habituelle du soldat 154viril en multipliant les symboles de castration chez les combattants, et revisite la figure de la Madelon – fille d’auberge réconfortant les poilus, popularisée par une chanson de 1914 –, car la véritable désertion est ici l’abandon des terres et des femmes. Mireille Sacotte revient ensuite sur un épisode emblématique de l’engagement du Giono pacifiste, le Contadour, symbole du rêve d’une paix universelle lors de rencontres dont la première eut lieu en 1935. En exploitant de précieux documents inédits remis par une participante, dont des photographies et un carnet d’adresses, en partie reproduits ici, l’article permet une découverte très concrète de cette entreprise. Pour mieux comprendre le lien entre l’homme, l’œuvre et son siècle, André-Alain Morello invite à tourner les pages du Journal de l’écrivain et de ses carnets pour y surprendre les secrets de la création, les crises et mutations de l’œuvre. On voit comment la contradiction qui taraude Giono, entre pacifisme et engagement, trouve une issue dans ses textes et que le Journal accompagne le progressif désengagement de l’écrivain et sa conversion esthétique. L’écrivain Lionel Bourg raconte dans un texte plein de verve sa découverte émerveillée de l’ouvrage malicieusement présenté comme traduit du bulgare qui regroupait La Chute des anges, Un déluge et Le Cœur-cerf. Le Cahier propose justement de relire des extraits de ces poèmes, écrits pendant les périodes d’incarcération et faisant logiquement la part belle aux vastes espaces, dans une veine lyrique et fantastique, aux confluents de la poésie de Saint-John Perse, Claudel ou Hugo.
Des lettres confiées par Sylvie Durbet-Giono dessinent l’arrière-plan de l’œuvre et invitent à considérer le rôle joué par la famille. La fille de l’écrivain raconte ensuite un souvenir émouvant, celui des tribulations d’une « bague étrusque », maintes fois perdue et retrouvée, passée de doigt en doigt, comme pour mieux sceller l’indéfectible amour entre les êtres de la famille. Blanche Buffet, nièce du peintre ami de Giono, se souvient aussi des moments privilégiés lors desquels l’écrivain lui apprit, alors qu’elle était enfant, à voir autrement le monde et à magnifier le réel par les récits, les chansons et les rires.
La deuxième section aborde « l’amitié dans la vie et l’œuvre de Giono ». Observant le retour presque littéral de la formule « C’est beau l’amitié » dans des romans très différents (Batailles dans la montagne, Deux cavaliers de l’orage, Les Grands Chemins), Jacques Le Gall s’interroge sur la place que l’amitié a tenue dans la vie de l’homme, la singularité de 155la conception que l’écrivain en propose et son évolution dans l’œuvre. Il recense les amis artistes et intellectuels, évoque Louis David, l’ami d’enfance tué par la guerre, puis Lucien Jacques, l’ami intime. L’amitié qui lie ce dernier à Giono trouve un écho dans Un de Baumugnes. Mais plus tard, l’amitié, incarnée par des personnages comme Giuseppe dans le cycle du Hussard ou les protagonistes des Grands Chemins etde Deux cavaliers de l’orage, devient plus ambiguë. Peut-être L’Iris de Suse met-il en scène les ultimes porte-parole du romancier. Louiset et Tringlot vivent sur les flancs du Jocond à la fois ensemble et séparés, un peu comme un écrivain et ses lecteurs qui, selon le mot de Supervielle, sont semblables à des « amis inconnus ».
La troisième partie est une étude des « espaces » – paysages, sensations et perspectives. L’écrivain Richard Millet rappelle que l’amour de Giono pour Homère, Melville et Stendhal et son indifférence à la modernité ne font pas pour autant de lui un antimoderne. Loin de la montagne de Ramuz, Giono passe du côté de l’envers du décor, d’un « Haut Pays » éloigné de tout terroir et devenu universel, dense et mystérieux. Le plaisir du géographe qui lit Giono, explique Jean-Louis Tissier, réside dans le va-et-vient entre l’attention portée aux détails immédiats et la perspective ouverte sur un au-delà du paysage. Le couple Giono-Provence est évidemment réducteur du fait que la terre est le tremplin vers un au-delà, et que, derrière la géographie savante, se cache une veine panique qui anime la terre. L’article bat en brèche un autre cliché, fondé sur un anachronisme, celui d’un Giono qui préconiserait un certain « retour à la terre ». En réalité, l’attachement de l’écrivain à la vie des collines rejoint l’intérêt porté à la ruralité par la science et la poésie, de la géographie classique à la littérature virgilienne dont Giono s’inspire. Enfin, Giono offre une géographie sensible, où les lieux ne peuvent être appréhendés qu’à travers leur vitalité humaine. Marie-Anne Arnaud Toulouse envisage la notion de paysage dans un sens plus large. Prenant l’exemple de la « maison » d’Olympe, à la fois empire et cocon, elle montre que le lieu renvoie aussi bien à l’espace du dehors qu’à celui du dedans. Avec ses voûtes et ses caves, la maison protège à la fois le corps vieillissant et les secrets intimes. Mais, loin d’être un pur espace de repli, elle est aussi le lieu où Olympe engrange et conserve ce qu’elle désire de l’extérieur, emblème d’une féroce avarice tentant de compenser les pertes du passé, aussi énorme que le personnage et aussi démesurée que ses désirs. Alain 156Romestaing propose enfin un regard neuf sur l’espace, dans l’épisode de la Thébaïde de Noé. Son approche met au jour une réécriture ironique par Giono d’un conte des frères Grimm, « Le Roi Grenouille », récit de métamorphose, récit initiatique d’une peur tout autant que d’une fascination pour l’abîme, récit qui fait la part belle à l’écœurement et trouve un évident écho avec la situation du narrateur de Noé. L’article montre plus largement que les bêtes gioniennes expriment les enjeux de l’œuvre.
L’écrivaine Marie-Hélène Lafon évoque par ailleurs le travail des sensations. Dans Colline, le sanglier des Bastides « mord la source » et le lecteur aussi mord et est mordu car il goûte une phrase ouvrant le pays des images et proposant « une beauté qui échappe à l’analyse, mais frappe avec violence » (Melv.). Sylvie Vignes étudie de manière très convaincante le « jeu magique de[s] sens » (PC)chez Giono. Si les premiers romans invitent souvent à la célébration de toutes les perceptions sensorielles, les textes postérieurs aux années 1940 ont tendance à dépouiller certains personnages de leurs sens pour mieux montrer la façon dont le contact avec le monde sensible peut être considéré comme une grâce. Dans l’article suivant, le parfumeur de la maison Hermès Jean-Claude Ellena raconte comment sa création « Cuir d’Ange » est née de sa lecture de Jean le Bleu.
Est ensuite reproduit un extrait de scénario imaginé pour une série télévisée. Dans une veine fantastique, le texte décrit un espace mystérieux et labyrinthique, qui fait écho, comme le note Giono lui-même, aux « prisons du Piranèse ». Agnès Castiglione revient justement sur la fascination exercée sur Giono par l’architecte et graveur italien et les seize planches de ses Prisons imaginaires. Par contraste avec l’espace carcéral du Fort Saint-Nicolas évoqué dans Noé, les gravures, avec leurs perspectives infinies, semblent proposer à Giono une allégorie de l’évasion par l’imagination. Elles nourrissent aussi l’imaginaire gionien, notamment dans LesÂmes fortes, ainsi que le démontre Agnès Castiglione, en spécialiste de la chronique. Gilles Lapouge conclut la section sur l’idée que Giono est « un menteur de grands chemins », lui qui greffe sur des topographies exactes des lieux inexistants et redimensionne l’espace à proportion de son vrai domaine, immense et universel.
La quatrième partie se concentre sur Deux cavaliers de l’orage. Elle enrichit considérablement notre connaissance du roman grâce à la 157reproduction d’un extrait inédit de l’épisode habituellement désigné comme une « rêverie de Marceau ». Ce manuscrit de 1938-1939, ici présenté par Christian Morzewski, est un monologue intérieur, ponctué de dialogues qui ramènent à l’idée obsessionnelle de mort et font écho aux enjeux majeurs du texte.
La rubrique suivante, intitulée « Vous n’aurez pas de meilleur lecteur que moi », donne la parole aux écrivains contemporains de Giono, lecteurs de son œuvre et épistoliers épisodiques ou réguliers. Après une présentation générale de la correspondance par Michel Gramain, le Cahier reproduit des lettres, parfois inédites, échangées avec le pacifiste militant Poulaille, avec la figure de proue de la littérature prolétarienne que fut Dabit ou encore le poète Saint-Pol Roux dont le Cahier reproduit et présente, par l’intermédiaire de Mikaël Lugan, un poème en prose d’hommage à Giono. Le Cahier accorde enfin une place de choix à des extraits de la correspondance avec Gide, présentés par Agnès Castiglione et qui témoignent de l’admiration profonde que les deux écrivains nourrissent l’un pour l’autre.
La sixième partie se penche sur l’art gionien de « faire des images avec soi-même ». Éric Vuillard l’inaugure par une étude de la première page du Désastre de Pavie qu’il lit comme une réponse de Giono au Portrait équestre de Charles Quint à Mühlberg de Titien(1547) dont l’écrivain ruine la représentation édifiante en proposant, avec une subjectivité certaine, une approche de l’Histoire fondée sur la petite histoire. Le deuxième moment de cette partie s’attache au Giono poète, assez méconnu du grand public. Les premiers poèmes bucoliques de Giono, et notammentceux d’Accompagnés de la flûte, dont de longs passages sont donnés à lire ici, correspondent à son entrée en littérature. Si le genre n’a pas les faveurs de l’écrivain, il retrouve toutefois un certain intérêt à ses yeux, dans une veine apocalyptique, fort différente de celle des premiers temps, lors de l’incarcération de 1944-1945. Sophie Milcent-Lawson démontre ensuite, à partir de plusieurs exemples finement analysés, que les images chez Giono relèvent d’une formulation langagière originale caractéristique de son écriture. Celui qui se présente lui-même comme un « artisan d’images » (Amr., 1952) cache en effet derrière la simplicité apparente de ses tropes un travail abouti sur l’analogie et la métonymie, au point que les images aboutissent parfois à une vision. L’image donne souvent à imaginer une scène dynamique, voire cinématographique, dans 158laquelle les éléments descriptifs associés à des verbes de mouvement et des sons deviennent des événements à part entière, qui participent à la dimension narrative du récit. Cette partie du Cahier s’achève sur une synthèse des liens qui unirent Giono au cinéma. Jacques Mény sait, comme Renoir, que Giono est de ceux qui ont « de grandes histoires à offrir au cinéma », dont bon nombre furent adaptées. Mais il s’intéresse avant tout à son œuvre cinématographique personnelle, longtemps méconnue et mésestimée. Massif important pourtant, qui enrichit et éclaire l’univers romanesque, et qui, comme l’œuvre littéraire, fut en quête permanente d’expériences esthétiques nouvelles.
Le Cahier s’engage ensuite sur « les grands chemins de la création ». Belinda Cannone s’intéresse dans Le Hussard sur le toit au paradoxe d’un Angelo « au comble du bonheur » alors qu’il traverse une épidémie de choléra. C’est que le personnage possède une force qui lui assure ce bonheur : le désir, celui de la jeunesse et de l’énergie, quand ne meurent que ceux qui, préférant la mort à la vie, choisissent le choléra. Le roman est ainsi emblématique d’une célébration constante chez Giono de la joie du vivant, dont l’homme à cheval « béat, muet, réveillé », attentif à la beauté des paysages et libre dans l’univers, est la plus parfaite incarnation. Dans l’article qui suit, Henri Godard revient sur sa découverte de quatre fragments de Dragoon. Il évoque les problèmes posés par une tentative de reconstitution de l’ensemble ainsi que son désir de partager avec les lecteurs, de la manière la plus intelligible qui soit, la possibilité de saisir une création en cours.
Les contributions suivantes se penchent sur la fabrique des histoires. Denis Labouret montre de façon particulièrement convaincante comment Giono défend et promeut l’aventure dans le genre romanesque à une époque où elle semble bannie. Celle-ci a néanmoins changé de sens, devenant plus intérieure que spatiale, plus verticale qu’horizontale. Le capitaine de Fragments d’un paradis cherche, au-delà de l’expédition scientifique dans les mers du Sud, à rompre avec toute attache, en quête d’inconnu. Et l’Ulysse de Giono est moins un aventurier véritable qu’un aventurier de la parole. On voit que Giono est tout autant un écrivain de l’aventure qu’un aventurier de l’écriture. Son Melville témoigne du fait que l’aventure inspire autant les personnages, comme Achab, que l’écrivain qui les invente sans savoir où il va. De même, à partir des années quarante, Giono conçoit ses textes, sans toujours respecter 159les plans conçus, comme un voyage vers l’inconnu. Llewellyn Brown analyse pour sa part le motif de l’œuf dans le cycle du Hussard, détail emblématique qui éclaire le contenu des textes et le parti pris esthétique qu’ils manifestent, tandis que Corinne von Kymmel montre que chez Giono réalité et fiction ne s’opposent pas : il suffit d’écrire pour que l’objet existe dans l’esprit du lecteur avec autant de netteté que s’il était réel. Lorsque Fulvia demande à Julio comment il sait que « le sourcil des femmes brunes sent l’anis », ce dernier répond sans hésiter : « Pour l’avoir inventé. » (VC, 23). Le mensonge ne se substitue pas à la réalité, il devient la vérité de l’écriture à côté de la réalité tangible. Le vrai émerge de cette confusion qui exalte l’infini pouvoir de l’écrivain. Laurent Fourcaut envisage de son côté la question de la création dans L’Homme qui plantait des arbres, dont le narrateur, une figure de déserteur qui se retire sur les hauteurs, devient créateur du monde. L’article montre que ce conte propose une variante originale de ce que ce spécialiste de Giono a appelé le mythe gionien du contre-monde.
Le Cahier se concentre ensuite sur les personnages. Il propose de redécouvrir quelques Caractères, notamment le personnage de Marie M. Mireille Sacotte montre comment Giono renouvelle à sa manière le genre hérité de La Bruyère en se concentrant sur de fortes personnalités qui mériteraient des romans à part entière, comme il le fera dans ses Chroniques. Catherine Soullard explore la figure de la petite fille chez Giono, dans un texte poétique qui en propose une typologie critique. L’article montre que ce personnage, pourtant discret, tient souvent le dessous des cartes, et apporte au texte une touche de mystère, d’ingénuité ou de liberté. Sylvie Germain offre, pour finir, une réflexion sur la « force bizarre » évoquée par Giono pour décrire la curiosité qui le conduit au désir d’écrire. L’article conduit d’une curiosité à l’autre, passant de l’auteur – à l’origine interpellé par des personnages aussi pressants que mystérieux dans Noé – au lecteur, qui devient d’autant plus captivé par le récit que des éléments lui échappent.
La dernière partie a pour objet les « lectures ». Des extraits de la correspondance avec Henri Pollès – un bibliophile qui permit à Giono d’enrichir sa bibliothèque d’ouvrages rares, en particulier dans le domaine asiatique –, constituent, comme le souligne Jacques Mény, un témoignage important pour appréhender la passion sinophile méconnue de Giono. Mieux connu en revanche est l’intérêt que l’écrivain portait aux 160Pensées. Jean-Paul Pilorget révèle un nouvel intertexte pascalien dans Les Âmes fortes. Il explique que l’esprit de finesse de Mme Numance, par opposition à la démarche méthodique et machiavélique de Thérèse se décrivant comme une âme forte, est un nouvel emprunt aux Pensées. Cette opposition entre deux postures contraires, que Pascal nomme esprits de « finesse » et de « géométrie », est d’ailleurs récurrente dans l’œuvre romanesque. Giono est aussi, on le sait, lecteur de Machiavel. Jean-Louis Fournel montre à ce sujet que Giono, loin de se limiter à la fréquentation du Prince, se passionne pour l’ensemble de l’œuvre du Florentin et notamment sa correspondance, au point de vouloir la promouvoir dans une édition de la Pléiade dont il serait le maître d’œuvre. Le projet avorte en partie, en raison de la posture peu académique de Giono, pris par son envie de faire de la vie de Machiavel un roman et d’y projeter sa propre vision du monde.
Les lectures sont enfin celles que d’autres auteurs font de Giono. René Frégni raconte que sa propre existence l’amène à être, de façon troublante, un personnage de Colline au cœur d’un paysage calciné par l’été, un Tringlot qui s’évade de prison ou un Angelo affamé dérobant des victuailles à Manosque. L’écrivain Pierre Michon accorde pour finir à Agnès Castiglione un entretien où il propose une lecture fine et personnelle d’Un roi sans divertissement, ponctuée de formules lumineuses.
À la lecture de ce Cahier, on ressent un plaisir évident à découvrir ou redécouvrir des textes de Giono, à admirer une riche iconographie, à lire un témoignage d’écrivain qui sait exprimer une expérience partagée, à mieux entrer dans le monde de l’auteur grâce aux analyses toujours convaincantes de contributeurs connus pour leur compétence en la matière. Chacun, quel que soit son degré de familiarité avec l’œuvre, trouvera dans cet ouvrage un intérêt certain.
Frédérique Parsi
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David Perrin, Jean Giono, itinéraire d’un homme sans Dieu. Le poids du ciel, Paris, Classiques Garnier, « Études de littérature des xxe et xxie siècles », 2021, 548 p.
Disons-le d’emblée : un titre pareil sous la plume d’un jeune homme si croyant lui-même qu’il porte l’habit de sa congrégation était propre à générer quelque inquiétude chez les Gioniens… Mais en l’occurrence le spectre d’un combat à la Peppone et Don Camillo prend très vite le large. L’ordre dominicain est connu pour être l’un des plus investis dans l’enseignement et la recherche, et rien, surtout, n’est plus éloigné de la pensée et de l’ethos de David Perrin que le prosélytisme obtus, l’étroitesse de vue, la condamnation de ceux qui ne partagent pas sa foi. Et, symétriquement, même si l’on ne peut sans doute pas se permettre d’appliquer à Giono – de son propre aveu « pas doué pour Dieu », « indifférent en matière de religion », rebelle aux enseignements et injonctions de l’Église catholique qui l’oppresse et lui répugne – la formule paradoxale, plaisante mais très suggestive que Pierre Michon s’applique à lui-même d’« athée mal convaincu », la notion d’« itinéraire » dans le titre de David Perrin suggère à juste titre que l’athéisme assumé et proclamé de Giono n’est peut-être pas une donnée figée dans sa force et ses formes au fil des années, des lectures, des expériences et des épreuves. D’autant qu’il entre visiblement en tension avec son sens du sacré, son insistant recours au vocabulaire biblique et, de manière plus personnelle, le recours fréquent à une suggestive mais mystérieuse expression : « les puissances de derrière l’air ». Il était en tout cas à la fois légitime et courageux de l’interroger, d’autant plus que la critique gionienne n’avait, d’une certaine manière, cessé de tourner autour de la question sans encore l’aborder vraiment de front, à fond.
Disons-le aussi d’emblée, sous-titré « Le poids du ciel » et issu de la thèse du doctorat qu’il a brillamment soutenue en 2019, l’ouvrage que David Perrin publie deux ans plus tard aux Classiques Garnier, est, justement, un ouvrage de poids, par son volume et son ambition.
La phrase issue de la préface de Giono à ses Chroniques romanesques qu’il a choisie comme exergue à son travail est particulièrement significative à l’égard de l’hypothèse qu’il a su élever au rang de thèse : « Exprimer quoi que ce soit se fait de deux façons : en décrivant l’objet, c’est le 162positif, ou bien en découvrant tout, sauf l’objet, et il apparaît dans ce qui manque, c’est le négatif. » (III, 1278). Si le narrateur du Déserteur affirme : « Il n’y a pas de dieu dans tout ça », David Perrin le distingue dans l’œuvre gionienne comme un « soleil noir » qui, si l’on autorise ici le détournement de l’expression populaire, brille par son absence même.
On sait que le célèbre lipogramme que constitue La Disparition de Georges Perec peut se comprendre (« e » pour « eux ») comme allusion à la disparition tragique de ses parents durant la Seconde Guerre mondiale, et Pierre Michon n’a pas caché que son œuvre visait « un grand dédicataire absent », son père, qui a très tôt quitté le foyer familial et n’a plus jamais donné de nouvelles. La thèse soutenue avec rigueur et conviction par David Perrin fait écho à ces phénomènes connus d’absence à la fois déterminante et structurante, mais avec une audace accrue car la caution de l’auteur est en l’occurrence loin d’être assurée : selon lui, c’est l’absence de Dieu qui structure en profondeur l’œuvre entière de Jean Giono, « comme un point de fuite structure un tableau » (p. 17). La formule est à la fois heureuse et éclairante, comme beaucoup d’autres au sein de ce travail.
Il s’agira pour lui de chercher dans chacun de ces romans les indices d’une unité de l’œuvre à travers l’étude des « différentes métaphysiques poétiques » de Giono (p. 30) : à l’instar d’Amédée dans la célèbre scène de la tasse de porcelaine d’Un de Baumugnes, David Perrin se donne pour tâche de faire « soleiller bien des points obscurs » en pointant une insolite « claritas » (p. 29) parfois dissimulée, mais insistante.
Le plan annoncé suit en fait une nouvelle partition de l’œuvre gionienne. Récusant aussi bien la théorie des deux « manières » de Giono que celle d’un style de bout en bout unique, et choisissant d’ignorer la distinction, souvent utilisée par la critique à la suite de Giono lui-même, entre romans et chroniques romanesques (notion « plus suggestive qu’explicative » [p. 21]), David Perrin propose en effet de discerner quatre grands massifs dans l’œuvre romanesque de Jean Giono. Dans un premier ensemble (qui va chronologiquement de Naissance de l’Odyssée à Que ma joie demeure), « l’auteur cherche à instaurer sur les décombres du christianisme un “humanisme païen” » (p. 25). Dans un deuxième ensemble, des personnages dont l’héroïsme touche au sublime (Saint-Jean, Herman Melville selon Giono, Angelo, Pauline de Théus…) tentent, non sans une terrible prise de risque, de « faire l’ange » dans un monde 163sans Dieu. Le troisième ensemble (Le Grand Troupeau, Jean le Bleu, Deux cavaliers de l’orage, Un roi sans divertissement, Le Moulin de Pologne, Le Bonheur fou) est constitué des romans de la déréliction, « centrés sur le thème du désastre humain » (p. 27), et marqué souvent par la tonalité de l’opéra-bouffe chère à Giono. Le quatrième ensemble regroupe enfin les romans (Noé, Les Âmes fortes, Les Grands Chemins, Ennemonde et autres caractères, Le Déserteur, L’Iris de Suse) dont les personnages, à l’instar de l’auteur dans sa maturité, en quelque sorte, décident « d’inventer les règles du jeu et de satisfaire leurs passions » (ibid.).
Il serait sans doute possible de discuter de points de détail au sujet de cette nouvelle partition. Bobi n’incarne-t-il pas un avatar de messianisme ? Angelo n’invente-t-il pas déjà les règles du jeu et ne satisfait-il pas sa passion au cœur même du choléra ? Symétriquement, Mme Numance n’est-elle pas un personnage sublime qui tente de « faire l’ange » ? Mais on ne peut que saluer sa pertinence globale. L’adhésion est en l’occurrence d’autant plus importante que le plan en quatre volets découle donc comme « naturellement » de cette partition qui ne correspond pas, comme une lecture superficielle pourrait le faire croire, à un découpage chronologique. Ainsi, par exemple, Le Grand Troupeau, publié en 1931, et Jean le Bleu publié l’année suivante ne sont-ils pas présentés avec des œuvres des années trente mais dans un ensemble qui regroupe essentiellement des œuvres postérieures à la Seconde Guerre mondiale. Les quatre ensembles que délimite David Perrin sont pour lui « autant d’itinéraires de l’homme sans Dieu, autant de tentatives pour trouver le bonheur en l’absence de créateur » (p. 27). Or, comme il l’ajoute plaisamment en citant le narrateur des Grands Chemins : « Une route sait généralement ce qu’elle fait ; il n’y a qu’à la suivre. »
La première partie s’attache ainsi au « drame de “l’humanisme païen” ». David Perrin y montre que, dans cette réaction originale au christianisme qu’est la tentative d’adoption du paganisme, Giono aboutit à une aporie, la tension entre humanisme et paganisme s’avérant impossible à résorber. Selon David Perrin, « en supprimant Dieu et en misant tout sur la matière », Giono arrive assez vite (hors utopie) à la conclusion que « les joies de ce monde ne suffisent pas à combler durablement le cœur de l’homme » (p. 120) : malgré toute sa beauté, dont Giono a fait un si beau « chant », la « pureté et la simplicité des bêtes », pour reprendre 164une expression d’Un de Baumugnes, se révèlent en définitive incapables de contenter les personnages humains.
Intitulée « De l’héroïsme ou des anges dans un ciel sans Dieu », la deuxième partie traite d’un ensemble romanesque dans lequel Giono prend ses distances par rapport au paganisme pour opérer un rapprochement « complexe et ambigu » (p. 126) avec le christianisme. Un soupçon pèse pourtant déjà sur la voie héroïque suivie par des personnages que l’on a souvent envie de qualifier de sublimes par leur courage, leur dévouement, leur abnégation et leur fondamentale solitude.
Intitulée « La “chute des anges”, entre tragédie et opéra-bouffe », la troisième partie en vient justement à un ensemble romanesque qui trouve probablement sa source noire dans l’expérience traumatisante de la Première Guerre mondiale et offre un pendant contrasté à ces élévations sublimes : les personnages y font l’expérience « tragique, voire tragi-comique, selon le point de vue que l’on adopte » (p. 26-27), du non-sens et de l’impuissance.
Empruntant son titre à un propos de Domitien dans la pièce éponyme de Giono – « Dieu c’est moi si je sais m’y prendre » –, la dernière partie s’intéresse à un ensemble romanesque tout entier pour sa part postérieur à la Seconde Guerre mondiale, où s’illustre la notion présentée dans Noé sous le nom d’« avarice » bien qu’il soit question de bien autre chose que d’accumulation pathologique de biens matériels. Les personnages de cet ensemble sont des « dynastes » ou des « âmes fortes » qui assument pleinement leur égoïsme et sont décidés, comme l’écrit David Perrin qui ne manque pas non plus d’humour, « à satisfaire leurs passions envers et contre tous, y compris contre Dieu, si d’aventure il existait » (p. 343). Giono lui-même qualifiait de « lucifériens » ces personnages qui, selon David Perrin, ne visent rien moins que de « prendre la place de Dieu ».
Toutefois, s’appuyant sur l’amour absolu et désintéressé que Tringlot voue à l’Absente dans L’Iris de Suse, David Perrin suggère qu’après avoir emprunté quatre itinéraires apparemment divergents mais en fait unis en profondeur par la même weltanschauung et la même problématique « séminale », l’œuvre romanesque de Giono en vient à exprimer son amour pour Dieu, « l’éternel Absent » (p. 478).
On est en droit d’émettre quelques réserves sur cette conclusion ultime, qui ne fait peut-être pas assez de place au déplacement du sacré du côté de la création artistique, et certains lecteurs et critiques seront par ailleurs 165peut-être gênés par le caractère peu orthodoxe d’un plan qui amène à relire œuvre par œuvre toute la production romanesque de Jean Giono en y traquant une Absence qui fait sens, mais on ne saurait contester sa fécondité.
Le sérieux de David Perrin touche parfois au scrupule et la longueur des notes de bas de page en vient presque à briser l’élan de la lecture : l’introduction est à cet égard un cas d’école. Par ailleurs, emporté par sa conviction et par l’efficacité de sa démarche heuristique, David Perrin a tout de même par (brefs) moments tendance à présenter comme des certitudes absolues, voire des vérités, des éléments d’analyse qui relèvent davantage de l’interprétation de lecture et peuvent donc prêter à discussion, voire donner lieu à âpres débats ; il aura en tout cas su donner matière à réflexion.
Et l’on ne peut que saluer dans ce travail l’intelligence et la subtilité de la réflexion, l’originalité et l’audace de la démarche, l’honnêteté intellectuelle, l’ampleur de la culture générale et « gionienne », confirmée par la richesse de la bibliographie. Un vrai bonheur de lecture est en outre assuré tout du long par l’alliance d’un ton paisiblement assuré et d’un style d’une clarté et d’une élégance extrêmes. C’est donc à notre sens une très grande et très belle thèse qui trouve ici un couronnement éditorial : sa diffusion devrait être d’un riche profit pour les études gioniennes.
Sylvie Vignes
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Danièle Henky et Dominique Ranaivoson (dir.), Prophètes et voix prophétiques dans l’œuvre de Jean Giono, Paris, Lettres modernes Minard, « Carrefour des lettres modernes », no 11, 2021, 302 p.
Ce recueil de dix-sept articles – outre l’ouverture du colloque (p. 9-11), l’introduction (p. 13-19) et un interlude musical (p. 103-104) – est issu 166d’un colloque tenu à l’université de Metz en 2019. Il aborde « un thème de recherche peu abordé jusqu’ici » (p. 9) : celui du prophétisme gionien.
La première partie du recueil, « Aux sources du prophétisme », est composée de deux articles. Dans le premier, Elena Di Pede fait un portrait du prophète biblique en huit points. Retenons, en particulier, la définition qu’elle donne du prophète en Israël, qui n’est pas d’abord une personne qui prédit l’avenir : « [l]e prophète est un appelé et envoyé, un visionnaire » (p. 26), dont l’« action et [la] parole ont pour but fondamental d’infléchir l’histoire, de la forger, d’en forcer le cours » (p. 40). Dans le deuxième article, Jacques Mény présente le corpus « religion chrétienne » dans la bibliothèque du Paraïs. L’athéisme pratique de l’écrivain ne s’accompagne pas d’un rejet livresque de la religion : Francine Charoy a dénombré une centaine d’ouvrages en la matière. L’inventaire proposé est divisé en cinq catégories : I. Bible et études bibliques ; II. Les saints, les Pères de l’Église, les théologiens ; III. Mystiques allemands ; IV. Port-Royal ; V. Autres ouvrages. Jacques Mény répertorie chacun des livres présents au Paraïs (ou qui le furent), sans entrer dans le détail des notes ou des marques de lectures que l’on peut y trouver.
La deuxième partie de l’ouvrage, « Giono prophète de la paix », est plus développée. Dans « Jean Giono et le verbe prophétique dans les écrits pacifistes », Llewellyn Brown prolonge la réflexion de Maurice Blanchot dans « Le Destin de Jean Giono » (1942) à la lumière de Jacques Lacan, en analysant la trajectoire de l’écrivain des années trente jusqu’à la Seconde Guerre mondiale : « Giono aura passé successivement par la position d’écrivain, celle de pamphlétaire, et celle de visionnaire halluciné. » (p. 72). Hanté par l’idée d’une révolution paysanne qui aboutirait à un changement civilisationnel, Giono adopta « une posture didactique, dans ses écrits pacifistes » (p. 63). La guerre mit un coup d’arrêt à cette « expérience hallucinatoire qui représente un point-limite de la création gionienne » (p. 73). Dans « Promenade de la mort. Fin ou renouvellement du prophétisme gionien ? », Jean-Paul Pilorget commente le thème de la destruction des temps modernes. Il analyse le personnage de Monseigneur, les thèmes de la nuit et des oiseaux, image ambivalente du désespoir (les oiseaux-avions de combat) et de l’espoir (le rollier soigné et relâché), des bons anges et des anges rebelles, le repli dans de « petites arches de Noé dont personne ne veut » (cité p. 83). Selon l’auteur, « Promenade de la mort » « amorce […] un tournant dans l’écriture gionienne » (p. 86) qui 167oriente Giono vers l’univers des Chroniques romanesques d’après-guerre. Dans « Qu’est-ce qui cherche à se révéler dans Promenade de la mort de Jean Giono ? », Édouard Schalchli s’interroge sur le rapprochement symbolique opéré par Giono entre le poste de TSF et les masques en carton qui font voir des « visages ainsi crevés d’une bouche violente » (cité p. 91). Les deux côtés des masques sont les deux faces symboliques d’une même tragédie, celle de la paix et celle de la guerre, de la parole et du silence : « Giono est passé d’un prophétisme qu’on pourrait dire parlant à une attitude apparemment anti-prophétique, mais qui peut tout aussi bien s’assimiler à un prophétisme muet. » (p. 96). Il s’agit, dorénavant, de garder le silence, face à la bouche mécanique qui relaie, comme le notait Bernanos à la même époque, la voix des dictateurs.
La troisième partie du recueil, « Figures de références bibliques », est composée de quatre articles. Dans « Jean Giono et le “bon berger à l’épreuve de la guerre », Alain Tissut montre que la référence évangélique au bon pasteur (Jn 10, 4) joue un rôle important mais tardif dans l’œuvre romanesque de Giono : « Ne prenant véritablement corps qu’avec Le Grand Troupeau, la figure du berger semble avoir fait l’objet d’un refoulement et d’une occultation comparables à ceux de l’expérience guerrière » (p. 107). La disparition ou la reconfiguration dont cette figure a fait l’objet sont à mettre au compte d’un pessimisme et d’une désillusion grandissante de Giono mais aussi et surtout d’une exploitation de cette image par la propagande de l’État français. Alain Tissut rappelle que Giono « s’est trouvé personnellement impliqué dans ce processus d’exploitation politique de la figure du berger à travers le numéro de La Gerbe du 19 mars 1942 » (p. 118). L’écrivain fut contraint de renoncer à ce thème qui lui était cher. Dominique Ranaivoson relit ensuite Regain et L’homme qui plantait des arbres à la lumière du livre d’Isaïe : « le désert refleurira. » (Is 35, 1 et 6). Dans ces deux récits, « la géographie du désert et de la mort » (p. 126) n’est pas strictement fidèle à la réalité : elle est à la fois poétique et prophétique. Le renouveau de la terre vient de « deux anti-héros », la Mamèche et le berger, qui vont devenir des « figures messianiques » (p. 127) : « Giono associe systématiquement les allusions christiques, qu’il multiplie pourtant, au déni de transcendance, voire au déplacement du sacré » (p. 131). Le dialogue oblique et crypté de Giono avec « le Livre » marque un rapport difficile et plus désespéré qu’il n’y paraît avec la vie, mais aussi avec ce Dieu qu’il nie. Le troisième 168article de cette partie est consacré à la référence à Job dans Le Moulin de Pologne. François Nault se livre à une lecture spinoziste du roman, considérant « le délire de l’imagination » (p. 145) qui frappe la famille Coste comme une de ces manifestations superstitieuses dénoncées par Spinoza qui n’y voit qu’une dégénérescence du prophétisme. Jugeant, à la suite de Slavoj Žižek, le discours de Dieu peu convaincant dans le livre de Job, il fait l’hypothèse que Job se tairait par compassion pour Dieu et que Giono finirait par lui ressembler. Le but de l’écrivain qui est « un authentique théologien – un théologien sans Église, cela va de soi » (p. 150), serait de déconstruire Dieu ou plutôt l’idole qu’on s’en fait. Christian Morzewski analyse ensuite, dans un quatrième article, la figure de Bourrache dans Batailles dans lamontagne. Après avoir rappelé plusieurs éléments contextuels, il note qu’avant même l’apparition du personnage, « le roman baigne déjà dans une sorte de messianisme apocalyptique » (p. 155). Mais les citations bibliques sont souvent « bricolées » (p. 155). Le personnage de Bourrache est chargé d’une « double et contradictoire tonalité, bouffonne et tragique » (p. 158). Qu’est-ce que Giono a voulu faire avec ce « prophète de malheur » (p. 159) et ce « fou de Dieu » (p. 162) ? Pour Christian Morzewski, « ce personnage préfigure l’intuition de Giono qu’il se trouve désormais face à une impasse dans sa première grande posture, qu’on appellera pour faire court thérapeutique : soigner, guérir, assister, sauver, incarnée par Bobi dans Que ma joie demeure (1935) et Saint-Jean dans le roman suivant » (p. 163). Giono passe avec ce « roman-pivot » (p. 164) des « soigneur[s] » aux « saigneurs » (p. 163).
La quatrième partie du recueil, « Du temps prophétique au temps apocalyptique », rassemble trois articles. Dans le premier, Saadia Dahbi montre que la modernité est vue par Giono comme « un retour à la barbarie » (p. 167) : l’écrivain dénonce l’État moderne et ses tentations totalitaires à l’aide de « deux figures de dissidence » (p. 168) : celle du paysan et de l’artisan (Bobi) d’une part, celle du poète souverain (Noé) d’autre part. Dans « Giono, prophète apocalyptique ou disciple d’Empédocle ? », Danièle Henky commence par s’intéresser aux différentes figures d’imprécateurs, dans l’œuvre de Giono, qui mettent en garde l’homme contre le mépris de la terre et la tentation de se prendre pour le centre du monde. Elle étudie, ensuite, le thème du châtiment à partir du Hussard sur le toit. Autre thème analysé, celui 169du feu destructeur et purificateur qui subjugue Giono et fait de lui un disciple d’Empédocle : « Bachelard qualifie de complexe d’Empédocle ce désir d’une mort transfiguratrice par le feu. » (p. 191). Giono semble avoir eu l’intuition ou la révélation d’un « au-delà des choses tout à fait personnel » (cité p. 194) qui infléchit sa vision du monde. Le troisième article, de Francine Charoy, s’attache à la lecture gionienne du commentaire exégétique d’Ernest-Bernard Allo sur l’évangile et l’Apocalypse de Jean. Comme à son habitude, l’écrivain compose, efface, ajoute, infléchit le commentaire du dominicain et livre une vision très personnelle de l’Apocalypse : « […] l’Apocalypse du Grand Théâtre est déthéologisée dans la mesure où elle ne dévoile ni une christologie, ni une sotériologie. » (p. 200). Comme le titre du livre l’indique, Giono fait de l’Apocalypse « un grand spectacle fascinant » (p. 203), renouant avec la tradition des évangiles apocryphes destinés, en partie, à satisfaire la curiosité de leurs lecteurs.
La cinquième et dernière partie du recueil, « Prophétisme, poétique et esthétique », est composée de cinq articles. Annabelle Marion, dans « Jean Giono, du prophète au conteur », retrace l’histoire du « changement de scénario auctorial » (José-Luis Diaz) qui a marqué la vie de Giono et son image d’écrivain. Giono est passé de la figure de « l’aède de Manosque » (Michel Gramain, cité p. 217) à celle de « mage du Contadour » (p. 215), sous l’influence, entre autres, de Que ma joie demeure et des Vraies Richesses. Le « processus de défiguration » de l’auteur en prophète va connaître « deux phases » (p. 218). La première, avant-guerre, est celle du « gionisme » (p. 219) : une sacralisation de l’artiste ambivalente, puisqu’elle entretient la fascination et suscite l’irrévérence. La seconde phase, qui a lieu pendant la guerre, est celle du collaborateur, « légende » médiatisée, d’une part, par la presse de la collaboration qui fait son éloge (Raymond Asso, par exemple), d’autre part, par celle de la résistance qui multiplie les attaques à son encontre (Claude Morgan, par exemple). L’époque de la Libération officialise cette légende (inscription sur la « liste noire » du CNE, article infamant de Tristan Tzara, etc.). Après le processus de défiguration vint, après-guerre, « le processus de refiguration » (p. 216) de l’auteur en conteur. La presse mais aussi les nombreux entretiens littéraires que Giono accorde à des critiques et journalistes jouent un rôle immense dans ce processus de résurrection et de « négociation de l’identité » (Ruth Amossy, citée p. 226). Giono opère un « autodafé symbolique » (p. 228) de ses propres 170œuvres. Mais cette substitution d’une figure à une autre ne doit pas faire illusion : le premier Giono n’a pas été évincé par le second. L’image auctoriale de Giono est « palimpsestueuse » (Philippe Lejeune). Dans « Voix prophétique et voix poétique chez Giono. Le cas des Fragments », Anne-Aël Ropars s’arrête sur l’ambivalence du rapport de Giono à la poésie dans les années quarante : « adieu à la poétique » (cité p. 231), Fragmentsd’un paradis est pourtant un « poème » comme l’indique le sous-titre. Les trois poèmes que Giono compose entre 1944 et 1947 sous le titre « Fragments » – La Chute des anges, Un déluge, Le Cœur-cerf – sont « à la fois un retour et un adieu à la poésie » (p. 231) : « [L]es poèmes d’après-guerre peuvent être considérés comme la dernière tentative – et l’échec – d’incarner la parole prophétique dans le vers. » (p. 232). Quelques années plus tard, Giono « désacralise la poésie et renie la figure du poète-voyant » (p. 234). Dans « L’“eau vive” de la parole dans l’œuvre de Jean Giono. Entre poésie et prophétie », Marion Stoïchi revient sur la figure prophétique de Janet ou messianique de Bobi, l’Homme noir dans Jean le Bleu et Joselet dans Le Serpent d’étoiles. Tous ces personnages ont « le secret de la parole vive » (Geneviève Bollème, citée p. 251), mais ils ne sont pas prophètes dans leur pays et sont peu écoutés quand ils prêchent « la joie panique » (cité p. 250). Les deux derniers articles de cette partie s’intéressent au retentissement du prophétisme gionien dans le monde. Dans « Jean Giono, entre Manosque et Martinique. “Mantique” », Jean-Louis Cornille perçoit en Giono « une voix mantique » (p. 257) en matière d’écologie et d’environnement, ou plutôt d’« entour ». Il propose de lire l’œuvre de Giono dans une perspective « éco-ou géo-centrée, et non plus giono-centrique » (p. 258), en la reliant à celle d’auteurs martiniquais comme Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, ou haïtiens comme Jacques Roumain. Xun Lu, enfin, dans « La réception des œuvres de Jean Giono et sa traduction en Chine. Une vision contextualisée de son “prophétisme” », affirme que, depuis la première traduction de Solitude de la pitié en 1934, « les traductions et la réception de ses œuvres restent peu exploitées en Chine jusqu’à présent » (p. 271). À la lecture politique de Giono s’est ajoutée récemment, en Chine, une lecture écologique ou bien encore taoïste.
Il fallait une présentation aussi développée pour témoigner de l’intérêt de ce volume et de la valeur, dans la très grande majorité, des contributions. La plupart des articles ont confirmé l’importance de l’intertextualité 171biblique dans l’œuvre de Giono et le changement de posture de l’écrivain au cours de la Seconde Guerre mondiale, en apportant sur ces thèmes des lumières nouvelles. La seule critique, peut-être, que l’on pourrait adresser à ce recueil serait d’avoir écarté d’emblée et sans discussion la possibilité que l’écrivain puisse être de quelque manière que ce soit « l’interprète d’un dieu » (p. 19). Car si Giono n’a jamais, en effet, été l’interprète et le prophète d’un dieu qu’il aurait positivement décrit et dans lequel il aurait cru, il se peut qu’il ait été l’interprète et le prophète d’un dieu absent, toujours décrit en négatif. La question de l’absence de Dieu, comme moteur et motif créateurs, n’est pas abordée et étudiée. Elle aurait pu expliquer l’intérêt paradoxal de Giono pour la Bible et le christianisme en général, le prophétisme, le messianisme, l’apocalyptique et l’angélologie en particulier. Certains contributeurs, cependant, s’approchent de ce mystère, comme Édouard Schalchli, par exemple, lorsqu’il dit que « devant l’effacement ou le recul du religieux proprement dit, la littérature se serait trouvée sommée d’assumer le rôle désormais vacant du prophétisme religieux » (p. 96), ou Dominique Ranaivoson qui remarque que le Livre reste, pour Giono, « la seule référence à contester, comme si Dieu, nié mais accusé, ne cessait d’être l’interlocuteur secret » (p. 136).
David Perrin
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Mireille Séguy, Trois gouttes de sang sur la neige. Sur notre mémoire littéraire. Chrétien de Troyes, Giono, Bonnefoy, Quignard, Roubaud,Paris, Honoré Champion, « Mémoire du Moyen Âge » no 3, 2021, 334 p.
Le dernier ouvrage de Mireille Séguy est consacré aux reprises narratives, chez quatre écrivains du xxe siècle, de la scène du Conte du Graal172de Chrétien de Troyes au cours de laquelle Perceval vit une expérience extatique de mémoire involontaire devant trois gouttes de sang d’oie sur la neige. Si ce court passage fascine nombre d’auteurs du siècle dernier, Mireille Séguy décide de se centrer sur quatre d’entre eux pour qui il est réellement déterminant : Jean Giono, Yves Bonnefoy, Pascal Quignard et Jacques Roubaud. Ce livre s’inscrit dans le sillage des travaux menés par Mireille Séguy et Nathalie Koble visant à étudier les relectures modernes des grands textes du Moyen Âge, à une époque où « le passé médiéval semble revenir dans notre contemporain sur un mode spectral » (p. 13).
En montrant comment Giono inaugure la relecture de cet épisode médiéval, cette dense étude de cas prolonge les travaux sur l’intertextualité gionienne en montrant dans le détail le mode de présence déconcertant et inattendu de l’hypotexte remanié par l’auteur. Mais, plus largement, replacer Giono dans une lignée exigeante d’auteurs contemporains permet à Mireille Séguy à la fois de mieux faire saisir les spécificités de son œuvre et de la réinscrire au cœur des préoccupations littéraires de son temps et du nôtre.
Avant de voir cela de plus près, il convient de rappeler les données essentielles de la scène médiévale originelle. Le « devenir-palimpseste » (p. 295) de la scène des gouttes de sang sur la neige du Perceval au xxe siècle n’a a priori rien d’évident. C’est une scène laconique sans dialogue et à première vue sans grand intérêt dramatique. Elle n’est de surcroît pas gravée dans la mémoire littéraire dans la mesure où le roman de Chrétien de Troyes n’est redécouvert que dans les années 1930. Plusieurs éléments expliquent toutefois la fascination que cette scène a suscitée : elle apparaît comme le centre névralgique de l’histoire de Perceval, le contraste du rouge et du blanc faisant notamment écho à la grande scène au château du roi pêcheur, « avec laquelle elle forme un diptyque asymétrique » (p. 15) ; elle permet également les mises en abyme qui obsèdent notre modernité littéraire. De fait, on y voit une corrélation mémorielle entre le personnage qui se remémore un visage – celui de Blanchefleur – et le lecteur qui est renvoyé à ce qu’il a lu auparavant ; le fait de réinscrire cette scène dans un texte ultérieur redouble de surcroît sa dimension mémorielle ; enfin, la fascination des auteurs-lecteurs devant ces taches de sang sur la neige fait d’eux et de nous des doubles de Perceval. Plus généralement, « l’épisode des gouttes de sang sur la neige recèle, plus 173que d’autres sans doute, des “textes possibles” ou des “textes fantômes” » (p. 16) qu’il importe donc d’étudier dans le détail.
La scène des gouttes de sang chez Chrétien de Troyes est avant tout une scène de mémoire, par ce qu’elle dit comme par ce qu’elle fait : ce n’est pas une scène énigmatique ou allégorique, contrairement à ce que postulent des interprétations ayant longtemps prévalu. On peut y voir en filigrane « l’ensemble du processus propre à la mémoire, ses étapes, ses moteurs et ses ressorts, tels que le Moyen Âge, après l’Antiquité, les a réfléchis et représentés » (p. 23). Cette scène de mémoire est aussi, d’emblée, une sorte de lieu de mémoire ou de palimpseste, du roman lui-même – en mobilisant la mémoire intratextuelle du lecteur –, mais également de tout un intertexte littéraire et folklorique.
On y assiste à l’aboutissement de l’éducation de Perceval, dont le lecteur a vu jusqu’à présent les limites : pour le jeune homme, revoir le visage de Blanchefleur derrière les traces de sang sur la neige constitue une première expérience intérieure et personnelle, le naïf Perceval accédant enfin à sa propre lecture du réel. C’est ainsi que le personnage atteste de son appartenance à son groupe social dans la mesure où son expérience est moins liée à un rêve ou à une réminiscence tels que la pensée scolastique les théorise qu’à la fin’amor : « Perceval éprouvant le pouvoir recréateur de sa mémoire s’inscrit aussi profondément, par là même, à l’endroit précis d’où il vient, la “cour”, son lieu social et culturel d’appartenance. » (p. 122). Ainsi, contrairement à la majorité des relectures ultérieures de l’œuvre, l’« absence » de Perceval n’est qu’apparente : au cours de cet instant, tant par l’accès à l’individualité qu’elle permet que par les mots avec lesquels il va la décrire – une expérience de « joie », dira-t-il à Gauvain, terme-clé de la fin’amor –, le personnage n’a jamais été aussi présent à lui et au monde dont il fait désormais partie.
La reprise de la scène médiévale chez Giono est à replacer dans l’obsession plus générale de l’œuvre gionienne pour le « théâtre du sang ». L’épisode est évoqué dans Angelo et dans une chronique journalistique, « Montagnes, solitude et joies », mais il est essentiellement présent dans Un roi sans divertissement. On dénombre dans Un roi quatre passages revenant clairement sur l’épisode médiéval, « à la fois littéralement de plus en plus proches de leur modèle et de plus en plus délibérément infidèles à la lecture principale qu’il induit » (p. 79), même si plusieurs 174autres scènes y font écho de façon plus discrète – comme chez tous les auteurs étudiés, les gouttes de sang sur la neige hantent les textes. Le motif innerve également l’adaptation cinématographique de 1963 dans sa recherche chromatique : le film s’organise autour de la triade de couleurs de la scène médiévale (le sang rouge, la neige blanche, le faucon noir qui blesse l’oie). Tout est ainsi fait dans le film, selon les propos du réalisateur François Leterrier cités par Mireille Séguy, pour « provoquer le désir de rouge chez le spectateur » (p. 115).
Giono propose un « renversement poétique et axiologique » (p. 78) de la scène médiévale. Loin d’être une simple réécriture, c’est « une proposition d’interprétation majeure du roman de Chrétien » (p. 77) qui est donnée à lire. Ce remaniement est d’ordre à la fois ontologique et anthropologique : la fascination d’un personnage solitaire pour les gouttes de sang sur la neige va être chez Giono « une épreuve généralisée de déliaison, avec les autres comme avec soi-même » (p. 143), à rebours de l’apologie de l’ethos et du monde courtois du texte médiéval. Mireille Séguy va ainsi montrer habilement que l’on peut lire nombre de dimensions du roman comme l’inversion des données de la scène de Chrétien et de ce qu’elle charrie.
Le plus visible, dans cette réécriture en « anamorphose » (p. 79), est l’occultation de toute composante mémorielle. Le spectacle des gouttes de sang ne rappelle pas un souvenir, encore moins un être : il est l’occasion, pour M. V. puis pour Langlois, d’une révélation anthropologique concernant le fond de sauvagerie de l’homme. D’où le fait que si Giono gomme la dimension mémorielle et amoureuse de la scène médiévale, il accentue au contraire la dimension animale qui était plutôt en sourdine chez Chrétien de Troyes : l’oie qui saignait n’était pas tuée par le faucon. Ce rééquilibrage est également chromatique, Giono réintégrant pleinement, notamment dans le long-métrage, la couleur noire. Il n’y a donc plus, comme dans la culture courtoise, coupure radicale entre l’animal et l’humain, mais évidente continuité. D’où le fait que la plupart des personnages principaux sont appréhendés par le prisme de l’animalité : le loup réel côtoie le loup métaphorique qu’est M. V. et que Langlois craint de devenir. Dans Un roi, « les personnages assument alternativement puis en même temps les figures du chasseur et du gibier, du prédateur et de la proie, cette superposition trouvant son acmé dans la dernière scène du livre, où 175le suicide de Langlois fait littéralement coïncider […] ces différentes figures actancielles » (p. 99).
L’instabilité ontologique induite par la reprise de l’épisode des gouttes de sang conduit également à montrer l’impossibilité de toute communauté : la fascination pour le sang versé ne donne accès à aucun souvenir ou mémoire partageable. En cela, Giono inverse doublement le traitement médiéval « optimiste » du phénomène de la lycanthropie : non seulement le loup-garou est condamné à tuer et le mal est sans remède mais de plus cette sauvagerie est contagieuse quand, dans les lais, la réintégration du monstre guéri soudait la communauté dont il venait. C’est ce que l’on voit dans l’épisode de la battue dans le paysage-état d’âme du val de Chalamont où chacun des chasseurs prend conscience de cette sauvagerie intime de manière séparée et spéculaire. La déliaison est la seule chose en partage, ce qu’une nouvelle de Faust au village confirmera : « On nous appelle un village mais nous sommes en vérité une assemblée de solitaires […] » (« Silence », V, 171-172).
Le dévoilement qu’opère Giono par rapport à l’hypotexte médiéval est donc celui d’un refoulé, la pulsion de mort, conséquence d’un ennui ontologique. Il met en évidence les zones troubles que la culture courtoise tentait de circonscrire et de recouvrir et entend les communiquer au lecteur. D’où, pour Mireille Séguy, le mode d’énonciation complexe et souvent commenté d’Un roi. Quoi de mieux en effet qu’une énonciation gigogne, avec un narrateur qui s’immerge et se confond avec l’histoire ancienne qu’il raconte, au point de se superposer parfois au lecteur, pour transmettre au lecteur cette vérité de notre commune « nature sauvage, solitaire et sans mémoire » (p. 110) ? Ce dispositif sera d’ailleurs beaucoup plus explicite dans le film, qui transforme en récit de formation assez linéaire le roman qui se caractérisait plutôt par le « refus de l’intrigue-résolution2 ».
C’est ainsi une pratique de l’intertextualité dissonante et en porte-à-faux qui est donnée à voir. Mireille Séguy montre que Giono, comme à son habitude, renverse la signification originelle du motif qu’il reprend, conformément à la « poétique de la dissonance » (p. 128) et à l’esthétique de l’opéra-bouffe des Chroniques romanesques. Le motif des gouttes de sang est toujours accompagné de personnages ou d’un registre qui 176atténuent sa gravité. On peut citer notamment l’attitude du personnage d’Anselmie dans la scène finale du roman qui donne à cet épilogue pourtant tragique une tonalité grotesque. Comme souvent chez Giono, la référence est rabaissée et subvertie : le motif sombre et inquiétant est sans cesse « à la fois en relief et à distance » (p. 120).
Par ailleurs l’intertextualité gionienne n’est jamais séparée d’une pensée plus large de la création et du monde. La fascination devant le sang versé ne ressortit pas seulement à la question de l’ennui ontologique mais s’insère dans cette vision plus globale du cosmos chez Giono que Jean Pierrot et Laurent Fourcaut ont mise au jour, marquée par « l’entrelacs sans cesse relancé des forces antagonistes de vie et de mort, que la création littéraire a pour charge de mettre en spectacle et en œuvre » (p. 144). Chez Giono, cruauté – au sens étymologique – et création vont de pair car « faire s’écouler le sang d’un être vivant sur la neige permet de se (re)connecter au principe même de la création » (p. 297), à la fois celle du monde et celle du texte. Cette donnée fondamentale va ouvrir la voie à l’interprétation métapoétique de l’épisode médiéval, qui va devenir incontournable.
Notons enfin que ce Perceval hypnotisé n’est pas que textuel chez Giono. Mireille Séguy propose en effet une séduisante image en faisant l’analogie entre Perceval hypnotisé et la manière qu’a Giono de composer à partir d’une première image du réel transfigurée : « […] cette capacité à laisser résonner en soi la perception visuelle, pour élaborer à partir d’elle – grâce aux ressources de la mémoire de la langue littéraire – une construction mentale autonome, fait d’emblée de Giono un double de Perceval. » (p. 78). Ce lien suggestif entre Perceval et l’artiste qui « s’enchante de tous les déserts blancs3 » est riche de prolongements possibles : en effet, la déliaison avec le monde réel que Giono lit dans l’épisode médiéval, notamment dans la chronique journalistique (« Le souvenir des patries enfumées d’où nous venons nous a quittés depuis longtemps. » [Palz., 98]), rappelle celle de l’auteur, pour qui la création commence toujours par « l’occultation préalable du monde, l’institution de la table rase comme étape préliminaire de la création […], bref, le retour au néant originel4 ». Difficile de ne pas voir dans cette sécession 177avec le réel de Perceval une métaphore de l’artiste, notamment du Giono d’après-guerre qui choisit « le transfert dans l’imaginaire5 », l’histoire récente ayant rendu impossible toute fusion avec le monde réel.
L’ouvrage se poursuit sur les reprises de la scène par Quignard, Bonnefoy et Roubaud. S’ils sont finement distingués, tous insistent, comme Giono, sur le silence de Perceval et lisent la scène comme un vestige. Quignard voit dans l’expérience du jeune chevalier une trace de cette vie « anté-linguistique » qu’il traque notamment dans Le Nom sur le bout de la langue ; Bonnefoy y lit « notre proximité avec l’être-là des choses et des êtres » (p. 303) que la poésie doit tâcher de retrouver pour « restaurer le lien » (p. 180) avec le monde ; chez Roubaud, enfin, la présence des trois gouttes de sang, diffractée et souterraine, renvoie à la mémoire des disparus de la Seconde Guerre mondiale.
Valéry soutenait que « [l]a durée des œuvres est celle de leur utilité » : « C’est pourquoi elle est discontinue. Il y a des siècles pendant lesquels Virgile ne sert à rien6. » L’élection d’un certain Moyen Âge, et en particulier de cet épisode du Perceval, comme passé littéraire de référence par quatre auteurs incontournables de la modernité est donc bien significative ; elle répond à des préoccupations contemporaines et notamment à une manière de se rapporter au passé. Le passé médiéval que notre temps fracturé se donne pour origine est ainsi cet « âge des possibles » (p. 298) aux œuvres ouvertes avec, comme un emblème, un personnage en éveil « pour qui l’accès au langage, au monde et à soi-même est problématique » (p. 298).
Pour la critique gionienne, cet ouvrage d’une grande érudition s’avère donc très riche. Outre l’éclairage qu’il apporte sur un des intertextes centraux d’Un roi sans divertissement – et au-delà –, il permet d’observer dans le détail, à une échelle réduite, la pratique de l’intertextualité chez Giono. Dans cet examen successif des différentes relectures de la scène médiévale par les quatre auteurs, Giono se distingue par le « gauchissement idéologique et poétique » (p. 145) du texte antérieur – énième preuve de sa capacité « à “gioniser” […] ses emprunts7 » – et par le fait que l’interprétation de l’intertexte vient s’insérer dans une pensée 178cosmogonique plus générale qu’il s’agit de communiquer au lecteur. En réécrivant Perceval devant les trois gouttes de sang, il s’agit de « connecter le lecteur non seulement avec la logique souterraine de sa structure intérieure, mais aussi avec la vérité de l’existence, dans sa totalité » (p. 144).
Léo Mesguich
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Denis Labouret et Alain Romestaing (dir.), Les Mondes de Jean Giono, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2022, 312 p.
À l’occasion du cinquantenaire de la mort de l’auteur, cet ouvrage nous invite, au travers des dix-neuf contributions qu’il rassemble, à faire ou refaire un tour du « monde Giono ». Car l’œuvre de Giono est bien « un monde en soi, avec son histoire et sa géographie propres, avec son humanité spécifique, avec son “système de références” à part » (p. 7), comme le rappellent Denis Labouret et Alain Romestaing dans un avant-propos qui s’ouvre sur le détournement, aussi malicieux que stimulant, d’une citation de Noé8. Un monde, ou plutôt des mondes : la richesse de l’œuvre gionienne impose en effet ce passage au pluriel et présage la multiplicité des parcours par lesquels on peut prétendre l’arpenter. La structure de l’ouvrage permet de se repérer dans cette profusion, donnant à l’explorateur des mondes gioniens trois grandes directions à suivre : la première est celle du monde sensible et des microcosmes qui le reflètent, monde que Giono n’a cessé de représenter et d’interroger 179(« Microcosmes ») ; la seconde, celle des autres mondes, réels ou imaginaires, situés au-delà du monde connu, qui attirent irrésistiblement ce « voyageur immobile » qu’est l’écrivain (« Mondes d’ailleurs ») ; la troisième, celle du monde que produit l’œuvre, qui à la fois recompose et concurrence le monde dit « réel » (« Créer/recréer le monde »).
Aux dix-sept études qui composent ces trois parties, il faut ajouter un prologue et un épilogue. Le premier, signé par Sylvie Durbet-Giono, la fille de l’auteur, nous fait entrer dans les mondes de Giono par la petite porte : celle du Paraïs, la maison de l’écrivain. Dans cet univers familier à valeur de refuge, auquel Sylvie Durbet-Giono redonne vie, Giono pouvait travailler en paix, entrant avec aisance dans le monde imaginaire de sa création. Le second est un hommage que Pierre Michon rend à l’Arcadie gionienne, cette « parcelle peut-être accessible mais dérobée » d’un « âge d’or » (p. 296) à la fois individuel et collectif : celui de l’enfance ; celui d’une humanité paisible, en accord avec la nature. Ce « monde perdu », constate Pierre Michon, est aujourd’hui « doublement perdu » (p. 297) en ce que nous ne sentons plus le besoin de le quérir : la transmission de ce manque issue de Virgile – forme pour le moins paradoxale de l’héritage – a été rompue.
Reprenons le fil de l’ouvrage et revenons-en à sa première partie, centrée sur l’exploration gionienne du monde sensible. Michel Gramain l’ouvre par une étude centrée sur la représentation du monde animal dans les premiers textes de Giono. Si, au départ, l’animal n’existe que par sa seule nomination et si le regard porté sur lui est essentiellement d’ordre esthétique, par la suite, sa présence devient de plus en plus marquée et l’écrivain s’essaie à restituer ses sensations, privilégiant l’émotion et non plus la beauté. Les approches multiples auxquelles se livre alors Giono reflètent les tensions qui marquent le rapport entre l’homme et l’animal : celui-ci est tantôt placé sous le signe de la domination et de la cruauté, tantôt inscrit dans une vie domestique paisible ; il peut témoigner aussi bien d’une solidarité entre tous les êtres vivants, réunis dans une « épaisse boue de vie », que d’une séparation absolue entre l’homme et l’animal, situés de part et d’autre de la « grande barrière » (cité p. 40). Poursuivant l’étude des formes que prend l’appréhension du monde sensible dans l’œuvre gionienne, Davide Vago se propose de relire Que ma joie demeure à la lumière de l’écopoétique, cette approche critique récente qui examine la façon dont la littérature peut interroger 180les rapports entre l’homme et l’environnement. Ce sont avant tout les déséquilibres et les failles du roman qui sont examinés : « l’impossibilité d’une véritable symbiose avec les bêtes ou d’une communion avec le monde » que ces « disproportions » révèlent, symbolisée par l’échec de Bobi, est à même de nous « inspirer une attitude éthique » nous rappelant les « désordres et agressivités » propres à l’espèce humaine (p. 57). À la suite de cette étude, Jacques Le Gall s’intéresse au « “monde tangent” des orages » (p. 58), motif extrêmement riche de l’œuvre gionienne tant par sa récurrence que par ses enjeux multiples. Si l’orage a bien souvent une fonction dramatique, annonçant ou provoquant un événement extraordinaire, il possède aussi une valeur esthétique que Giono cherche à restituer à travers le travail de l’écriture. Par sa puissance à la fois destructrice et créatrice – équivalente à celle du choléra ou de la révolution –, l’orage apparaît in fine comme un double du poète. Marie-Anne Arnaud Toulouse nous invite quant à elle à quitter le monde naturel pour l’univers plus vaste que composent les objets et les usages d’une communauté humaine. À travers la lecture de plusieurs « textes de transition », écrits au tournant de la Seconde Guerre mondiale, elle examine le basculement qui s’opère entre un monde ancien et un monde nouveau, perceptible dans « la manière qu’ont les hommes de s’inscrire dans la réalité, de subir le poids des choses […] ou de s’en affranchir » (p. 74). Si certains personnages, tels le Père Génin et sa sœur dans « Promenade de la mort », appartiennent encore au monde ordonné et clos de la société paysanne, où l’individu s’inscrit « dans le réseau de la parenté et de la reproduction, et plus largement dans celui des lois naturelles » (p. 77), d’autres, à l’instar du vieux Marquis et du Comte dans ce même récit, instaurent des décalages dans la reprise des gestes et des traditions, expérimentant un nouvel usage des choses. Dans l’étude suivante, Agnès Castiglione s’intéresse au microcosme du bassin, omniprésent dans l’œuvre gionienne. « [L]ieu d’approfondissement et d’intériorité », « miroir du moi » (p. 91), le bassin est aussi une invitation au voyage, représentant en miniature la mer et ses promesses de départ. Par les jeux d’optique et les changements de perspective qu’il propose, il figure les pouvoirs de la transfiguration créatrice. C’est un autre microcosme que Jean-Yves Laurichesse se propose d’explorer, dans l’étude qui clôt cette première partie : celui du hameau que met en scène Colline. Sa topographie l’assimile à la scène d’un théâtre primitif, 181de même que son éloignement de toute institution et sa proximité avec la nature sauvage, en marge de l’Histoire. Dans cet espace à part, se joue un « drame anthropologique » (p. 115) qui interroge le rapport de l’homme à la nature, déchiré entre le fantasme d’une fusion heureuse et l’éclatement d’une violence à laquelle le traumatisme encore vif de la Grande Guerre n’est sans doute pas étranger.
La deuxième section du volume s’intéresse aux échappées de Giono vers les « mondes d’ailleurs ». Si « l’écrivain de Manosque » a revendiqué son enracinement dans sa Provence natale, il a en effet été attiré par d’autres territoires, réels ou imaginaires – la frontière entre les deux se révélant d’ailleurs poreuse. Giono a ainsi dialogué avec l’Amérique9, en premier lieu avec ses grands auteurs : Walt Whitman, Herman Melville, William Faulkner, Henry Miller. C’est sur la relation avec ce dernier que revient André-Alain Morello, dans un article qui s’attache à élucider les fondements de cette « amitié transatlantique » (p. 119). Dépeignant l’admiration réciproque que se sont vouée les deux écrivains, il met au jour leurs points communs, biographiques ou littéraires, tels que le rêve d’une communion totale avec le monde, le refus de la société industrielle moderne et la recherche de refuges situés dans ses marges. Dominique Bonnet explore quant à elle le rapport de Giono à l’Espagne, évoquant ses lectures des romans picaresques et surtout celle du Don Quichotte, livre fétiche entre tous, mais aussi son voyage en Andalousie, motivé par le projet d’adaptation cinématographique de Platero et moi, de Jiménez. Dans ses notes de voyage, Giono associe l’univers du poète andalou aux paysages qu’il découvre, les entremêlant à son propre monde imaginaire. Plus encore que l’Espagne, le Tibet, auquel s’intéresse Jacques Mény, est un territoire réinventé par Giono – et ce d’autant plus que l’écrivain n’y a jamais mis les pieds, ne l’arpentant qu’à travers des atlas et des récits de voyage. Né de la lecture dans sa jeunesse d’un roman de Kipling, Kim, le rêve tibétain de Giono a sans doute été alimenté par la rencontre, après la guerre, de la célèbre voyageuse Alexandra David-Néel. Par sa topographie singulière, combinant la montagne et le plateau, le Tibet représente pour Giono un « paysage idéal » (p. 165), aussi merveilleux que terrifiant, qui cristallise ses fantasmes d’« ailleurs ». Ceux-ci peuvent également être portés par l’écriture romanesque, assumant plus nettement leur statut imaginaire : Fragments d’un paradis, étudié par Corinne von 182Kymmel, relate ainsi un voyage qui se présente comme une quête de « l’inconnu » envisagé comme « un remède » (cité p. 169). L’équipage de L’Indien se lance à la découverte, par fragments, du « vrai monde » ; ses spectacles éphémères, soulevant l’admiration comme l’effroi et plongeant dans une forme de vertige, permettent de se défaire provisoirement de cet ennui inhérent à la condition humaine. Cette fuite du monde réel se retrouve dans l’expression de « derrière l’air », récurrente sous la plume de Giono, qu’interroge Christian Morzewski : les œuvres des années trente attestent toutes en effet de l’existence de deux mondes parallèles, l’un « réel », perceptible par tous, l’autre accessible seulement aux initiés doués d’un pouvoir de seconde vue. Dans l’œuvre d’après-guerre, ce « monde nouveau » que certains personnages pressentent ou découvrent devient tout autre que celui de l’extase panique : il s’agit d’un « monde intérieur » dont l’horizon est « un au-delà monstrueux » (p. 190). En définitive, le « monde de derrière l’air » représente avant tout « la faculté de sublimation ou d’illumination qui permet d’y accéder » (p. 191).
La troisième partie de l’ouvrage examine pour finir les mondes (ré)inventés par l’auteur, interrogeant le processus même de la création. Celui-ci est ainsi présenté par David Perrin comme une « quête démiurgique » (p. 205) : à l’instar de Dieu, l’écrivain s’avère capable d’être présent en toute chose, de connaître chaque réalité de l’intérieur. Sonder les « psychologies extrahumaines » (p. 196) – celles des pierres, des arbres, des bêtes ou des anges – ne permet pas seulement, en effet, de « mettre [l’homme] à sa place, ne pas le faire le centre de tout » (cité p. 197) et d’ainsi rabaisser son orgueil ; c’est aussi le moyen de revendiquer les dons divins d’omniscience et d’omniprésence. La musique a elle aussi représenté pour Giono un monde à explorer en même temps qu’« un matériau qui lui permet […], tel un démiurge, de recréer le monde à sa façon » (p. 213), selon Frédérique Parsi. D’abord associée à la nature et au « chant du monde », la musique est par la suite appréhendée par Giono à travers de grands compositeurs : Mozart, Bach, Beethoven, Haendel, Vivaldi. La forme musicale apparaît alors « comme un défi lancé au texte littéraire » (p. 224) : orientant Giono vers l’écriture d’œuvres de plus en plus conçues comme des compositions musicales, elle alimente son élan créateur et sa quête de renouveau. Si l’écrivain souhaite concurrencer « la création du monde10 », monde réel et monde imaginaire ne 183sont cependant pas toujours opposés, mais peuvent entretenir des rapports plus complexes : Elena Zamagni montre ainsi comment Giono réinvente ce que l’on nomme la réalité en s’engouffrant dans les failles du visible. Le regard de l’artiste déstructure le réel, révélant sa fragilité : le haut et le bas s’inversent ; le dedans et le dehors se brouillent ; les surfaces dévoilent leur qualité d’espaces-frontières, s’ouvrant sur des profondeurs au-delà du visible. Ce sont précisément ces lacunes, fonctionnant comme des points de passage, qui permettent à l’écrivain de féconder le réel par l’imaginaire. Dans l’étude suivante, Llewellyn Brown interroge le statut du monde fictionnel des Grands Chemins : si celui-ci constitue un tout cohérent, c’est grâce au personnage de l’Artiste et à cette dimension hors limites qu’il incarne, dimension qui dépasse l’univers du Narrateur tout en constituant son « point d’ancrage » (p. 241). L’Artiste représente une forme de démesure, à la fois vitale et mortifère, qui fascine le Narrateur et dont celui-ci jouit par procuration, tout en se protégeant de ses effets mortifiants : en ce sens, le Narrateur apparaît bien comme un double du créateur. C’est également comme une forme de jouissance prudente et indirecte, mise en œuvre par un écrivain « avare », que se présente le processus de création tel que l’analyse Laurent Fourcaut dans Ennemonde : depuis le fauteuil où elle est clouée, Ennemonde ne communie avec le monde que par la médiation de son observation et de son intelligence, jouissant du vertige de la perte sans toutefois y céder véritablement. En ce sens, le Haut Pays est une autre mise en abyme de ce « contre-monde » que constitue le texte, et le personnage d’Ennemonde un autre avatar de l’écrivain. Concluant la dernière section de l’ouvrage, l’étude de Sylvie Vignes examine quant à elle le processus créateur de Giono au prisme des réflexions des grands critiques de l’Imaginaire, au premier chef Gaston Bachelard. En ce qu’il « ne cesse de pétrir la pâte du monde », de jouer avec les formes et les matières qui le composent, Giono s’apparente à un « démiurge modeleur » (p. 292), détruisant le réel avant de le recréer. Essentiellement dynamique, l’imagination gionienne est en effet marquée par des interactions incessantes entre les éléments ; « le monde selon Giono » se révèle ainsi être « le résultat de toute une chaîne de “gestes” capables d’inverser le haut et le bas, le solide et le liquide ou le gazeux, l’inerte et l’actif » (p. 283).
La richesse et la diversité des contributions qui composent ce volume montrent que le « monde Giono » n’est certes pas un monde clos, donné une fois pour toutes, mais qu’il appelle au contraire une exploration sans 184cesse recommencée de son territoire. Les multiples pistes d’étude proposées dans cet ouvrage, contribuant à renouveler notre connaissance du monde gionien, participent de cet élan et nous invitent à le poursuivre.
Annabelle Marion
1 Voir dans ce numéro le compte rendu du catalogue de cette exposition par Michel Gramain (p. 147-152).
2 Denis Labouret, « Jeux de roi (Un roi sans divertissement) », dans Giono au-delà du roman, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, « Lettres françaises », 2016, p. 364.
3 Jacques Chabot, La Provence de Giono, Aix-en-Provence, Édisud, 1991, p. 20.
4 Alan J. Clayton, « Sur un procédé descriptif : la table rase annonciatrice », Études littéraires, vol. 15, no 3, « Giono : lecture plurielle », Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1982, p. 316.
5 Laurent Fourcaut, « Noé, arche diluvienne », JG10 (2018), 120.
6 Paul Valéry, Tel Quel, dans Œuvres,t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 269.
7 Jean-Paul Pilorget, Le Compagnonnage souverain de Jean Giono, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 178.
8 « Ce que nous appelons démesure […] n’est que l’ensemble des mesures d’un système de références différent de celui dans lequel nous avons l’ensemble de nos propres mesures. […] C’est ce que veut exprimer la sagesse populaire quand, au sujet de choses extraordinaires, elle s’exclame : C’est un monde ! » (Noé, 620).
9 Le numéro 7 de la Revue Giono, paru en 2013, est centré sur ce dialogue.
10 « Pour qu’il puisse supporter le fait que le monde a été créé, [l’homme] est obligé chaque jour […] de refaire en lui-même la création du monde. » (TV, 679).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-15958-2
- EAN : 9782406159582
- ISSN : 0035-2136
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15958-2.p.0143
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/12/2023
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