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Classiques Garnier

Ouvrages critiques

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Giono et le récit bref
    2023 – 12
    . Les Récits de la demi-brigade et autres nouvelles
  • Auteurs : Romestaing (Alain), Gramain (Michel), Parsi (Frédérique), Vignes (Sylvie), Perrin (David), Mesguich (Léo), Marion (Annabelle)
  • Pages : 143 à 184
  • Revue : La Revue des lettres modernes
  • Série : Jean Giono, n° 12
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406159582
  • ISBN : 978-2-406-15958-2
  • ISSN : 0035-2136
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15958-2.p.0143
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/12/2023
  • Périodicité : Mensuelle
  • Langue : Français
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Emmanuelle Lambert, Giono, furioso, Paris, Stock, 2019, 224 p.

Emmanuelle Lambert, pour son Giono, furioso, reconnaît avoir rencontré deux difficultés majeures. La première : son sujet, à savoir tout Giono, lœuvre et lhomme, considéré lui-même comme « une œuvre dart », « [t]rès fragile et ancienne », « le personnage principal de ce livre », ayant droit à « une forme de courtoisie élémentaire », pour lui-même mais aussi pour le « temps et [l]es époques » (p. 21) dont il émerge. Personnage qui apparaît aussi comme une sorte de statue du Commandeur, intimidant, « cassé » (p. 22), « tout coléreux », jamais remis de la Première Guerre mondiale et enragé par la seconde. La seconde difficulté est celle que soulève léditeur : « Mais vous, dans votre livre, vous êtes où ? » (p. 24). Question cruciale, affrontée par exemple par Emmanuel Carrère qui raconte dans LAdversaire avoir trouvé sa voix en disant « je ». Mais question « redoutée », emmêlée avec la première difficulté : « Bien sûr que je suis tentée décrire “on”, ou décrire “nous” au lieu de “je”. Mais il me faut écrire dabord sur lui, par lui et depuis lui, et lui, Giono, est si immense quil est facile de se cacher à lombre de sa majesté. » Cest pour surmonter une « histoire de pudeur, déducation » et peut-être de « peur » que lautrice a laudace de dire « je » face à une œuvre qui « nest pas taillée pour les douillets ».

Emmanuelle Lambert sexpose donc scrupuleusement dès le chapitre suivant. Et dabord, par son rapport à la Provence. Ce chapitre intitulé « Le malentendu provençal » relate pendant cinq pages sa Provence. On comprend quil sagit de se situer par rapport à son sujet. Mais on peut trouver cela un peu long. Enfin on retombe sur Giono – à bras raccourcis. Plus quaudacieusement, grivoisement : « Il ne me la fera pas. Je vais le lire et je vais le prendre, par tous les livres et par toutes les lignes, et jirai le chercher dans ses contradictions et ses délires, dans son moi décrivain qui se dérobe. » (p. 34). Giono est prévenu, mais lui-même lui était tombé dessus : « Je ne my attendais pas, ayant découvert ses livres à lécole avec un ennui poli et légèrement intrigué. Lorsque je me mis à le relire à lâge adulte, je pensais retrouver le monsieur en 144veston, ses moutons, ses oliviers, sa Provence et sa chaleur. Je croyais à tout ce quon dit de lui, et qui nest pas tout à fait vrai. Ma surprise fut à limage de sa violence à lui : totale. » (p. 35).

En dautres termes, Giono, furioso sera une explication « dhomme à homme » (p. 57). Cette posture donne beaucoup délan à louvrage, de la vivacité, de la passion, de lhumour. Mais aussi un peu darrogance : « Vous et moi nous y sommes dailleurs assez ennuyés [à lécole]. » (p. 64). Début du chapitre 4 : « Jécris en mouvement. » (p. 37). Puis, chapitre 5 : « De retour à Paris mes déplacements se font à échelle réduite. Jécris sur la table de la cuisine, entre deux tâches. » (p. 45). Il y a les chats du voisinage, le merle, les enfants, je me fais un café… Bref, nous sommes entre écrivains, Giono et moi. Et puis, encore, « jécris parfois dans la chambre dhôpital où mon père dort en silence » (p. 46). On comprend mieux : le père, la mort qui rôde, cest un autre lien avec Giono ; louvrage est dédié « À mon père », il se conclut sur une danse fantastique entre Giono et le sien, « une toupie » qui est « la dernière image », « ce qui nous reste une fois quon a lu et relu [], et même, quon a oublié » (p. 219). Autre lien, dans le chapitre 10 : Épinay-sur-Seine, le RER (six pages avant de revenir progressivement à Giono). Le lien, cest labsence de lien : ce monde urbain na rien à voir avec le monde de Giono. Et pourtant ça dit tout : parce que Giono vient nous chercher dans nos villes et nos banlieues, dans notre manque et notre soif de nature, dans nos inquiétudes contemporaines. Giono nous touche avec sa nature, nous qui en sommes les orphelins et les assassins. Mais lautrice affirme avec justesse quil ne faut pas pour autant faire de cet écrivain un « doux rêveur », « précurseur dune écologie bienveillante » : « [] son imaginaire ou son flair sont catastrophistes. » (p. 107).

Emmanuelle Lambert en effet est souvent juste, elle fait montre dun bel art de la synthèse et de pénétration, de compétence dans son exercice dadmiration. Le chapitre 10 en question se lit avec intérêt et profit. De belles choses sont également écrites sur le corps, la « chair vivante, toujours sous la menace du pourrissement à venir » qui « enflamme » Giono « comme un possédé » (p. 133-134). Tant pis si les spécialistes de Giono, du moins les plus désuets – dont je suis, bien planqué derrière mon « on » – sont heurtés par trop de « je », pas assez de références, quelques erreurs. Ils trouveront que cet ouvrage napporte rien de neuf et répète beaucoup des choses qui ont déjà été dites, sans jamais citer 145personne. Mais il y en a tant, trop, nous dit lautrice, savisant au quatorzième chapitre (grâce à notre regretté Jacques Mény portraituré avec une certaine grâce) de « la bibliothèque du bas, celle des chercheurs » (p. 155), pour ne retenir quun « petit livre blanc, à la typographie modeste et au titre peu avenant, Jean Giono, bibliographie et médiagraphie ». Cet ouvrage (sans auteur) qui la « regarde dun air de reproche », elle « leffleure toujours en rougissant à peine, en lui murmurant : “Mais il y en a trop, beaucoup trop.” Trop de livres de Giono, trop darticles sur lui, trop de films, de documentaires, dentretiens, trop de lecteurs et damoureux. » (p. 156). Il est vrai aussi, nous rappelle lautrice, que Giono a dit que les critiques étaient « comme les poux dans la crinière dun lion » et quil aurait lui aussi ses puces. Robert Ricatte, par exemple, responsable dun « comique involontaire » dans lédition Pléiade des Âmes fortes pour avoir laissé échapper un : « Je naime pas quil la présente [la générosité] comme “une passion égoïste et féroce” ». Et Mme Lambert de commenter : « Ce “je naime pas” enfantin, sous la plume dun vieil universitaire pourtant rompu à lexercice, est à la fois drôle et émouvant dans sa naïveté. » (p. 131). Pourtant Ricatte fait comme Lambert quand elle refuse de se laisser séduire par Giono lorsquil « sentretient à la télévision ou à la radio » (p. 33) : il prend du recul, voyant dans la formule « passion égoïste et féroce » le goût dun paradoxe provocateur plus quune conviction profonde. Pour une fois quun universitaire sengage et dit « je » ! Mais il na rien compris à « la morale [] éprouvante » de Giono (p. 130), à lambivalence des sentiments. Il regrette bêtement labsence du don simple (p. 131). Il ignore la parenté dans la démesure de la bonté et de la cruauté. Pourtant cest exactement ce quil écrit dans sa notice, ce grand naïf qui a souligné le premier la démesure gionienne dans lavarice et dans la perte.

Certes, lautrice concède : « Un groupe de valeureux, cependant, vous entoure. Ils tentent de vous garder votre ambiguïté. Ils sont universitaires, ou plus simplement savants. » (p. 61). Mais, évidemment, « vous leur échappez, comme une ritournelle simple sévaderait des pages dun livre dhistoire de la musique ». Pour vous cerner, des puces ne conviennent pas. Mais une lionne plutôt, dont lobjectif affirmé est de « rendre intelligible le sujet Giono, mettre un ordre dans le désordre de lécriture, les contradictions des déclarations, les images successives, les témoignages » : « Tracer une ligne ou un propos, offrir aux autres 146une vision et leur faire saisir le mouvement de la création, la beauté du style et la chair de lhomme qui a écrit. » (p. 15). Cest le but même de lexposition du cinquantenaire de la mort de Giono dont Emmanuelle Lambert a été la commissaire pour le Mucem (30 octobre 2019 – 17 février 2020)1. Exposition qui a déclenché le livre, lequel « [c]ontrairement à elle [] a tous les droits » : « Il peut digresser, sautoriser des embardées et des accélérations. » (p. 20). Ce quil fait, quoique son cheminement soit clairement biographique et thématique, sarrêtant sur des périodes ou des œuvres attendues. Mais pourquoi, pour « tracer une ligne ou un propos », commencer par enfoncer des portes depuis longtemps ouvertes ? Le premier chapitre nest pas le plus réussi dans lequel Emmanuelle Lambert se pose en sopposant à des « on dit » inconsistants : « on dit de lui » / « on ne dit pas que ». Louvrage commence donc par des « on dit », cest-à-dire par des clichés sur Giono : lécrivain « aux jambes plantées droit dans la terre » (p. 11), lhomme du sud avec sa couronne de laurier, etc. : « Giono, cest la poésie, la Provence. Cela, on le dit volontiers. LItalie. La chaleur. Lhumanité. » (p. 14). Lautrice a ainsi beau jeu de prendre la pose en portraitiste au « tempérament méfiant » pour imposer son Giono « furioso ». Heureusement, elle a aussi lhabileté de reconnaître la vérité partielle des clichés, dautant quelle assume plus loin avoir été elle-même dans le « on dit ». Heureusement, elle saccroche à « cette pensée obsédante, et toujours plus grande, à mesure que [s]es lectures se sont accumulées : nous ne savons pas » (p. 20-21). Nous ne savons rien de ce que cest, à vingt ans, « tout sali de sang », de ramper « hors de sa tranchée, de son boyau » et de se mettre « à écrire des livres hallucinés » (p. 32).

Emmanuelle Lambert a malgré tout entrepris dexposer cette source sale de lœuvre gionienne. Elle le fait avec talent. Dommage quelle prétende être seule à affronter furieusement la noirceur, la colère mais aussi la lumière de Giono : « “Le voyageur immobile”, “Le poète doit être un professeur despérance”. Jai horreur de ça, et pourtant, cest bien vous, lauteur de ces slogans qui aujourdhui [] vous ôtent la part tremblotante de colère qui, moi, memporte. » (p. 60). Dommage quelle semble estimer quen dehors de son livre, « au banquet [des] célébrations », la « part noire » de Giono serait ignorée ou neutralisée – mal « hébergée 147dans une conférence, où lon parlera de la littérature et du mal, ou du fait divers, ou encore du crime » : « Cest comme ça quon lisole, en la posant dans une case, une chambre confinée. » (p. 60).

Alain Romestaing

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Emmanuelle Lambert (dir.), Giono, catalogue de lexposition « Giono » du Mucem, Marseille/Paris, Mucem & Gallimard, 2019, 320 p.

Lexposition « Giono » sest tenue à Marseille, au Mucem, du 30 octobre 2019 au 17 février 2020, pour la commémoration du cinquantenaire de la disparition de lécrivain, en 1970. Cette grande rétrospective proposait près de trois cents œuvres et documents : archives publiques et privées, correspondances, reportages, entretiens, manuscrits, éditions originales, carnets de travail, films réalisés ou produits par lui, adaptations cinématographiques de ses textes, tableaux layant inspiré ou œuvres de ses amis peintres… Par ailleurs, quatre installations dart contemporain complétaient ce projet. Emmanuelle Lambert était la commissaire de lexposition, le conseil scientifique étant assuré par le président de lAssociation des Amis de Jean Giono, le regretté Jacques Mény, qui nous a quittés en 2022.

Avant labondance de documents, cest laccent mis sur la Première Guerre mondiale qui marque demblée le visiteur. Celui-ci est reçu dans un monde de bruit et de fureur, se trouve dès lentrée face à une mitrailleuse, puis jeté dans lenfer des tranchées. Lexposition présente donc comme déterminant dans le parcours de Giono le contact avec la folie guerrière, à laquelle fait écho la salle impressionnante qui abrite les immenses toiles de Bernard Buffet, mettant en scène LEnfer de Dante, 148et témoignant de latrocité des massacres commis en temps de guerre. On voit ainsi le parti pris adopté. La confrontation au Mal est présentée comme fondamentale dans la vie et lœuvre de Giono : il passera sa vie à le dépeindre et à lutter contre lui. Ce sera chercher la lumière, la joie, sengager dans le pacifisme, dans lutopie du Contadour, célébrer la vie… Tout au long de lexposition, le Mal apparaît à la fois premier et fondateur : même une présentation de parodies douvrages de la bibliothèque de Giono, aux titres fantaisistes, cherchant à faire sourire le visiteur, ne peut effacer cette empreinte. Tout visiteur le comprend, et découvre ainsi la complexité de lhomme et de lœuvre.

Le catalogue de lexposition est coédité par le Mucem et Gallimard. Le soin et lélégance de la présentation du volume sont à souligner. Les couvertures de louvrage se déclinent en trois couleurs au choix : vert, jaune, bleu. Labondance des illustrations, remarquables de précision et de netteté, lélégance de la typographie sont un régal pour lœil.

Louvrage souvre sur une préface de J.M.G. Le Clézio, intitulée « Giono le révolté ». Lécrivain rappelle comment il a découvert lœuvre de Giono à ladolescence et comment elle la accompagné toute sa vie. Il évoque les méprises sur le sens de lœuvre gionienne. Pas plus quun écrivain régionaliste, Giono nest un nostalgique du passé. Son engagement nest pas dordre politique, mais philosophique et moral : Giono est pacifiste et se révolte contre les guerres, contre le diktat de largent. Chacun de ses livres offre la joie, le monde véritable, les vraies richesses.

Le catalogue comporte trois parties, 1895-1939 (de la naissance à la déclaration de guerre, premiers romans et essais), 1940-1946 (lOccupation, la Libération, lépuration), 1947-1970 (la reconquête et le triomphe). Pour chaque étape, Jacques Mény établit une présentation historique, biographique et bibliographique précise. De plus, neuf écrivains contemporains, au fil des pages, évoquent leur lecture dune œuvre de Giono, et linfluence que celle-ci a eue sur leur vie et leur activité littéraire.

1895-1939. – En six pages, Jacques Mény rapporte les principales étapes de la vie et de lœuvre de Giono jusquà la déclaration de guerre. Par rapport à la biographie de Pierre Citron, on voit tout de suite un ajout : la prise en compte des liaisons amoureuses de lécrivain. Lensemble est très précis. Tout au plus pourrait-on remarquer que, en 1930, Giono ne donne pas des « articles » (cest le terme utilisé, p. 21) à LIntransigeant. 149Ce sont essentiellement des nouvelles, reprises ensuite dans Solitude la pitié. Et, concernant Clé, le journal de la FIARI, peut-être aurait-il fallu rappeler le caractère très éphémère de cette publication, qui fait paraître des extraits de Précisions dans le no 1 de janvier 1939. Il y aura en tout et pour tout un deuxième numéro le mois suivant.

En ce qui concerne les illustrations, les photographies de Jean Giono et de ses proches sont nombreuses, ainsi que les documents liés à la guerre de 1914-1918, les couvertures des éditions originales, et les lettres de Bernard Grasset, de Gaston Gallimard, dAndré Gide à lécrivain. À propos de Lucien Jacques, il est dit que lamitié entre Giono et lui « durera jusquà la mort de Lucien en 1961 » (p. 40). Certes, le propos est juste, mais il eût été bon dajouter « avec des hauts et des bas ».

Dans les cinquante pages de documents couvrant cette période sont insérés des textes dauteurs contemporains. Dans « Lamitié au fond du puits », Sylvie Germain narre le contenu de la première nouvelle de Solitude de la pitié, pour conclure sur lart de lellipse qui donne force à lamitié et à la pudeur de la bonté.

Sylvain Prudhomme, pour évoquer Le Chant du monde, reprend les paroles de Toussaint à Matelot :« Tu croyais peut-être que la terre est une boule de joie ? » Pour lui, la leçon de Giono nest pas de chanter le monde, mais dêtre chanté par lui, et la seule sagesse de « jouer dans le monde » (p. 78).

Sous le titre « Apaiser la montagne », Emmanuelle Pagano propose une réécriture actualisée de Batailles dans la montagne : comment parvenir à faire sécouler leau accumulée dans une poche sous un glacier, grâce à une machine-araignée pouvant escalader les hauteurs.

Les documents concernant le combat pour la paix sont bien représentés, ainsi que les photographies de couverture des essais pacifistes et les réactions quils suscitent dans la presse. Il est à souligner que, tout au long du catalogue, il est tenu compte de la réception de lœuvre.

Dans le texte intitulé « Pour saluer la vie », Alice Ferney montre avec empathie et conviction la dimension viscérale du combat pacifiste de Giono. Elle rappelle la marque indélébile que laissa la boucherie de 1914-1918, qui a planté chez lécrivain de façon absolue la haine de la guerre. Certes il est facile aujourdhui de juger et de condamner laveuglement munichois, mais nous pouvons aussi comprendre que, pour Giono, aucune guerre ne se justifie. Face à toute guerre, il oppose la vie.

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Des documents déclassifiés en vertu de larrêté du 24 décembre 2015 portant ouverture darchives de la Seconde Guerre mondiale rendent compte de larrestation de Giono en septembre 1939, puis de lordonnance de non-lieu en novembre.

1940-1946. – Jacques Mény montre clairement comment se construit pendant lOccupation limage fausse dun Giono collaborateur alors même quil aide résistants et juifs persécutés. Sont évoqués aussi bien son refus de soutenir la politique de Vichy, sa dérobade pour ne pas participer au voyage de Weimar, que son séjour à Paris en 1942 pour la publication de Triomphe de la vie ou lacceptation du reportage le concernant dans Signal.

Sur cette période, deux remarques sont à faire. La publication de Deux cavaliers de lorage dans La Gerbe est montrée sans contextualisation suffisante : le visiteur/lecteur pourrait penser que Giono est le seul écrivain de lépoque à avoir écrit dans lhebdomadaire collaborationniste, chantre du « redressement national ». Il nest pas question du fait que nombre dauteurs célèbres, comme Marcel Aymé, Jean Anouilh, Pierre Benoit, Colette, André Castelot, Léon-Paul Fargue, Pierre Mac Orlan ou Henry Poulaille y étaient aussi publiés. Quant à lignoble article de Tristan Tzara, « Un romancier de la lâcheté », paru dans Les Lettres françaises du 7 octobre 1944, il est de même livré brut, sans commentaire aucun. Ce texte, le plus violent et le plus injuste jamais publié sur Giono, est révélateur de lacharnement du CNE contre lécrivain, sans doute sous limpulsion dAragon, alors même que beaucoup dautres auteurs, beaucoup plus présents sur la scène parisienne pendant lOccupation, ne seront jamais inquiétés. Cocteau, par exemple, publiera des dessins, peu de temps après la Libération, dans Les Lettres françaises. Un rappel eût été le bienvenu.

« Vassal du soleil », tel est le titre du texte de Patrick Autréaux, qui évoque ses lectures de Giono et de Melville : dabord les images de guerre, de misère, de maladie et de mort avec Le Hussard sur le toit, puis la découverte de Pour saluer Melville et de Moby Dick. Il présente la naissance de son activité littéraire en puisant dans sa vie confrontée à la maladie, et dans ce quil découvre chez Giono. Il clôt son article sur limage des cigales apparaissant dans la bouche des morts pour chanter la joie de la paix solaire.

1947-1970. – Interdit de publication, Giono est « plus combatif que jamais », écrit Jacques Mény (p. 197), qui montre comment lécrivain décide, après-guerre, de se lancer dans une grande fresque à la manière 151de Martin du Gard ou de Jules Romains, en dix volumes, présentant le hussard Angelo, et son petit-fils du même nom. Puis, interrompant la rédaction du Hussard, Giono part dans les « chroniques romanesques » avec Un roi sans divertissement et Noé. Il revient ensuite au roman, qui paraît en 1951 et connaît un large succès. Peu à peu, le temps de la consécration, de la notabilité littéraire revient.

Dans « Un Roi en hiver », Philippe Claudel explique comment la lecture dUn roi sans divertissement fut un choc dans sa vie, comment ce roman a transformé sa façon de lire et décrire. Il montre son admiration pour lart de Giono à faire voler en éclat toutes les règles traditionnelles décriture, ainsi que son attachement au film de François Leterrier.

Jakuta Alikavazovicsigne un texte intitulé « Jétais heureuse dêtre un piège », qui évoque Les Âmes fortes. Elle voyait en Giono un écrivain « de terroir », qui navait rien à dire à une fille dimmigrés. Elle le découvre par la mer, avec Moby Dick et Pour saluer Melville, puis ce fut Un roi sans divertissement et Les Âmes fortes. Dans ce dernier roman, point de vérité stable, mais un immense champ de forces narratif où le vrai et le faux coexistent et sinterpénètrent. Dans ce livre sans dénouement, qui invite sans cesse à la relecture, elle découvre un piège qui est la vie même.

Cest un « Giono en habit de naufrage » que présenteDavid Bosc. Il rappelle le sort de lécrivain en 1945, quand personne, ni la communauté ni Blanche Meyer, ne laime plus. Cest alors quapparaît Angelo, et David Bosc dévoquer le « sadisme amusé » de Giono à légard de son personnage. Il constate que ce hussard, qui ne cesse de brasser mort et désir de mort, laisse cependant au lecteur une impression printanière daudace juvénile. Le héros comme lauteur ont endossé leur habit de naufrage, le plus beau, celui que lon veut sauver du péril. Et chez Giono, cet habit a des poches « aussi vastes que lunivers » (p. 252).

René Frégni, lui, intitule son texte « Le déserteur ». Il y montre le parcours de sa propre vie, semblable à celui de Tringlot dans LIris de Suse. Senfuir de lécole, déserter larmée, partir dans la nature sur les grands chemins et découvrir Colline dans une prison, telles sont les étapes dont il se souvient. La leçon que retient Frégni, cest que Tringlot, comme Giono, a vécu des horreurs et croit à la puissance de lamour. Il donne tout pour lAbsente et entre ainsi dans la lumière.

Le catalogue montre bien le parcours choisi pour lexposition, un chemin qui conduit de lenfer du Mal à un monde lumineux.

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Dans une postface intitulée « Giono, écrivains »,Emmanuelle Lambert rappelle sa découverte de Jean Giono pendant ses années scolaires, puis plus tard, avec Le Hussard et Un roi, avant une relecture de lensemble de lœuvre pour préparer lexposition du Mucem. Elle sattache particulièrement aux textes dans lesquels Giono pratique l« intimité littéraire » (p. 304), par exemple quand il présente Homère, Virgile, Machiavel, Monluc, Dickens… Elle retient limage dun immense romancier qui fut dabord un poète abreuvé à la source gréco-latine, « une figure patrimoniale par excellence » (p. 303). Elle rend hommage à son talent quelle qualifie de « monstrueux et polymorphe » (p. 305).

Jean-François Chougnet présente enfin « Giono au musée ». Il montre le rapport de lécrivain avec les musées, qui, sils ne le passionnaient pas particulièrement, le voyaient cependant toujours à laffût dune découverte. Pour lui, comme pour Lucien Jacques, le musée ne doit pas être une prison de lart, mais un lieu accueillant. Il est rappelé que, pour lexposition du Mucem, des créations artistiques ont été jointes aux documents concernant lauteur. Ces créations visent, non pas à reconstituer, mais à suggérer.

Il ne fait aucun doute que ce magnifique volume constitue davantage quun catalogue dexposition. Pour les lecteurs curieux et pour les chercheurs, il est un ouvrage de référence.

Michel Gramain

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Agnès Castiglione et Mireille Sacotte (dir.), avec la collaboration de Michel Gramain et Jacques Le Gall, Jean Giono, Paris, Éditions de LHerne, « Les Cahiers de lHerne », no 129, 2020, 288 p.

Publié à loccasion du cinquantenaire de la disparition de lécrivain, le Cahier de lHerne consacré à Giono est un bel ouvrage, riche et éclectique, 153dans lesprit de la collection. Il réunit les analyses des meilleurs spécialistes de lœuvre, les contributions de grands auteurs contemporains, des témoignages de ceux qui ont côtoyé lhomme, des textes de lécrivain et notamment de précieux inédits, ainsi quune riche iconographie – carnets de travail, manuscrits, tableaux, illustrations, photographies et archives jamais dévoilées. Agnès Castiglione et Mireille Sacotte dirigent un ouvrage à la fois accessible et exigeant, qui offre une connaissance juste et fine de lœuvre au lecteur érudit et familier de Giono comme à lamateur curieux.

Lavant-propos affiche avec clarté les enjeux du Cahier : réévaluer, loin des clichés et des sentiers battus, limage dun grand écrivain et célébrer son œuvre en proposant un itinéraire original, marqué par le dialogue entre des documents de nature variée. Le Cahier a pour ambition dappréhender la singularité du « monde-Giono », dans sa richesse et sa complexité.

Huit parties, complétées par un encart photographique central, composent louvrage. La première est consacrée aux « grands chemins de la vie ». Lenfance est dabord évoquée à travers la lecture de Dickens. Lintérêt pour le romancier anglais se traduit notamment par lécriture dune préface aux Grandes Espérances, reproduite dans le Cahier. Comme le montre Jacques Le Gall, Giono donne à son hommage la forme dune fable romanesque qui se colore dune dimension autobiographique en se concluant sur lamère impression que les « grandes espérances » dune génération ont laissé place à « la grande illusion » de 1914. Christian Morzewski invite à se pencher sur un autre souvenir rattaché à lenfance, mis en scène dans Jean le Bleu, celui dun voyage initiatique au village de Chorgues, anecdote pseudo-autobiographique et bien fictive, qui connaît des variations dans les textes ultérieurs. Le critique démontre habilement que ce sont moins les souvenirs de lenfant qui nourrissent les récits que linverse.

Le Cahier invite ensuite à une plongée dans le siècle de lécrivain. Le Grand Troupeau est lobjet dune étude de Jean Arrouye, qui montre que les images du troupeau, du bétail ou de leau contribuent à la signification du roman, en rendant sensible la vérité du texte. Alain Tissut sintéresse également à ce récit, véritable contre-discours face aux mots dordre ambiants. Le Grand Troupeau accorde en effet une large place à larrière, prend le contre-pied de la représentation habituelle du soldat 154viril en multipliant les symboles de castration chez les combattants, et revisite la figure de la Madelon – fille dauberge réconfortant les poilus, popularisée par une chanson de 1914 –, car la véritable désertion est ici labandon des terres et des femmes. Mireille Sacotte revient ensuite sur un épisode emblématique de lengagement du Giono pacifiste, le Contadour, symbole du rêve dune paix universelle lors de rencontres dont la première eut lieu en 1935. En exploitant de précieux documents inédits remis par une participante, dont des photographies et un carnet dadresses, en partie reproduits ici, larticle permet une découverte très concrète de cette entreprise. Pour mieux comprendre le lien entre lhomme, lœuvre et son siècle, André-Alain Morello invite à tourner les pages du Journal de lécrivain et de ses carnets pour y surprendre les secrets de la création, les crises et mutations de lœuvre. On voit comment la contradiction qui taraude Giono, entre pacifisme et engagement, trouve une issue dans ses textes et que le Journal accompagne le progressif désengagement de lécrivain et sa conversion esthétique. Lécrivain Lionel Bourg raconte dans un texte plein de verve sa découverte émerveillée de louvrage malicieusement présenté comme traduit du bulgare qui regroupait La Chute des anges, Un déluge et Le Cœur-cerf. Le Cahier propose justement de relire des extraits de ces poèmes, écrits pendant les périodes dincarcération et faisant logiquement la part belle aux vastes espaces, dans une veine lyrique et fantastique, aux confluents de la poésie de Saint-John Perse, Claudel ou Hugo.

Des lettres confiées par Sylvie Durbet-Giono dessinent larrière-plan de lœuvre et invitent à considérer le rôle joué par la famille. La fille de lécrivain raconte ensuite un souvenir émouvant, celui des tribulations dune « bague étrusque », maintes fois perdue et retrouvée, passée de doigt en doigt, comme pour mieux sceller lindéfectible amour entre les êtres de la famille. Blanche Buffet, nièce du peintre ami de Giono, se souvient aussi des moments privilégiés lors desquels lécrivain lui apprit, alors quelle était enfant, à voir autrement le monde et à magnifier le réel par les récits, les chansons et les rires.

La deuxième section aborde « lamitié dans la vie et lœuvre de Giono ». Observant le retour presque littéral de la formule « Cest beau lamitié » dans des romans très différents (Batailles dans la montagne, Deux cavaliers de lorage, Les Grands Chemins), Jacques Le Gall sinterroge sur la place que lamitié a tenue dans la vie de lhomme, la singularité de 155la conception que lécrivain en propose et son évolution dans lœuvre. Il recense les amis artistes et intellectuels, évoque Louis David, lami denfance tué par la guerre, puis Lucien Jacques, lami intime. Lamitié qui lie ce dernier à Giono trouve un écho dans Un de Baumugnes. Mais plus tard, lamitié, incarnée par des personnages comme Giuseppe dans le cycle du Hussard ou les protagonistes des Grands Chemins etde Deux cavaliers de lorage, devient plus ambiguë. Peut-être LIris de Suse met-il en scène les ultimes porte-parole du romancier. Louiset et Tringlot vivent sur les flancs du Jocond à la fois ensemble et séparés, un peu comme un écrivain et ses lecteurs qui, selon le mot de Supervielle, sont semblables à des « amis inconnus ».

La troisième partie est une étude des « espaces » – paysages, sensations et perspectives. Lécrivain Richard Millet rappelle que lamour de Giono pour Homère, Melville et Stendhal et son indifférence à la modernité ne font pas pour autant de lui un antimoderne. Loin de la montagne de Ramuz, Giono passe du côté de lenvers du décor, dun « Haut Pays » éloigné de tout terroir et devenu universel, dense et mystérieux. Le plaisir du géographe qui lit Giono, explique Jean-Louis Tissier, réside dans le va-et-vient entre lattention portée aux détails immédiats et la perspective ouverte sur un au-delà du paysage. Le couple Giono-Provence est évidemment réducteur du fait que la terre est le tremplin vers un au-delà, et que, derrière la géographie savante, se cache une veine panique qui anime la terre. Larticle bat en brèche un autre cliché, fondé sur un anachronisme, celui dun Giono qui préconiserait un certain « retour à la terre ». En réalité, lattachement de lécrivain à la vie des collines rejoint lintérêt porté à la ruralité par la science et la poésie, de la géographie classique à la littérature virgilienne dont Giono sinspire. Enfin, Giono offre une géographie sensible, où les lieux ne peuvent être appréhendés quà travers leur vitalité humaine. Marie-Anne Arnaud Toulouse envisage la notion de paysage dans un sens plus large. Prenant lexemple de la « maison » dOlympe, à la fois empire et cocon, elle montre que le lieu renvoie aussi bien à lespace du dehors quà celui du dedans. Avec ses voûtes et ses caves, la maison protège à la fois le corps vieillissant et les secrets intimes. Mais, loin dêtre un pur espace de repli, elle est aussi le lieu où Olympe engrange et conserve ce quelle désire de lextérieur, emblème dune féroce avarice tentant de compenser les pertes du passé, aussi énorme que le personnage et aussi démesurée que ses désirs. Alain 156Romestaing propose enfin un regard neuf sur lespace, dans lépisode de la Thébaïde de Noé. Son approche met au jour une réécriture ironique par Giono dun conte des frères Grimm, « Le Roi Grenouille », récit de métamorphose, récit initiatique dune peur tout autant que dune fascination pour labîme, récit qui fait la part belle à lécœurement et trouve un évident écho avec la situation du narrateur de Noé. Larticle montre plus largement que les bêtes gioniennes expriment les enjeux de lœuvre.

Lécrivaine Marie-Hélène Lafon évoque par ailleurs le travail des sensations. Dans Colline, le sanglier des Bastides « mord la source » et le lecteur aussi mord et est mordu car il goûte une phrase ouvrant le pays des images et proposant « une beauté qui échappe à lanalyse, mais frappe avec violence » (Melv.). Sylvie Vignes étudie de manière très convaincante le « jeu magique de[s] sens » (PC)chez Giono. Si les premiers romans invitent souvent à la célébration de toutes les perceptions sensorielles, les textes postérieurs aux années 1940 ont tendance à dépouiller certains personnages de leurs sens pour mieux montrer la façon dont le contact avec le monde sensible peut être considéré comme une grâce. Dans larticle suivant, le parfumeur de la maison Hermès Jean-Claude Ellena raconte comment sa création « Cuir dAnge » est née de sa lecture de Jean le Bleu.

Est ensuite reproduit un extrait de scénario imaginé pour une série télévisée. Dans une veine fantastique, le texte décrit un espace mystérieux et labyrinthique, qui fait écho, comme le note Giono lui-même, aux « prisons du Piranèse ». Agnès Castiglione revient justement sur la fascination exercée sur Giono par larchitecte et graveur italien et les seize planches de ses Prisons imaginaires. Par contraste avec lespace carcéral du Fort Saint-Nicolas évoqué dans Noé, les gravures, avec leurs perspectives infinies, semblent proposer à Giono une allégorie de lévasion par limagination. Elles nourrissent aussi limaginaire gionien, notamment dans LesÂmes fortes, ainsi que le démontre Agnès Castiglione, en spécialiste de la chronique. Gilles Lapouge conclut la section sur lidée que Giono est « un menteur de grands chemins », lui qui greffe sur des topographies exactes des lieux inexistants et redimensionne lespace à proportion de son vrai domaine, immense et universel.

La quatrième partie se concentre sur Deux cavaliers de lorage. Elle enrichit considérablement notre connaissance du roman grâce à la 157reproduction dun extrait inédit de lépisode habituellement désigné comme une « rêverie de Marceau ». Ce manuscrit de 1938-1939, ici présenté par Christian Morzewski, est un monologue intérieur, ponctué de dialogues qui ramènent à lidée obsessionnelle de mort et font écho aux enjeux majeurs du texte.

La rubrique suivante, intitulée « Vous naurez pas de meilleur lecteur que moi », donne la parole aux écrivains contemporains de Giono, lecteurs de son œuvre et épistoliers épisodiques ou réguliers. Après une présentation générale de la correspondance par Michel Gramain, le Cahier reproduit des lettres, parfois inédites, échangées avec le pacifiste militant Poulaille, avec la figure de proue de la littérature prolétarienne que fut Dabit ou encore le poète Saint-Pol Roux dont le Cahier reproduit et présente, par lintermédiaire de Mikaël Lugan, un poème en prose dhommage à Giono. Le Cahier accorde enfin une place de choix à des extraits de la correspondance avec Gide, présentés par Agnès Castiglione et qui témoignent de ladmiration profonde que les deux écrivains nourrissent lun pour lautre.

La sixième partie se penche sur lart gionien de « faire des images avec soi-même ». Éric Vuillard linaugure par une étude de la première page du Désastre de Pavie quil lit comme une réponse de Giono au Portrait équestre de Charles Quint à Mühlberg de Titien(1547) dont lécrivain ruine la représentation édifiante en proposant, avec une subjectivité certaine, une approche de lHistoire fondée sur la petite histoire. Le deuxième moment de cette partie sattache au Giono poète, assez méconnu du grand public. Les premiers poèmes bucoliques de Giono, et notammentceux dAccompagnés de la flûte, dont de longs passages sont donnés à lire ici, correspondent à son entrée en littérature. Si le genre na pas les faveurs de lécrivain, il retrouve toutefois un certain intérêt à ses yeux, dans une veine apocalyptique, fort différente de celle des premiers temps, lors de lincarcération de 1944-1945. Sophie Milcent-Lawson démontre ensuite, à partir de plusieurs exemples finement analysés, que les images chez Giono relèvent dune formulation langagière originale caractéristique de son écriture. Celui qui se présente lui-même comme un « artisan dimages » (Amr., 1952) cache en effet derrière la simplicité apparente de ses tropes un travail abouti sur lanalogie et la métonymie, au point que les images aboutissent parfois à une vision. Limage donne souvent à imaginer une scène dynamique, voire cinématographique, dans 158laquelle les éléments descriptifs associés à des verbes de mouvement et des sons deviennent des événements à part entière, qui participent à la dimension narrative du récit. Cette partie du Cahier sachève sur une synthèse des liens qui unirent Giono au cinéma. Jacques Mény sait, comme Renoir, que Giono est de ceux qui ont « de grandes histoires à offrir au cinéma », dont bon nombre furent adaptées. Mais il sintéresse avant tout à son œuvre cinématographique personnelle, longtemps méconnue et mésestimée. Massif important pourtant, qui enrichit et éclaire lunivers romanesque, et qui, comme lœuvre littéraire, fut en quête permanente dexpériences esthétiques nouvelles.

Le Cahier sengage ensuite sur « les grands chemins de la création ». Belinda Cannone sintéresse dans Le Hussard sur le toit au paradoxe dun Angelo « au comble du bonheur » alors quil traverse une épidémie de choléra. Cest que le personnage possède une force qui lui assure ce bonheur : le désir, celui de la jeunesse et de lénergie, quand ne meurent que ceux qui, préférant la mort à la vie, choisissent le choléra. Le roman est ainsi emblématique dune célébration constante chez Giono de la joie du vivant, dont lhomme à cheval « béat, muet, réveillé », attentif à la beauté des paysages et libre dans lunivers, est la plus parfaite incarnation. Dans larticle qui suit, Henri Godard revient sur sa découverte de quatre fragments de Dragoon. Il évoque les problèmes posés par une tentative de reconstitution de lensemble ainsi que son désir de partager avec les lecteurs, de la manière la plus intelligible qui soit, la possibilité de saisir une création en cours.

Les contributions suivantes se penchent sur la fabrique des histoires. Denis Labouret montre de façon particulièrement convaincante comment Giono défend et promeut laventure dans le genre romanesque à une époque où elle semble bannie. Celle-ci a néanmoins changé de sens, devenant plus intérieure que spatiale, plus verticale quhorizontale. Le capitaine de Fragments dun paradis cherche, au-delà de lexpédition scientifique dans les mers du Sud, à rompre avec toute attache, en quête dinconnu. Et lUlysse de Giono est moins un aventurier véritable quun aventurier de la parole. On voit que Giono est tout autant un écrivain de laventure quun aventurier de lécriture. Son Melville témoigne du fait que laventure inspire autant les personnages, comme Achab, que lécrivain qui les invente sans savoir où il va. De même, à partir des années quarante, Giono conçoit ses textes, sans toujours respecter 159les plans conçus, comme un voyage vers linconnu. Llewellyn Brown analyse pour sa part le motif de lœuf dans le cycle du Hussard, détail emblématique qui éclaire le contenu des textes et le parti pris esthétique quils manifestent, tandis que Corinne von Kymmel montre que chez Giono réalité et fiction ne sopposent pas : il suffit décrire pour que lobjet existe dans lesprit du lecteur avec autant de netteté que sil était réel. Lorsque Fulvia demande à Julio comment il sait que « le sourcil des femmes brunes sent lanis », ce dernier répond sans hésiter : « Pour lavoir inventé. » (VC, 23). Le mensonge ne se substitue pas à la réalité, il devient la vérité de lécriture à côté de la réalité tangible. Le vrai émerge de cette confusion qui exalte linfini pouvoir de lécrivain. Laurent Fourcaut envisage de son côté la question de la création dans LHomme qui plantait des arbres, dont le narrateur, une figure de déserteur qui se retire sur les hauteurs, devient créateur du monde. Larticle montre que ce conte propose une variante originale de ce que ce spécialiste de Giono a appelé le mythe gionien du contre-monde.

Le Cahier se concentre ensuite sur les personnages. Il propose de redécouvrir quelques Caractères, notamment le personnage de Marie M. Mireille Sacotte montre comment Giono renouvelle à sa manière le genre hérité de La Bruyère en se concentrant sur de fortes personnalités qui mériteraient des romans à part entière, comme il le fera dans ses Chroniques. Catherine Soullard explore la figure de la petite fille chez Giono, dans un texte poétique qui en propose une typologie critique. Larticle montre que ce personnage, pourtant discret, tient souvent le dessous des cartes, et apporte au texte une touche de mystère, dingénuité ou de liberté. Sylvie Germain offre, pour finir, une réflexion sur la « force bizarre » évoquée par Giono pour décrire la curiosité qui le conduit au désir décrire. Larticle conduit dune curiosité à lautre, passant de lauteur – à lorigine interpellé par des personnages aussi pressants que mystérieux dans Noé – au lecteur, qui devient dautant plus captivé par le récit que des éléments lui échappent.

La dernière partie a pour objet les « lectures ». Des extraits de la correspondance avec Henri Pollès – un bibliophile qui permit à Giono denrichir sa bibliothèque douvrages rares, en particulier dans le domaine asiatique –, constituent, comme le souligne Jacques Mény, un témoignage important pour appréhender la passion sinophile méconnue de Giono. Mieux connu en revanche est lintérêt que lécrivain portait aux 160Pensées. Jean-Paul Pilorget révèle un nouvel intertexte pascalien dans Les Âmes fortes. Il explique que lesprit de finesse de Mme Numance, par opposition à la démarche méthodique et machiavélique de Thérèse se décrivant comme une âme forte, est un nouvel emprunt aux Pensées. Cette opposition entre deux postures contraires, que Pascal nomme esprits de « finesse » et de « géométrie », est dailleurs récurrente dans lœuvre romanesque. Giono est aussi, on le sait, lecteur de Machiavel. Jean-Louis Fournel montre à ce sujet que Giono, loin de se limiter à la fréquentation du Prince, se passionne pour lensemble de lœuvre du Florentin et notamment sa correspondance, au point de vouloir la promouvoir dans une édition de la Pléiade dont il serait le maître dœuvre. Le projet avorte en partie, en raison de la posture peu académique de Giono, pris par son envie de faire de la vie de Machiavel un roman et dy projeter sa propre vision du monde.

Les lectures sont enfin celles que dautres auteurs font de Giono. René Frégni raconte que sa propre existence lamène à être, de façon troublante, un personnage de Colline au cœur dun paysage calciné par lété, un Tringlot qui sévade de prison ou un Angelo affamé dérobant des victuailles à Manosque. Lécrivain Pierre Michon accorde pour finir à Agnès Castiglione un entretien où il propose une lecture fine et personnelle dUn roi sans divertissement, ponctuée de formules lumineuses.

À la lecture de ce Cahier, on ressent un plaisir évident à découvrir ou redécouvrir des textes de Giono, à admirer une riche iconographie, à lire un témoignage décrivain qui sait exprimer une expérience partagée, à mieux entrer dans le monde de lauteur grâce aux analyses toujours convaincantes de contributeurs connus pour leur compétence en la matière. Chacun, quel que soit son degré de familiarité avec lœuvre, trouvera dans cet ouvrage un intérêt certain.

Frédérique Parsi

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David Perrin, Jean Giono, itinéraire dun homme sans Dieu. Le poids du ciel, Paris, Classiques Garnier, « Études de littérature des xxe et xxie siècles », 2021, 548 p.

Disons-le demblée : un titre pareil sous la plume dun jeune homme si croyant lui-même quil porte lhabit de sa congrégation était propre à générer quelque inquiétude chez les Gioniens… Mais en loccurrence le spectre dun combat à la Peppone et Don Camillo prend très vite le large. Lordre dominicain est connu pour être lun des plus investis dans lenseignement et la recherche, et rien, surtout, nest plus éloigné de la pensée et de lethos de David Perrin que le prosélytisme obtus, létroitesse de vue, la condamnation de ceux qui ne partagent pas sa foi. Et, symétriquement, même si lon ne peut sans doute pas se permettre dappliquer à Giono – de son propre aveu « pas doué pour Dieu », « indifférent en matière de religion », rebelle aux enseignements et injonctions de lÉglise catholique qui loppresse et lui répugne – la formule paradoxale, plaisante mais très suggestive que Pierre Michon sapplique à lui-même d« athée mal convaincu », la notion d« itinéraire » dans le titre de David Perrin suggère à juste titre que lathéisme assumé et proclamé de Giono nest peut-être pas une donnée figée dans sa force et ses formes au fil des années, des lectures, des expériences et des épreuves. Dautant quil entre visiblement en tension avec son sens du sacré, son insistant recours au vocabulaire biblique et, de manière plus personnelle, le recours fréquent à une suggestive mais mystérieuse expression : « les puissances de derrière lair ». Il était en tout cas à la fois légitime et courageux de linterroger, dautant plus que la critique gionienne navait, dune certaine manière, cessé de tourner autour de la question sans encore laborder vraiment de front, à fond.

Disons-le aussi demblée, sous-titré « Le poids du ciel » et issu de la thèse du doctorat quil a brillamment soutenue en 2019, louvrage que David Perrin publie deux ans plus tard aux Classiques Garnier, est, justement, un ouvrage de poids, par son volume et son ambition.

La phrase issue de la préface de Giono à ses Chroniques romanesques quil a choisie comme exergue à son travail est particulièrement significative à légard de lhypothèse quil a su élever au rang de thèse : « Exprimer quoi que ce soit se fait de deux façons : en décrivant lobjet, cest le 162positif, ou bien en découvrant tout, sauf lobjet, et il apparaît dans ce qui manque, cest le négatif. » (III, 1278). Si le narrateur du Déserteur affirme : « Il ny a pas de dieu dans tout ça », David Perrin le distingue dans lœuvre gionienne comme un « soleil noir » qui, si lon autorise ici le détournement de lexpression populaire, brille par son absence même.

On sait que le célèbre lipogramme que constitue La Disparition de Georges Perec peut se comprendre (« e » pour « eux ») comme allusion à la disparition tragique de ses parents durant la Seconde Guerre mondiale, et Pierre Michon na pas caché que son œuvre visait « un grand dédicataire absent », son père, qui a très tôt quitté le foyer familial et na plus jamais donné de nouvelles. La thèse soutenue avec rigueur et conviction par David Perrin fait écho à ces phénomènes connus dabsence à la fois déterminante et structurante, mais avec une audace accrue car la caution de lauteur est en loccurrence loin dêtre assurée : selon lui, cest labsence de Dieu qui structure en profondeur lœuvre entière de Jean Giono, « comme un point de fuite structure un tableau » (p. 17). La formule est à la fois heureuse et éclairante, comme beaucoup dautres au sein de ce travail.

Il sagira pour lui de chercher dans chacun de ces romans les indices dune unité de lœuvre à travers létude des « différentes métaphysiques poétiques » de Giono (p. 30) : à linstar dAmédée dans la célèbre scène de la tasse de porcelaine dUn de Baumugnes, David Perrin se donne pour tâche de faire « soleiller bien des points obscurs » en pointant une insolite « claritas » (p. 29) parfois dissimulée, mais insistante.

Le plan annoncé suit en fait une nouvelle partition de lœuvre gionienne. Récusant aussi bien la théorie des deux « manières » de Giono que celle dun style de bout en bout unique, et choisissant dignorer la distinction, souvent utilisée par la critique à la suite de Giono lui-même, entre romans et chroniques romanesques (notion « plus suggestive quexplicative » [p. 21]), David Perrin propose en effet de discerner quatre grands massifs dans lœuvre romanesque de Jean Giono. Dans un premier ensemble (qui va chronologiquement de Naissance de lOdyssée à Que ma joie demeure), « lauteur cherche à instaurer sur les décombres du christianisme un “humanisme païen” » (p. 25). Dans un deuxième ensemble, des personnages dont lhéroïsme touche au sublime (Saint-Jean, Herman Melville selon Giono, Angelo, Pauline de Théus…) tentent, non sans une terrible prise de risque, de « faire lange » dans un monde 163sans Dieu. Le troisième ensemble (Le Grand Troupeau, Jean le Bleu, Deux cavaliers de lorage, Un roi sans divertissement, Le Moulin de Pologne, Le Bonheur fou) est constitué des romans de la déréliction, « centrés sur le thème du désastre humain » (p. 27), et marqué souvent par la tonalité de lopéra-bouffe chère à Giono. Le quatrième ensemble regroupe enfin les romans (Noé, Les Âmes fortes, Les Grands Chemins, Ennemonde et autres caractères, Le Déserteur, LIris de Suse) dont les personnages, à linstar de lauteur dans sa maturité, en quelque sorte, décident « dinventer les règles du jeu et de satisfaire leurs passions » (ibid.).

Il serait sans doute possible de discuter de points de détail au sujet de cette nouvelle partition. Bobi nincarne-t-il pas un avatar de messianisme ? Angelo ninvente-t-il pas déjà les règles du jeu et ne satisfait-il pas sa passion au cœur même du choléra ? Symétriquement, Mme Numance nest-elle pas un personnage sublime qui tente de « faire lange » ? Mais on ne peut que saluer sa pertinence globale. Ladhésion est en loccurrence dautant plus importante que le plan en quatre volets découle donc comme « naturellement » de cette partition qui ne correspond pas, comme une lecture superficielle pourrait le faire croire, à un découpage chronologique. Ainsi, par exemple, Le Grand Troupeau, publié en 1931, et Jean le Bleu publié lannée suivante ne sont-ils pas présentés avec des œuvres des années trente mais dans un ensemble qui regroupe essentiellement des œuvres postérieures à la Seconde Guerre mondiale. Les quatre ensembles que délimite David Perrin sont pour lui « autant ditinéraires de lhomme sans Dieu, autant de tentatives pour trouver le bonheur en labsence de créateur » (p. 27). Or, comme il lajoute plaisamment en citant le narrateur des Grands Chemins : « Une route sait généralement ce quelle fait ; il ny a quà la suivre. »

La première partie sattache ainsi au « drame de “lhumanisme païen” ». David Perrin y montre que, dans cette réaction originale au christianisme quest la tentative dadoption du paganisme, Giono aboutit à une aporie, la tension entre humanisme et paganisme savérant impossible à résorber. Selon David Perrin, « en supprimant Dieu et en misant tout sur la matière », Giono arrive assez vite (hors utopie) à la conclusion que « les joies de ce monde ne suffisent pas à combler durablement le cœur de lhomme » (p. 120) : malgré toute sa beauté, dont Giono a fait un si beau « chant », la « pureté et la simplicité des bêtes », pour reprendre 164une expression dUn de Baumugnes, se révèlent en définitive incapables de contenter les personnages humains.

Intitulée « De lhéroïsme ou des anges dans un ciel sans Dieu », la deuxième partie traite dun ensemble romanesque dans lequel Giono prend ses distances par rapport au paganisme pour opérer un rapprochement « complexe et ambigu » (p. 126) avec le christianisme. Un soupçon pèse pourtant déjà sur la voie héroïque suivie par des personnages que lon a souvent envie de qualifier de sublimes par leur courage, leur dévouement, leur abnégation et leur fondamentale solitude.

Intitulée « La “chute des anges”, entre tragédie et opéra-bouffe », la troisième partie en vient justement à un ensemble romanesque qui trouve probablement sa source noire dans lexpérience traumatisante de la Première Guerre mondiale et offre un pendant contrasté à ces élévations sublimes : les personnages y font lexpérience « tragique, voire tragi-comique, selon le point de vue que lon adopte » (p. 26-27), du non-sens et de limpuissance.

Empruntant son titre à un propos de Domitien dans la pièce éponyme de Giono – « Dieu cest moi si je sais my prendre » –, la dernière partie sintéresse à un ensemble romanesque tout entier pour sa part postérieur à la Seconde Guerre mondiale, où sillustre la notion présentée dans Noé sous le nom d« avarice » bien quil soit question de bien autre chose que daccumulation pathologique de biens matériels. Les personnages de cet ensemble sont des « dynastes » ou des « âmes fortes » qui assument pleinement leur égoïsme et sont décidés, comme lécrit David Perrin qui ne manque pas non plus dhumour, « à satisfaire leurs passions envers et contre tous, y compris contre Dieu, si daventure il existait » (p. 343). Giono lui-même qualifiait de « lucifériens » ces personnages qui, selon David Perrin, ne visent rien moins que de « prendre la place de Dieu ».

Toutefois, sappuyant sur lamour absolu et désintéressé que Tringlot voue à lAbsente dans LIris de Suse, David Perrin suggère quaprès avoir emprunté quatre itinéraires apparemment divergents mais en fait unis en profondeur par la même weltanschauung et la même problématique « séminale », lœuvre romanesque de Giono en vient à exprimer son amour pour Dieu, « léternel Absent » (p. 478).

On est en droit démettre quelques réserves sur cette conclusion ultime, qui ne fait peut-être pas assez de place au déplacement du sacré du côté de la création artistique, et certains lecteurs et critiques seront par ailleurs 165peut-être gênés par le caractère peu orthodoxe dun plan qui amène à relire œuvre par œuvre toute la production romanesque de Jean Giono en y traquant une Absence qui fait sens, mais on ne saurait contester sa fécondité.

Le sérieux de David Perrin touche parfois au scrupule et la longueur des notes de bas de page en vient presque à briser lélan de la lecture : lintroduction est à cet égard un cas décole. Par ailleurs, emporté par sa conviction et par lefficacité de sa démarche heuristique, David Perrin a tout de même par (brefs) moments tendance à présenter comme des certitudes absolues, voire des vérités, des éléments danalyse qui relèvent davantage de linterprétation de lecture et peuvent donc prêter à discussion, voire donner lieu à âpres débats ; il aura en tout cas su donner matière à réflexion.

Et lon ne peut que saluer dans ce travail lintelligence et la subtilité de la réflexion, loriginalité et laudace de la démarche, lhonnêteté intellectuelle, lampleur de la culture générale et « gionienne », confirmée par la richesse de la bibliographie. Un vrai bonheur de lecture est en outre assuré tout du long par lalliance dun ton paisiblement assuré et dun style dune clarté et dune élégance extrêmes. Cest donc à notre sens une très grande et très belle thèse qui trouve ici un couronnement éditorial : sa diffusion devrait être dun riche profit pour les études gioniennes.

Sylvie Vignes

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Danièle Henky et Dominique Ranaivoson (dir.), Prophètes et voix prophétiques dans lœuvre de Jean Giono, Paris, Lettres modernes Minard, « Carrefour des lettres modernes », no 11, 2021, 302 p.

Ce recueil de dix-sept articles – outre louverture du colloque (p. 9-11), lintroduction (p. 13-19) et un interlude musical (p. 103-104) – est issu 166dun colloque tenu à luniversité de Metz en 2019. Il aborde « un thème de recherche peu abordé jusquici » (p. 9) : celui du prophétisme gionien.

La première partie du recueil, « Aux sources du prophétisme », est composée de deux articles. Dans le premier, Elena Di Pede fait un portrait du prophète biblique en huit points. Retenons, en particulier, la définition quelle donne du prophète en Israël, qui nest pas dabord une personne qui prédit lavenir : « [l]e prophète est un appelé et envoyé, un visionnaire » (p. 26), dont l« action et [la] parole ont pour but fondamental dinfléchir lhistoire, de la forger, den forcer le cours » (p. 40). Dans le deuxième article, Jacques Mény présente le corpus « religion chrétienne » dans la bibliothèque du Paraïs. Lathéisme pratique de lécrivain ne saccompagne pas dun rejet livresque de la religion : Francine Charoy a dénombré une centaine douvrages en la matière. Linventaire proposé est divisé en cinq catégories : I. Bible et études bibliques ; II. Les saints, les Pères de lÉglise, les théologiens ; III. Mystiques allemands ; IV. Port-Royal ; V. Autres ouvrages. Jacques Mény répertorie chacun des livres présents au Paraïs (ou qui le furent), sans entrer dans le détail des notes ou des marques de lectures que lon peut y trouver.

La deuxième partie de louvrage, « Giono prophète de la paix », est plus développée. Dans « Jean Giono et le verbe prophétique dans les écrits pacifistes », Llewellyn Brown prolonge la réflexion de Maurice Blanchot dans « Le Destin de Jean Giono » (1942) à la lumière de Jacques Lacan, en analysant la trajectoire de lécrivain des années trente jusquà la Seconde Guerre mondiale : « Giono aura passé successivement par la position décrivain, celle de pamphlétaire, et celle de visionnaire halluciné. » (p. 72). Hanté par lidée dune révolution paysanne qui aboutirait à un changement civilisationnel, Giono adopta « une posture didactique, dans ses écrits pacifistes » (p. 63). La guerre mit un coup darrêt à cette « expérience hallucinatoire qui représente un point-limite de la création gionienne » (p. 73). Dans « Promenade de la mort. Fin ou renouvellement du prophétisme gionien ? », Jean-Paul Pilorget commente le thème de la destruction des temps modernes. Il analyse le personnage de Monseigneur, les thèmes de la nuit et des oiseaux, image ambivalente du désespoir (les oiseaux-avions de combat) et de lespoir (le rollier soigné et relâché), des bons anges et des anges rebelles, le repli dans de « petites arches de Noé dont personne ne veut » (cité p. 83). Selon lauteur, « Promenade de la mort » « amorce [] un tournant dans lécriture gionienne » (p. 86) qui 167oriente Giono vers lunivers des Chroniques romanesques daprès-guerre. Dans « Quest-ce qui cherche à se révéler dans Promenade de la mort de Jean Giono ? », Édouard Schalchli sinterroge sur le rapprochement symbolique opéré par Giono entre le poste de TSF et les masques en carton qui font voir des « visages ainsi crevés dune bouche violente » (cité p. 91). Les deux côtés des masques sont les deux faces symboliques dune même tragédie, celle de la paix et celle de la guerre, de la parole et du silence : « Giono est passé dun prophétisme quon pourrait dire parlant à une attitude apparemment anti-prophétique, mais qui peut tout aussi bien sassimiler à un prophétisme muet. » (p. 96). Il sagit, dorénavant, de garder le silence, face à la bouche mécanique qui relaie, comme le notait Bernanos à la même époque, la voix des dictateurs.

La troisième partie du recueil, « Figures de références bibliques », est composée de quatre articles. Dans « Jean Giono et le “bon berger à lépreuve de la guerre », Alain Tissut montre que la référence évangélique au bon pasteur (Jn 10, 4) joue un rôle important mais tardif dans lœuvre romanesque de Giono : « Ne prenant véritablement corps quavec Le Grand Troupeau, la figure du berger semble avoir fait lobjet dun refoulement et dune occultation comparables à ceux de lexpérience guerrière » (p. 107). La disparition ou la reconfiguration dont cette figure a fait lobjet sont à mettre au compte dun pessimisme et dune désillusion grandissante de Giono mais aussi et surtout dune exploitation de cette image par la propagande de lÉtat français. Alain Tissut rappelle que Giono « sest trouvé personnellement impliqué dans ce processus dexploitation politique de la figure du berger à travers le numéro de La Gerbe du 19 mars 1942 » (p. 118). Lécrivain fut contraint de renoncer à ce thème qui lui était cher. Dominique Ranaivoson relit ensuite Regain et Lhomme qui plantait des arbres à la lumière du livre dIsaïe : « le désert refleurira. » (Is 35, 1 et 6). Dans ces deux récits, « la géographie du désert et de la mort » (p. 126) nest pas strictement fidèle à la réalité : elle est à la fois poétique et prophétique. Le renouveau de la terre vient de « deux anti-héros », la Mamèche et le berger, qui vont devenir des « figures messianiques » (p. 127) : « Giono associe systématiquement les allusions christiques, quil multiplie pourtant, au déni de transcendance, voire au déplacement du sacré » (p. 131). Le dialogue oblique et crypté de Giono avec « le Livre » marque un rapport difficile et plus désespéré quil ny paraît avec la vie, mais aussi avec ce Dieu quil nie. Le troisième 168article de cette partie est consacré à la référence à Job dans Le Moulin de Pologne. François Nault se livre à une lecture spinoziste du roman, considérant « le délire de limagination » (p. 145) qui frappe la famille Coste comme une de ces manifestations superstitieuses dénoncées par Spinoza qui ny voit quune dégénérescence du prophétisme. Jugeant, à la suite de Slavoj Žižek, le discours de Dieu peu convaincant dans le livre de Job, il fait lhypothèse que Job se tairait par compassion pour Dieu et que Giono finirait par lui ressembler. Le but de lécrivain qui est « un authentique théologien – un théologien sans Église, cela va de soi » (p. 150), serait de déconstruire Dieu ou plutôt lidole quon sen fait. Christian Morzewski analyse ensuite, dans un quatrième article, la figure de Bourrache dans Batailles dans lamontagne. Après avoir rappelé plusieurs éléments contextuels, il note quavant même lapparition du personnage, « le roman baigne déjà dans une sorte de messianisme apocalyptique » (p. 155). Mais les citations bibliques sont souvent « bricolées » (p. 155). Le personnage de Bourrache est chargé dune « double et contradictoire tonalité, bouffonne et tragique » (p. 158). Quest-ce que Giono a voulu faire avec ce « prophète de malheur » (p. 159) et ce « fou de Dieu » (p. 162) ? Pour Christian Morzewski, « ce personnage préfigure lintuition de Giono quil se trouve désormais face à une impasse dans sa première grande posture, quon appellera pour faire court thérapeutique : soigner, guérir, assister, sauver, incarnée par Bobi dans Que ma joie demeure (1935) et Saint-Jean dans le roman suivant » (p. 163). Giono passe avec ce « roman-pivot » (p. 164) des « soigneur[s] » aux « saigneurs » (p. 163).

La quatrième partie du recueil, « Du temps prophétique au temps apocalyptique », rassemble trois articles. Dans le premier, Saadia Dahbi montre que la modernité est vue par Giono comme « un retour à la barbarie » (p. 167) : lécrivain dénonce lÉtat moderne et ses tentations totalitaires à laide de « deux figures de dissidence » (p. 168) : celle du paysan et de lartisan (Bobi) dune part, celle du poète souverain (Noé) dautre part. Dans « Giono, prophète apocalyptique ou disciple dEmpédocle ? », Danièle Henky commence par sintéresser aux différentes figures dimprécateurs, dans lœuvre de Giono, qui mettent en garde lhomme contre le mépris de la terre et la tentation de se prendre pour le centre du monde. Elle étudie, ensuite, le thème du châtiment à partir du Hussard sur le toit. Autre thème analysé, celui 169du feu destructeur et purificateur qui subjugue Giono et fait de lui un disciple dEmpédocle : « Bachelard qualifie de complexe dEmpédocle ce désir dune mort transfiguratrice par le feu. » (p. 191). Giono semble avoir eu lintuition ou la révélation dun « au-delà des choses tout à fait personnel » (cité p. 194) qui infléchit sa vision du monde. Le troisième article, de Francine Charoy, sattache à la lecture gionienne du commentaire exégétique dErnest-Bernard Allo sur lévangile et lApocalypse de Jean. Comme à son habitude, lécrivain compose, efface, ajoute, infléchit le commentaire du dominicain et livre une vision très personnelle de lApocalypse : « [] lApocalypse du Grand Théâtre est déthéologisée dans la mesure où elle ne dévoile ni une christologie, ni une sotériologie. » (p. 200). Comme le titre du livre lindique, Giono fait de lApocalypse « un grand spectacle fascinant » (p. 203), renouant avec la tradition des évangiles apocryphes destinés, en partie, à satisfaire la curiosité de leurs lecteurs.

La cinquième et dernière partie du recueil, « Prophétisme, poétique et esthétique », est composée de cinq articles. Annabelle Marion, dans « Jean Giono, du prophète au conteur », retrace lhistoire du « changement de scénario auctorial » (José-Luis Diaz) qui a marqué la vie de Giono et son image décrivain. Giono est passé de la figure de « laède de Manosque » (Michel Gramain, cité p. 217) à celle de « mage du Contadour » (p. 215), sous linfluence, entre autres, de Que ma joie demeure et des Vraies Richesses. Le « processus de défiguration » de lauteur en prophète va connaître « deux phases » (p. 218). La première, avant-guerre, est celle du « gionisme » (p. 219) : une sacralisation de lartiste ambivalente, puisquelle entretient la fascination et suscite lirrévérence. La seconde phase, qui a lieu pendant la guerre, est celle du collaborateur, « légende » médiatisée, dune part, par la presse de la collaboration qui fait son éloge (Raymond Asso, par exemple), dautre part, par celle de la résistance qui multiplie les attaques à son encontre (Claude Morgan, par exemple). Lépoque de la Libération officialise cette légende (inscription sur la « liste noire » du CNE, article infamant de Tristan Tzara, etc.). Après le processus de défiguration vint, après-guerre, « le processus de refiguration » (p. 216) de lauteur en conteur. La presse mais aussi les nombreux entretiens littéraires que Giono accorde à des critiques et journalistes jouent un rôle immense dans ce processus de résurrection et de « négociation de lidentité » (Ruth Amossy, citée p. 226). Giono opère un « autodafé symbolique » (p. 228) de ses propres 170œuvres. Mais cette substitution dune figure à une autre ne doit pas faire illusion : le premier Giono na pas été évincé par le second. Limage auctoriale de Giono est « palimpsestueuse » (Philippe Lejeune). Dans « Voix prophétique et voix poétique chez Giono. Le cas des Fragments », Anne-Aël Ropars sarrête sur lambivalence du rapport de Giono à la poésie dans les années quarante : « adieu à la poétique » (cité p. 231), Fragmentsdun paradis est pourtant un « poème » comme lindique le sous-titre. Les trois poèmes que Giono compose entre 1944 et 1947 sous le titre « Fragments » – La Chute des anges, Un déluge, Le Cœur-cerf – sont « à la fois un retour et un adieu à la poésie » (p. 231) : « [L]es poèmes daprès-guerre peuvent être considérés comme la dernière tentative – et léchec – dincarner la parole prophétique dans le vers. » (p. 232). Quelques années plus tard, Giono « désacralise la poésie et renie la figure du poète-voyant » (p. 234). Dans « L“eau vive” de la parole dans lœuvre de Jean Giono. Entre poésie et prophétie », Marion Stoïchi revient sur la figure prophétique de Janet ou messianique de Bobi, lHomme noir dans Jean le Bleu et Joselet dans Le Serpent détoiles. Tous ces personnages ont « le secret de la parole vive » (Geneviève Bollème, citée p. 251), mais ils ne sont pas prophètes dans leur pays et sont peu écoutés quand ils prêchent « la joie panique » (cité p. 250). Les deux derniers articles de cette partie sintéressent au retentissement du prophétisme gionien dans le monde. Dans « Jean Giono, entre Manosque et Martinique. “Mantique” », Jean-Louis Cornille perçoit en Giono « une voix mantique » (p. 257) en matière décologie et denvironnement, ou plutôt d« entour ». Il propose de lire lœuvre de Giono dans une perspective « éco-ou géo-centrée, et non plus giono-centrique » (p. 258), en la reliant à celle dauteurs martiniquais comme Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, ou haïtiens comme Jacques Roumain. Xun Lu, enfin, dans « La réception des œuvres de Jean Giono et sa traduction en Chine. Une vision contextualisée de son “prophétisme” », affirme que, depuis la première traduction de Solitude de la pitié en 1934, « les traductions et la réception de ses œuvres restent peu exploitées en Chine jusquà présent » (p. 271). À la lecture politique de Giono sest ajoutée récemment, en Chine, une lecture écologique ou bien encore taoïste.

Il fallait une présentation aussi développée pour témoigner de lintérêt de ce volume et de la valeur, dans la très grande majorité, des contributions. La plupart des articles ont confirmé limportance de lintertextualité 171biblique dans lœuvre de Giono et le changement de posture de lécrivain au cours de la Seconde Guerre mondiale, en apportant sur ces thèmes des lumières nouvelles. La seule critique, peut-être, que lon pourrait adresser à ce recueil serait davoir écarté demblée et sans discussion la possibilité que lécrivain puisse être de quelque manière que ce soit « linterprète dun dieu » (p. 19). Car si Giono na jamais, en effet, été linterprète et le prophète dun dieu quil aurait positivement décrit et dans lequel il aurait cru, il se peut quil ait été linterprète et le prophète dun dieu absent, toujours décrit en négatif. La question de labsence de Dieu, comme moteur et motif créateurs, nest pas abordée et étudiée. Elle aurait pu expliquer lintérêt paradoxal de Giono pour la Bible et le christianisme en général, le prophétisme, le messianisme, lapocalyptique et langélologie en particulier. Certains contributeurs, cependant, sapprochent de ce mystère, comme Édouard Schalchli, par exemple, lorsquil dit que « devant leffacement ou le recul du religieux proprement dit, la littérature se serait trouvée sommée dassumer le rôle désormais vacant du prophétisme religieux » (p. 96), ou Dominique Ranaivoson qui remarque que le Livre reste, pour Giono, « la seule référence à contester, comme si Dieu, nié mais accusé, ne cessait dêtre linterlocuteur secret » (p. 136).

David Perrin

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Mireille Séguy, Trois gouttes de sang sur la neige. Sur notre mémoire littéraire. Chrétien de Troyes, Giono, Bonnefoy, Quignard, Roubaud,Paris, Honoré Champion, « Mémoire du Moyen Âge » no 3, 2021, 334 p.

Le dernier ouvrage de Mireille Séguy est consacré aux reprises narratives, chez quatre écrivains du xxe siècle, de la scène du Conte du Graal172de Chrétien de Troyes au cours de laquelle Perceval vit une expérience extatique de mémoire involontaire devant trois gouttes de sang doie sur la neige. Si ce court passage fascine nombre dauteurs du siècle dernier, Mireille Séguy décide de se centrer sur quatre dentre eux pour qui il est réellement déterminant : Jean Giono, Yves Bonnefoy, Pascal Quignard et Jacques Roubaud. Ce livre sinscrit dans le sillage des travaux menés par Mireille Séguy et Nathalie Koble visant à étudier les relectures modernes des grands textes du Moyen Âge, à une époque où « le passé médiéval semble revenir dans notre contemporain sur un mode spectral » (p. 13).

En montrant comment Giono inaugure la relecture de cet épisode médiéval, cette dense étude de cas prolonge les travaux sur lintertextualité gionienne en montrant dans le détail le mode de présence déconcertant et inattendu de lhypotexte remanié par lauteur. Mais, plus largement, replacer Giono dans une lignée exigeante dauteurs contemporains permet à Mireille Séguy à la fois de mieux faire saisir les spécificités de son œuvre et de la réinscrire au cœur des préoccupations littéraires de son temps et du nôtre.

Avant de voir cela de plus près, il convient de rappeler les données essentielles de la scène médiévale originelle. Le « devenir-palimpseste » (p. 295) de la scène des gouttes de sang sur la neige du Perceval au xxe siècle na a priori rien dévident. Cest une scène laconique sans dialogue et à première vue sans grand intérêt dramatique. Elle nest de surcroît pas gravée dans la mémoire littéraire dans la mesure où le roman de Chrétien de Troyes nest redécouvert que dans les années 1930. Plusieurs éléments expliquent toutefois la fascination que cette scène a suscitée : elle apparaît comme le centre névralgique de lhistoire de Perceval, le contraste du rouge et du blanc faisant notamment écho à la grande scène au château du roi pêcheur, « avec laquelle elle forme un diptyque asymétrique » (p. 15) ; elle permet également les mises en abyme qui obsèdent notre modernité littéraire. De fait, on y voit une corrélation mémorielle entre le personnage qui se remémore un visage – celui de Blanchefleur – et le lecteur qui est renvoyé à ce quil a lu auparavant ; le fait de réinscrire cette scène dans un texte ultérieur redouble de surcroît sa dimension mémorielle ; enfin, la fascination des auteurs-lecteurs devant ces taches de sang sur la neige fait deux et de nous des doubles de Perceval. Plus généralement, « lépisode des gouttes de sang sur la neige recèle, plus 173que dautres sans doute, des “textes possibles” ou des “textes fantômes” » (p. 16) quil importe donc détudier dans le détail.

La scène des gouttes de sang chez Chrétien de Troyes est avant tout une scène de mémoire, par ce quelle dit comme par ce quelle fait : ce nest pas une scène énigmatique ou allégorique, contrairement à ce que postulent des interprétations ayant longtemps prévalu. On peut y voir en filigrane « lensemble du processus propre à la mémoire, ses étapes, ses moteurs et ses ressorts, tels que le Moyen Âge, après lAntiquité, les a réfléchis et représentés » (p. 23). Cette scène de mémoire est aussi, demblée, une sorte de lieu de mémoire ou de palimpseste, du roman lui-même – en mobilisant la mémoire intratextuelle du lecteur –, mais également de tout un intertexte littéraire et folklorique.

On y assiste à laboutissement de léducation de Perceval, dont le lecteur a vu jusquà présent les limites : pour le jeune homme, revoir le visage de Blanchefleur derrière les traces de sang sur la neige constitue une première expérience intérieure et personnelle, le naïf Perceval accédant enfin à sa propre lecture du réel. Cest ainsi que le personnage atteste de son appartenance à son groupe social dans la mesure où son expérience est moins liée à un rêve ou à une réminiscence tels que la pensée scolastique les théorise quà la finamor : « Perceval éprouvant le pouvoir recréateur de sa mémoire sinscrit aussi profondément, par là même, à lendroit précis doù il vient, la “cour”, son lieu social et culturel dappartenance. » (p. 122). Ainsi, contrairement à la majorité des relectures ultérieures de lœuvre, l« absence » de Perceval nest quapparente : au cours de cet instant, tant par laccès à lindividualité quelle permet que par les mots avec lesquels il va la décrire – une expérience de « joie », dira-t-il à Gauvain, terme-clé de la finamor –, le personnage na jamais été aussi présent à lui et au monde dont il fait désormais partie.

La reprise de la scène médiévale chez Giono est à replacer dans lobsession plus générale de lœuvre gionienne pour le « théâtre du sang ». Lépisode est évoqué dans Angelo et dans une chronique journalistique, « Montagnes, solitude et joies », mais il est essentiellement présent dans Un roi sans divertissement. On dénombre dans Un roi quatre passages revenant clairement sur lépisode médiéval, « à la fois littéralement de plus en plus proches de leur modèle et de plus en plus délibérément infidèles à la lecture principale quil induit » (p. 79), même si plusieurs 174autres scènes y font écho de façon plus discrète – comme chez tous les auteurs étudiés, les gouttes de sang sur la neige hantent les textes. Le motif innerve également ladaptation cinématographique de 1963 dans sa recherche chromatique : le film sorganise autour de la triade de couleurs de la scène médiévale (le sang rouge, la neige blanche, le faucon noir qui blesse loie). Tout est ainsi fait dans le film, selon les propos du réalisateur François Leterrier cités par Mireille Séguy, pour « provoquer le désir de rouge chez le spectateur » (p. 115).

Giono propose un « renversement poétique et axiologique » (p. 78) de la scène médiévale. Loin dêtre une simple réécriture, cest « une proposition dinterprétation majeure du roman de Chrétien » (p. 77) qui est donnée à lire. Ce remaniement est dordre à la fois ontologique et anthropologique : la fascination dun personnage solitaire pour les gouttes de sang sur la neige va être chez Giono « une épreuve généralisée de déliaison, avec les autres comme avec soi-même » (p. 143), à rebours de lapologie de lethos et du monde courtois du texte médiéval. Mireille Séguy va ainsi montrer habilement que lon peut lire nombre de dimensions du roman comme linversion des données de la scène de Chrétien et de ce quelle charrie.

Le plus visible, dans cette réécriture en « anamorphose » (p. 79), est loccultation de toute composante mémorielle. Le spectacle des gouttes de sang ne rappelle pas un souvenir, encore moins un être : il est loccasion, pour M. V. puis pour Langlois, dune révélation anthropologique concernant le fond de sauvagerie de lhomme. Doù le fait que si Giono gomme la dimension mémorielle et amoureuse de la scène médiévale, il accentue au contraire la dimension animale qui était plutôt en sourdine chez Chrétien de Troyes : loie qui saignait nétait pas tuée par le faucon. Ce rééquilibrage est également chromatique, Giono réintégrant pleinement, notamment dans le long-métrage, la couleur noire. Il ny a donc plus, comme dans la culture courtoise, coupure radicale entre lanimal et lhumain, mais évidente continuité. Doù le fait que la plupart des personnages principaux sont appréhendés par le prisme de lanimalité : le loup réel côtoie le loup métaphorique quest M. V. et que Langlois craint de devenir. Dans Un roi, « les personnages assument alternativement puis en même temps les figures du chasseur et du gibier, du prédateur et de la proie, cette superposition trouvant son acmé dans la dernière scène du livre, où 175le suicide de Langlois fait littéralement coïncider [] ces différentes figures actancielles » (p. 99).

Linstabilité ontologique induite par la reprise de lépisode des gouttes de sang conduit également à montrer limpossibilité de toute communauté : la fascination pour le sang versé ne donne accès à aucun souvenir ou mémoire partageable. En cela, Giono inverse doublement le traitement médiéval « optimiste » du phénomène de la lycanthropie : non seulement le loup-garou est condamné à tuer et le mal est sans remède mais de plus cette sauvagerie est contagieuse quand, dans les lais, la réintégration du monstre guéri soudait la communauté dont il venait. Cest ce que lon voit dans lépisode de la battue dans le paysage-état dâme du val de Chalamont où chacun des chasseurs prend conscience de cette sauvagerie intime de manière séparée et spéculaire. La déliaison est la seule chose en partage, ce quune nouvelle de Faust au village confirmera : « On nous appelle un village mais nous sommes en vérité une assemblée de solitaires [] » (« Silence », V, 171-172).

Le dévoilement quopère Giono par rapport à lhypotexte médiéval est donc celui dun refoulé, la pulsion de mort, conséquence dun ennui ontologique. Il met en évidence les zones troubles que la culture courtoise tentait de circonscrire et de recouvrir et entend les communiquer au lecteur. Doù, pour Mireille Séguy, le mode dénonciation complexe et souvent commenté dUn roi. Quoi de mieux en effet quune énonciation gigogne, avec un narrateur qui simmerge et se confond avec lhistoire ancienne quil raconte, au point de se superposer parfois au lecteur, pour transmettre au lecteur cette vérité de notre commune « nature sauvage, solitaire et sans mémoire » (p. 110) ? Ce dispositif sera dailleurs beaucoup plus explicite dans le film, qui transforme en récit de formation assez linéaire le roman qui se caractérisait plutôt par le « refus de lintrigue-résolution2 ».

Cest ainsi une pratique de lintertextualité dissonante et en porte-à-faux qui est donnée à voir. Mireille Séguy montre que Giono, comme à son habitude, renverse la signification originelle du motif quil reprend, conformément à la « poétique de la dissonance » (p. 128) et à lesthétique de lopéra-bouffe des Chroniques romanesques. Le motif des gouttes de sang est toujours accompagné de personnages ou dun registre qui 176atténuent sa gravité. On peut citer notamment lattitude du personnage dAnselmie dans la scène finale du roman qui donne à cet épilogue pourtant tragique une tonalité grotesque. Comme souvent chez Giono, la référence est rabaissée et subvertie : le motif sombre et inquiétant est sans cesse « à la fois en relief et à distance » (p. 120).

Par ailleurs lintertextualité gionienne nest jamais séparée dune pensée plus large de la création et du monde. La fascination devant le sang versé ne ressortit pas seulement à la question de lennui ontologique mais sinsère dans cette vision plus globale du cosmos chez Giono que Jean Pierrot et Laurent Fourcaut ont mise au jour, marquée par « lentrelacs sans cesse relancé des forces antagonistes de vie et de mort, que la création littéraire a pour charge de mettre en spectacle et en œuvre » (p. 144). Chez Giono, cruauté – au sens étymologique – et création vont de pair car « faire sécouler le sang dun être vivant sur la neige permet de se (re)connecter au principe même de la création » (p. 297), à la fois celle du monde et celle du texte. Cette donnée fondamentale va ouvrir la voie à linterprétation métapoétique de lépisode médiéval, qui va devenir incontournable.

Notons enfin que ce Perceval hypnotisé nest pas que textuel chez Giono. Mireille Séguy propose en effet une séduisante image en faisant lanalogie entre Perceval hypnotisé et la manière qua Giono de composer à partir dune première image du réel transfigurée : « [] cette capacité à laisser résonner en soi la perception visuelle, pour élaborer à partir delle – grâce aux ressources de la mémoire de la langue littéraire – une construction mentale autonome, fait demblée de Giono un double de Perceval. » (p. 78). Ce lien suggestif entre Perceval et lartiste qui « senchante de tous les déserts blancs3 » est riche de prolongements possibles : en effet, la déliaison avec le monde réel que Giono lit dans lépisode médiéval, notamment dans la chronique journalistique (« Le souvenir des patries enfumées doù nous venons nous a quittés depuis longtemps. » [Palz., 98]), rappelle celle de lauteur, pour qui la création commence toujours par « loccultation préalable du monde, linstitution de la table rase comme étape préliminaire de la création [], bref, le retour au néant originel4 ». Difficile de ne pas voir dans cette sécession 177avec le réel de Perceval une métaphore de lartiste, notamment du Giono daprès-guerre qui choisit « le transfert dans limaginaire5 », lhistoire récente ayant rendu impossible toute fusion avec le monde réel.

Louvrage se poursuit sur les reprises de la scène par Quignard, Bonnefoy et Roubaud. Sils sont finement distingués, tous insistent, comme Giono, sur le silence de Perceval et lisent la scène comme un vestige. Quignard voit dans lexpérience du jeune chevalier une trace de cette vie « anté-linguistique » quil traque notamment dans Le Nom sur le bout de la langue ; Bonnefoy y lit « notre proximité avec lêtre-là des choses et des êtres » (p. 303) que la poésie doit tâcher de retrouver pour « restaurer le lien » (p. 180) avec le monde ; chez Roubaud, enfin, la présence des trois gouttes de sang, diffractée et souterraine, renvoie à la mémoire des disparus de la Seconde Guerre mondiale.

Valéry soutenait que « [l]a durée des œuvres est celle de leur utilité » : « Cest pourquoi elle est discontinue. Il y a des siècles pendant lesquels Virgile ne sert à rien6. » Lélection dun certain Moyen Âge, et en particulier de cet épisode du Perceval, comme passé littéraire de référence par quatre auteurs incontournables de la modernité est donc bien significative ; elle répond à des préoccupations contemporaines et notamment à une manière de se rapporter au passé. Le passé médiéval que notre temps fracturé se donne pour origine est ainsi cet « âge des possibles » (p. 298) aux œuvres ouvertes avec, comme un emblème, un personnage en éveil « pour qui laccès au langage, au monde et à soi-même est problématique » (p. 298).

Pour la critique gionienne, cet ouvrage dune grande érudition savère donc très riche. Outre léclairage quil apporte sur un des intertextes centraux dUn roi sans divertissement – et au-delà –, il permet dobserver dans le détail, à une échelle réduite, la pratique de lintertextualité chez Giono. Dans cet examen successif des différentes relectures de la scène médiévale par les quatre auteurs, Giono se distingue par le « gauchissement idéologique et poétique » (p. 145) du texte antérieur – énième preuve de sa capacité « à “gioniser” [] ses emprunts7 » – et par le fait que linterprétation de lintertexte vient sinsérer dans une pensée 178cosmogonique plus générale quil sagit de communiquer au lecteur. En réécrivant Perceval devant les trois gouttes de sang, il sagit de « connecter le lecteur non seulement avec la logique souterraine de sa structure intérieure, mais aussi avec la vérité de lexistence, dans sa totalité » (p. 144).

Léo Mesguich

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Denis Labouret et Alain Romestaing (dir.), Les Mondes de Jean Giono, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2022, 312 p.

À loccasion du cinquantenaire de la mort de lauteur, cet ouvrage nous invite, au travers des dix-neuf contributions quil rassemble, à faire ou refaire un tour du « monde Giono ». Car lœuvre de Giono est bien « un monde en soi, avec son histoire et sa géographie propres, avec son humanité spécifique, avec son “système de références” à part » (p. 7), comme le rappellent Denis Labouret et Alain Romestaing dans un avant-propos qui souvre sur le détournement, aussi malicieux que stimulant, dune citation de Noé8. Un monde, ou plutôt des mondes : la richesse de lœuvre gionienne impose en effet ce passage au pluriel et présage la multiplicité des parcours par lesquels on peut prétendre larpenter. La structure de louvrage permet de se repérer dans cette profusion, donnant à lexplorateur des mondes gioniens trois grandes directions à suivre : la première est celle du monde sensible et des microcosmes qui le reflètent, monde que Giono na cessé de représenter et dinterroger 179(« Microcosmes ») ; la seconde, celle des autres mondes, réels ou imaginaires, situés au-delà du monde connu, qui attirent irrésistiblement ce « voyageur immobile » quest lécrivain (« Mondes dailleurs ») ; la troisième, celle du monde que produit lœuvre, qui à la fois recompose et concurrence le monde dit « réel » (« Créer/recréer le monde »).

Aux dix-sept études qui composent ces trois parties, il faut ajouter un prologue et un épilogue. Le premier, signé par Sylvie Durbet-Giono, la fille de lauteur, nous fait entrer dans les mondes de Giono par la petite porte : celle du Paraïs, la maison de lécrivain. Dans cet univers familier à valeur de refuge, auquel Sylvie Durbet-Giono redonne vie, Giono pouvait travailler en paix, entrant avec aisance dans le monde imaginaire de sa création. Le second est un hommage que Pierre Michon rend à lArcadie gionienne, cette « parcelle peut-être accessible mais dérobée » dun « âge dor » (p. 296) à la fois individuel et collectif : celui de lenfance ; celui dune humanité paisible, en accord avec la nature. Ce « monde perdu », constate Pierre Michon, est aujourdhui « doublement perdu » (p. 297) en ce que nous ne sentons plus le besoin de le quérir : la transmission de ce manque issue de Virgile – forme pour le moins paradoxale de lhéritage – a été rompue.

Reprenons le fil de louvrage et revenons-en à sa première partie, centrée sur lexploration gionienne du monde sensible. Michel Gramain louvre par une étude centrée sur la représentation du monde animal dans les premiers textes de Giono. Si, au départ, lanimal nexiste que par sa seule nomination et si le regard porté sur lui est essentiellement dordre esthétique, par la suite, sa présence devient de plus en plus marquée et lécrivain sessaie à restituer ses sensations, privilégiant lémotion et non plus la beauté. Les approches multiples auxquelles se livre alors Giono reflètent les tensions qui marquent le rapport entre lhomme et lanimal : celui-ci est tantôt placé sous le signe de la domination et de la cruauté, tantôt inscrit dans une vie domestique paisible ; il peut témoigner aussi bien dune solidarité entre tous les êtres vivants, réunis dans une « épaisse boue de vie », que dune séparation absolue entre lhomme et lanimal, situés de part et dautre de la « grande barrière » (cité p. 40). Poursuivant létude des formes que prend lappréhension du monde sensible dans lœuvre gionienne, Davide Vago se propose de relire Que ma joie demeure à la lumière de lécopoétique, cette approche critique récente qui examine la façon dont la littérature peut interroger 180les rapports entre lhomme et lenvironnement. Ce sont avant tout les déséquilibres et les failles du roman qui sont examinés : « limpossibilité dune véritable symbiose avec les bêtes ou dune communion avec le monde » que ces « disproportions » révèlent, symbolisée par léchec de Bobi, est à même de nous « inspirer une attitude éthique » nous rappelant les « désordres et agressivités » propres à lespèce humaine (p. 57). À la suite de cette étude, Jacques Le Gall sintéresse au « “monde tangent” des orages » (p. 58), motif extrêmement riche de lœuvre gionienne tant par sa récurrence que par ses enjeux multiples. Si lorage a bien souvent une fonction dramatique, annonçant ou provoquant un événement extraordinaire, il possède aussi une valeur esthétique que Giono cherche à restituer à travers le travail de lécriture. Par sa puissance à la fois destructrice et créatrice – équivalente à celle du choléra ou de la révolution –, lorage apparaît in fine comme un double du poète. Marie-Anne Arnaud Toulouse nous invite quant à elle à quitter le monde naturel pour lunivers plus vaste que composent les objets et les usages dune communauté humaine. À travers la lecture de plusieurs « textes de transition », écrits au tournant de la Seconde Guerre mondiale, elle examine le basculement qui sopère entre un monde ancien et un monde nouveau, perceptible dans « la manière quont les hommes de sinscrire dans la réalité, de subir le poids des choses [] ou de sen affranchir » (p. 74). Si certains personnages, tels le Père Génin et sa sœur dans « Promenade de la mort », appartiennent encore au monde ordonné et clos de la société paysanne, où lindividu sinscrit « dans le réseau de la parenté et de la reproduction, et plus largement dans celui des lois naturelles » (p. 77), dautres, à linstar du vieux Marquis et du Comte dans ce même récit, instaurent des décalages dans la reprise des gestes et des traditions, expérimentant un nouvel usage des choses. Dans létude suivante, Agnès Castiglione sintéresse au microcosme du bassin, omniprésent dans lœuvre gionienne. « [L]ieu dapprofondissement et dintériorité », « miroir du moi » (p. 91), le bassin est aussi une invitation au voyage, représentant en miniature la mer et ses promesses de départ. Par les jeux doptique et les changements de perspective quil propose, il figure les pouvoirs de la transfiguration créatrice. Cest un autre microcosme que Jean-Yves Laurichesse se propose dexplorer, dans létude qui clôt cette première partie : celui du hameau que met en scène Colline. Sa topographie lassimile à la scène dun théâtre primitif, 181de même que son éloignement de toute institution et sa proximité avec la nature sauvage, en marge de lHistoire. Dans cet espace à part, se joue un « drame anthropologique » (p. 115) qui interroge le rapport de lhomme à la nature, déchiré entre le fantasme dune fusion heureuse et léclatement dune violence à laquelle le traumatisme encore vif de la Grande Guerre nest sans doute pas étranger.

La deuxième section du volume sintéresse aux échappées de Giono vers les « mondes dailleurs ». Si « lécrivain de Manosque » a revendiqué son enracinement dans sa Provence natale, il a en effet été attiré par dautres territoires, réels ou imaginaires – la frontière entre les deux se révélant dailleurs poreuse. Giono a ainsi dialogué avec lAmérique9, en premier lieu avec ses grands auteurs : Walt Whitman, Herman Melville, William Faulkner, Henry Miller. Cest sur la relation avec ce dernier que revient André-Alain Morello, dans un article qui sattache à élucider les fondements de cette « amitié transatlantique » (p. 119). Dépeignant ladmiration réciproque que se sont vouée les deux écrivains, il met au jour leurs points communs, biographiques ou littéraires, tels que le rêve dune communion totale avec le monde, le refus de la société industrielle moderne et la recherche de refuges situés dans ses marges. Dominique Bonnet explore quant à elle le rapport de Giono à lEspagne, évoquant ses lectures des romans picaresques et surtout celle du Don Quichotte, livre fétiche entre tous, mais aussi son voyage en Andalousie, motivé par le projet dadaptation cinématographique de Platero et moi, de Jiménez. Dans ses notes de voyage, Giono associe lunivers du poète andalou aux paysages quil découvre, les entremêlant à son propre monde imaginaire. Plus encore que lEspagne, le Tibet, auquel sintéresse Jacques Mény, est un territoire réinventé par Giono – et ce dautant plus que lécrivain ny a jamais mis les pieds, ne larpentant quà travers des atlas et des récits de voyage. Né de la lecture dans sa jeunesse dun roman de Kipling, Kim, le rêve tibétain de Giono a sans doute été alimenté par la rencontre, après la guerre, de la célèbre voyageuse Alexandra David-Néel. Par sa topographie singulière, combinant la montagne et le plateau, le Tibet représente pour Giono un « paysage idéal » (p. 165), aussi merveilleux que terrifiant, qui cristallise ses fantasmes d« ailleurs ». Ceux-ci peuvent également être portés par lécriture romanesque, assumant plus nettement leur statut imaginaire : Fragments dun paradis, étudié par Corinne von 182Kymmel, relate ainsi un voyage qui se présente comme une quête de « linconnu » envisagé comme « un remède » (cité p. 169). Léquipage de LIndien se lance à la découverte, par fragments, du « vrai monde » ; ses spectacles éphémères, soulevant ladmiration comme leffroi et plongeant dans une forme de vertige, permettent de se défaire provisoirement de cet ennui inhérent à la condition humaine. Cette fuite du monde réel se retrouve dans lexpression de « derrière lair », récurrente sous la plume de Giono, quinterroge Christian Morzewski : les œuvres des années trente attestent toutes en effet de lexistence de deux mondes parallèles, lun « réel », perceptible par tous, lautre accessible seulement aux initiés doués dun pouvoir de seconde vue. Dans lœuvre daprès-guerre, ce « monde nouveau » que certains personnages pressentent ou découvrent devient tout autre que celui de lextase panique : il sagit dun « monde intérieur » dont lhorizon est « un au-delà monstrueux » (p. 190). En définitive, le « monde de derrière lair » représente avant tout « la faculté de sublimation ou dillumination qui permet dy accéder » (p. 191).

La troisième partie de louvrage examine pour finir les mondes (ré)inventés par lauteur, interrogeant le processus même de la création. Celui-ci est ainsi présenté par David Perrin comme une « quête démiurgique » (p. 205) : à linstar de Dieu, lécrivain savère capable dêtre présent en toute chose, de connaître chaque réalité de lintérieur. Sonder les « psychologies extrahumaines » (p. 196) – celles des pierres, des arbres, des bêtes ou des anges – ne permet pas seulement, en effet, de « mettre [lhomme] à sa place, ne pas le faire le centre de tout » (cité p. 197) et dainsi rabaisser son orgueil ; cest aussi le moyen de revendiquer les dons divins domniscience et domniprésence. La musique a elle aussi représenté pour Giono un monde à explorer en même temps qu« un matériau qui lui permet [], tel un démiurge, de recréer le monde à sa façon » (p. 213), selon Frédérique Parsi. Dabord associée à la nature et au « chant du monde », la musique est par la suite appréhendée par Giono à travers de grands compositeurs : Mozart, Bach, Beethoven, Haendel, Vivaldi. La forme musicale apparaît alors « comme un défi lancé au texte littéraire » (p. 224) : orientant Giono vers lécriture dœuvres de plus en plus conçues comme des compositions musicales, elle alimente son élan créateur et sa quête de renouveau. Si lécrivain souhaite concurrencer « la création du monde10 », monde réel et monde imaginaire ne 183sont cependant pas toujours opposés, mais peuvent entretenir des rapports plus complexes : Elena Zamagni montre ainsi comment Giono réinvente ce que lon nomme la réalité en sengouffrant dans les failles du visible. Le regard de lartiste déstructure le réel, révélant sa fragilité : le haut et le bas sinversent ; le dedans et le dehors se brouillent ; les surfaces dévoilent leur qualité despaces-frontières, souvrant sur des profondeurs au-delà du visible. Ce sont précisément ces lacunes, fonctionnant comme des points de passage, qui permettent à lécrivain de féconder le réel par limaginaire. Dans létude suivante, Llewellyn Brown interroge le statut du monde fictionnel des Grands Chemins : si celui-ci constitue un tout cohérent, cest grâce au personnage de lArtiste et à cette dimension hors limites quil incarne, dimension qui dépasse lunivers du Narrateur tout en constituant son « point dancrage » (p. 241). LArtiste représente une forme de démesure, à la fois vitale et mortifère, qui fascine le Narrateur et dont celui-ci jouit par procuration, tout en se protégeant de ses effets mortifiants : en ce sens, le Narrateur apparaît bien comme un double du créateur. Cest également comme une forme de jouissance prudente et indirecte, mise en œuvre par un écrivain « avare », que se présente le processus de création tel que lanalyse Laurent Fourcaut dans Ennemonde : depuis le fauteuil où elle est clouée, Ennemonde ne communie avec le monde que par la médiation de son observation et de son intelligence, jouissant du vertige de la perte sans toutefois y céder véritablement. En ce sens, le Haut Pays est une autre mise en abyme de ce « contre-monde » que constitue le texte, et le personnage dEnnemonde un autre avatar de lécrivain. Concluant la dernière section de louvrage, létude de Sylvie Vignes examine quant à elle le processus créateur de Giono au prisme des réflexions des grands critiques de lImaginaire, au premier chef Gaston Bachelard. En ce quil « ne cesse de pétrir la pâte du monde », de jouer avec les formes et les matières qui le composent, Giono sapparente à un « démiurge modeleur » (p. 292), détruisant le réel avant de le recréer. Essentiellement dynamique, limagination gionienne est en effet marquée par des interactions incessantes entre les éléments ; « le monde selon Giono » se révèle ainsi être « le résultat de toute une chaîne de “gestes” capables dinverser le haut et le bas, le solide et le liquide ou le gazeux, linerte et lactif » (p. 283).

La richesse et la diversité des contributions qui composent ce volume montrent que le « monde Giono » nest certes pas un monde clos, donné une fois pour toutes, mais quil appelle au contraire une exploration sans 184cesse recommencée de son territoire. Les multiples pistes détude proposées dans cet ouvrage, contribuant à renouveler notre connaissance du monde gionien, participent de cet élan et nous invitent à le poursuivre.

Annabelle Marion

1 Voir dans ce numéro le compte rendu du catalogue de cette exposition par Michel Gramain (p. 147-152).

2 Denis Labouret, « Jeux de roi (Un roi sans divertissement) », dans Giono au-delà du roman, Paris, Presses de luniversité Paris-Sorbonne, « Lettres françaises », 2016, p. 364.

3 Jacques Chabot, La Provence de Giono, Aix-en-Provence, Édisud, 1991, p. 20.

4 Alan J. Clayton, « Sur un procédé descriptif : la table rase annonciatrice », Études littéraires, vol. 15, no 3, « Giono : lecture plurielle », Québec, Les Presses de lUniversité Laval, 1982, p. 316.

5 Laurent Fourcaut, « Noé, arche diluvienne », JG10 (2018), 120.

6 Paul Valéry, Tel Quel, dans Œuvres,t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 269.

7 Jean-Paul Pilorget, Le Compagnonnage souverain de Jean Giono, Paris, LHarmattan, 2006, p. 178.

8 « Ce que nous appelons démesure [] nest que lensemble des mesures dun système de références différent de celui dans lequel nous avons lensemble de nos propres mesures. [] Cest ce que veut exprimer la sagesse populaire quand, au sujet de choses extraordinaires, elle sexclame : Cest un monde ! » (Noé, 620).

9 Le numéro 7 de la Revue Giono, paru en 2013, est centré sur ce dialogue.

10 « Pour quil puisse supporter le fait que le monde a été créé, [lhomme] est obligé chaque jour [] de refaire en lui-même la création du monde. » (TV, 679).