The construction of a technoimaginary around connected tattooing
- Publication type: Journal article
- Journal: Études digitales
2018 – 2, n° 6. Religiosité technologique, II - Authors: Boutet-Diéye (Annabelle), Sarré-Charrier (Mathilde)
- Pages: 77 to 92
- Journal: Digital Studies
La construction
d’un techno-imaginaire
autour du tatouage connecté
Dans les sociétés occidentales, en quelques décennies, le tatouage permanent est passé du statut de stigmate social ou d’e/ancrage identitaire, à celui d’art institué avec ses évènements, ses stars et ses collectionneurs. Autrefois emblème de la contre-culture ou de la marginalité, il fait désormais partie de la culture de masse ainsi qu’en atteste le succès d’évènements comme le Mondial du tatouage à Paris.
Le tatouage est un dessin, qui peut être composé d’images, de textes et/ou de chiffres. Il est permanent lorsqu’il est effectué dans le derme, par l’injection de pigments ; il est éphémère et ne dure que quelques semaines au plus lorsqu’il est exécuté sur la surface de la peau grâce à des colorants naturels ou chimiques ou à des supports collants.
Qu’il soit pratiqué de manière traditionnelle ou artistique, nous posons le postulat que le tatouage est un dispositif techno-imaginaire en ce qu’il est un objet technique à la fois fonctionnel et fictionnel : il est simultanément instrument et imaginaire1. En effet, la force des tatouages est « d’augmente[r] et [d’]amplifier l’action humaine » mais aussi de « crée[r] un monde artificiel [qui] métamorphose un monde naturel2 ». En occident, la diffusion du tatouage a largement bénéficié du dermographe électrique qui a remplacé le douloureux tatouage à la main. En outre, ces dispositifs techno-imaginaires, dont la première caractéristique est la matérialité corporelle, sont porteurs d’une dimension symbolique et stimulent chez chacun·e un imaginaire peuplé de marins, de bad boys, d’explorateurs aventuriers mais aussi de bagnards et de marginaux.
78Mais pouvons-nous affirmer que l’introduction de la technologie dans la pratique du tatouage est un gage de démocratisation et d’acceptabilité ?
Parallèlement, nous nous interrogeons sur une éventuelle percée des acteurs du numérique dans ce monde codifié et ritualisé. Un état de l’art montre, en effet, que des start-up ainsi que des chercheurs de l’Institut de Technologie du Massachusetts (MIT), des départements de l’innovation des GAFAM3 et d’entreprises de cosmétiques s’intéressent aux potentialités du tatouage qu’ouvre l’adjonction de composantes et de fonctionnalités techniques. Avec l’envolée des objets connectés, des projets se développent autour des supports et des matériaux, des capteurs et des encres.
Nous pourrions opposer les techniques connectées, symbolisant la modernité, aux techniques tégumentaires, symboles de l’archaïsme. Au contraire, nous posons l’hypothèse selon laquelle les tatouages sont des systèmes symboliques avec des fonctions rituelles que leur origine soit traditionnelle, occidentale ou technologique. Cela signifie que chaque élément est important pour ses qualités intrinsèques : la personne tatouée, l’officiant·e, l’objet tatoué, l’emplacement du tatouage, le matériel et la technologie utilisés, le cadre social et les circonstances.
Fondé sur l’analyse des présentations de dispositifs interactifs à même la peau et sur la conduite de douze entretiens semi-directifs, notre article porte sur les imaginaires que suscitent les perspectives de technoligisation du corps. Les entretiens ont été réalisés lors du Mondial du tatouage à Paris en mars 2018 et lors du Forum des usages à Brest en juillet 2018. Il s’agit de deux contextes d’enquête différents, choisis à dessein en ce qu’ils s’inscrivent pleinement dans leur monde respectif : le premier évènement est dédié au tatouage pratiqué dans les sociétés occidentales, le second aux usages coopératifs en lien avec les technologies numériques. Le corpus a été analysé selon trois axes : les usages réels ou envisagés du tatouage ; les perceptions et opinions et les imaginaires, justifiant ou disqualifiant ces pratiques.
Quant aux dispositifs connectés, nous avons étudié des projets à des stades de développement différents : alors que trois sont déjà commercialisés, les autres sont encore en cours d’expérimentation dans leurs laboratoires respectifs, étant entendu que deux d’entre eux au moins ont été stoppés après un premier prototypage. Ce sont les questionnements qu’ils soulèvent qui ont retenu notre attention.
79Afin de dérouler notre propos, nous présentons, dans un premier temps, les projets qui ont retenu notre attention selon un axe chronologique qui relie symboliquement les tatouages thérapeutiques de l’homme d’Otzï aux tatouages porteurs de fonctionnalités numériques ou biotechnologiques. Ensuite, nous explorons comment tradition, modernité et technologie relient des pratiques de marquage du corps dans leurs fonctions. Enfin, dans une démarche prospective, nous décrirons comment l’imaginaire entre en jeu et permet d’appréhender l’avenir.
D’Otzï à Dermal Abyss :
5300 ans de rencontre du tatouage
et de la technologie
Le tatouage est une forme d’expression iconographique qui raconte des histoires individuelles et collectives. Il remplit des fonctions médicales et protectrices, spirituelles et magiques, sociales et inclusives, identitaires et revendicatrices, infamantes et désocialisantes.
Les projets et pratiques de tatouage qui ont retenu notre attention dans le cadre de ce travail permettent de tracer une ligne imaginaire reliant Otzï à Dermal Abyss : deux pratiques du tatouage ayant une fonction thérapeutique, distants de 5 300 ans.
Les tatouages médicaux
à vocation curative et préventive
Nombre de sociétés qui ont intégré le tatouage dans leur culture confèrent à cette pratique des fonctions thérapeutiques ou prophylactiques. En général, le soigneur intervient soit directement sur le siège de la douleur, soit en suivant un réseau anatomique afin de faciliter, de détourner ou de bloquer la circulation des fluides jugés bénéfiques ou nuisibles. De même, lorsque le tatouage est appliqué par un sorcier ou un chaman, il a des vertus magiques permettant de se prémunir contre le mauvais œil, ou d’invoquer des esprits tutélaires et protecteurs. La découverte du corps d’Otzi a ainsi mis en lumière des pratiques 80thérapeutiques reposant à la fois sur le tatouage, l’acupuncture et la scarification des os4.
Dans tous les cas, l’officiant·e mobilise un savoir-faire, des techno-imaginaires et des outils spécifiquement élaborés pour prodiguer cet acte de soin ou de protection. La personne qui recourt à son art est persuadée de la valeur symbolique du système qui repose sur la cosmologie du groupe auquel ils appartiennent l’un et l’autre.
Le tatouage permanent de symboles numériques
La pratique occidentale du tatouage produit une iconographie agrégeant des références symboliques d’origines variées et diffusant une force dans l’imaginaire des personnes. Le tatouage biomécanique en particulier est un mélange de motifs et d’éléments mécaniques, biologiques, organiques, inspiré notamment de l’imagerie de la science-fiction. Les tatoueurs qui pratiquent ce style sont capables d’imaginer des concepts très proches de la biomécanique scientifique, donnant à la partie du corps tatouée une allure de robot ou de machine.
Il existe également des tatouages de symboles liés au techno-imaginaire numérique comme des codes QR, des codes-barres ou des symboles du bitcoin. Ainsi, le tatouage d’un code QR pouvant être lu et interprété par un smartphone donne accès à des contenus multimédia modifiables par son détenteur. Sa réalisation doit être effectuée avec grande précision au risque d’être illisible par le lecteur. Il est également possible d’associer de la réalité augmentée au tatouage pour qu’il s’anime ou d’introduire un implant sous-cutané.
Au fil de nos recherches, nous avons identifié deux usages courants de ces types de tatouage : ils peuvent être un moyen de se présenter et de transmettre des données personnelles ou se présenter comme une déclinaison du body marketing qui consiste à utiliser le corps comme support publicitaire. En d’autres termes, la fonction première de cette pratique est la communication. Mais, au-delà, pouvons-nous y voir une manière d’affirmer une identité ou de créer un homme augmenté ?
C’est avant tout une question de représentation et d’imaginaire. En effet, les personnes que nous avons reçues en entretien ne manifestent 81pas un fort engouement pour le code QR. Au contraire. Ils l’interprètent au mieux à la manière des street-artists qui ont détourné le code-barres pour dénoncer l’aliénation de la société de consommation ou à la manière des auteurs de fiction qui mettent en scène ce type de marquage pour alerter contre les dérives totalitaires et déshumanisés de nos régimes politico-économiques. Au pire, certains le comparent au tatouage des Juifs dans les camps de concentration.
Les tatouages à reconnaissance d’image
Nous avons étudié deux projets aboutis, reposant l’un et l’autre sur des techniques de reconnaissance d’images : Soundwave Tattoos et My UV Patch. L’intérêt de ces projets est dû aux fonctionnalités et aux fonctions proposées par les concepteurs. Ces dispositifs permettent de lire, d’analyser et de transmettre des données personnelles ou biomédicales à l’instar des dispositifs de codes QR présentés évoqués ci-dessus.
En 2017, le tatoueur Nate Siggard crée le premier tatouage permanent sonore, le Soundwave Tattoos ; il est à présent proposé par la société Skin Motion qui a développé une application en réalité augmentée permettant d’écouter le son associé à chaque tatouage. L’utilisateur envoie le message souhaité à l’entreprise qui le transforme en onde sonore. Ensuite, l’image est lue via un smartphone grâce à l’application Skin Motion : le son correspondant est émis par un lecteur audio, du type Media Player de Windows. S’il est possible d’associer n’importe quel son à un tatouage, seul un tatoueur référencé par Skin Motion peut l’exécuter.
Jusqu’à présent, l’usage que nous avons observé de ces dispositifs est d’ordre mémoriel : il s’agit de se souvenir de la voix d’un être cher ou d’un extrait sonore auquel on tient. Cet usage associe donc la fonction mémorielle du tatouage à une fonctionnalité numérique. En ce sens, à l’instar des sociétés de tradition tégumentaire, la pratique occidentale du tatouage participe d’une démarche de mémorisation des évènements, « Le corps devient archive de soi5 ». Mais, alors qu’une telle démarche est entièrement collective au sein des sociétés de tradition tégumentaire, elle est avant tout individuelle dans nos sociétés.
82Proposé par L’Oréal en 2016, My UV Patch est un dispositif de capteurs permettant de surveiller le temps d’exposition aux rayons ultra-violets. C’est un tatouage éphémère, à coller sur la peau, en forme de cœur bleu. Positionné à son lancement sur le marché du soin de la peau, il participait des campagnes d’information aux risques d’exposition au soleil. À ce titre, il était associé à des produits de protection solaire pour les enfants ou les personnes à peaux sensibles. Il était distribué gratuitement entre 2016 et 2017 sur le site de la marque ou en pharmacie. Suite à cette expérimentation, sa production a été arrêtée. Néanmoins, il a ouvert la voie à un projet associé aux pratiques de l’onglerie. Nous avons retenu ce projet malgré son échec relatif car il montre comment l’industrie des cosmétiques s’intéresse à l’association des dispositifs interactifs et des tatouages.
Tatouages interactifs ou connectés
Nous nous intéressons à présent à des projets de tatouages porteurs de composants et de fonctionnalités numériques ou biotechnologiques pour lesquels les concepteurs recherchent un esthétisme comparable à l’art des tatouages. Trois projets ont retenu notre attention, bien qu’ils soient encore à l’état de prototype.
DuoSkin est un prototype présenté par l’Institut de Technologie du Massachusetts (MIT) et le département de recherche de Microsoft6. Les dispositifs correspondants, directement appliqués sur la peau, sont fabriqués à partir de feuilles d’or retenues non seulement pour leur malléabilité mais également pour leur proximité avec l’esthétique des tatouages-bijoux temporaires. Fonctionnant telle une interface Humain-Machine, DuoSkin permettrait aux utilisateurs de contrôler leurs appareils mobiles, d’afficher, de stocker et de transmettre des informations à même leur peau, tout en en affichant un style personnel. Il servirait également de capteur d’activités grâce à un relevé des données physiologiques. Présenté en 2016, DuoSkin a depuis disparu des publications spécialisées. Cependant, ce projet illustre la convergence des fonctions et des fonctionnalités entre tatouage et objet connecté que nous souhaitons interroger. En effet, il associe l’esthétisme du tatouage-bijou à 83la performance des technologies numériques. En outre, eu égard aux fonctionnalités suggérées lors du prototypage, il ouvrait la porte à tout un techno-imaginaire de l’homme augmenté, voire de l’acculturation du corps et de la machine.
Depuis le début des années 2010, plusieurs universités américaines ont publié les résultats de travaux portant sur des dispositifs associant des caractéristiques de tatouages éphémères à des composants électroniques : nous avons retenu ceux de l’Université d’Austin au Texas ainsi que l’Epidermal Electronic System (EES) de l’Université de l’Illinois. Équipés de circuits électroniques, de capteurs, de détecteurs, de transmetteurs, ces dispositifs pourraient mesurer et transmettre des paramètres vitaux mais également des émotions, grâce à la captation des émissions du cerveau ou des vibrations de la voix. Ils pourraient de plus diffuser des agents actifs ou servir d’interface humain-machine.
La réalité technologique semble ici rejoindre la réalité traditionnelle : les tatouages hight-tech s’affirment comme des systèmes techno-imaginaires curatifs ou préventifs comme l’ont été nombre de leurs prédécesseurs.
Des chercheurs de l’Institut de Technologie du Massachusetts (MIT) ont présenté le Dermal Abyss en septembre 20177. Grâce à l’introduction, dans l’encre, de bio-senseurs capables d’évaluer la qualité des substances présentes dans le sang, ce dispositif change de couleur en fonction de données biophysiques dans le corps. Par exemple, le capteur de pH varie du violet au rose et le capteur de glucose du bleu au brun. Son utilisation est envisagée pour les personnes souffrant de maladies chroniques telles que les diabètes, en remplacement de protocoles souvent lourds et douloureux. Il est aujourd’hui en phase de proof of concept. Ainsi, le Dermal Abyss ouvre des perspectives d’association des nanotechnologies et de l’esthétique du tatouage.
84Du tatouage Maori à Dermal Abyss :
une convergence des fonctions ?
Le tatouage est une forme d’expression iconographique qui raconte des histoires individuelles et collectives, amoureuses, guerrières, spirituelles mais aussi économiques.
Les projets que nous avons étudiés montrent que la convergence entre tatouage et objets connectés s’inscrit dans une tendance forte d’incorporation de la technologie. Nous souhaitons poursuivre la discussion à travers deux constatations. D’une part, les pratiques tégumentaires actuelles sont au cœur de l’émancipation des corps vis-à-vis des institutions sociales grâce et au profit des sciences et des technologies lesquelles, en retour, proposent des alternatives à la sacralité religieuse des corps. D’autre part, le mouvement s’inscrit dans une convergence des fonctions des pratiques tégumentaires et traditionnelles et des pratiques actuelles et connectées.
Le tatouage entre institutions sociales et technologies
Les études sur les pratiques de marquage du corps révèlent la part de leurs fonctions religieuses, magiques ou spirituelles. Dans tous les cas, elles endossent une fonction sociale : relier le corps individuel, souvent placé au second plan, au corps cosmologique et collectif qui a la primauté. À ce titre, dans les rites d’initiation, le marquage a un double sens. D’une part, il signifie que la personne a franchi une étape et est entrée dans un cercle d’initiés ; d’autre part, il grave de manière indélébile son appartenance à la communauté et à ce qui compte pour elle : son histoire, ses attributs, ses règles et leur respect.
Au contraire, dans les sociétés placées sous l’influence des religions du Livre, le marquage et la modification des corps ont toujours été bannis et pourchassés car la modification du corps est une atteinte directe à l’omnipotence de Dieu et à la sacralité de sa créature. A contrario, elle est une manière d’exprimer la volonté de se mettre en marge des institutions sociales, en premier lieu desquelles la religion. En a découlé une déqualification des personnes et des sociétés qui pratiquaient les tatouages ; à l’extrême, le marquage des corps est devenu une forme de châtiment, de marginalisation, de deshumanisation.
85Nées de la rencontre entre les traditions tégumentaires et les traditions subversives européennes, les pratiques actuelles du tatouage véhiculent un imaginaire complexe. Ainsi, le marquage indélébile de la chair produit des effets au-delà de la seule esthétique iconographique. Car, pour qu’il produise une réflexion identitaire, le tatouage doit se manifester au sein de relations sociales. Si l’apparence est une clé pour reconnaître des caractéristiques d’une personne invisibles à l’œil nu, ce sont les conventions sociales qui produisent l’interprétation de cette apparence. Autement dit, si l’iconographie du tatouage raconte une histoire individuelle, les conventions sociales donnent un sens au système symbolique global. Il est l’expression de « cristallisations d’expériences [personnelles,] interactives et collectives8 ». C’est la raison pour laquelle les propos recueillis lors des entretiens que nous avons menés soulignent l’ambivalence de la démocratisation de la pratique : cette démarche éminemment individuelle se trouve facilitée du fait que le regard de la société est devenu plus tolérant. Pour Stéphane Lo Sardo, la pratique se développe parce que le culte de l’image produit un effet miroir : le regard de celui qui regarde celui qui regarde se réfracte à l’infini.
Aujourd’hui, le statut du corps est le résultat de trois mouvements. Avec la sécularisation de la société, la religion n’est plus le seul système d’explication du monde : la raison, puis la médecine, et à présent la technologie ont pris une place prépondérante dans la définition du statut du corps et de ce qui peut en être fait. L’individualité prend la place du collectif. Enfin, le corps permet l’expression de cette individualité face, contre ou conformément aux prescriptions du collectif.
Dans ces conditions, les progrès techniques et scientifiques participent et bénéficient de ces mouvements. Assujetti à des lois cherchant à supprimer la maladie, la dégénérescence, le handicap, la disparition, le corps n’est plus un sanctuaire, sacré et tabou parce que créature divine. Il est objet de culte parce que créature techno-imaginaire. Il devient un artefact, c’est-à-dire un objet fabriqué ou fabricable par l’être humain ; soumis à sa volonté pour le modeler, le modifier ou l’augmenter. La convergence des dispositifs connectés et des pratiques du tatouage s’inscrit dans ce techno-imaginaire dont le but est un humain meilleur.
86Vers une convergence
des systèmes techno-imaginaires tégumentaires ?
Dans les sociétés traditionnelles, l’officiant·e occupe une place spécifique, non en tant qu’artiste, mais comme passeur de l’histoire, de la mémoire et donc de la cohésion du groupe. C’est pourquoi, chaque société a développé son propre techno-imaginaire tégumentaire. La personne tatouée acquiert un nouveau statut dans le groupe (rite d’initiation) ou bénéficie des bienfaits du rituel (tatouage médical ou de protection). Symboliquement, elle reçoit quelque chose qu’elle n’avait pas avant le marquage : un statut, du pouvoir, de la force. À ce titre, le matériel a la même charge symbolique que l’officiant·e et l’iconographie.
Au contraire, les pratiques occidentales du tatouage sont une démarche non cultuelle, où la mécanique et la chimie ont été introduites dès le xixe siècle. Dès lors, nous pourrions en déduire que la démarche n’a rien de symbolique et opposer l’archaïsme des unes à la modernité des autres. Cependant, nos entretiens montrent que la pratique du tatouage est porteuse d’une charge imaginaire en lien direct avec les fonctions ancestrales. C’est pourquoi nous soutenons que les pratiques occidentales sont également des systèmes techno-imaginaires où chaque partie produit du sens. Ainsi, Stéphane, 62 ans, est attaché à la symbolique qu’il a choisie, comme Romain, 27 ans, pour qui elle est quasi-ésotérique ; alors que pour Fabien, 50 ans, c’est l’histoire qu’il raconte qui importe. L’imaginaire mêle des références empruntées aux traditions européennes et non-européennes, positives ou négatives. Pour ceux qui la plébiscitent, le tatouage est synonyme d’exotisme, de voyage et d’évasion. Il peut être associé à des postures identitaires et de distinction, en ce qu’il se réfère à un imaginaire peuplé de mauvais garçons, de rockers et de prostituées. Ceux qui désapprouvent le tatouage l’associent à des images de déviance (Philippe, 66 ans) ou expriment une forme de dégout à l’évocation du marquage de la peau (Anita, 45 ans). Au reagrd de ces témoignages, le tatouage est à la fois un signe culturel, un signifiant flottant et une marque statutaire et identitaire, pour le tatoué, pour le tatoueur et pour tous ceux qui le voient. Le motif tatoué, sa taille, son emplacement sont le résultat d’une négociation entre le client et le praticien : il indique une convergence de la posture de l’un et des conseils, du savoir-faire et de la signature de l’autre.
87C’est pourquoi nous énonçons l’hypothèse que les tatouages interactifs participent de la rencontre des systèmes symboliques traditionnels et technologiques. Ils seraient, de la sorte, l’expression d’un techno-imaginaire du corps porté par les concepteurs, les porteurs et les prescripteurs, à travers une convergence des fonctions et des fonctionnalités.
De ce fait, la convergence des technologies numériques et des pratiques tégumentaires suit trois axes. Les concepteurs assument la recherche d’un objet esthétique supportant la publicité, à l’inverse de dispositifs comme les patchs qui sont conçus pour leur fonction médicale ou les implants qui sont, par définition, invisibles. Par ailleurs, dans le droit fil de la pratique des tatouages traditionnels, nous avons relevé un important investissement touchant la santé, les biotechnologies et par extension le bien-être. À cet égard, lors des entretiens, les personnes qui étaient a priori défavorables au tatouage ont nuancé leur position à l’évocation de projets tels que Dermal Abyss qui proposent de soulager des malades. Enfin, le troisième axe consiste à faire du corps une extension ou, pourquoi pas, une fonctionnalité de la machine. DuoSkin, par exemple, propose de transformer la partie du corps recouverte en une interface humain-machine. De même, le tatouage du code QR invite le porteur à modifier l’apparence de son corps grâce à la réalité augmentée. Comme le souligne Brigitte Munier, « la culture populaire paraît obsédée par la représentation d’un corps humain surpuissant et standardisé », possédant la force des robots, la plasticité des super-héros, l’invulnérabilité des cyborgs et, pour la plupart, leur immortalité9. Et le techno-imaginaire tégumentaire répond à cette obsession.
Présent-Futurs : Imaginaires autour de dispositifs d’hybridation techno-corps
Notre analyse s’appuie sur les dispositifs d’hybridation techno-corps qui font l’objet d’usages émergents que ce soit au stade de projets 88expérimentaux ou bien d’usages embryonnaires dans une perspective prospective. Nous questionnons « les imaginaires au pluriel » des concepteurs, des utilisateurs et des médiateurs10.
Tatouages connectés : une bissociation fertile
pour les imaginaires des concepteurs
La notion de tatouage connecté est fortement utilisée pour communiquer sur ces usages et projets en émergence. Ainsi, une présentation du DuoSkin sur Arte TV s’intitule « tatouage connecté », expression reprise, dans une perspective de maintien de la santé, au sein d’une communication sur Dermal Abyss. Toutefois Dermal Abyss est un dispositif interactif autonome. L’expression tatouage connecté est à la croisée de deux univers distincts et constitue en ce sens une bissociation (le terme a été forgé par Arthur Koeslter et consiste à associer deux cadres de références ou univers parfois étrangers) porteuse d’une multiplicité d’imaginaires entre l’univers du tatouage et celui des nouvelles technologies. S’il semble plus juste de présenter ces tatouages comme interactifs plutôt que comme connectés, la connectivité caractérise néanmoins les techno-imaginaires mobilisés par les discours émanant des acteurs qui les conçoivent ou qui en font la communication proposant ainsi des dispositifs inédits.
La majorité de ces dispositifs est dépendante d’autres technologies telles qu’un lecteur, une application sur un smartphone, voire d’objets connectés. DuoSkin est en lien avec d’autres dispositifs extérieurs au corps humain tels que des objets connectés. My UV Patch est composé d’un tatouage temporaire mesurant l’exposition solaire (donnée extérieure au corps humain) en lien avec une application sur un smartphone. Le Soundwave Tattoos en nécessite également une pour déclencher, au contact de l’image du tatouage, un contenu audio. Concernant le code QR, il y a plusieurs possibilités puisque les tatouages correspondants peuvent être permanents ou temporaires, fonctionnels ou non. Dans le premier cas, il nécessite une application de lecteur de code QR, le plus souvent sur smartphone ; dans le second cas, le tatouage est indépendant d’autres dispositifs, au même titre que le tatouage classique permanent, puisqu’il n’y a pas d’autres technologies impliquées. C’est également le 89cas de Dermal Abyss fondé sur un procédé d’encre intelligente. Il se suffit à lui-même puisque c’est l’encre qui change de couleur en fonction de paramètres tels que le glucose. Ces éléments mettent en exergue la multiplicité des possibilités applicatives qu’ouvrent les notions de connexion et de tatouage interactif. Ils interrogent par ailleurs l’autonomie ou la dépendance de l’usage si celui-ci implique une interaction avec un système plus global ou une application technologique tierce.
La combinaison de l’univers du tatouage, permanent ou temporaire, avec celui des nouvelles technologies est très riche sur le plan conceptuel. Les dispositifs étudiés dans le cadre de ce travail sont pour certains des signaux faibles et pour d’autres des usages embryonnaires. D’autres projets à la croisée de ces deux univers sont donc susceptibles de voir le jour en particulier en lien avec des recherches en électronique flexible, en robotique, en nanotechnologies ou autour de la réalité augmentée.
Les usages futurs associant les tatouages et le numérique
Les personnes interviewées dans le cadre du Forum de Brest ont manifesté un intérêt très fort pour Dermal Abyss. Stéphane, par exemple, remarque que ce dispositif « permet d’éviter de se piquer le doigt tout le temps ». Sur ce terrain, les personnes interrogées ont également imaginé des usages en lien avec d’autres dispositifs interactifs. Ainsi, Rémi évoque de possibles applications utiles aux défavorisés. Le Soundwave Tattoos pourrait ainsi « aider les migrants à communiquer » alors qu’un « tatouage invisible permettrait aux orphelins de retrouver leurs origines ». Stéphane trouve le code QR très adapté aux besoins des personnes atteintes d’Alzheimer parallèlement qu’il développe plusieurs idées d’applications ludiques au service de l’évènementiel dont une permettrait de garantir la sécurité d’un festival. Les imaginaires associés au ludique et au gadget sont stimulés par les dispositifs temporaires. L’un d’eux, combinaison d’un tatouage temporaire et d’un code QR, était d’ailleurs présenté dans le cadre du forum des usages coopératifs et plus spécifiquement dans leur dimension numérique.
Toutefois, les interviewés ont émis dans un second temps des réserves venant modérer la pertinence des idées émises : ils ont en particulier mentionner les impacts que pourraient avoir de tels dispositifs en ce qu’ils facilitent l’identification, la surveillance et le suivi des individus selon une logique qui renvoie à l’imaginaire de 1984 de Georges 90Orwell ou bien à celui de la deuxième guerre mondiale. La possibilité de pouvoir accepter ou non d’être doté de tels dispositifs est également évoquée : ils supposent en effet d’entrer dans un système, s’appuyant sur un tatouage permanent ou temporaire. Les interviewés ont ainsi mis en évidence des questions éthiques en anticipation de risques futurs ou de renversements de situation au cœur des techno-imaginaires. De la sorte, Rémi nous dit que si le Dermal Abyss se développe dans le futur et est connu de tous, alors « un banquier pourrait refuser un prêt à une personne qui le porte » car elle serait stigmatisée comme « malade ».
Concernant les évolutions sociales, Rémi entrevoit une société future se déployant dans une « ville monde » où les personnes seraient de plus en plus connectées à même le corps. Le « téléphone sera directement sur le corps » nous dit-il. Stéphane, quant à lui, décrit une société où l’image sera d’autant plus importante que la technologie sera au plus près du corps humain : dans peu de temps « on n’aura plus de clavier, écran, souris ». Il juge probable le développement de systèmes permettant de communiquer à même la peau.
Le monde du tatouage traditionnel
refuse le lien entre tatouage et technologie
et voit l’essor de la créativité artistique
Les réactions des interviewés à l’occasion du Mondial du tatouage sont catégoriques : le lien entre technologie et tatouage ne les intéresse pas. Les dispositifs interactifs ne sont pas considérés comme relevant de l’art du tatouage et font l’objet d’un rejet systématique. « Ça ne m’intéresse pas ! Moi, c’est visuel, je collectionne le tatouage, je collectionne les images (Fabien 50 ans) ». Assimilés à des gadgets, les dispositifs paraissent renvoyer à une approche inutile ou purement mercantile. Sandro, 51 ans, témoigne : « Je n’ai pas besoin d’avoir de la technologie dans mon tatouage. C’est uniquement du business je n’ai pas besoin de connexion ». Si les interviewés n’imaginent pas la percée d’acteurs des technologies dans le monde du tatouage, il convient toutefois de s’interroger sur ce monde en évolution.
L’apprentissage du tatouage se fait de façon informelle dès lors qu’un maître tatoueur accepte de transmettre ses savoirs et son savoir-faire à un·e apprenti·e sur une durée de plusieurs années. L’évolution du monde du tatouage se joue ainsi à la croisée de deux générations aux savoirs 91complémentaires. « Les anciens ont appris sur le tas et les jeunes ont souvent fait une école d’art et il y a un échange avec le maître » précise Elsa, 26 ans.
Effectivement, la créativité artistique s’exprime à plusieurs stades du tatouage. Tout d’abord il y a celle du tatoueur qui exprime son art graphique. Il y a ensuite celle du tatoué qui imagine un dessin. Entre le tatoué et le tatoueur s’instaure alors une co-créativité : ce processus débute par le choix de ce dernier – choix éclairé par sa renommée ou son style. Il se poursuit par des échanges entre tatoueur et tatoué afin de négocier le dessin ou de garantir leur compréhension mutuelle. Stéphane souligne l’importance de la recherche du tatoueur : celui-ci doit correspondre à l’univers de la personne qui va porter le tatouage. Le processus s’achève enfin par la réalisation du tatouage et son port sur le long terme que celui-ci soit affiché avec fierté ou que le tatoué fasse à terme le choix de le recouvrir par un autre motif. « J’étais jeune, je ne connaissais pas le monde du tatouage et le premier tatoueur s’est énervé, alors c’est un autre qui m’a fait ce tatouage et après je l’ai recouvert » témoigne Fabien, 50 ans. Les personnes interviewées ont indiqué préférer le recours à un cover – par définition créatif – plutôt qu’au détatouage.
La majorité des dispositifs d’hybridation technocorps présentés ont des caractéristiques opposées à l’expression de la créativité du tatouage classique : la signature de l’artiste tatoueur à travers son style graphique ; la liberté du choix du motif par le tatoué. Les dispositifs interactifs comportent en effet de fortes contraintes de réalisation graphique. Certains renvoient davantage à l’imaginaire d’une charte graphique ou d’un code qu’au style d’un artiste. La créativité du tatoueur comme du tatoué est ainsi limitée par l’identité de la marque et par les contraintes de fonctionnement techniques. Ainsi, le code QR fonctionnel, dont la réalisation doit être extrêmement rigoureuse pour autoriser sa lecture, ne laisse pas de place à la créativité graphique du tatoueur. De la sorte, le Soundwave Tattoos respecte des caractéristiques techniques pour répondre aux contraintes de reconnaissance de l’image (la taille et emplacement sur le corps sont à ce titre déterminants) et pour respecter les standards fixés par l’image de marque (qui renvoie à l’imaginaire d’un tatouage sonore (en l’espèce, le dessin est une onde sonore). La signature associée est celle de la marque Sound motion et non du tatoueur en tant qu’artiste.
92Au regard de ces contraintes, le Dermal Abyss fait figure d’exception. Il a tout d’abord ceci de particulier qu’il s’inscrit dans le champ de la santé et présente une utilité pour les personnes diabétiques. Il s’agit également du seul dispositif dont le dessin laisse entrevoir une possibilité créative qui s’exprime à travers l’injection d’une encre dans le derme. Car si cette encre interactive est amenée à changer de couleurs en fonction de certains paramètres, elle est également source de créativité. Le Mondial du tatouage est dédié aux tatouages « pour la vie » selon Elsa. Les dispositifs temporaires y ont été perçus comme des gadgets qui n’ont rien à avoir avec l’art du tatouage. Ainsi, le DuoSkin qui comporte aussi une liberté artistique n’a pas retenu l’attention.
Dermal Abyss est le seul dispositif présenté qui partage trois caractéristiques du tatouage traditionnel que nous venons d’évoquer : la liberté artistique du dessin, l’encrage dans les couches profondes de la peau et l’autonomie d’usage.
Le monde du tatouage permanent, issu de la contre-culture, a évolué par l’intégration toujours plus marquée d’un savoir-faire artistique via la création de graphismes originaux. Poursuivant sa métamorphose, n’est-elle pas susceptible, à l’avenir, de faire la place à certains dispositifs technologiques qui permettent une liberté artistique ?
Annabelle Boutet-Diéye
IMT-Atlantique
Mathilde Sarré-Charrier
Orange/XDLab/SENSE
et CNAM/LIRSA
1 Pierre Musso, Techno-imaginaire et innovation technologique, La Médiathèque, Institut des Hautes Études pour la Science et la Technologie, 2014, p. 3.
2 Ibid., p. 2.
3 Google-Amazon-Facebook-Apple-Microsoft
4 Voir Luc Renaut, Les tatouages d’Ötzi et la petite chirurgie traditionnelle, L’anthropologie, 108, 2004, p. 75 et Alain Beyneix, Une médecine du fonds des âges : trépanations, amputations et tatouages thérapeutiques au Néolithique, L’anthropologie, 119, 2015, p. 65.
5 David Le Breton, Signes d’identité. Tatouages, piercing et autres marques corporelles. Paris, Éditions Métaillé, 2002, p. 113.
6 Hsin-Liu Kao Hsin-Lui et al., « DuoSkin : rapidly prototyping on-skin user interfaces using skin-friendly materials », In Proceedings of the 2016 ACM International Symposium on Wearable Computers, ISWC ‘16, Heidelberg, Allemagne, du 12 au 16 Septembre 2016, p. 16-23.
7 Katia Vega et al., « The dermal abyss : interfacing with the skin by tattooing biosensors. », Proceedings of the 2017 ACM International Symposium on Wearable Computers, ISWC ‘17, Maui, Hawaii, du 11 au 15 septembre 2017, p. 138-145.
8 Sébastien Lo Sardo, « De chair, d’encre et de quotidien : Une ethnographie du corps tatoué ». In Techniques & Culture, 2009/2, 52-53, p. 294.
9 Brigitte Munier, « Le Golem ou les vertiges d’un homme fabriqué », In Technocorps. La sociologie du corps à l’épreuve des nouvelles technologies, Paris, Éditions François Bourin, 2014, p. 103.
10 Pierre Musso, Laurent Ponthou, Éric Seulliet, Fabriquer le futur 2 : l’imaginaire au service de l’innovation, Paris, Pearson Éducation France, 2007, p. 47.
- CLIL theme: 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN: 978-2-406-09563-7
- EAN: 9782406095637
- ISSN: 2497-1650
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09563-7.p.0077
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-15-2019
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Connected tattooing, digital technologies, anthropology, technoimaginary, hybridization