Éditions et rééditions
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Giono et le récit bref
2023 – 12. Les Récits de la demi-brigade et autres nouvelles - Auteurs : Morzewski (Christian), Castiglione (Agnès), Le Gall (Jacques)
- Pages : 123 à 140
- Revue : La Revue des lettres modernes
- Série : Jean Giono, n° 12
Jean Giono, Un roi sans divertissement et autres romans, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2020, 1316 p.
À la suite des six tomes d’Œuvres romanesques complètes parus de 1971 à 1983, puis du volume de Récits et essais en 1989 et de celui regroupant Journal, poèmes, essais en 1995, on espérait en Pléiade l’édition du théâtre de Giono – accompagnée, pourquoi pas, de ses écrits sur le cinéma : le dossier éditorial du corpus théâtral de Giono avait été préparé de longue date à cet effet par Laurent Fourcaut, et de son côté le regretté Jacques Mény tenait toute prête l’édition des scénarii de l’œuvre cinématographique, y compris ce fabuleux « Livre de conduite du metteur en scène » de Crésus – lequel aurait d’ailleurs mérité de figurer parmi les « chroniques » gioniennes. Sans que ce projet soit absolument abandonné, espérons-le, par l’éditeur, c’est un « bouquet » (préférons quand même ce terme à celui de best of) assez inattendu que propose la prestigieuse collection de Gallimard à l’occasion du cinquantième anniversaire de la disparition de Jean Giono et dans le cadre de ce que l’éditeur appelle des « tirages spéciaux », inaugurés en 2014 avec Sade (Justine et autres romans), puis Malraux (La Condition humaine et autres romans), et poursuivis en 2022 avec une réédition en deux tomes d’À la recherche du temps perdu. Giono est donc en bonne compagnie parmi ces rééditions « compactes » de la Pléiade, destinées à un public que peut effaroucher l’ampleur (et le coût) des œuvres complètes de ces « monstres sacrés » de la littérature. Notons d’ailleurs que, dans les catalogues de la « Bibliothèque de la Pléiade », ces « tirages spéciaux » sont recensés séparément, et non à l’entrée nominative de leurs auteurs.
Intitulé Un roi sans divertissement et autres romans, ce que nous ne pouvons donc considérer comme un neuvième tome de l’œuvre de Giono en Pléiade reprend une sélection de dix titres déjà publiés dans les volumes précédents, de Colline (1929) à L’Iris de Suse (1970), et couvrant une quarantaine d’années de la production romanesque de Giono. Outre les deux titres déjà mentionnés et autour d’Un roi sans divertissement (1947), présenté dans l’avertissement de l’éditeur (p. xlii) comme « le centre de 124gravité de ce volume », on trouvera ainsi rassemblés Le Chant du monde (1934), Pour saluer Melville (1941), Mort d’un personnage (1949), « Faust au village » (rédigé à partir de 1948, mais publié en volume seulement après la mort de Giono), Le Moulin de Pologne (1953), L’Homme qui plantait des arbres (1953) et Ennemonde et autres caractères (1968).
La sélection opérée par l’éditeur a de quoi interroger le lecteur, gionien néophyte ou confirmé. S’il s’agit avec ce « bouquet » de présenter les romans réputés les plus célèbres de Giono, aux fins apéritives d’inciter le lecteur à poursuivre sa découverte, espérée intégrale, de l’œuvre (et si possible par le biais de l’acquisition d’autres volumes de la Pléiade), il y a lieu dans cette hypothèse de s’étonner de l’éviction du Hussard sur le toit (mince compensation que Mort d’un personnage pour représenter le « Cycle du Hussard »…), ou de l’absence de Que ma joie demeure, sommet de la dite « première manière » de Giono. Pourquoi « Faust au village »(qui n’est pas un roman) ou Pour saluer Melville (en est-ce un ? dans sa préface, Denis Labouret tente malgré tout d’en justifier le choix, au motif que « Giono invente cette histoire de la vie de Melville », p. xix) ? Et pourquoi pas Le Grand Troupeau ou Les Âmes fortes, autres chefs-d’œuvre spécialement démonstratifs du renouvellement et de la virtuosité du romancier dans ses techniques narratives ? Difficile aussi, pour l’auteur de ce compte rendu, de se consoler de l’absence de Deux cavaliers de l’orage, roman maudit de l’amour fratricide…
Mais choisir, on le sait, c’est exclure, et pour arbitraire qu’elle soit (ou répondant à des critères plus commerciaux que littéraires), cette sélection a au moins le mérite de « [p]lacer au centre de l’œuvre romanesque de Giono Un roi sans divertissement », écrit encore Denis Labouret (p. x) : « c’est précisément inviter à lire ou à relire toute l’œuvre sans séparer plaisir du récit et vertige des abîmes, surface de l’intrigue et “fond des choses”, immersion dans la fiction et conscience de ses enjeux ». On ne saurait mieux définir les fondements de la profonde modernité de l’œuvre de Giono.
La préface de Denis Labouret constitue de fait une très stimulante invite pour revisiter ces grands romans, et un beau portique pour une réévaluation très actuelle de l’œuvre de Giono. Denis Labouret y liquide d’abord les impasses interprétatives qu’ont constituées le régionalisme (paraphrasant Mauriac et son « romancier catholique », il soutient que « Giono n’est pas un écrivain provençal ; c’est un Provençal qui écrit des romans », p. xiv), le biographisme (« Je le Bleu ») et le didactisme (Giono 125« écrivain engagé »). Reste bien sûr, de plus en plus prégnante aujourd’hui, la lecture écologique ou environnementaliste de son œuvre (la présence, étonnante elle aussi dans ce volume de « romans », du petit récit le plus célèbre de Giono, L’Homme qui plantait des arbres, y contribuera sans aucun doute), le ci-devant « chantre de la nature » devenant aujourd’hui, pour certains de ses lecteurs mais « à son corps défendant », comme y insiste Denis Labouret, un « prophète de l’écologie ». Biais fertile, après tout, puisqu’il procure à l’œuvre de Giono de nouveaux lecteurs, mais contresens fâcheux par rapport à l’œuvre et à sa leçon ultime, condensée de magistrale façon par Denis Labouret à la fin de sa préface (p. xxvii) : le « sens profond » du « naturel », c’est bien sûr le monstrueux, auquel répond la démesure de l’homme.
De Colline à L’Iris de Suse, les textes de Giono ici réédités n’ont pas pris une ride ; ils ont été très scrupuleusement toilettés des quelques scories résiduelles de leur publication dans les précédents volumes des Œuvres romanesques complètes de la Pléiade. Les notices critiques (de Pierre Citron, Henri Godard, Janine et Lucien Miallet, Luce Ricatte, Robert Ricatte) qui les accompagnent se trouvent elles aussi ici rééditées dans leur version originelle, à l’exception des références qui ont été transposées ou complétées. Mais ces études monographiques (complétées en fin de volume par une bibliographie soigneusement actualisée par Denis Labouret) ont parfois moins bien supporté l’épreuve du temps – et celle de la foisonnante activité critique développée autour de l’œuvre de Giono depuis cinquante ans. Elles n’en méritent pas moins d’être relues elles aussi comme les « pierres d’attente » (souvent inspirantes) des nombreux travaux ultérieurs suscités par l’œuvre-monde de Giono.
Christian Morzewski
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Jean Carrière, Giono, préface de Serge Velay, « Cahiers Jean Carrière », Pézenas, Éditions Domens, 2020, 136 p.
Préfacé par Serge Velay1, le présent essai, Giono, reprend l’étude figurant en ouverture de l’ouvrage de Jean Carrière, Jean Giono, publié aux éditions de La Manufacture en 19852. On y trouvait en outre la transcription des entretiens de Giono avec Jean Carrière3 enregistrés en juillet 1965, un texte alors inédit de Giono, « Village », repris depuis dans l’édition de la Pléiade (VIII, 517-532), des fac-similés de lettres de Giono à Carrière et de nombreuses photographies (Karquel, Dieuzaide, Irving Penn).
Au terme de cet essai de 1985 et heureusement conservé ici, figure, sous le titre très gionien de « Mort d’un personnage », le texte ému écrit par Jean Carrière le 10 octobre 1970, au lendemain du décès de Giono. On pense à ce beau texte, « Lundi4 », rédigé par Giono le 22 mars 1951 à l’annonce de la disparition imminente de Gide. Comme Giono évoquant celui qu’il nomme affectueusement le « Père Gide » et se remémorant les grands moments de leur amitié, Carrière fait mémoire de l’ami qui fut aussi pour lui comme un père (p. 118) : « Preuve que l’amitié est une force qui enjambe l’absence, et la littérature, une ronde qui ne s’arrête jamais5 », note justement Serge Velay dans la revue Instinct nomade.
Carrière se souvient de l’illumination que fut pour lui, à quatorze ans, la lecture de Que ma joie demeure, de la « dimension auriculaire » (p. 113) de ce titre signalant rien moins que « l’approche de la passion » et de sa « magique » première phrase : « L’exercice délibéré du rêve dans le rêve ». Il évoque l’enthousiasme communiqué à ses vingt ans par la 127lecture du Hussard : « Je me sentais animé de cette vibration ventilée que le départ des navires transmet à leur pont. » (p. 115). Il revit la première rencontre à Manosque durant l’été de 1954, les relations fidèles et familiales établies avec ceux du Paraïs, l’installation auprès du Mont-d’Or pendant sept années, les longues promenades en Haute-Provence avec Giono et Lucien Jacques6. Comme Giono le fait aussi pour Gide, il se remémore enfin la dernière entrevue avec le « maître à vivre » (p. 110) – au printemps précédent, pour un projet de film qui devait faire suite à L’Itinéraire du Hussard tourné en 1969 pour la télévision avec son ami Temple7 – et l’émouvant dernier adieu.
L’essai de Carrière est dédié à la mémoire d’Aline Giono, et à Jean Dutourd pour avoir dit de Giono : « J’avais l’impression avec lui d’avoir trouvé Flaubert, c’est-à-dire quelqu’un qui est complètement absorbé par l’art, qui se claquemurait à la campagne pour édifier une œuvre, et qui avait la bonne humeur énorme, la bienveillance, l’esprit d’égalité des grands créateurs. » (p. 11). C’est cependant à Faulkner, « son homologue américain » (p. 13), que Carrière associe le plus souvent Giono – même goût de la solitude, de la démesure, ampleur de la vision, « barbarie du style » (p. 124) –, et ce, dès le début de cet essai-portrait organisé selon quatre chapitres éclairant alternativement les faces et multiples facettes de la création gionienne.
C’est « Ulysse » qui ouvre la marche pour affirmer la primauté et entonner l’éloge du mensonge créateur, « élément naturel » de Giono, « spécialiste du trompe-l’œil et du faux-semblant » (p. 13). Naissance de l’Odyssée apparaît ainsi comme la clé ou l’étonnant « mode d’emploi » (p. 32) de toutes les œuvres futures : « C’est au fin fond de ce creuset mensonger, sujet à toutes les illusions et à tous les fantasmes, que s’accomplissent les scandaleuses manipulations alchimiques. » (p. 34). Revendiquant, comme Giono le dit explicitement dans Virgile, un parti-pris de subjectivité absolue et exaltant la primauté des sens (« cet 128usage des sens qui précèdent toujours le sens » [p. 19]), ferraillant contre l’intellectualisation de la littérature – Carrière visiblement très affecté précise qu’il appartient « à la génération de ceux qui ont connu la terreur littéraire à son apogée » (p. 114) –, il loue le pouvoir subversif de telles œuvres véritablement enchantées et voit dans le romancier un « manipulateur capable de faire surgir du brouillard des mots une vision étincelante » (p. 29). Le chapitre appelle à la rescousse un bon nombre d’écrivains, de Faulkner à Jacques Borel en passant par Hemingway dont les propos inspirés (et avinés) sont délivrés au cours d’un entretien… totalement inventé : le disciple Carrière, on le voit, n’a rien à envier au maître. Autre anecdote savoureuse, cette scène, relatée par Nathaniel Hawthorne, qui le voit chercher sous les meubles et les coussins le gourdin tout imaginaire qu’un récit palpitant de son invité Melville faisait voltiger à travers le salon.
Sous le titre de « Moby Dick », le deuxième chapitre s’intéresse au Giono des Chroniques. Après l’utopie du Contadour, les Messages pour la paix, les paraboles sub tegmine fagi puis la guerre et ses horreurs, le mage des plateaux « a cassé sa flûte de Pan, remplacée par le scalpel de Machiavel » (p. 42). Désormais retranché dans l’amphithéâtre des collines – « ces collines éternelles apportent aux songes et aux incidents quotidiens cette dimension planétaire qui universalise le particulier » (p. 46) –, l’ermite de Manosque élabore « un prodigieux opéra d’écriture […] dont on est loin d’avoir épuisé la matière, reconnu tous les itinéraires » (p. 49). Dans Pour saluer Melville, Carrière relève un « aveu considérable » (p. 54) : « L’homme a toujours le désir de quelque monstrueux objet. Et sa vie n’a de valeur que s’il la soumet entièrement à cette poursuite. » (p. 52). Voilà une autre clé, celle d’un univers intérieur mais aussi de l’objet inaccessible « qui oriente vers l’infini cet univers intérieur » (p. 54). Moby Dick est l’avatar de ce « désir informulable » (p. 61). Cet objet, Giono n’aura cessé de le poursuivre comme déjà, dans les vastes espaces du plateau, « il traquait sa propre baleine, capturée un matin d’été, et reproduite dans le moulin du Contadour8 » (p. 67) : « C’est à se mesurer aux figures de l’insaisissable et de l’irrémédiable que l’écrivain et le poète remplissent leur fonction. » « Écrire, dit autrement Carrière, 129c’est ajouter au monde de l’outre monde. » (p. 62). Riche de ses géographies intérieures et autres pays de « derrière l’air », Giono apparaît ainsi comme le grand « réconciliateur » (p. 65), recréant les conditions de l’alliance entre l’homme et le monde dont il offre, poétiquement, une « présentification » absolue.
Le troisième chapitre, qui s’attache à cerner les traits du « guérisseur » (c’est son titre), commence par saluer l’apparition royale d’Angelo au milieu du terrorisme littéraire le plus forcené, des ukases les plus impérieux dans un climat d’épuration et de puritanisme : comme Giono dans Le Hussard sur le toit, Carrière règle manifestement ses comptes « au crayon rouge » (p. 86). Trois personnages sont élus en ce qu’ils représentent trois moments de l’œuvre gionienne et incarnent chacun certains traits du guérisseur. Bobi permet de remémorer le choc que fut la lecture à l’adolescence de Que ma joie demeure. Il est un « professeur d’espérance » (p. 77). Il connaît le secret des choses et son regard (un vrai regard de poète) traverse les apparences. En sauvant les habitants du plateau Grémone par la découverte de la beauté gratuite (et l’auteur, ses lecteurs par son écriture), il incarne de façon parabolique, c’est-à-dire poétique, la « fonction messianique » (p. 78) du poète. La référence christique du titre, l’apparition nocturne de ce messie descendu du ciel, tout jusqu’à l’échec final porte « le sceau messianique par excellence : je ne viens pas apporter la paix mais le glaive » (p. 80).
Angelo, comme Bobi, est un étranger. Sa mission salvatrice est d’être un révélateur de la corruption du monde puisque, selon le mot de Mérimée, le choléra « est devenu constitutionnel » (p. 87). Dans une société en proie au mal, Angelo porte une regard neuf et pur et prend de la hauteur en s’exilant sur les toits, « situation idéale pour observer les hommes et les événements d’une hauteur digne des vertus de ce cœur généreux » (p. 88) et fournissant à l’auteur « ce regard panoramique dont un dieu seul aurait le privilège ». Angelo est un guérisseur : « Il nous guérit de notre propre choléra et nous enseigne le bonheur là même où le malheur triomphe. » (p. 90). Tringlot, troisième figure de guérisseur, commence par se guérir lui-même en se diluant dans un troupeau de moutons, en s’effaçant dans les montagnes, en découvrant « ce bien suprême : la dépossession » (p. 93). « La simplicité de l’allégorie a quelque résonance évangélique » (p. 94), note Carrière qui salue, en 130cette « histoire de bergers », une œuvre « inscrite dans le doit fil d’une recherche du bonheur et de la pureté à laquelle Giono est demeuré fidèle jusqu’à la fin ».
C’est au bonheur aussi que s’attache la dernière partie de l’essai. Sous le titre « L’économie du bonheur », Carrière cite ce passage de Voyage en Italie où Giono date précisément – 1915, incorporation à la caserne du château de Briançon – son « besoin de perdre » (p. 97). Robert Ricatte a bien analysé chez Giono ce qu’il nomme la « tentation de la perte » dont il assure à juste titre qu’elle informe une très importante partie de son œuvre9. Cette « tentation de la perte », que Carrière associe à celle d’un « mystique du désert, un de ces assoiffés d’absolu » (p. 98), renseigne sur la façon gionienne de regarder le monde et de l’habiter. Non en propriétaire ou en prédateur mais en établissant entre l’homme et le monde cette bonne distance « qui respecte l’ambiguïté magique de l’un et la ferveur désintéressée de l’autre » (p. 100). En ce sens, celui d’une « lente maturation de son aptitude à jouir des choses sans les posséder » (p. 101), on peut parler de « spiritualité » chez Giono. Son amour proclamé des déserts, des couvents et des prisons traduit, pour paradoxale qu’elle paraisse, une pratique très subtile de la liberté. Celle de la pauvreté, celle du petit employé enfermé dans sa banque et s’évadant avec les moyens du bord, ceux des sens, de l’imaginaire, de la re-création poétique : « Le renoncement et la dépossession sont le sceau d’un appétit d’infini et d’un désir auxquels il semble que la mort soit elle-même incapable de mettre un terme, puisque c’est hic et nunc, ici et maintenant, que s’accomplit d’ores et déjà la délivrance. » (p. 105).
Portrait amoureux de Giono, ces pages émues et inspirées, toutes d’admiration et de gratitude, sont aussi un vibrant plaidoyer pour la littérature et pour le monde, plaidoyer salué par Julien Gracq qui écrira, à la mort de Jean Carrière en mai 2005 : « La vraie littérature ne trouve plus guère de combattant aussi fougueux et aussi complètement engagé en elle10. » Elles n’ont rien perdu de leur actualité tout comme elles témoignent, au-delà des disparitions, de cette « conversation ininterrompue » (p. 7) évoquée par Serge Velay dans sa préface :
131J’ouvre un livre de Giono. Et brusquement mon cœur s’irradie d’une joie violente, insensée. Il me semble que ce fragile et ténu fil d’Ariane formé de signes d’encre sur du papier va me conduire dehors, vers l’alliance, au cœur de cette substance perdue ou désirée dont l’artiste recrée une image tremblée comme d’après une mémoire obscure. (p. 129)
Agnès Castiglione
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Jean Giono, Propos et récits. Entretiens improvisés avec Marguerite Taos Amrouche, textes établis, présentés et annotés par Christian Morzewski, Paris, Gallimard, 2021, 224 p.
À l’été 1952, la Radiodiffusion française chargea Jean Amrouche11 d’interroger Jean Giono. Non sans de bonnes raisons. Défenseur par ses origines mêmes de la tradition orale et inventeur de l’entretien radiophonique, Jean Amrouche avait déjà interrogé Gide en 1949, Claudel en 1951. Quant au Giono de 1952, en cinq ans à peine, il venait de publier six romans à la fois différents des fictions écrites de 1928 à 1939 et différents entre eux (Un roi sans divertissement, Noé, Mort d’un personnage, Les Âmes fortes, Les Grands Chemins et Le Hussard sur le toit). Les rencontres eurent lieu à Gréoux-les-Bains puis à Manosque. Jean Amrouche était accompagné de sa sœur Taos. Les vingt-deux entretiens furent programmés en deux fois, de février à juin puis d’octobre à décembre 1953. France 132Culture les a de nouveau diffusés en juillet-août 1987. La transcription intégrale, de ces entretiens, annotée par Henri Godard, a été publiée chez Gallimard en 1990.
On sent parfois le Giono des entretiens de 1952 sur la défensive. Il refuse ainsi de s’engager dans une dispute trop savante et il minimise la portée de ses prises de position antérieures. Il va jusqu’à disqualifier la plupart de ses œuvres d’avant-guerre (Le Serpent d’étoiles et Que ma joie demeure surtout). Il n’en livre pas moins nombre d’informations ou de réflexions importantes. D’ordre biographique d’une part : enfance, parents, atelier de repassage de la mère et atelier de cordonnerie du père, grands-parents, Manosque vers 1905, banque, guerre de 1914-1918, Contadour, prisons, amitié… Concernant la création romanesque d’autre part : besoin de prendre à revers la réalité, cohabitation avec les personnages inventés, habitudes et astuces de travail, plaisir manuel et visuel de l’écriture, alternance des moments d’allégresse et de détresse, éloge du mensonge créateur, solitude… Les entretiens 12, 13 et 14 sont les plus instructifs. Mais un peu partout, le romancier – il se dit « sujet ébloui de sa vie de création » – apporte d’utiles précisions, en particulier sur Noé et Les Âmes fortes. Or, comme le souligne Henri Godard, en 1952, Giono n’a que cinquante-sept ans et le créateur, on le sent aussi, porte encore en lui tout un pan de l’œuvre à venir.
À l’automne 1954, du 9 au 25 octobre, fut enregistrée une nouvelle série d’entretiens intitulée Propos et récits. 25 entretiens improvisés de Jean Giono avec Marguerite Taos Amrouche. Cette fois, Taos12 était venue en Provence sans son frère qui, deux ans plus tôt, avait monopolisé la parole. C’est du 6 janvier au 30 juin 1955 que cette deuxième série d’entretiens fut diffusée par la Radiodiffusion-télévision française, à raison d’une émission d’une vingtaine de minutes par semaine. L’enregistrement sonore des Propos et récits avait déjà fait l’objet d’une réédition sous forme de cinq CD édités par Phonurgia Nova à Arles en 1995 (coffret accompagné d’un livret préfacé par Pierre Citron), puis sous la forme de quatre CD en 2017 par Frémeaux & Associés (coffret accompagné d’un livret par Lola Caul-Futy Frémeaux). Il manquait une transcription 133annotée faisant pièce avec ce qu’avait réalisé Henri Godard en 1990. C’est à quoi s’est employé Christian Morzewski.
Nul n’était mieux placé que ce parfait connaisseur de l’œuvre de Giono pour réaliser cette entreprise. Depuis des années, il en a établi les bases les plus solides dans la Revue Giono qu’il a longtemps dirigée. En particulier dans les numéros 2, 4 et 6. C’est ainsi, pour ne prendre que cet exemple sur lequel il faudra revenir, que Christian Morzewski avait déjà publié dans cette revue « Trois “conversations improvisées” de Giono avec Taos Amrouche sur le thème de Deux cavaliers de l’orage » et montré que ce récit oral semble « constituer sinon une “variante” du récit de 1942-1943 ou un “avant-texte” de celui de 1965, du moins une très intéressante variation-adaptation, et la preuve en tout cas que le chantier de Deux cavaliers de l’orage, bien loin d’avoir été déserté par Giono entre 1945 et 1963, avait constitué pendant toute cette époque l’une des jachères les plus fécondes de son imaginaire13 ».
La « Présentation » par Christian Morzewski de Propos et récits est pleine d’enseignements. On y apprend que, contrairement à ce que dit Taos en guise d’entrée en matière, les entretiens ne furent pas enregistrés dans le bureau de Giono au Paraïs mais, au moins pour plusieurs d’entre eux, au château de Roquefort-la-Béroule, près d’Aubagne, chez Romée et Éliane de Villeneuve, des amis de longue date de Giono. Que cinq entretiens (11, 12, 13, 23 et 24) ont été perdus, ce qui nous prive du début de l’histoire de Jules et de « la dame à la calèche » qui paraîtra en décembre 1954 dans Marie Claire et qui deviendra Une aventure ou la Foudre et le Sommet dès 1955 avant d’être reprise en Pléiade (V, 771-795). Que l’improvisation revendiquée par le sous-titre et le générique de l’enregistrement fut toute relative puisqu’on trouve « de très précises notations et rédactions préparatoires (titres, noms de personnages, bribes d’intrigues et de dialogues)14 » dans un carnet de 1954 transcrit et commenté par Christian Morzewski toujours dans la Revue Giono15. On y apprend même que Giono avait exigé que les entretiens de 1952 134fussent drastiquement corrigés : « Je demande que l’on s’en tienne aux entretiens purs et simples de 20 minutes, sans musique, sans lectures et sans les interventions maladroites de M.-L16. », peut-on lire dans une copie de la lettre que Giono adressa à Jean Amrouche le 20 février 1953 et que Christian Morzewski a publiée, elle aussi, dans la Revue Giono.
Alors, pourquoi cette seconde série d’entretiens alors que, dans sa lettre de février 53, l’interviewé s’était plaint à Jean Amrouche « du ton adorateur » de Marie-Louise ? Sans doute parce que Giono n’était pas « insensible au talent et au charme de la chanteuse berbère de Kabylie, personnalité aussi ardente qu’attachante, et par ailleurs écrivain elle aussi », répond Christian Morzewski (p. 8). Sans doute aussi, et le commentateur s’appuie comme il était indispensable de le faire sur les Carnets intimes de Taos Amrouche17, parce que Giono voyait là un possible moyen d’aider, « à un moment où ils traversaient semble-t-il une passe difficile », et la chanteuse et son mari André Bourdil, peintre mais également producteur de radio (en particulier des entretiens de 1952).
Devons-nous regretter qu’une grande partie des entretiens consiste en ce que Giono appelle lui-même des « petites histoires » ? Certainement pas. Ne fût-ce que pour les trois premiers entretiens consacrés (« sans que jamais ce titre soit mentionné », note Christian Morzewski [p. 12]) à Deux cavaliers de l’orage : « Sorte de chaînon manquant entre la rédaction de 1942-1943 et la version finale publiée en 1965, l’“Histoire des deux frères” racontée à Taos Amrouche dans ces entretiens semble avoir permis à l’écrivain d’éprouver certaines solutions narratives en les testant, pour ainsi dire, sur son auditrice. » (p. 12-13). D’ailleurs, chacune des « petites histoires » a son intérêt. Notamment quand Giono, de nouveau, se replonge dans ses souvenirs d’enfance et de jeunesse, revient sur ses grands-pères paternel et maternel, ressuscite et réinvente les décors et les personnages de Jean le Bleu, raconte ses voyages en Italie, parle du Bonheur fou qu’il est en train d’écrire, propose divers apologues : celui du « compte-fils » (une sorte de loupe qui permet de démesurer la réalité), celui du polytechnicien amoureux (Jules et la dame à la calèche), celui du conteur arabe (qui avait inquiété Gide).
135À vrai dire, qu’il s’agisse d’anecdotes comiques (le fantôme de la ferme de Valgas), de faits divers tragiques (l’assassinat de l’ermite de Saint-Pancrace), de souvenirs familiaux (les vacances avec le cousin Michel dans les rues de Marseille), de cruels tableaux de mœurs (dans tel petit bourg des Alpes), tout est matière à invention. Une invention où se mêlent l’humour du « menteur magnifique » et l’ironie du chroniqueur épiant – « extraordinaires » – les passions qui ébouriffaient la « Grand’Rue » du Manosque d’alors. Une invention qui, par-dessus le marché, réserve ce que Christian Morzewski appelle « un espace de commentaire assez étonnant d’intellectualité » (p. 13) : quand il analyse les ressorts de l’histoire d’amour et le mobile du fratricide de ce qui deviendra Deux cavaliers de l’orage, Giono semble emprunter à Sigmund Freud le concept de « narcissisme » et en savoir assez long sur la « rivalité mimétique » que théorisera René Girard.
Il est presque inutile d’ajouter que l’édition de ces entretiens est on ne peut plus robuste : fidélité au texte de l’enregistrement oral et intégralité (à l’exception de détails sans importance), « continuité globale et chronologique » (on ne peut que se résoudre à la perte de cinq entretiens), regroupements ou segmentation de plusieurs entretiens avec ajout de titres absents de la version radiophonique (mais ces titres sont tirés d’une expression employée par Giono lui-même ou par son interlocutrice).
Si les entretiens de 1954 complètent ceux de 1952, ils confirment bien que Giono fut « un joyeux pessimiste », ou « un pessimiste joyeux » (Amr., 295 et 305), comme on voudra. Quant à l’appareil critique des Propos et récits, il confirme la cordialité sérieuse et allègre de Christian Morzewski.
Jacques Le Gall
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Jean Giono, Un de Baumugnes, édition critique par Michel Gramain, Paris, Lettres modernes Minard, « Bibliothèque des lettres modernes », 2021, 254 p.
Michel Gramain, à qui l’on doit une édition critique de Colline, assortie de l’édition diplomatique de son manuscrit18, était tout indiqué pour nous procurer, avec rigueur et minutie, cette édition critique d’Un de Baumugnes. Pourquoi une telle édition aujourd’hui ? C’est qu’il n’en existait pas de véritable.
En effet, l’édition de référence, celle de la « Bibliothèque de la Pléiade », établie grâce au très remarquable travail de Robert Ricatte19, d’une part ne disposait pas alors du manuscrit autographe de Giono, retrouvé depuis, et d’autre part devait satisfaire aux exigences de la Pléiade. Robert Ricatte l’indique dans sa Note sur l’appareil critique : « La nature et les dimensions de notre édition lui interdisaient d’être critique au sens restreint et scientifique du terme. Il a fallu faire un choix parmi les variantes. » (I, 810). Ont donc été retenues celles qui paraissaient « littérairement significatives » : modifications d’ordre psychologique ou documentaire, différences changeant « la tonalité ou le registre stylistique », touchant au « point de vue narratif (en particulier au commentaire du narrateur) » ou comportant des « variations métaphoriques ». En insérant, chaque fois à leur place dans le texte, page après page, la totalité des variantes, c’est donc bien une véritable édition critique que procure ici Michel Gramain.
Une introduction claire et substantielle précise le contexte de rédaction d’Un de Baumugnes, en trois mois, d’août à octobre 1928, et rappelle que Giono est alors un auteur totalement inconnu : Colline ne paraîtra que fin janvier 1929. Toutes les étapes de cette rédaction sont parfaitement renseignées par la correspondance nourrie que Giono entretient avec son ami Lucien Jacques, sur lequel il faudra revenir. Michel Gramain retrace aussi les étapes de la publication du roman : d’abord en Préoriginale, en quatre livraisons dans la Nouvelle Revue française d’août à novembre 1929, puis chez Grasset, dans la collection « Pour mon plaisir » de l’éditeur, le 12 octobre 1929. Faut-il voir là, avec Michel Gramain, « une première 137annonce des difficultés que Giono va rencontrer avec les deux éditeurs [Gallimard et Grasset] suite aux contrats qu’il a signés à la fois chez l’un et chez l’autre » (p. 38) ?
Sont ensuite exposés les principes de cette édition critique fondée sur la confrontation du texte de référence dans l’édition de la Pléiade avec cinq autres états de ce texte que Michel Gramain présente et commente très précisément dans leur ordre chronologique :
–le manuscrit autographe d’Un de Baumugnes conservé à la Bibliothèque nationale de France ;
–le premier dactylogramme établi par Élise Giono, l’épouse de l’écrivain, au fur et à mesure de la rédaction. Il comporte les nombreuses corrections manuscrites de Giono, une douzaine de passages réécrits de sa main et des indications de mise en page qui permettent de saisir comment s’affine peu à peu la structure du roman ;
–le second dactylogramme d’Élise Giono après corrections de l’auteur. Le tapuscrit témoigne par des annotations manuscrites de la relecture de Maxime Girieud mais aussi de celle de Lucien Jacques qui regroupe toutes ses remarques dans sa précieuse lettre à Giono de mars 192920 ;
–la Préoriginale publiée par la NRF du 1er août au 1er novembre 1929 (no 191-194) ;
–l’Édition originale, Grasset, 1929.
Du manuscrit au texte définitif, Michel Gramain relève certaines hésitations concernant le titre ou le mode de narration. Ainsi pour le titre, deux choix primitifs subsistent sous les biffures dans le premier dactylogramme : « Celui des hautes terres » et « Celui des hauts villages », qui annoncent déjà le Haut Pays d’Ennemonde. Le point de vue narratif, d’abord externe (« Ils »), devient interne et collectif (« Nous ») avant de s’individualiser sur le seul narrateur, Amédée (« Je sentais que ça allait venir »). Hésitations aussi en ce qui concerne le personnel du roman et les noms : le fille d’Albin qu’Amédée rencontre à la fin du roman s’est d’abord appelée Pauline, comme la mère de Giono – prénom appelé à une belle carrière dans l’œuvre future.
138Michel Gramain étudie aussi l’onomastique et la toponymie du roman qui évidemment portent sens. On s’étonne d’apprendre que la Douloire, la ferme dolente qui porte tout le climat pathétique du récit, est bien réelle, sise dans le Vaucluse. L’étude s’intéresse aussi aux thèmes majeurs de l’œuvre qui, entre chute et rédemption, affronte le mal et le bien ; elle se concentre sur la mémoire à l’œuvre dans ce récit entièrement constitué des souvenirs d’Amédée en lesquels viennent s’enchâsser ceux d’Albin, riche lui-même de la mémoire collective de Baumugnes et de sa magique monica. Paroles, musique et silence sont donc étudiés pour convoquer à propos d’Albin le mythe d’Orphée. Mais c’est sur l’amitié, qui traverse jusqu’au bout toute la vie et le parcours romanesque de Giono21, que s’achève justement l’étude de ce beau roman de l’amitié, dédié comme il convient « [à] l’amitié de Lucien Jacques et de Maxime Girieud ».
Il est important de souligner ici le rôle de Lucien Jacques et de son ami Maxime Girieud. C’est grâce à la correspondance avec Lucien Jacques que nous pouvons suivre, presque pas à pas, les débuts de romancier d’un écrivain complètement inconnu, petit employé de banque passionné de lecture, auteur de courts poèmes en prose qui, sur les conseils très avisés de son ami, devient un romancier. Pierre Citron le signifie très justement dans son édition de la Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques :
On assiste alors aux réactions, pleines de naturel, d’un provincial timide projeté dans le Paris littéraire de 1929, sans être grisé par le succès. Mais l’essentiel, à travers tout le volume, ce sont les confidences graves ou joyeuses sur l’éclosion et la formation d’un créateur de grande envergure, que soutient une amitié profonde, lucide, admirative et exigeante22.
Les corrections, suggérées par Lucien Jacques qui approuve toutes les annotations de Maxime Girieud, sont chaque fois signalées à leur place dans l’édition critique de Michel Gramain. Elles sont tout à fait passionnantes. Ainsi Lucien Jacques fait-il la chasse aux « crudités » comme étron (p. 165) ou couillon – « Réserve-le pour des endroits où à cause du mouvement il s’impose » (p. 105) – et stigmatise l’abus de l’emploi du mot viande par Giono pour désigner le corps : « Là, je bute sur le mot viande qui va bien pour le Louis mais que j’ai rencontré déjà et qu’on rencontre trop souvent 139par la suite. » (p. 93). Il se montre très attentif à ce que les propos soient accordés au personnage : « ”Je raisonne, je me défends”. Ça détonne dans la simplicité de Saturnin. Supprime et ça reste sous-entendu et c’est plus juste. » (p. 169). Même rapportées, les vulgarités du Louis, le souteneur de Marseille, ne peuvent sans dommage pour le personnage être placées dans la bouche d’Albin (p. 83). On le voit, Lucien Jacques se montre très attentif à faire respecter le niveau de langue supposé du narrateur ou du locuteur : ici il demande un équivalent moins « savant » (p. 200) ; là, il s’interroge sur la formule « En route, mauvaise troupe » : « Est-ce que les paysans le disent aussi ? » (p. 221). Il surveille tout particulièrement l’expression du narrateur principal qu’il nomme affectueusement « le vieux ». « “La fille aux gestes parfaits”. Un peu abstrait et inattendu chez le vieux. » (p. 149) : « […] on t’entend toi, plutôt que le narrateur », écrit-il à Giono (p. 90).
De manière générale, il demande aussi plus de sobriété et de naturel : « sur le gras des beaux ormes » lui paraît un peu « cherché » (p. 76) ; « à ce clair noir qui tremblait dans ses yeux », de même, « sent la recherche » (p. 81). Il bannit donc ce qui sent la recherche poétique : « “La grande coque d’or” ce dernier mot fait “poète”. L’or y est sans que tu le dises. » (p. 96). Il fait la guerre aux images et aux comparaisons, surtout si elles sont trop fréquentes comme « la joue bleue du ciel » : « […] on a déjà vu la joue bleue et c’est trop “rare” en soi pour être souvent répété. » (p. 163). Ailleurs, cette remarque, savoureuse : « Image “ventre du monde”, “grand comme un monde” et j’en oublie. Ça fait un peu truc. » (p. 101). Et ce conseil – parlons en peintre ! – de grande justesse : « Tu as souvent de ces magnifiques comparaisons, en trop donner c’est enlever de leur puissance, de leur éclat aux plus belles. Crois-tu pas (?) C’est le jeu des valeurs en peinture. » (p. 94).
Toutes ces suggestions, très attentives et nombreuses, de modifications et suppressions visent à donner plus de poids à l’expression : « Ça serait rudement plus fort. » (p. 171) ; à épurer et concentrer le récit ; à maintenir l’intérêt du lecteur en donnant « l’impression du mouvement accéléré » (p. 161). Pour la délivrance d’Angèle, « le récit doit se précipiter » (p. 188). Lucien Jacques recommande donc une longue suppression concernant tout le passage lyrique sur la monica qu’il nomme « l’exaltation » d’Albin :
Cette délivrance à la flûte est assez mystérieuse et déroutante, tu lui enlèves du mystère en insistant. En allongeant. Pas besoin de tant expliquer, on est dans le domaine du merveilleux à ce moment et ce que tu as dit auparavant sur la monica et ce qu’on voit de ses effets par la suite doit suffire. (p. 177)
140Giono tient compte des remarques et suggestions de ses amis qu’il remercie dans sa lettre du 1er mai 1929 : « J’ai corrigé Un de Baumugnes. J’ai examiné soigneusement vos raisons ; elles sont justes neuf fois et demie sur dix23. »
Ajoutons, pour donner une idée du travail très complet de Michel Gramain, que cette édition critique d’Un de Baumugnes signale aussi les éditions successives du roman, ses traductions et adaptions cinématographiques. Précisons que l’on y trouve, in fine, un glossaire très utile des termes argotiques ou vieillis et des expressions provençales, une bibliographie ainsi qu’un Index général. On y trouve aussi, dans une partie fort intéressante, quelques échos de la réception du roman (p. 41-66). Les critiques, en 1929-1930, ne connaissent alors de Giono que Colline et ce deuxième roman leur semble confirmer les talents de l’écrivain. Si leurs réactions sont parfois mitigées sur la langue surprenante de l’écrivain ou l’oralité de son récit, leur appréciation est en général positive et beaucoup d’entre eux saluent en Giono un Ramuz provençal.
On y trouve surtout, et nous terminerons par là pour nous associer à cette « fête de l’amitié » qu’évoque si bien Robert Ricatte autour du roman de Giono (I, 966), la lettre que Gide, le grand ami lui aussi si important dans les débuts du romancier, adresse à Giono le 5 mars 1929 :
J’achève, avec l’émotion la plus vive et des larmes plein les yeux, Un de Baumugnes que Paulhan avait eu la gentillesse de me communiquer, connaissant mon grand appétit pour ce qui sort de votre plume. […] Ne me demandez pas trop si je préfère Un de Baumugnes à Colline. Il me le semble aujourd’hui, mais aussi parce que je viens de le lire. Et pourtant Colline m’avait rendu très difficile, très exigeant ; parlons franc : j’attendais tant de vous que je craignais beaucoup d’être déçu. Et puis, non, Dieu merci, dès les premières pages vous avez eu raison de mes craintes. Je me suis laissé emporter comme un fétu dans le puissant souffle de votre récit.
J’ai besoin de vous crier aussitôt mon admiration […]. (p. 42)
Agnès Castiglione
1 Serge Velay, poète, romancier et essayiste (sur Novalis, René Char), a édité les œuvres de Jean Carrière (deux volumes chez Omnibus). Il préside, depuis sa fondation en 2006, l’association « Les Amis de Jean Carrière » et dirige les Cahiers Jean Carrière aux éditions Domens.
2 Jean Carrière, Jean Giono, Lyon, éditions de La Manufacture, « Qui suis-je ? », 1985.
3 Ces entretiens ont été diffusés en septembre et octobre 1965 par France Culture sous le titre « Du côté de Manosque », dans une réalisation de Madeleine Attal.
4 Jean Giono, « Lundi », Correspondance André Gide-Jean Giono 1929-1940, nouvelle édition établie et annotée par Roland Bourneuf, Jacques Cotnam et Jacques Mény, Annexe I, Revue Giono, hors série, 2012, p. 74-84.
5 Serge Velay, présentation de « Mort d’un personnage » de Jean Carrière, Instinct nomade, « Jean Giono le voyageur sans divertissement », Jacques Ibanès (dir.), Le Fleix, Éditions Germes de barbarie, 2022, p. 24.
6 C’est Lucien Jacques, le grand ami de Giono, qui fera paraître dans Les Cahiers de l’Artisan, en 1956, le premier texte du jeune Carrière devenu Manosquin d’adoption : Lettre à un père sur une vocation incertaine.
7 Frédéric Jacques Temple (1921-2020), poète, traducteur, grand voyageur, homme de radio et de télévision, est le dédicataire de L’Épervier de Maheux de Jean Carrière. Il a rendu compte plaisamment du tournage de ce film auprès de Giono : « [Il] avait étalé ses cartes d’état-major et revivait avec nous le voyage d’Angelo. Giono nous montrait les points stratégiques, les villages, les chemins, comme à ses généraux Napoléon le matin d’Austerlitz. » (Instinct nomade, op. cit., p. 26).
8 Elle existe, en effet, cette belle baleine bleue, peinte par Lucien Jacques sur un mur du moulin du Contadour et ainsi légendée : « Baleine rencontrée le 25 juin 1937 dans le détroit des Fraches, A. Campozet, Lucien Jacques et J. Giono étant de vigie. »
9 Robert Ricatte, « Giono et la tentation de la perte », Giono aujourd’hui, Aix-en-Provence, Édisud, 1982, p. 217.
10 Cité par Serge Velay, Instinct nomade, op., cit., p. 24.
11 Sur cet homme de lettres et de radio (1906-1962), Kabyle de confession catholique et militant engagé dans la guerre d’Algérie, on pourra notamment écouter l’émission « Jean Amrouche, “cet inconnu” » diffusée le 22 juillet 2017 sur France Culture (série « Une vie, une œuvre ») et lire, outre les œuvres publiées de Jean Amrouche (Cendres, Étoile secrète, Chants berbères de Kabylie, Journal), la biographie écrite par Réjane Le Baut : Jean el-Mouhoub Amrouche, Algérien universel, Châtenay-Malabry, Alterédit, 2003 (rééd. 2006 et 2014). Jean Amrouche a dirigé la revue littéraire L’Arche éditée par Edmond Charlot et, après Gide, Claudel, Giono, a notamment interrogé Mauriac et Ungaretti.
12 Marguerite Taos Amrouche (1913-1976) fut une interprète de talent des chants traditionnels kabyles (amazigh). Elle est aussi l’auteur de plusieurs livres d’expression française (romans, contes, poèmes, autobiographie) et a participé à la fondation de l’Académie berbère de Paris en 1966.
13 Rev. 2 (2008), 8. La transcription des trois « conversations improvisées » occupe les pages 39 à 58.
14 « Présentation » Propos et récits, p. 12. En outre, plusieurs des « petites histoires » soi-disant inventées au fil de la conversation sont en fait des reprises ou des variantes de textes déjà écrits ou en cours d’écriture.
15 Rev. 6 (2012-2013), 42-45. Titre complet de ce carnet : « Juin 1954 (op. 36). Le Bonheur fou. Procès Dominici. Les mauvais bons ».
16 Rev. 4 (2010), 67. M.-L. désigne Marie-Louise, nom de baptême de celle qui écrira et chantera sous le nom de Taos (« le paon » en berbère) Amrouche.
17 Éditions Joëlle Losfeld-Gallimard, 2014. À partir de 1948, Giono avait hébergé et aidé financièrement le couple Bourdil et leur petite fille, Laurence.
18 Jean Giono, Colline, édition critique et édition diplomatique du manuscrit par Michel Gramain, Paris, Honoré Champion, 2006, 544 p.
19 Jean Giono, Œuvres romanesques complètes, édition établie par Robert Ricatte, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1971, revue et augmentée en 1982.
20 Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1922-1929, Pierre Citron (éd.), CG 1, 1981, p. 268-275.
21 Voir Jacques Le Gall, « C’est beau l’amitié ! », Cahier de L’Herne no 129, « Jean Giono », Agnès Castiglione et Mireille Sacotte (dir.) avec la collaboration de Jacques Le Gall et Michel Gramain, Paris, Éditions de L’Herne, 2017, p. 65-82.
22 Pierre Citron, Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques, op. cit., 4e de couverture.
23 Id., p. 282.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-15958-2
- EAN : 9782406159582
- ISSN : 0035-2136
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15958-2.p.0123
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/12/2023
- Périodicité : Mensuelle
- Langue : Français