After transcendence, from Solaris to Roadside Picnic Scientific religiosity in a godless world
- Publication type: Journal article
- Journal: Études digitales
2018 – 2, n° 6. Religiosité technologique, II - Author: Vignon (Daphné)
- Pages: 93 to 114
- Journal: Digital Studies
Après la transcendance,
De Solaris à Stalker
La religiosité scientifique dans un monde sans dieu
Individuellement, les histoires de science-fiction semblent plus triviales que jamais aux critiques et aux philosophes d’aujourd’hui les plus aveugles – mais le cœur de la science-fiction, son essence, le concept autour duquel elle gravite, est devenue cruciale pour notre salut, si tant est que nous dussions être sauvés.
Isaac Asimov1
Les larmes n’allègent pas le chagrin.
Dostoïevski2
Isaac Asimov, qu’on peut tenir pour l’un des pères de la science-fiction, n’est pas sans ironie. La phrase placée en exergue l’illustre assez bien. Si les récits de science-fiction, considérés isolément, peuvent paraître bien « triviaux », ce qui fait leur « cœur » est, par maints égards, essentiel en ce qu’il articule la compréhension de nos modes d’intellection à un effet de distanciation par l’imaginaire3. Curieusement, les « idées » qu’exploite ainsi la science-fiction, ces idées d’autant plus « cruciales » que nous vivons une époque prolixe en idéologiques scientistes, ont longtemps 94« attir[é] les écrivains les plus divers » – on pensera en particulier aux utopistes, contre-utopistes ou auteurs fantastiques – jusqu’au moment où, dans les années vingt, « par la faute des auteurs eux-mêmes, elle se retrouva dans un ghetto impénétrable », celui d’une « paralittérature », d’une « littérature de masse moderne4 » qui a pu figurer comme la descendance illégitime et vulgaire des utopies de la Renaissance et des contes de l’Âge classique. De fait, alors que la littérature fantastique a gagné, au fil du xixe siècle, ses lettres de noblesse, alors que l’utopie et ses variations sont bien installées dans le corpus littéraire depuis 1516, date à laquelle Thomas More fait paraître son célèbre opus dont le titre donne une appellation au genre, la science-fiction, beaucoup plus tardive, se présente au premier abord comme une curieuse émanation de la culture populaire étasunienne nourrie de feuilletons d’aventures et de vulgarisation scientifique souvent naïfs, souvent médiocres. Publiés dans des périodiques de piètre qualité, les pulps, ces récits sont plus à destination du tout-venant que des fins lettrés, selon une spécificité éditoriale, pour ne pas dire commerciale, que Hugo Gernsback le premier désigne en 1926 sous le terme de « scientifiction », terme qu’il modulera en 1929 en « science-fiction » avec le succès que l’on sait5.
Ce rapide rappel historique semble justifier la réserve de départ : la science-fiction est effectivement, à ses origines, triviale, ni plus ni moins « qu’une imagerie populaire reflétant le futur du dynamisme des États-Unis6 », ceux-ci fussent-ils par ailleurs plongés dans les affres de la Grande Dépression, selon une trajectoire de conquêtes et d’aventures qui n’est pas sans rappeler celle du mythe américain par excellence, la Frontier, la technique en plus. Mais c’est bien ce rôle central de la technique dans le récit – et par extension, de la science au moins à travers ses productions réelles ou supposées – qui autorise, avec l’évolution et la complexification du genre, un rapprochement de la science-fiction et de l’utopie. En effet, les sociétés des imaginaires utopiques ont très rapidement fait du savoir une pierre angulaire de leur architecture millimétrique. Thomas Moore salue l’effort des « institutions sociales en Utopie » qui consiste 95à « fourni[r] d’abord aux besoins de la consommation publique et individuelle » afin, dans un second temps, de « laisser à chacun le plus de temps possible pour s’affranchir de la servitude du corps, cultiver librement son esprit, développer ses facultés intellectuelles par l’étude des sciences et des lettres7. » Les habitants de l’île merveilleuse sont ainsi « doués d’une aptitude remarquable pour les arts et les inventions utiles au bien-être de la vie » même s’ils accusent quelques retards techniques, eux qui, par exemple, ne maîtrisent pas l’imprimerie avant que Raphaël, le voyageur témoin de la perfection utopique, ne leur apporte des livres8. Cette place essentielle du savoir au sein du projet utopique déborde, chez Campanella, la seule dimension utilitaire relevée précédemment pour atteindre « une portée métaphysique ». La Cité du soleil, imaginée par le moine italien alchimiste à ses heures, se présente ainsi comme « un grand Être collectif à l’image du monde » qui « a pour mission de réunir dans ses sept murailles toute l’humanité » et de « concili[er] l’enseignement du Christ avec la raison humaine, l’Évangile et le bonheur de l’homme sur terre. » Un tel projet met en son cœur la lutte contre l’ignorance puisque sa réussite dépendant de l’instauration de « lois justes, grâce à la connaissance et à l’emploi des techniques. Cet affranchissement de l’homme par la science deviendra bientôt, dans la pensée du monde occidental, comme une seconde rédemption9. »
La promesse salvatrice de la science, qui nourrira d’abondance la religiosité scientifique, rapproche donc indéniablement le modèle utopique d’avec la science-fiction, quand bien même celle-ci aurait, dans sa prime jeunesse américaine, sécularisé l’aspiration au salut derrière un progressisme de foire, aussi ingénu que peut l’être la foi du charbonnier. Cette différence d’intensité fait-elle toute la distinction entre une utopie et un récit de science-fiction, l’une accédant à l’éclat de l’absolu lorsque l’autre serait renvoyé à l’anecdotique, aussi miraculeux soit-il ? On peut le penser en partie. De la sorte, Guy Bouchard juge que la distinction entre les deux genres s’expliquerait « non point parce que [l’utopie] négligerait trop souvent la technoscience ou ne se rapporterait pas explicitement au futur, mais parce qu’elle revêt à l’occasion, et 96exceptionnellement, un apparat fantaisiste. » Autrement dit, l’utopie réduit le récit, ses tours, ses détours – ses « affabulations » – à leur plus simple expression, jusqu’à s’apparenter à un dialogue de Platon, « où l’interlocuteur se borne à approuver rituellement un discours qui, sans cette scansion, se métamorphoserait en traité10. » À rebours de cette accointance entre exposés philosophiques et descriptions utopiques, l’aspiration romanesque de la science-fiction connaît d’autant moins de limites qu’elle se donne pour mission de divertir un lectorat populaire. De rebondissements en rebondissements, la science-fiction ne cherche pas à donner à voir une préfiguration d’un paradis terrestre niché à l’abri d’un monde isolé, par excellence une île, un lieu « neutre » pour reprendre l’expression de Louis Marin. Elle fait bien plutôt son succès par la mise en scène de véritables « univers » – et pourquoi pas de l’univers interstellaire lui-même aux époques où la conquête spatiale fait florès.
Cette notion d’univers, à sa simple évocation, est déjà promesse d’un foisonnement. Le discours des industries culturelles d’aujourd’hui ne s’y est pas trompé qui s’en revendique d’abondance : il est possible d’extraire des « univers » de la science-fiction et de la fantasy des éléments caractéristiques qui permettent de décliner les blockbusters en franchises sur des segments aussi variés que le cinéma, la série télévisuelle, le jeu vidéo ou le comics. Alors que les habitants de La Cité du soleil cultivent la science derrière ses remparts circulaires et protecteurs, l’univers science-fictionnel est donc en expansion constante, déployant un projet de type encyclopédique : c’est par l’exposé d’une encyclopédie imaginaire, d’une science fantasmée à laquelle se rattache un glossaire technique fabuleux que le récit fait science-fiction. Parti à la conquête d’espaces sans limite, il instaure des référents plus exotiques encore que n’importe laquelle des hypothétiques planètes qu’il est susceptible de mettre en scène – car c’est à l’appui de ces référents, que le lecteur doit d’emblée admettre comme une nécessaire convention (il faut « entrer » dans l’univers / l’histoire, selon l’expression consacrée), que le récit est susceptible d’interroger la science et son hypothétique promesse de rédemption.
Cette topographie narrative justifierait par maints égards que le texte d’Evgueni Zamiatine Nous s’inscrive, à l’initiative du monde l’édition lui-même, dans le registre des « anti-utopies » et non de la 97science-fiction11. En l’espèce, l’intention de l’auteur de dénoncer, derrière la figure de l’État Unitaire, les risques de totalitarisme suite à la révolution Russe de 1917 ne fait aucun doute. Néanmoins, c’est moins cette prise de position (que de nombreux romans de science-fiction mettront également en scène) que la configuration même des lieux du récit qui est déterminante pour lui donner une qualification utopique et non science-fictionnelle : alors que l’intrigue se situe à l’horizon d’un avenir lointain, dans un monde au développement technique des plus aboutis, elle s’inscrit dans un espace clos par « une muraille » construite « autour de l’infini » derrière laquelle les zélateurs du Bienfaiteur à la tête de l’État Unitaire ont « peur de regarder ». Accusation de lâcheté à laquelle le malheureux protagoniste, D.503, auteur supposé du récit, se défend de la sorte : « les murs sont la base de ce qui est humain12 ». Position qu’il argumente par ailleurs plus largement :
Cela se voit clairement : toute l’histoire de l’humanité, ce que nous en connaissons, est celle d’un passage du nomadisme à la sédentarité. Ne s’ensuit-il pas que la forme la plus sédentaire de la vie (la nôtre) est aussi la plus parfaite (la nôtre). Que les gens s’agitent d’un bout à l’autre de la terre, c’était autrefois, aux temps préhistoriques, quand il y avait des nations, des guerres, des échanges commerciaux, quand on découvrait toutes sortes d’Amériques. Mais aujourd’hui, qui a besoin de cela13 ?
L’État Unitaire est utopique en ce qu’il a achevé sa clôture et son ancrage, selon une logique qui rappelle celle présidant à « l’inscription géographique », par Thomas More, de « l’île bienheureuse larguée d’Angleterre au large de l’Amérique au début du xvie siècle14. » Au regard de ce critère déterminant, il est intéressant d’interroger le statut conféré aux deux romans que nous voudrions à présent mettre au cœur de notre réflexion : Stalker des frères Strougatski, Arkadi et Boris, et Solaris de Stanislas Lem. L’un et l’autre sont inscrits au rayon de la science-fiction, sans doute possible – et même présentés comme des modèles du genre ne serait-ce que pour la traduction qu’en donne à l’écran 98Andreï Tarkovski15. Pour autant, l’un et l’autre présentent des espaces uniquement déceptifs et qui, par cette qualité même, interdisent et le parcours narratif et le développement d’une ambition encyclopédique. C’est à partir de cette particularité que nous souhaiterions interroger la spécificité d’une partie de la science-fiction de l’époque soviétique qui rompt avec les canons américains et interroge sous un jour nouveau le but et le rôle de la connaissance dans ses dimensions épistémologiques, politiques et religieuses.
L’argument de Solaris, publié en 1961, est bien connu : à la demande de son ami Gibarian, le psychologue Kris Kelvin rejoint la station spatiale en surplomb de l’océan qui recouvre toute la superficie de la planète Solaris – océan mystérieux, sur lequel on ne peut ni naviguer ni encore moins prendre pied, qu’on imagine vivant si ce n’est conscient, mais qui résiste depuis des années à toutes explications scientifiques. La station est quasi déserte. À part Gibarian, qui a mis fin à ses jours peu de temps avant l’arrivée de Kelvin, elle n’abrite que deux autres scientifiques aussi fuyants qu’inquiétants, Snaut et Sartorius. Et pour cause. Kelvin découvre le lendemain de son arrivée, assise au pied de son lit, Harey, sa femme qu’il a laissé se suicider des années auparavant. Fantôme ou folie ? Kelvin découvre rapidement que ces deux comparses sont également affublés de créatures encombrantes, pour ne pas dire « honteuses16 », autant qu’indestructibles. Qui sont-elles ? Même la pseudo Harey finira par s’en inquiéter17. Sont-elles le fruit de l’océan depuis toujours muet ? Que veulent-elles ? Et, une fois qu’elles auront disparu, qu’auront-elles rejoint ? À cela, le roman ne donne aucune réponse.
99« Imaginer un “globe marin” nous paraîtrait étrange » prophétisait Carl Schmitt en introduction de son essai Terre et Mer18. De fait, l’ode à la liberté et à la conquête permises par l’odyssée maritime qu’il s’apprête à entonner n’est possible que si la mer se complète d’une terre : car cette liberté repose sur une possible articulation des espaces, autrement dit la possibilité d’un parcours, d’une communication inconcevable dès lors que s’offre uniquement un vis-à-vis mouvant, sans séjour possible, sans confrontation envisageable, confrontation prise au sens le plus étymologique du terme puisque l’une des parties est sans limitation. Ce que Carl Schmitt tente de penser est une forme d’épopée de l’échange sous les catégories des quatre éléments. Il achève d’ailleurs sa réflexion en constatant que la prédominance de l’eau, après celle de la terre, s’achève, vaincue par « l’âge de l’électronique et de l’électrodynamique19 » dont on ne peut dire s’il appartient plus à l’air ou au feu… l’ironie de l’histoire voulant qu’il se pense désormais comme un réseau purement immatériel. Or, sur Solaris, l’échange est impossible ou pour le moins incompréhensible. L’affaire tourne au huis clos indénouable comme Tarkovski l’a reconnu lui-même : ôtez le voyage en navette spatiale pour rejoindre Solaris ainsi que le décor assez caractéristique d’une station spatiale, ne reste que le face-à-face d’hommes entre eux et avec eux-mêmes alors qu’ils n’ont, pour vis-à-vis, que l’incompréhensible. Véronique Tremblay voit dans cette mise en scène du « contact impossible » :
[…] une critique d’une dimension essentielle de la science-fiction américaine des années cinquante : le cosmos peut être exploré plus avant, et les extraterrestres ont systématiquement une base commune de langage et de savoir avec les humains, une base encyclopédique permettant une communication qui n’est jamais réellement problématique20.
Solaris, par sa construction narrative même, invalide le cercle protecteur de l’utopie (qui est un plein ou, dans sa version négative, un trop-plein) autant qu’elle rend inopérant le mouvement de conquête concentrique propre à l’esprit encyclopédique. « Explorer et narrer son voyage, c’est 100agrandir le cercle géographique du monde connu ; ce cercle du connu qui refoule l’inconnu, ce cercle de lumière qui rayonne dans les ténèbres à partir d’un centre, c’est la navigation en rond, le “périple”21. » À la lumière changeante des deux soleils qui illuminent en rouge et bleu la mouvante planète Solaris, l’inconnu est irréductible, ou du moins, à un certain point limite, se réduit à l’individu comme à un centre périphérique, à ses remords, ses regrets, ses espoirs, son attente – sans que jamais ne soit promise une quelconque échappatoire. Kelvin en fait l’amer constat :
L’homme est parti à la découverte d’autres mondes, d’autres civilisations, sans avoir entièrement exploré ses propres abîmes, son labyrinthe de couloirs obscurs et de chambres secrètes, sans avoir percé le mystère des portes qu’il a lui-même condamnées22.
Les ressorts de cette tension fondamentale, de ce labyrinthe sans entrée ni sortie, ne sont pas sans rappeler l’étrange fable que l’on doit au hongrois Ferenc Karinthy. Publié en 1970, Épépé propose également une configuration de l’espace du récit pour le moins déroutante. Son protagoniste, Budaï, maître es-linguistique, se trouve perdu dans une ville inconnue, insolite, après un trajet en avion lors duquel il s’est lourdement endormi – ne lui permettant pas de deviner même la direction vers laquelle il se dirigeait. L’étendue urbaine, dénuée de centre apparent, fourmille d’une foule compacte où se côtoient toutes les physionomies, toutes les couleurs de peau. L’architecture fusionne toutes les influences possibles, accentuant l’étouffante sensation d’être prisonnier d’un trop-plein de références, d’autant plus que la langue de cette énigmatique contrée est incompréhensible. Elle résiste aux efforts désespérés de traduction du pourtant expert Budaï : la relation des signifiants aux signifiés paraît ici d’autant plus aléatoire que l’écriture et la prononciation elles-mêmes semblent mobiles. Tout se juxtapose sans ordre et sans hiérarchie. Il n’existe aucun point fixe où appuyer une analyse, aucun signe suffisamment lisible pour entamer une lecture cohérente. Dans un élan encyclopédiste, Budaï prend tout même son mal en patience, ou son rôle au sérieux. Si toutefois il se trouve « sur une terre vierge 101où il est le premier pionnier de son espèce », son statut de chercheur lui impose de prendre à son compte « certaines tâches primordiales […] celles de l’explorateur : par exemple, localiser cette ville, ce pays, le continent sur lequel elle se trouve, identifier ses habitants, la langue qu’ils parlent et ainsi de suite, puis en porter la nouvelle à son retour chez lui23. » Rien, dans un premier temps, ne semble pouvoir entamer cette posture positiviste. Budaï envisage même la possibilité d’être « sur un autre corps céleste de l’espace ». Hypothèse d’autant moins « absurde […] à l’époque de la navigation spatiale et de la littérature de science-fiction. » L’allusion est directe. L’issue, comme une fin de non-recevoir, le sera tout autant : de retour il n’est pas question. Aucune ligne de fuite ne permet de sortir du piège grouillant. Rien n’est à savoir car rien ne semble relever d’une quelconque logique. Cerné par un cercle qui n’est ni utopique, ni encyclopédique, un cercle sans centre et sans périphérie, Budaï, dans un ultime réflexe cartésien, a bien l’idée de marcher tout droit pour sortir de l’imbroglio24 : il n’est nulle part où sortir. Il n’y a ni fleuve, ni rivage, ni ligne de chemin de fer qui pourraient indiquer une issue. Rien qu’à perte de vue un espace incompréhensible peuplé d’une sociabilité incompréhensible. L’infinie platitude de la ville inconnue, en mouvement constant, a le même effet que l’intrigant ressac de l’océan de la planète Solaris : elle mène à la folie en même temps qu’elle invalide, sans aucun recours, l’efficacité du savoir. Et c’est sans surprise que, faisant écho à Budaï, Kelvin fait le deuil du « retour » :
Je pensais à ces grandes villes surpeuplées, bruyantes, où je m’égarais, où je me perdais – je pensais à ces villes comme j’avais pensé à l’océan, la deuxième ou la troisième nuit, quand j’avais voulu me précipiter dans les vagues noires. Je me noierai parmi les hommes25.
102Écrit en 1972, Stalker partage ce désarroi spatial qui déstabilise fondamentalement le sens du récit, désarroi qu’il porte à la stature de mythe moderne, mais de manière pour ainsi dire indirecte. En effet, si le déroulé du roman fait finalement peu référence, d’autant moins qu’il diffère assez considérablement du script retenu par Tarkovski, le personnage du stalker, qui donnera finalement son titre à la narration, est entré au panthéon des noms communs. Boris Strougatski, qui livre, dans l’édition française, une postface détaillant les conditions de rédaction et de publication du texte, note : « “stalker” est un des rares concepts que nous avons inventés et qui soit devenu usuel26. » Cette intronisation, la plus dramatique qui soit, pointe la violence du no man’s land qui nous préoccupe : certains des « liquidateurs » qui ont confiné le réacteur en fusion de Tchernobyl aux premières heures de la catastrophe, protégés par des combinaisons dérisoires qui les exposaient à la mort par radiation, se sont d’eux-mêmes attribué le titre de stalker. Et l’industrie du tourisme ne fut pas longue à reprendre le paradigme pour proposer d’illégaux tours opérateurs thématiques en zone confinée, imitée sur un mode mineur par l’industrie du jeu vidéo27. La référence est à ce point populaire que le nouvel auteur à succès de la science-fiction russe, Dmitry Gluskhovsky, fait de son héros confronté à un monde postapocalyptique un stalker. Et de préciser : « ce mot, étrange, étranger à la langue russe, s’y était confortablement installé. […] il y avait chez tous ceux qu’on désignait ainsi un point commun : ils exerçaient une activité dangereuse qui les amenait au contact de l’inconnu, de l’incompréhensible, du mystérieux, du lugubre, de l’inexplicable28. »
Nonobstant cette référence entêtante à l’incompréhensible palpable à travers un espace qu’on ne peut ni habiter, ni maîtriser, la fiction des frères Strougatski semble moins désespérée (désespérante) que Solaris en ce qu’elle a permis de mettre en avant dans l’imaginaire collectif un héros, fût-il « anti », fût-il aux prises à l’impossible contact. C’est vite 103oublier que le premier titre que les auteurs avaient envisagé pour leur récit n’était pas celui dont nous venons de tracer la postérité. Sur ce point, Tarkovski fut déterminant : Arkadi et Boris, quant à eux, avaient retenu « le pique-nique au bord du chemin » qui fait maintenant office de sous-titre. D’après Arkadi, cette idée est venue au duo alors qu’il imaginait la réaction d’une colonie de fourmis découvrant les reliefs d’une collation prise par des promeneurs indélicats29. Il existe une surprenante similitude entre ce motif et celui proposé en 1953 par Philipe K. Dick dans Colonie. Les acteurs malheureux de cette nouvelle sont des astronautes qui, au moment d’arrimer une planète nouvellement découverte et à la nature merveilleusement préservée, modèrent leur volonté de conquête et jugent, face à la pureté du spectacle naturel qui s’offre à eux, qu’il est « impossible de se comporter en pique-niqueur ici ». Autrement dit, il n’est pas question de « venir abattre les arbres, arracher les fleurs, cracher dans les lacs, brûler l’herbe30. » Si le pique-nique auquel font référence les frères Strougatski n’est pas le fait d’hommes partis à la charge consumériste et profanatrice de l’univers intergalactique, il n’en est pas moins très déstabilisant : des « visiteurs » d’origine et de destination inconnues se sont arrêtés sur la terre, le temps d’un repas pris sur le pouce. Partis sans même peut-être remarquer l’humanité qui est la nôtre, dans une indifférence totale, un silence absolu, ils ont laissé derrière eux six « zones » devenues inhabitables, six lieux regorgeant d’artefacts étranges qu’on ne peut récupérer sans s’exposer à des dangers aussi mortels qu’instables. Et d’autant plus effrayants.
Le récit gravite autour de l’une d’elles : surveillé par des gardes armés, l’accès à la Zone est strictement réglementé et a priori réservé aux équipes diligentées par l’Institut scientifique avec pour mission de récupérer les mystérieux objets dont les chercheurs essaient patiemment de comprendre le fonctionnement. Ces dangereuses incursions se font avec la participation de stalkers dont l’expérience et le sang-froid permettent de déjouer les pièges qui minent l’étendue de la Zone. Par appât du gain ou par goût du danger, les stalkers n’œuvrent toutefois pas uniquement pour la science. Ils partent régulièrement, de nuit, pour 104des expéditions clandestines dont le produit est revendu au marché noir à quelques milliardaires curieux ou avides. Ainsi, gravite autour de la Zone une société interlope de receleurs, de demi-mondaines et de barmen taiseux. Plus étrange, ses émanations (dont il est précisé qu’il ne s’agit pas de « radiations ») font subir à ceux qui sont en contact avec elles « suffisamment longtemps […] des changements phénotypiques et génotypiques31. » En sont-ils augmentés de quelque manière que ce soit ? Bien au contraire. Les enfants des stalkers retournent à l’animalité jusqu’à perdre l’usage de la parole, les morts sortent de leur tombe et, silencieusement, errent dans les rues ou prennent place aux tables familiales avec la morne discrétion des âmes en peine. La Zone, comme l’océan de Solaris et la ville d’Épépé, est bien un mystère qui résiste, une sorte de trou noir où s’abîment science et savoir, laissant derrière lui la perplexité de l’étrange.
Pour mieux en saisir la qualité, au moins sur un plan narratif, il n’est pas sans intérêt d’étudier le long passage consacré aux artefacts qu’on peut récolter dans la Zone : s’incluant dans l’espace ordinaire par les recherches comme par le trafic dont ils font l’objet, ils sont certainement le meilleur moyen de comprendre le poids que les frères Strougatski donnent à l’inexplicable. Il revient au personnage de Valentin Pilma, présenté comme un lauréat du prix Nobel de physique, d’éclairer le lecteur sur ce point : la « Visite » indique-t-il « est avant tout un événement unique, susceptible de nous offrir la possibilité d’escalader d’un seul coup plusieurs marches dans le processus d’acquisition du savoir32. » Las. Cette science venue d’ailleurs – d’un ailleurs totalement exogène – n’apporte aucun savoir. Certes, il a été possible d’apprendre à utiliser certains objets (le physicien prend l’exemple des batteries « etak » qui ont pour particularité de ne jamais se décharger) mais en aucun cas il n’a été envisageable de les « fabriquer », autrement dit d’en avoir la parfaite compréhension et la totale maîtrise. Ce qui a certainement pour conséquence que « dans la plupart des cas, nous enfonçons des clous avec des microscopes33. » Pire, d’autres objets demeurent totalement « inutiles pour la pratique humaine actuelle, bien que du point de vue scientifique, ils possèdent une signification fondamentale. Ce sont des réponses tombées du ciel à 105des questions que nous ne savons pas encore poser34. » Et que l’on ne peut, par conséquent, inclure dans aucun édifice de la science. Enfin, il existe des objets dont seuls les stalkers ont connaissance, qui ont accédé au rang de « légendes » ou de « demi-légendes35 » nourrissant un imaginaire parallèle qu’on peut donner pour un résidu de religiosité. Peut-être le plus délétère des effets de la visite.
Ce thème de la science venue trop tôt, du savoir efficient d’un certain point de vue (supérieur) et inutile voire destructeur d’un autre, est récurrent dans l’œuvre des frères Strougatski. Un autre de leur récit, Il est difficile d’être un dieu, y est presque entièrement consacré. Ici, point d’extraterrestres : les visiteurs sont des terriens qui, dotés d’un savoir technique et scientifique très pointu, vivent sur une planète à un stade de développement encore médiéval. Leur rôle n’est en aucun cas d’intervenir : ils ont pour mission d’observer, et seulement observer, la validité de la « Théorie de base du féodalisme » selon laquelle le processus historique en marche permettra à « l’étincelle de la raison36 » de s’allumer enfin, provoquant l’avènement d’« une époque de gigantesques ébranlements sociaux, qu’accompagne un développement inouï de la science, et son corollaire, un très vaste phénomène d’intellectualisation de la société37. » Confronté à la montée des « Gris » qui instaurent dans une brutalité inouïe un régime fascisant, Anton, l’un des hommes/dieux, finit par rompre sa nécessaire neutralité, dans la violence et avec un effet nul. Ainsi, « la présence des dieux ne sert, en fin de compte, à personne38. » S’interrogeant sur son rôle, Anton en déduit lui-même son impuissance : la liberté effraie qui est « esclave d’une foi, de [ses] semblables, de [ses] passions mesquines […] de [sa] cupidité39 » ; l’abondance ne permettrait que de nourrir l’avidité des plus forts au détriment des plus faibles ; la possession de toute chose à parité constante serait un éternel asservissement de l’homme au dieu pourvoyeur de sa subsistance. Et, s’il avait été envisagé de faire en sorte, pour déjouer tous ces pièges, que les « hommes aiment par-dessus tout le travail et le savoir » pour accélérer 106leur développement – les faire accéder en quelque sorte à la studieuse île Utopie – faut-il pour autant « priver l’humanité de son histoire ? Faut-il la remplacer par une autre40 ? »
Il y aurait donc une nécessaire historicité du savoir que l’on ne peut forcer sans déstabiliser la dynamique d’ensemble. Précisément, la Zone est non seulement un non-lieu mais également un temps suspendu parce qu’en avance, incongru, à l’opposé radical du temps utopique qui « s’offre, entrevu, selon deux dimensions du non-temps, celle de l’instant et celle de la permanence41. » Ces sombres réflexions qui, de l’analyse d’un espace défectif ouvrent sur la mise à jour d’un temps déçu, invitent à interroger, spécialement dans un contexte soviétique, la pertinence d’un progrès conçu comme éminemment dialectique. Elles prennent en tout état de cause le contre-pied du schéma narratif imaginé par Isaac Asimov pour son cycle Fondation. Tout l’argumentaire de ce dernier consiste à suivre l’avènement d’un nouveau et brillant second Empire, à partir de la chute irrémédiable du premier, grâce au développement progressif, crise après crise, d’une fondation qui conserverait, malgré le chaos politique, le savoir technique. Une fondation soutenue en sous-main par une autre, spécialisée dans la psychologie et la « psychohistoire ». La crise, pour Asimov qui a émigré aux États-Unis dans sa prime enfance, arrive toujours à point nommé. Les multiples personnages de son space opera le répètent à loisir :
Les lois de l’Histoire sont aussi absolues que celles de la physique et si les probabilités d’erreurs sont plus grandes, c’est uniquement dû au fait que l’Histoire ne prend pas en compte les êtres humains en aussi grand nombre que la physique ne le fait avec les atomes, si bien que les variations individuelles comptent davantage. Seldon a prédit une série de crises durant ces mille ans de croissance, dont chacune devait amener un nouveau tournant de notre histoire, suivant un cheminement calculé à l’avance. Ce sont ces crises qui nous dirigent42…
La dialectique joue ici à plein avec un présupposé : la civilisation impériale rénovée, pleinement maîtresse des techniques et des arcanes de la psychologie, se donne, dans la logique du récit, comme l’équivalent 107d’une cause finale qui demeure par nature ininterrogée. Or, c’est précisément cette dernière que les frères Strougatski remettent entièrement en question – en la faisant advenir trop tôt. Ce pessimisme radical, qui touche à la racine même de la doctrine soviétique, le matérialisme historique, a été diversement interprété. Et à « l’Ouest », souvent dans la perspective d’un réinvestissement religieux, et plus spécifiquement chrétien, de la problématique. Yvonne Howell voit ainsi dans le corpus des Strougatski une tentative de réintroduire « la pertinence de la pensée apocalyptique judéo-chrétienne à la vie russe contemporaine en incorporant à l’imagerie de leur monde fantastique les hérésies gnostiques et manichéennes, la cosmologie de Dante et – bien sûr – la révélation biblique43 », se fondant, pour soutenir sa thèse, sur le précédent du mystique Nikolaï Fedorov si ce n’est, pis encore, sur l’hypothétique âme slave en général. Ursula K. Le Guin avait pourtant mis en garde ses compatriotes, « membres de la communauté américaine de science-fiction », dans la préface qu’elle donne à l’ouvrage : « non seulement les écrivains soviétiques utilisaient la science-fiction […] pour écrire sur la politique, la société et le futur de l’humanité », mais les frères Strougatski écrivaient « comme s’ils étaient indifférents à l’idéologie – ce que beaucoup d’entre nous, écrivains des démocraties occidentales, ont du mal à pratiquer44. » Reste à savoir de quelle « idéologie » il est question. De notre point de vue, celle-ci doit être entendue, dans le contexte américain, comme la dimension religieuse qui s’exprime à travers le récit louant les avancées de la science comme on le ferait d’une téléologie. Au contraire, si Ursula K. Le Guin avait ici en vue l’idéologie dialectique qui sous-tend le régime soviétique, elle aurait inévitablement commis un contresens. La lecture que donne Leonid Heller du ressort narratif mobilisé par les frères Strougatski nous semble, en l’espèce, éclairant. Rappelant que « la pierre angulaire du matérialisme historique est une foi absolue dans le mouvement de l’histoire de l’humanité, dans le Progrès, que rien ne peut arrêter et qui est défini par des lois objectives, indépendantes de la volonté de l’homme », il note également que ce même progrès « est chargé d’un contenu axiologique. » À ce titre, les « étapes » successives de l’histoire (qu’Asimov nomme emphatiquement 108des « crises ») sont toujours « meilleures » que celles qu’elles précédent. « En conséquence tout ce qui favorise le progrès est objectivement bien, tout ce qui le gêne, objectivement mauvais45. » On comprend mieux, grâce à cette mise en perspective, la remarque énigmatique du sombre Redrick, héros stalker qui s’embarrasse assez peu de bons sentiments : « dans la Zone, le Bien n’existe pas46 », d’autant moins qu’elle n’est ni objective, ni porteuse de progrès.
Le progrès dont il est ici question, un progrès « marxiste », ne peut donc être lu dans la perspective d’une religiosité qui, pour scientifique qu’elle se donne, n’en est pas moins religieuse. L’originalité des récits qui nous occupent tient précisément dans leur refus systématique de la transcendance. Quand cette dernière se présente – ou fait mine de se présenter sous couvert d’une communication impossible, désespérante – elle renvoie à une impasse hic et nunc, jamais à la nostalgie d’un Éden, d’un âge d’or ou même d’une nouvelle Jérusalem. Parallèlement, et c’est là que le paradoxe joue à plein, les récits rendent inopérant ce qui fait sens sans Dieu : l’objectivité du progrès entendu comme le Bien. Le solipsisme de l’inconnu radical est abrasif : il évacue jusqu’à la transcendance immanente dont se réclame une raison à l’œuvre dans la dialectique de l’histoire, une raison qui se voudrait toujours meilleure – en marche vers son total accomplissement.
Redrick, préoccupé par l’état de sa fille qui glisse de plus en plus vers l’animalité, décide d’une dernière rapine sous haute tension pour atteindre « la Boulle », un des artefacts de légende que nous évoquions plus haut. Et pour cause, il est censé exaucer le vœu de celui qui la touche. Redrick part accompagné du jeune et idéaliste Arthur, qu’il sacrifie, pragmatisme de la progression oblige : il le laisse se livrer à l’un des pièges mortels de la Zone pour avoir, lui, une chance d’atteindre son but. Le sens métaphorique de cette péripétie se déduit assez bien de l’analyse que nous venons de proposer : aucun bien ne saurait être objectivement déduit d’un mal. Et quand Redrick atteint la Boulle, il ne parvient pas à formuler, à l’instant critique, d’autres souhaits que celui imaginé par son comparse avant de perdre la vie : « du bonheur pour tout le monde, gratuitement, et que personne ne reparte lésé47. » Le récit s’arrête sur cette prière 109profane, curieusement formulée, sans qu’il soit précisé quelle conséquence elle aura. Mais nous sommes fondés à penser, pour avoir lu les regrets de l’homme/dieu Anton, que cette abondance ne sera jamais « profitable », car elle est faussement utopique, ou, plus précisément, fausse parce qu’utopique. Plus intéressante est la supplique qui précède le vœu :
Je suis une bête, tu vois bien que je suis une bête. Je ne sais pas parler, on ne m’a pas appris à parler, je ne sais pas penser, ces ordures ne m’ont pas permis de penser. Mais si tu es réellement comme on raconte… toute puissante, réalisant tout, comprenant tout… Analyse ! Regarde bien en moi. Regarde mon âme, je sais qu’il y a tout ce qu’il faut. Ça doit y être. Parce que mon âme, je ne l’ai vendue à personne ! Elle est à moi, elle est humaine48 !
Redrick finit donc par s’en remettre à une « toute puissance » que rien n’atteste, une légende qui n’est autre qu’un objet singulier laissé au hasard : la « Boulle » représente de la sorte une issue par épuisement. Elle n’est pas une entité divine mais une énigme exogène. Comme si, dans un dernier sursaut dialectique, cette énigme déstabilisatrice conservait par-devers elle une solution à la problématique qu’elle a posée, en toute innocence, à l’humanité. Comme si elle pouvait, en décryptant les contradictions propres à un individu, les résoudre au bénéfice de « tout le monde », en un instant, sans passer par le détour de l’histoire. L’impasse logique de cet espoir est flagrante. La geste de Redrick, bête et homme, semble attester de la thèse de Leonid Heller selon laquelle les frères Strougatski « font de la morale le critère suprême de l’histoire », cette histoire qu’on ne peut soumettre à des lois inflexibles, fussent-elles progressistes, mais qui est « vivante, discontinue, irréductible à une forme simplifiée49. » En conséquence de quoi, elle pourrait bien aller vers le pire et ne rien promettre : ni dieu, ni progrès. Il ne reste dès lors qu’à s’en remettre à une forme d’humanisme laïque, qui n’a pas de prix et ne saurait donc être marchandé. C’est celui-ci qu’Anton expérimente lorsqu’il « sentit brusquement, avec une extraordinaire intensité, qu’il n’était pas un dieu, protégeant dans le creux de la main le ver luisant de la raison, mais un frère qui venait en aide à son frère, le fils qui sauve le père50. » La proposition est généreuse ; elle peut laisser perplexe. En 110effet, le refus de la foi en Dieu autant qu’en « la raison dans l’histoire » paraît se piéger lui-même en substituant à ces croyances l’idée d’un frère générique, gardien, par son existence même, du sursaut moral. Derrière cet appel dérisoire à l’humanité commune, on peut peut-être trouver trace de l’héritage du cosmisme auquel Yvonne Howell fait référence. Avec cette réserve toutefois que rien dans l’œuvre des frères Strougatski ne laisse imaginer qu’ils seraient séduits par un quelconque gnosticisme qui réintroduirait la positivité de la connaissance au nom d’un principe divin considéré, réflexion faite, comme plus efficace que le matérialisme historique. Néanmoins, il n’est pas improbable qu’ils retiennent de Nikolaï Fedorov une part de sa lecture, pour ainsi dire révolutionnaire, de la figure christique : celle du fils qui sauve le père. Si l’on en croit Pavlovich Peterson, Nikolaï Fedorov ne déclarait-il pas que « les grands principes de la révolution Française – liberté, égalité, fraternité – sont le produit d’une pensée peu profonde, voire d’une maladresse, puisque la fraternité ne peut résulter de la liberté d’accomplir ses caprices ou du désir envieux d’égalité ; seule la fraternité conduit à la liberté51… » ? L’idée est louable, elle rappelle évidemment le saisissement d’Anton dont nous nous sommes fait l’écho. Mais elle ne peut qu’alimenter le pessimisme. En appeler à une responsabilité individuelle, à une morale, est a priori un vœu pieux. En l’absence de tout projet politique ou même social construit, la fraternité, fût-elle socialiste, est un principe pour le moins aléatoire : il suffirait d’un seul qui ne soit pas fraternel pour que l’ordre des priorités s’en trouve immédiatement à nouveau perverti.
La proposition des frères Strougatski n’est donc pas fondamentalement originale. La thématique du désintérêt individuel – qui condamne le « caprice » autant que l’avidité – traverse la pensée occidentale d’une manière plus ou moins problématique. Elle est en effet porteuse d’une certaine radicalité d’autant plus marquée que le désintérêt se construit parallèlement à l’émergence de l’individualité moderne, fortement revendiquée, et qui alimente de fait la compétition dans le cadre d’une « économie » à la fois productive et sociale subsumant peu à peu la dynamique du politique en tant que tel. Il serait pertinent d’étudier l’historique de ce « désintérêt » si particulier à la pensée occidentale, depuis la condamnation de l’« amour pur » par une Église catholique 111garante de la légitimité du pouvoir absolutiste jusqu’à son assimilation par la pensée libérale sous le double registre de la valeur et de la cause finale. Cette dernière permet, selon un schéma kantien, de donner le désintérêt comme produit d’une sorte de déterminabilité morale qui n’est pas sans évoquer les démarches prédictives sur lesquelles se réassurent les nouvelles technologies dont la permanente urgence érode le droit, devance toutes règles – et s’en remet in fine, avec une confiance aveugle, à la « bonne volonté ». Que la langue nouvelle désigne couramment comme « bienveillance ».
Stanislas Lem explore également, dans un sens tout à fait différent, l’imbroglio problématique que pose la notion de « désintérêt », la référant plus explicitement que les frères Strougatski à un paradoxe religieux. Ainsi que nous l’avons déjà noté, il met en scène, dans Solaris, l’étrangeté d’un espace incompréhensible et exogène qui marque brutalement la limite du savoir, et avec lui, de la science. Celle-ci invalide, comme une conséquence, l’efficience du temps du progrès, d’autant plus que celui-ci n’est plus corrélé à la promesse téléologique sous-jacente de l’éternité divine. Retraçant l’histoire de la solaristique, cet effort répété pour comprendre l’océan de Solaris, Stanislas Lem décrit ainsi longuement les défaites successives de toutes les branches de la science qui jouent ici comme une sorte de dialectique du pire : après l’invalidation de la modélisation mathématique, de la biochimie ou même de l’heuristique, la solaristique réinvente la religion – dans un effort désespéré de compréhension. Le protagoniste, Kelvin, constate ainsi amèrement :
Le Contact, ce but de la solaristique, n’est pas moins vague et obscur que la communion des saints ou le retour du Messie. L’exploration est une liturgie selon les formules de la méthodologie ; l’humble travail des savants n’est que l’attente de l’Annonciation, car il n’existe pas et ne peut exister de ponts entre Solaris et la Terre. […] Du reste que peuvent attendre, que peuvent espérer les hommes d’une « liaison d’information » avec l’océan vivant ? […] c’est la Révélation que [les adeptes] attendent, une révélation qui leur expliquerait le sens de la destinée de l’homme ! La solaristique ressuscite des mythes depuis longtemps disparus ; elle traduit des nostalgies mystiques, que les hommes n’osent plus exprimer ouvertement : la pierre angulaire, profondément enfouie dans les fondations de l’édifice, c’est l’espoir de Rédemption52.
112L’analyse est intéressante à plus d’un titre. Elle dénonce en premier lieu l’un des buts inavoués de la science, ou du moins un but qui ne s’avoue que lorsque la science est acculée à une entière déroute : elle cherche à prendre le relais, sous couvert de positivité, de l’ambition des religions d’expliquer, non pas tant le monde et ses phénomènes, mais le « sens de la destinée humaine » réaffirmant au passage que sens il y a, et si possible logique, calculable – donc déterminable autant que doit l’être la morale. Ce fondamental anthropocentrisme téléologique pourrait expliquer qu’il soit à jamais impossible de dialoguer avec l’océan qui ne partage rien de l’humanité. Il n’est pas sans rappeler le paradigme faustien qui est d’ailleurs explicitement évoqué par Stanislas Lem53. En un second lieu, le sens si ardemment recherché semble toujours pointer vers une rédemption, cet éternel schéma du christianisme selon lequel « le fils sauve le père » et qui pourrait avoir, sous une forme sécularisée, fortement influencé l’idée même de la dialectique. Pour illustrer plus avant cette obsession, il n’est pas sans intérêt d’en revenir à Carl Schmitt et à son apologie des protestants flibustiers. Si ceux-ci ont eu le courage de la liberté, de l’arrachement à la terre, c’est essentiellement du fait de leur doctrine qui modifie en profondeur l’approche catholique sclérosante de la rédemption. En effet, selon Carl Schimtt, ils ont fait voile avec « la certitude d’être sauvés, et ce salut n’est autre que le sens de toute l’histoire du monde qui éclipse toute autre idée54 ». La rémanence de l’histoire – qui sera bientôt lue par l’hégélianisme et le marxisme, comme histoire de la raison – au cœur de la problématique du salut conduit notre analyse à l’aporie qu’elle cherche à circonscrire. C’est, s’il nous fallait jouer des arcanes de la dialectique, l’extériorisation du salut dans l’histoire qui scelle l’échec systématique du progrès dès lors qu’on touche à un savoir-limite ou qu’on expérimente une régression historique. Le salut, qui ne trouve plus à se résoudre synthétiquement, ressurgit comme le retour du refoulé.
Sortir de ces impossibles contradictions nécessite de faire un pas de côté, ce à quoi s’attache Stanislas Lem à la fin de Solaris qui, par maints égards, ressemble à une réécriture libératrice du récit biblique et plus précisément de la genèse. Entretenant une relation pacifiée, pour ne pas dire amoureuse, avec la pseudo Harey, Kelvin s’endort et rêve :
113J’attends. De la brume rose qui m’enveloppe un objet émerge et me touche […] je ressens ce contact comme celui d’une main et cette main me recrée. […] La caresse s’étend, j’ai un visage, le souffle gonfle ma poitrine, j’existe. Et recréé, je crée à mon tour. […] je suis redevenu vivant, je me sens une force illimitée et cette créature – une femme ? – demeure auprès de moi et nous restons immobiles55.
Cette recréation nimbée d’une étrange douceur est avant tout existentielle : le trait fondamental n’est dès lors plus « pourquoi j’existe ? » mais « j’existe » sans doute possible, et ce malgré l’échec de la raison. S’opère ici un curieux renversement de l’axiomatique cartésienne qui, à partir du doute radical, peut affirmer la pensée et de la pensée, l’existence. Pour autant, l’acceptation « sans pourquoi » proposée par Stanislas Lem n’est pas exactement de la même eau que celle développée par Heidegger à partir d’Hölderlin. Car, face à l’océan de Solaris, il n’est plus besoin de se référer à un sens, à une histoire, à une conquête, à un conflit ni, in fine, à une possession ou même à une authenticité. L’existence qui est ici visée n’est pas une ontologie pas plus que la certitude conquise n’est assimilable à une croyance. Elle est « l’immobile » sans méthode, sans non plus une parole. De la sorte, Kelvin concède : « l’unique Dieu auquel je serais porté à croire [est] un Dieu dont la passion n’est pas la rédemption, un Dieu qui ne sauve rien, ne sert à rien – un Dieu qui simplement est56. » Étant précisé que ce Dieu n’est pas l’homme, mais à tout prendre, l’océan. Le désintérêt dont il est maintenant question est plein et entier. Il s’agit de renoncer à « la mission de l’homme », autrement dit au « long cheminement historique de l’humanité ; [à] la certitude que nous avons de poursuivre cette progression ; […] [aux] sacrifices que nous sommes disposés à accomplir, [aux] difficultés que nous nous apprêtons à vaincre57. » Le désintérêt n’est plus moral mais relève de l’ordre de l’inutile (rendant au passage obsolète l’utilité du savoir qui, au cœur du projet utopique, apporte le bien-être). Cette inutilité-là ne peut être connotée négativement en ce qu’elle n’est corrélée à aucun un sens extérieur, à aucune téléologie. L’ultime désengagement vis-à-vis de la transcendance règle de facto la question du salut. Il ne s’agit plus de répondre de sa culpabilité mais d’accepter l’ineptie de ce 114qui est sans autre qualité que d’être. Kelvin, contemplant l’océan, fait l’expérience de ce pardon corollaire à l’acceptation :
Jamais je n’avais ressenti sa gigantesque présence, son silence puissant, intransigeant, cette force secrète qui animait régulièrement les vagues. Immobile, le regard fixe, je m’enfonçais dans un univers d’inertie jusqu’alors inconnu […] je m’identifiais à ce colosse fluide et muet – comme si je lui avais tout pardonné, sans le moindre effort, sans un mot, sans une pensée58.
Suspendu dans la station survolant l’océan qui, vidée de tout idéal, n’a aucun des attributs de l’utopie, Kelvin attendra désormais, peut être le retour de la pseudo Harey, peut être autre chose, armé de cette seule foi selon laquelle, éventuellement, « le temps des miracles cruels n’[est] pas révolu59 ».
Daphné Vignon
Université de Nantes
1 Isaac Asimov. My Own View. The Encyclopedia of Science Fiction, Édition Robert Holdstock, 1978.
2 Fiodor Dostoïevski. Les pauvres gens. Traduction du russe par B. de Schloezer et Sylvie Luneau. Nrf La Pléïade, Paris, 1959, p. 1159.
3 La définition est de Darko Suvin, citée par Leonid Helle. De la science-fiction soviétique. Par-delà le dogme, un univers. Traduction du russe par Anne Coldefy. L’Âge de l’homme, Outrepart, Lausanne, 1979, p. 12.
4 Ibid., p. 118.
5 Luxembourgeois qui émigre aux États-Unis en 1904, Hugo Gernsback est l’éditeur des revues Modern Electrics puis Radio News qui s’adressent à des publics amateurs de science et de technique. Il lance le fanzine Amazing Stories en 1926 puis, en 1929, le pulp Science Wonder Stories qui signe la naissance de la science-fiction.
6 Roger Bozzetto. La science-fiction. Armand Colin, Paris, 2017, p. 27.
7 Thomas Moore. Utopia. Traduction de l’anglais par Victor Stouvenel, revue et annotée par Marcelle Bottigeli. Éditions J’ai Lu, Librio. Paris, 2013, p. 66.
8 Ibid. p. 91. Nous soulignons.
9 Jean Servier. Histoire de l’utopie. Gallimard, folio essai, Paris, 1991, p. 155, 156.
10 Guy Bouchard. Philosophie et science-fiction. Vrin, Annales de l’institut de philosophie de l’université de Bruxelles, Paris, 2000, p. 56.
11 C’est de la sorte qu’Acte Sud présente, en quatrième de couverture, ce texte publié dans la collection « Exofiction ». Evgueni Zamiatine. Nous. Traduction du russe d’Hélène Henry. Actes Sud, Arles, 2017.
12 Ibid., p. 52.
13 Ibid., p. 24.
14 Louis Marin. Utopies in Politiques de la représentation. Éditions Kimé, Paris, 2005, p. 12.
15 Solaris est sorti sur les écrans en 1972 et obtient la même année le Grand Prix du Festival de Cannes, Stalker est sorti en 1979 et reçoit le Prix du jury œcuménique décerné par un jury chrétien indépendant lors du Festival de Cannes 1980. Solaris et Stalker sont disponibles en DVD aux Éditions Potemkine.
16 « Je ne me souciais presque plus de savoir qui était le “visiteur” de Snaut ou de Sartorius. Bientôt, me disais-je, nous cesserons d’avoir honte, de nous isoler. […] nous nous habituerons à leur compagnie, nous vivrons avec eux. » Stanislas Lem. Solaris. Traduction du polonais de Jean-Michel Jasienko. Denoël, folio SF, Paris, 2017, p. 140.
17 Interrogeant Kelvin sur les raisons qui l’ont amenée dans la station, la pseudo Harvey s’exclame : « qui que je sois, je ne suis surement pas un enfant. » Ibid., p. 217. Plus tard, enquêtant sur sa « qualité », elle déclare : « Chacun de vous a un… un instrument comme moi. Nous sortons de vos souvenirs, ou de votre imagination, je ne sais pas très bien. […] Alors seulement, j’ai compris que rien ne dépendait de moi, que je pouvais faire ceci ou cela, peu importe, toujours ce serait pour toi une torture. […] Qu’un instrument de torture t’aime et souhaite ton bien, cela dépasse mon entendement. » Ibid., p. 226, 227.
18 Carl Schmitt. Terre et Mer. Traduction de l’allemand par Jean-Louis Pesteil. PGDR, Paris, 2017, p. 103.
19 Ibid., p. 188.
20 Véronique Tremblay. Solaris de Stanislas Lem : la modélisation mathématique et la récursivité dans la figure de la communication impossible. In Littérature et mathématique no 68. Tangence, Paris, 2002, p. 82, 83.
21 Georges Simondon. Les encyclopédies et l’esprit encyclopédique. In Sur la philosophie 1950-1980. Puf, Paris, 2016, p. 124.
22 Stanislas Lem. Solaris. Op. cit. p. 248.
23 Ferenc Karinthy. Épépé. Traduction du hongrois par Judith et Pierre Karinthy. Zulma, Paris, 2017, p. 108.
24 René Descartes invite, en cas d’errance, à « imit[er] les voyageurs, qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d’un côté tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n’ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir ; car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt. ». René Descartes Discours de la méthode, In Œuvres Philosophiques I. Édition de Ferdinand Alquié. Bordas, Classique Garnier, Paris, 1991, p. 595.
25 Stanislas Lem. Solaris. Op. cit. p. 307.
26 Arkadi et Boris Strougatski. Stakler, pique-nique au bord du chemin. Traduit du russe par Svetlana Delmotte. Édition définitive Viktoriya Lajoye. Denoël, Folio SF, Paris, 2018, p. 284.
27 Un exemple parmi tant d’autres : https://www.tripadvisor.fr/Attraction_Review-g294474-d13096715-Reviews-Stalker_Way-Kiev.html. Les jeux vidéo sont S.T.A.L.K.E.R. : Shadow of Chernobyl, S.T.A.L.K.E.R. : Clear Sky et S.T.A.L.K.E.R. : Call of Pripyat.
28 Dmtiry Glukhovsky. Métro 2033. Traduction du russe de Denise E. Savine. Le livre de poche, Paris, 2019, p. 64.
29 Vladimir Borisof et Alexandre Loukachin. Un pique-nique aux graves conséquences. In Phénomène Stalker, L’Âge de l’homme, Lausanne, 2015, p. 18.
30 Philip K. Dick. Colonie. In Les braconniers du cosmos et autres nouvelles. Traduction de l’anglais par B et C Zimet revue et corrigée par Hélène Collon. Librio, Paris, 1998, p. 20.
31 Arkadi et Boris Strougatski. Stakler. Op, cit., p. 210.
32 Ibid., p. 194.
33 Ibid., p. 204.
34 Ibid., p. 206.
35 Ibid., p. 207.
36 Arkadi et Boris Strougatski. Il est difficile d’être un dieu. Traduction du russe par Bernadette de Crest. Édition définitive établie par Viktoria Lajoye. Denoël, Folio SF, Paris, 2018.
37 Ibid., p. 190.
38 Leonid Heller. De la science-fiction soviétique. Op. cit. p. 185.
39 Arkadi et Boris Strougatski. Il est difficile d’être un dieu. Op. cit. p. 188.
40 Ibid., p. 262.
41 Louis Marin. Utopies in Politiques de la représentation. Éditions Kimé, Paris, 2005, p. 23.
42 Isaac Asimov. Fondation 1. Traduction de l’américain par Jean Rosenthal et Pierre Billon compétée et harmonisée par Philippe Gindre. Denoël, Folio SF, Paris, 2018, p. 391.
43 Yvonne Howell. Apocalyptic realism : The science Fiction of Arkadi and Boris Stougatski. New York, University of Richmond, Peter Lang, 1994, p. 18.
44 Arkadi et Boris Strougatski. Stakler. Op, cit., p. 10.
45 Leonid Heller. De la science-fiction soviétique. Op. cit. p. 192.
46 Arkadi et Boris Strougatski. Stakler. Op, cit., p. 90.
47 Ibid., p. 282.
48 Ibid., p. 281, 282.
49 Leonid Heller. De la science-fiction soviétique. Op. cit. p. 192.
50 Arkadi et Boris Strougatski. Il est difficile d’être un dieu. Op. cit. p. 191.
51 Pavlovich Peterson cité par George M. Young. The russian cosmists. The esoteric futurism of Nikolaï Fedorov and his follower. Oxfrod University Press, 2018, p. 86.
52 Stanislas Lem. Solaris. Op. cit. p. 271, 272.
53 Ibid., p. 289.
54 Carl Schmitt. Terre et Mer. Op. cit. p. 170.
55 Stanislas Lem. Solaris. Op. cit. p. 282.
56 Ibid., p. 312.
57 Ibid., p. 253.
58 Ibid., p. 319.
59 Ibid., p. 320.
- CLIL theme: 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN: 978-2-406-09563-7
- EAN: 9782406095637
- ISSN: 2497-1650
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09563-7.p.0093
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-15-2019
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Science fiction, Roadside Picnic, Solaris, Strugatsky Brothers, Stanisław Lem, dialectic, salvation