Sens du travail, bonheur et motivation Philosophie du management
- Publication type: Journal article
- Journal: Entreprise & Société
2018 – 1, n° 3. varia - Author: Comte-Sponville (André)
- Pages: 187 to 219
- Journal: Business & Society
SENS DU TRAVAIL,
BONHEUR ET MOTIVATION
Philosophie du management
André Comte-Sponville
Le titre de mon texte en indique assez l’objet. Et le sous-titre, le public auquel je m’adresse : « Philosophie du management », donc philosophie pour les manageurs. Un métier vraiment difficile. J’entends bien qu’il y a peu de métiers absolument faciles. Mais le métier de manageur est particulièrement difficile : parce que votre travail, c’est de faire travailler les autres ; et les autres, travailler, « ils préféreraient pas ». Parce que ce qu’ils cherchent, eux, d’ailleurs fort légitimement, ce n’est pas le travail ; c’est le bonheur. Pas de chance : ce que le manageur leur propose, ce n’est pas du bonheur, c’est du boulot ! Il semble qu’il y ait maldonne dès le départ ; et c’est cette maldonne qu’un management bien conduit doit se donner pour but de lever.
D’ailleurs, à bien y regarder, ce que cherche l’entreprise, sauf exception, ce n’est pas non plus le travail : c’est le profit ou la rentabilité. Ce n’est pas un scandale, ni une faute morale ; c’est une nécessité. Qu’il y ait des exceptions, je ne l’ignore pas. « La finalité de l’entreprise, me dit un jour un patron, c’est la finalité de l’actionnaire. » J’en suis d’accord. La propriété, nous dit le Code civil, est « le droit de jouir et disposer » de ce qu’on possède, dans le respect de la loi, cela va de soi, mais quel que soit le but que l’on vise. Et rien n’interdit que tel actionnaire mette par exemple la pérennité de son entreprise plus haut que sa profitabilité. C’est souvent le cas dans le capitalisme familial : on veut d’abord transmettre ce qu’on a reçu. Mais cette exception confirme la règle : même lorsque le profit n’est pas le but ultime ou principal, il reste un moyen indispensable 188pour assurer la pérennité et le développement de l’entreprise. Si bien que la rentabilité, dans tous les cas, est plus importante, du point de vue de l’actionnaire, que le nombre d’emplois créés ou maintenus. C’est d’ailleurs pourquoi aucune entreprise n’hésite très longtemps à licencier quand c’est la seule façon de sauver, ou même de maximiser, sa rentabilité. Je ne le leur reproche pas, lorsque c’est vraiment nécessaire : créer de la richesse, c’est la fonction majeure d’une entreprises, la condition de sa survie, et la seule façon, socialement, de faire reculer la pauvreté. Mais le décalage avec les salariés n’en est pas moins net.
Ce qu’ils cherchent, ce n’est pas le travail, c’est le bonheur.
Ce que cherche l’entreprise, ce n’est pas le travail, c’est le profit.
Bref, personne ne cherche le travail pour le travail !
Cela débouche sur un problème intéressant. Comment faire pour donner un sens au travail, dès lors que personne – ni les salariés ni l’entreprise – ne cherche le travail pour le travail ? Pour répondre à cette question, je procéderai en deux temps : dans une première partie, je traiterai du sens du travail ; dans la seconde, je traiterai le thème « Bonheur et motivation ».
I. Le sens du travail
On a beaucoup dit, au MEDEF, que les lois Aubry, sur les 35h, avaient fait baisser, voire quasiment disparaître, la « valeur du travail ». Le travail, depuis les lois Aubry, serait une valeur en baisse.
Soit. Mais en quel sens du mot « valeur » ? Car ce mot a deux sens très différents : il peut désigner la valeur économique (la valeur marchande) ou bien la valeur morale. Alors, lorsqu’on parle d’une baisse de la « valeur travail », de quoi parle-ton ? De la valeur économique du travail, ou bien de sa valeur morale ?
Il ne peut pas s’agir d’une baisse de sa valeur économique. Les lois Aubry, imposant une réduction de la durée du travail à salaire constant, ont au contraire entraîné une augmentation de son coût. C’est bien pourquoi elles sont économiquement problématiques. Et là, il faut être à la fois sérieux et cohérent : on ne peut pas constater, voire dénoncer 189pour certains, une augmentation du coût du travail, et en même temps se plaindre d’une baisse de sa valeur économique ! Non, il n’y pas de baisse de la valeur économique du travail, bien au contraire : le travail, en France, n’a jamais été aussi cher. Si bien que lorsqu’on parle d’une baisse de la « valeur travail », il ne peut s’agir que d’une baisse de la valeur morale du travail.
Ma thèse centrale, dans cette première partie, tient en trois points : le travail n’est pas une valeur morale ; il n’est pas davantage une fin en soi, un but en soi ; c’est pourquoi il doit avoir un sens.
I.1. Le travail n’est pas une valeur morale
Lorsque j’ai publié mon Petit traité des grandes vertus, en 1995, plusieurs chefs d’entreprise, à l’occasion de tel ou tel colloque ou séminaire, m’ont fait – le plus souvent cordialement mais tout de même vertement – le reproche suivant : « C’est quand même culotté, votre Petit traité des grandes vertus ! Vous consacrez dix-huit chapitres aux dix-huit vertus principales, celles qui sont à vos yeux les plus grandes vertus ; il n’y a pas un seul chapitre sur le travail ! »
Je leur répondais : « Vous avez raison, il n’y pas de chapitre sur le travail dans mon Petit traité. Mais avez-vous remarqué que dans les Évangiles non plus ? » Car enfin, il n’est pas écrit, que je sache : « Travaillez les uns les autres comme votre Père du ciel travaille. » Il est écrit : « Aimez-vous les uns les autres comme votre Père du Ciel vous aime. » C’est sensiblement différent ! Et il y a bien sûr, dans mon Petit traité, un chapitre sur l’amour, qui est à la fois le dernier et de très loin de plus long…
Nos chefs d’entreprise, quelque peu déstabilisés par ma réponse, et d’autant plus qu’en France ils sont presque tous de culture chrétienne, se raccrochaient à la première branche qui passait devant leurs yeux hagards, une très grosse branche, en l’occurrence : la Bible, pas moins, la Genèse. Et ils me disaient d’un ton sévère : « “Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front” ! Si ce n’est pas le travail, qu’est-ce que c’est ? »
Oui, leur répondais-je, c’est bien le travail : c’est un châtiment ! C’est la punition que vaut aux hommes la faute d’Adam et d’Ève, au même titre que les douleurs de l’accouchement, pour les femmes1… Reconnaissez 190qu’il y aurait quelque paradoxe étrange à ériger un châtiment en valeur morale ! Autant suggérer aux chefs d’entreprise de choisir le fouet ou le knout comme emblème managérial…
Certains chefs d’entreprise m’opposent alors la parabole des talents, qui leur plaît tellement… Mais, plutôt que sur le travail, elle porte sur l’investissement ou le placement. Le maître ne reproche pas au mauvais serviteur de ne pas avoir travaillé, là-dessus il ne dit rien, mais de ne pas avoir fait fructifier son argent. « Tu aurais dû le placer dans une banque ! lui dit-il ; à mon arrivée, je l’aurais retiré avec un intérêt ! » (comme dit expressément le passage parallèle de Luc, 19, 23-24). Bref, le seul qui travaille, dans la parabole des talents, c’est l’argent ! Vous pouvez y voir une apologie de l’investissement, éventuellement une justification du capitalisme, si vous y tenez, mais assurément pas une apologie du travail !
Et puis il y a les ouvriers de la onzième heure… Là encore, je n’ai aucune prétention exégétique. Mais enfin, vous m’accorderez que donner à des ouvriers qui n’ont travaillé qu’une seule heure le même salaire qu’à ceux qui ont travaillé toute la journée, c’est une bien étrange politique de rémunération. Même Martine Aubry n’est pas allé aussi loin, et il s’en faut de beaucoup !
Enfin, dois-je vous rappeler que ni dans le paradis terrestre, avant la faute, ni dans le paradis ultime, après la résurrection des corps, personne n’est censé travailler ? Comment imaginer qu’Adam et Ève, avant le péché originel, ou les bienheureux, dans le paradis, feraient preuve d’une moindre valeur morale que vous et moi ?
Souvenez-vous du Sermon sur la Montagne : « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent […] Voyez comment croissent les lis des champs : ils ne travaillent ni ne filent2… » Jésus nous propose comme modèle les oiseaux du ciel et les fleurs des champs, qui n’ont jamais travaillé, et parce qu’ils n’ont jamais travaillé ! Que ceux qui ont des oreilles entendent…
Mais laissons les écritures. Rappelle que le mot « travail », en français comme dans plusieurs autres langues latines, vient du bas-latin trepalium. 191Et que le trepalium, dans la Rome antique, c’était un instrument de torture ! Comme quoi la difficulté douloureuse du rapport au travail, ça n’a pas commencé avec les lois Aubry. Ça n’a même pas commencé avec Mai 1968. Je vous jure que ça a commencé beaucoup plus tôt ! Ça a commencé, en gros, avec le travail, c’est-à-dire il y a au bas mot 10 000 ans – la révolution néolithique –, et encore, à condition de considérer que la chasse et la cueillette, qui existaient depuis bien plus longtemps, n’aient pas été déjà des formes de travail…
Tel est le sens premier du mot « travail », en français, comme on le voit encore chez Montaigne : douleur, tourment, peine, fatigue… C’est d’ailleurs en ce sens, dérivé de trepalium, qu’on parle traditionnellement de « salle de travail », dans nos maternités. La salle de travail, dans une clinique, c’est la salle où les femmes accouchent. Pas du tout qu’on ait considéré qu’accoucher, c’était un métier ; mais simplement parce qu’accoucher, depuis des millénaires, et encore souvent aujourd’hui, ça fait atrocement mal. La salle de travail, c’est simplement la salle de souffrance. Cela en dit long sur le travail.
Laissons les textes et l’étymologie ; venons-en au réel lui-même. Le travail n’est pas une valeur morale : c’est ce que suggère le 1er mai ; c’est ce que prouvent, les vacances et le salaire.
Commençons par le 1er mai. C’est un bien étrange paradoxe : la fête du travail est un jour chômé, où l’on ne travaille pas ! Imaginez une fête de justice, où l’on dirait aux Français : « Aujourd’hui, c’est la fête de la justice. En conséquence de quoi vous avez le droit d’être injuste pendant 24 heures… ». Personne n’y comprendrait rien. Ou une fête de la générosité, qui serait l’occasion, pour chacun, d’être égoïste pendant 24 heures… Ce serait une histoire de fou. Or, le 1er mai, on dit bien aux Français, ou plutôt à tous les salariés, dans le monde entier : « Aujourd’hui, c’est la fête du travail. En conséquence de quoi vous avez le droit de ne pas travailler pendant 24 heures, et vous serez payés quand même. » Mais le paradoxe n’est qu’apparent : si la fête du travail est un jour chômé, où l’on ne travaille pas, c’est simplement que c’est un jour de fête, ce qui confirme que le travail, ordinairement, n’en est pas une.
Cela ne prouve rien ? Je vous l’accorde : une fête n’est pas un critère de moralité. Mais il y a les vacances et le salaire…
Que le travail ne soit pas une valeur morale, c’est ce que prouvent les vacances. Le propre d’une valeur morale, c’est d’être sans repos ni cesse (il 192n’y a pas de congés payés pour la vertu). Là encore, on n’imagine pas qu’on dise aux gens : « La générosité est une valeur morale ; en conséquence de quoi vous aurez le droit d’être égoïste pendant 4 semaines par an – pour la cinquième, on va discuter avec les syndicats. » Évidemment pas ! Si la générosité est une valeur morale, elle vaut par définition 52 semaines par an. Ni qu’on dise : « La justice est une valeur morale, et donc vous aurez le droit d’être injuste pendant 4 semaines par an. » Bien sûr que non ! Si la justice est une valeur morale, elle s’impose par définition 365 jours par an, 366 les années bissextiles. Le propre d’une valeur morale, c’est qu’elle est sans repos ni cesse. Tout travail mérite repos. Cela confirme que le travail n’est pas une valeur morale.
Enfin, et surtout, que le travail ne soit pas une valeur morale, c’est ce que prouve le salaire.
Parce qu’enfin, pour aimer, vous demandez combien ?
Vous allez me dire : « Vous nous traitez de prostitués ! L’amour, cela ne se vend pas, cela n’a pas de prix ! ».
Vous avez bien sûr raison : l’amour est une valeur morale ; il ne se paie pas, il n’a pas de prix.
Pour être juste, il faut qu’on vous paie ? « Mais, me répondrez-vous, si on me paie pour être juste, ce n’est plus de la justice, c’est de la corruption ! ». Vous avez raison. La justice est une valeur morale : elle ne se paie pas ; elle n’a pas de prix.
Pour être généreux, vous demandez combien ? « Mais si je demande quelque chose, m’objecterez-vous, ce n’est plus de la générosité, c’est de l’égoïsme ! » Vous avez raison : la générosité est une valeur morale ; elle ne se paie pas ; elle n’a pas de prix.
Pour travailler, vous demandez combien ? Là, c’est intéressant – parce qu’on connaît la réponse. Pour tous ceux d’entre vous qui sont salariés, la réponse est inscrite, souvent en bas et en caractère gras, sur vos bulletins de salaires. Pour d’autres, patrons propriétaires, la réponse est inscrite dans le bilan de l’entreprise, dans la colonne bénéfices, résultat net ou dividendes… Une valeur morale, c’est ce qui n’a pas de prix : ce qui n’est pas à vendre. Tout travail mérite salaire ou rémunération ; tout travail salarié ou marchand a un prix. Cela confirme que le travail n’est pas une valeur morale.
Disons la chose autrement : aucune valeur morale n’est soumise à quelque marché que ce soit ; or il y a un marché du travail.
193Je dirais volontiers, quitte à forcer un peu le trait, que le travail, pris en lui-même, ne vaut rien (au sens des valeurs morales) ; c’est pourquoi on le paye. Il n’est pas une valeur (morale) ; c’est pourquoi il a une valeur (marchande). Il n’est pas un devoir ; c’est pourquoi il a un prix.
Bref, ne comptez pas sur des leçons de morale, que vous feriez à vos collaborateurs, pour les motiver ou pour tenir lieu de management !
D’ailleurs, de mon point de vue d’observateur – extérieur à l’entreprise, mais informé des choses de l’entreprise –, dès qu’un manageur en est réduit à faire la morale à tel ou tel de ses collaborateurs, il est déjà, lui, le manageur, en situation d’échec professionnel. Attention : je ne dis pas qu’il ne faut jamais le faire. Il y a des moments où il faut bien assumer une situation objective d’échec.
I.2. Le travail n’est pas une fin en soi :
ce n’est qu’un moyen
Deuxième idée, toujours dans cette première partie : non seulement le travail n’est pas une valeur morale, mais il n’est pas davantage une fin en soi, un but en soi.
Les deux idées sont très proches l’une de l’autre. Car le propre d’une valeur morale, c’est justement d’être une fin en soi.
Travailler pour travailler, c’est folie ou bagne. On a connu ça, dans les siècles passés, et parfois encore aujourd’hui, dans certains pays : vous obligez des gens à casser des cailloux, à les transporter à l’autre bout du champ, puis à recommencer dans l’autre sens… C’est ce qu’on appelle le bagne. Traitement tellement inhumain et dégradant qu’il est aujourd’hui interdit dans la quasi-totalité des pays démocratiques.
Voilà : le travail n’est pas une fin en soi ; ce n’est qu’un moyen. On ne travaille pas pour travailler ; on travaille toujours pour autre chose que le travail.
Et là, ça devient compliqué pour vous, les manageurs. Et intéressant, pour nous tous. Car « autre chose que le travail », c’est quoi ? C’est ce qu’on appelle le repos, le loisir, le temps libre…
Aristote, dans son génial bon sens, l’avait compris : Le travail tend au loisir, et non pas le loisir au travail3. Le loisir, certes, ce n’est pas la 194même chose que l’inactivité, l’oisiveté, la paresse, la veulerie, ni même que le délassement, l’amusement ou le divertissement. Pour Aristote, le loisir (skholè, d’où vient le français « école » : il faut du loisir pour faire des études) est une activité, qui ne se confond ni avec le simple repos (anapausis) ni avec le divertissement ou le jeu (paidia)4. Mais quel loisir sans temps libre ? En latin les deux idées n’en font qu’une : l’otium, si précieux, c’est à la fois le loisir et le temps libre – et le contraire du negotium (d’où vient notre « négoce ») qui en est la privation…
Concrètement, cela veut dire qu’il n’y a que les chefs d’entreprise, les cadres dirigeants et quelques fous du boulot qui croient sérieusement qu’on se repose la nuit pour mieux travailler toute la journée, qu’on se repose le week-end pour mieux travailler toute la semaine, qu’on se repose pendant les vacances pour mieux travailler toute l’année. Et qu’on se repose pendant la retraite pour mieux travailler… toute la mort ? Si le loisir tendait au travail, la retraite serait une absurdité.
Alors que ce que savent d’instinct la plupart des salariés, c’est qu’on travaille toute la journée, pour avoir un toit où dormir et profiter de ses soirées ; c’est qu’on travaille toute la semaine, pour pouvoir s’offrir des week-ends ; c’est qu’on travaille toute l’année, pour pouvoir partir en vacances ; c’est qu’on travaille toute sa vie (active), pour pouvoir profiter de sa retraite…
Bref, ce que savent d’instinct la plupart des salariés, c’est qu’Aristote a raison : de même que la guerre ne se justifie qu’en vue de la paix, le travail ne se justifie qu’en vue du loisir5. Ou pour parler plus simplement : ce que savent les salariés, et qui leur donne raison, c’est qu’il 195faut travailler pour vivre – alors que les manageurs ont bizarrement tendance à penser qu’il faut vivre pour travailler… Ce sont les salariés qui ont raison, et tant pis pour les manageurs qui ne veulent pas l’accepter !
Comprenez-moi bien : cela ne veut pas dire que le travail n’est pas important ! Aristote, là encore, l’avait vu : « Les choses indispensables et utiles doivent être choisies en vue de celles qui sont belles6 ». Et quoi de plus utile que le travail ? Quoi de plus beau que le loisir ou le bonheur qu’il permet ? Le travail n’est qu’un moyen, mais c’est ordinairement le plus important de tous, celui sans lequel on ne peut presque rien obtenir. L’important, c’est ce qui coûte très cher. L’essentiel, c’est ce qui n’a pas de prix. Le travail est donc extrêmement important (rien ne coûte plus cher, en France, que le travail). Attention pourtant de ne pas sacrifier ce qui n’a pas de prix (l’essentiel) à ce qui ne coûte qu’extrêmement cher (l’important).
L’essentiel, c’est ce qui est une fin en soi. L’important, c’est ce qui est un moyen nécessaire. Attention de ne pas sacrifier ce qui est une fin en soi (l’essentiel) à ce qui n’est que le plus nécessaire des moyens (l’important) !
I.3. RÉponse À une objection :
travail et dignitÉ
On m’objecte parfois que le travail serait la condition de la dignité, et que c’est ce qui rend le chômage de longue durée particulièrement douloureux : parce que les gens auraient le sentiment d’y perdre leur dignité. Je n’en crois rien, ou bien ce sentiment est lui-même illusoire. Si tous les hommes sont égaux en droits et en dignité, comme nous devons tous le penser, il est exclu que ce soit le travail qui fasse la dignité – puisque les gens sont clairement inégaux en travail. Qui peut croire qu’un chômeur, un retraité ou un malade ait moins de dignité qu’un travailleur ? « La dignité, disait Kant, c’est la valeur de ce qui n’a pas de prix. » Comment le travail, qui a un prix, pourrait-il conditionner la dignité, qui n’en a pas ?
Ce n’est pas le travail qui fait la dignité ; c’est l’humanité. C’est pourquoi il doit y avoir de la dignité dans le travail.
196Le travail peut bien être une marchandise, puisqu’on l’achète ; mais le travailleur, non (c’est ce qui distingue le salariat de l’esclavage). Le travail a un prix (le salaire). Le travailleur, non : il a une dignité, que nul ne peut acheter ou vendre.
Il ne s’agit pas de « mettre l’homme au cœur de l’entreprise », selon la formule généreuse et illusoire du Centre des Jeunes Dirigeants. Si tel était le cas, pourquoi licenciez-vous des hommes, lorsque c’est nécessaire pour assurer la bonne marche de l’entreprise ? Ce qui est au cœur d’une entreprise, en règle générale, ce n’est pas l’homme mais l’efficacité, la rentabilité, la compétitivité, donc presque toujours le profit. Une entreprise – sauf exception – n’est pas une organisation humanitaire ! Il ne s’agit pas de mettre l’homme au cœur de l’entreprise, mais de le mettre au cœur du management, ce qui n’est pas la même chose, donc d’abord au cœur du manageur. Ne comptez pas sur votre entreprise pour être humaniste à votre place. Mais ne vous dispensez pas non plus de l’être, sous prétexte que vous êtes chef d’entreprise ou cadre dirigeant !
I.4. Le sens du travail
Troisième idée, pour terminer cette première partie : le travail n’est ni une valeur morale ni une fin en soi ; c’est pourquoi il doit avoir un sens.
Cette affirmation n’est cohérente que parce que je fais une différence entre la valeur et le sens. Ce sont deux notions différentes, qu’on confond presque toujours, spécialement dans le monde du management.
Cette notion de sens est l’une des plus importantes, mais aussi l’une des plus difficiles à saisir. Cela vaut la peine de s’y arrêter quelques minutes.
C’est une notion difficile, essentiellement pour deux raisons.
La première (qui vaut dans notre langue et dans d’autres, mais pas dans toutes), c’est que ce mot de « sens », en français, a lui-même plusieurs sens différents. Il en a principalement trois :
Le mot « sens » peut désigner la sensation, ou l’appareil sensoriel ou sensitif (quand on parle des « cinq sens » : la vue, l’ouïe, le goût, le toucher, l’odorat).
Il peut désigner aussi la signification (quand on parle du sens d’un mot, du sens d’une phrase…).
Enfin, il peut désigner la direction, l’orientation, le but.
Trois sens donc : la sensation, la signification, la direction.
197Cela complique considérablement la notion ! Lorsque je m’interroge sur le sens du travail (ou aussi bien sur le sens de la vie), est-ce que je me demande quelle est la sensation que j’en ai ? En général, ce n’est pas à ça qu’on pense. On a peut-être tort de n’y pas penser davantage. Si on veut que des salariés trouvent du sens à travailler, encore faut-il que travailler ce n’ait pas trop mauvais goût… Cela pose la question des conditions de travail.
Et puis, s’agissant du sens de la vie, je vais vous dire : je ne sais pas ce qu’est le sens de la vie quand on n’a pas le goût de vivre…
Mais pour le reste, lorsque je m’interroge sur le sens du travail, est-ce que je me demande si mon travail a une signification, s’il veut dire quelque chose, et quoi ? Ou bien est-ce que je me demande si mon travail a une direction, un but, s’il va quelque part, et où ? Ce n’est pas du tout la même question !
Mais cette notion de sens est aussi très difficile pour une seconde raison : c’est qu’en chacun des trois sens du mot sens – comme sensation, comme signification, comme direction –, le sens est toujours extrinsèque ; il renvoie toujours à autre chose qu’à lui-même.
Je l’illustre rapidement pour chacun de ces trois sens.
D’abord, donc, la sensation.
Je vous propose une expérience, que nous pouvons faire tous ensemble, ici et maintenant : je vous demande de sentir votre odorat. Essayez… Vous ne sentez rien ? C’est normal : l’odorat est inodore.
Je vous demande d’écouter votre ouïe. Allez-y… Vous n’entendez rien ? C’est normal. L’ouïe est inaudible. Si vous entendez quelque chose, ce sont des acouphènes, ce n’est pas forcément grave mais c’est déjà pathologique. Parlez-en à votre oto-rhino…
Je vous demande de voir votre vue. Les petits malins vont sortir un miroir, de leur poche ou de leur sac à mains. Ils verront leurs yeux – encore faut-il un miroir. Ils ne verront pas leur vue. La vue est invisible.
Bref, aucun des cinq sens ne se perçoit lui-même : il n’est sensation que de l’autre.
C’est vrai aussi du sens comme signification. Le sens d’un mot n’est pas ce mot, dans sa réalité sonore ; il est ce que ce mot désigne (son référent, disent les linguistes) ou signifie (son signifié). Par exemple si je vous dis : « Il y a une bouteille d’eau posée sur la table. » Le sens du mot « table », ce n’est pas ce mot ; c’est la table, laquelle n’est pas un 198mot mais un meuble, ou l’idée de table (qui n’est pas un mot mais une idée, sans lien nécessaire avec le mot). D’ailleurs, si je vous disais : « Il y a une bouteille d’eau posée sur le mot “table” », vous vous diriez : « Il a pété les plombs », ce qui prouve bien que le sens du mot « table » n’est pas le mot. Aucun mot ne se signifie lui-même : il n’est signification que de l’autre.
Pareil pour le sens comme direction. Le sens est toujours ailleurs, et nous toujours ici : il n’est direction que vers l’autre.
Cela nous éclaire sur le sens du travail. S’il n’est sens que de l’autre, il faut en conclure que le sens du travail doit être autre chose que le travail.
Ce n’est pas le sens qui est aimable. Un journaliste demanda un jour à Paul Valéry pourquoi il n’écrivait pas de roman. « Parce que, répondit le poète, je m’interdis d’écrire une phrase comme “La marquise sortit à cinq heures” ». Une telle phrase est pourtant parfaitement sensée. Mais elle n’a pas de valeur (elle n’est ni belle, ni profonde, ni originale). Une phrase sensée peut-être sans valeur. Un paysage, qui ne signifie rien, peut-être d’une beauté sublime. Comment mieux dire que la valeur et le sens sont deux choses différentes ?
Est-ce parce que nos enfants ont du sens, que nous les aimons ? C’est quoi, le sens d’un enfant ? Qu’est-ce que ça veut dire, un enfant ? Rien, ou rien d’autre que ce qu’il est capable lui-même de dire ou d’exprimer. Où ça va, un enfant ? On n’en sait rien, peut-être nulle part ; et puis c’est sa vie, ce n’est pas la nôtre. Et puis surtout ce n’est pas pour l’adulte qu’il sera dans vingt ans, qu’on l’aime, c’est pour l’enfant qu’il est aujourd’hui. Non, ce n’est pas parce que nos enfants ont du sens que nous les aimons ; c’est inversement parce que nous les aimons que notre vie prend sens. Ce n’est pas le sens qui est aimable ; c’est l’amour qui fait sens.
Si vous prenez ensemble ces deux propositions, que je viens rapidement de bâtir devant vous :
1. Il n’est sens que de l’autre ;
2. Ce n’est pas le sens qui est aimable, c’est l’amour qui fait sens ; vous pouvez en conclure :
–Que le sens du travail est nécessairement autre chose que le travail ;
–Que cet autre chose ne fait sens qu’à proportion de l’amour que nous lui portons.
199Le métier de manageur serait un métier facile si tous les salariés aimaient la même chose, qui suffise à donner sens à leur travail.
Et le métier de manageur serait un métier impossible, si les salariés n’aimaient rien ou jamais la même chose.
Le métier de manageur n’est pas facile, je l’indiquais en commençant, mais il n’est pas non plus impossible. Il n’est pas impossible, parce qu’il y a bien quelque chose que tous les salariés aiment, sans exception. Quoi ? L’argent, bien sûr ! C’est pour ça d’abord qu’ils travaillent. Non pas qu’ils soient spécialement cupides. La plupart aiment l’argent comme moyen, et non comme un but en soi. Et oui, cela fait sens ! Il faudrait être vraiment très riche, très bête ou très désintéressé pour ne pas comprendre que travailler pour gagner sa vie, ça a du sens. Bien sûr que ça a du sens ! C’est pourquoi le métier de manageur est un métier possible.
Pourquoi, maintenant, celui-ci est-il à ce point difficile ? Il est extrêmement difficile, parce que l’argent, le salaire, cela permet de recruter quelqu’un (c’est fait pour ça), mais ça n’a jamais suffi à recruter les meilleurs (puisqu’ils auraient à peu près le même salaire ailleurs). Ça suffit encore moins à garder les meilleurs, à les fidéliser, à les motiver. Ça suffit encore moins à souder une équipe, à susciter l’enthousiasme, la créativité, la responsabilité…
Vous me direz qu’il y a aussi la peur grandissante du chômage… Oui, hélas ! Mais si vous ne comptez que sur cette peur pour fidéliser et motiver des salariés, vous avez du souci à vous faire ! D’abord parce qu’une partie d’entre eux (souvent les plus performants) trouveraient sans difficulté un emploi ailleurs. Ensuite parce que celui qui ne reste que par peur du chômage, il n’a aucune raison d’en faire ne serait-ce qu’un peu plus que le strict minimum pour ne pas être viré. Or la motivation, cela commence quand on en fait au moins un peu plus que ce strict minimum…
Il n’est sens que de l’autre : le sens du travail doit être autre chose que le travail, et autre chose qu’on aime. Travailler pour de l’argent, c’est travailler pour du loisir. Nouvelle confirmation de la pensée d’Aristote : le travail tend à l’argent, donc au loisir, et non pas le loisir au travail ou à l’argent.
Les salariés travaillent pour l’argent. Mais « l’argent, me dit un jour un chef d’entreprise, ça n’a jamais motivé personne : l’argent, ça rend 200motivable ». Il avait raison. Si vous ne les payez pas, la question de la motivation ne se posera plus. Mais il ne suffit pas de leur payer un salaire (s’agissant en tout cas de la rémunération fixe : c’est différent pour la part variable, primes ou autres) pour le motiver ! Celui qui ne travaille que pour le salaire, il n’a aucune raison, là encore, d’en faire ne serait-ce qu’un peu plus que le strict minimum pour ne pas être licencié. Or, la motivation, pardon de me répéter, suppose au contraire qu’on aille au-delà de ce strict minimum…
Un autre patron, lors d’un colloque, me dit la chose suivante : « Vous avez raison, mes salariés travaillent d’abord pour le salaire ; si j’arrête de les payer, ils arrêtent de travailler. Mais le salaire, ce n’est pas moi qui le fixe : c’est le marché du travail. Si bien que ma valeur ajoutée de manageur, elle n’est pas dans le salaire ; elle est dans les autres raisons que le salaire que mes salariés ont de venir travailler chez moi, et surtout de rester à travailler chez moi. » Et il concluait : « J’ai beau tourner le problème dans tous les sens, je ne trouve qu’une seule réponse : s’ils viennent travailler chez moi, s’ils restent à travailler chez moi, c’est qu’ils y trouvent un certain plaisir, un certain bonheur… » Il avait raison. Le sens du travail, c’est le bonheur qu’il permet (y compris au dehors : dans sa vie privée) et parfois qu’on y trouve. « La chasse au bonheur est ouverte tous les matins », disait joliment Stendhal. C’est vrai les jours ouvrables comme pendant le week-end ou les vacances. Mais il serait tout de même dommage d’attendre, pour être heureux, la fin de la journée ou de la semaine, voire le début des vacances ou de la retraite !
Cela nous amène à ma seconde partie.
II. Bonheur et motivation
Ce que j’ai voulu montrer, dans ma première partie, c’est qu’un salarié ne travaille pas par devoir, ni pour des raisons morales, ni par amour du travail, de l’entreprise ou du client. Il travaille par amour de lui-même et de ses enfants, il travaille pour être heureux. Comme le dit ce fragment bien connu de Blaise Pascal :
201Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. […] La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet [le bonheur]. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre7..
La touche finale, dans sa beauté, dans sa noirceur, dans sa profondeur, est très pascalienne, mais très vraie au fond. Parce que celui qui va se pendre, celui qui se suicide, pourquoi se tue-t-il ? Pour ne plus souffrir. Or ne plus souffrir, quand on souffre atrocement, c’est se rapprocher du seul bonheur, purement négatif, qui paraît alors possible : la cessation de la souffrance.
Eh bien, si tout homme veut être heureux, y compris celui qui va se pendre, comme dit Pascal, permettez-moi de penser que tout homme, toute femme, veut être heureux, y compris celui ou celle qui se rend à son travail.
Qu’est-ce qui fait courir un salarié ?
Le travail ? Non, je l’ai dit en commençant : travailler, « ils préféreraient pas ». Ils ont d’ailleurs raison : le travail n’est pas une fin en soi ; c’est un moyen, et le propre de tout moyen est de servir à autre chose qu’à lui-même.
La morale ? Non plus. Le travail n’est pas une valeur morale ; c’est une valeur marchande.
L’argent ? Oui, bien sûr, pour une part. On travaille pour gagner sa vie : on court après l’argent dont on a besoin. Mais l’argent, ça n’a jamais suffi à motiver quelqu’un. Il faut donc autre chose. Quoi ? Pascal répond, comme Platon ou Freud : le bonheur.
Un salarié ne court pas après le travail, ni après la vertu, ni seulement après l’argent. Il court après le bonheur. Nous courons tous après le bonheur. C’est ce que Stendhal, appelle « la chasse au bonheur ». Reste à savoir comment fédérer ces différentes « chasses au bonheur » pour les rendre mutuellement avantageuses et donc économiquement efficaces. C’est le problème de la motivation.
II.1. La motivation : un certain type de dÉsir
Qu’est-ce la motivation ?
Le mot a deux sens différents, mais liés : il désigne à la fois l’ensemble des motifs d’une action (c’est ce que j’appelle la motivation objective) et 202l’état psychologique qui est induit par ces motifs (c’est ce que j’appelle la motivation subjective, au sens où l’on dit que tel individu est très motivé, tel autre très peu, quand bien même ils poursuivraient les mêmes objectifs).
Mais qu’est-ce qu’un motif ? Si vous regardez dans un dictionnaire, vous verrez qu’il vous est dit qu’un motif c’est « un but intellectuel », une « raison intellectuelle d’agir » – par différence avec l’intérêt ou le mobile. Je n’en crois rien. Je me souviens d’ailleurs de la première fois où j’ai été amené à travailler sur ce sujet. Une grande entreprise m’avait demandé de faire, devant ses 300 principaux cadres, une conférence sur la motivation. Comme c’est un thème que je n’avais jamais traité, je la prépare d’autant plus sérieusement. Ma première réaction fut une réaction de surprise : « C’est bizarre, me disais-je, tu fais de la philosophie à plein temps depuis une trentaine d’années, et tu n’as jamais lu une ligne sur la motivation… ». Eh oui : le concept est à peu près introuvable en 25 siècles d’histoire de la philosophie ! Bref, je n’y connaissais rien. Je fais donc comme on fait quand on n’y connaît vraiment rien : je prends un dictionnaire pour vérifier que j’ai bien compris au moins le sens du mot. Je lis donc qu’un motif, c’est un but intellectuel. Et là, je me suis dit « Aïe ! ». Parce que j’étais convaincu, et je reste convaincu, qu’il n’y a pas de but intellectuel. Autrement dit, si la motivation c’était ça, il n’y aurait jamais de motivation.
Il n’y a pas de but intellectuel pour l’excellente raison que l’intelligence, à elle seule, n’a jamais fait courir personne. L’intelligence pourra choisir le chemin pour atteindre le but. Mais ce qui vise le but, ce qui en fait un but proprement et qui fait avancer vers lui, ce n’est pas l’intelligence, c’est le désir.
Ce qu’on appelle « motivation », dans des livres de management qui me tombent des mains dès la troisième page, les philosophes appellent cela, plus simplement, plus fortement : le désir. Il n’y a pas de but intellectuel. L’intelligence, à elle seule, n’a jamais fait agir personne. Il n’y a de but que pour et par le désir.
Les deux concepts de désir et de motivation sont-ils alors interchangeables ? Non pas. Toute motivation est désir, mais tout désir n’est pas motivation. Disons que « désir » est le genre prochain, comme dirait Aristote, dont la motivation est une certaine espèce. Reste alors à trouver les différences spécifiques, qui vont caractériser la motivation dans le champ plus général du désir.
203Quelles différences entre le désir et la motivation ? J’en vois deux principales.
La première, c’est que la motivation est un désir utile – je veux dire utile à autre chose qu’au plaisir qu’on trouve à le satisfaire.
La seconde différence, liée à la première, c’est que la motivation est un désir qui porte, paradoxalement, sur quelque chose qui n’est pas intrinsèquement désirable, sur quelque chose qu’on préférerait éviter ! C’est pourquoi on parle surtout de motivation dans le monde du travail, du sport ou de la santé : parce que le plaisir n’y suffit pas.
La motivation est un désir utile, qui porte sur quelque chose qu’on ne désirerait pas spontanément. Motiver quelqu’un, ou se motiver soi-même, ce n’est pas créer un nouveau désir ; c’est rendre utilisable un désir déjà existant.
Donc, une philosophie de la motivation, c’est une philosophie du désir, mais utile et utilitaire. Qu’est-ce que le désir ? Faisons un peu d’anthropologie fondamentale… Si je devais un jour diriger une école de management ou de commerce (ce sont d’ailleurs presque toujours les mêmes aujourd’hui : disons dans une business school), je ferais inscrire en lettres d’or, dans le hall d’entrée de l’école, sur le mur de gauche, une formule inspirée d’Aristote : « Le désir est l’unique force motrice8 ».
Dans motivation, il y a motif ; mais surtout, dans motivation, il y a moteur. Le moteur, c’est ce qui meut. Eh bien voilà : ce qui meut un homme ou une femme, ce n’est pas l’intelligence, c’est le désir.
Et sur le mur de droite, dans le hall de mon école de commerce ou de management, je ferais inscrire, toujours en lettres d’or, une formule de Spinoza : « Le désir est l’essence même de l’homme9 » (de l’homme au sens générique du terme : l’essence même de l’être humain).
204Bref, nous sommes des êtres de désir. De désir, et non pas de besoin. Il se peut que l’animal soit un être de besoin. L’homme est un être de désir.
Quelles différences entre le besoin et le désir ? J’en vois trois principales.
Le besoin est objectif ; le désir, subjectif.
Le besoin tend à la survie ; le désir, au plaisir, à la joie ou au bonheur.
Enfin, et surtout, le besoin est limité par nature, et le plus souvent par la nature elle-même. Nous ne sommes pas, ou pas seulement, des êtres de besoin. Nous sommes des êtres de désir : des êtres finis, ouverts à l’infini de ce qui nous manque ou pourrait nous réjouir.
Cela rejoint ce que Freud appelle le « principe de plaisir », qui veut que toutes nos actions tendent toujours à augmenter notre jouissance ou à diminuer notre souffrance. Jouir le plus possible, souffrir le moins possible. Voilà ce qui nous meut.
Cela dit quelque chose d’essentiel sur le métier de manageur. Parce que si « le désir est l’unique force motrice » (Aristote), si « le désir est l’essence même de l’homme » (Spinoza), bref si nous sommes des êtres de désir, cela signifie qu’un manageur, c’est d’abord et avant tout un professionnel du désir de l’autre qu’est le salarié.
Cela implique que la question la plus importante, la question des questions, c’est évidemment « Qu’est-ce que le désir ? ». Je ne vais pas vous faire un exposé sur toutes les théories philosophiques du désir, il y faudrait des semaines ; je n’en retiendrai que deux, les deux plus profondes, à mon avis, les deux plus éclairantes, qui sont celles de Platon, par laquelle je vais commencer, et celle de Spinoza, que j’évoquerai ensuite.
Attention : les deux sont vraies (j’ai peu de temps, je ne vais pas vous faire un cours sur des théories que je crois fausses). Platon et Spinoza ont raison l’un et l’autre, et pourtant vous allez voir que leurs théories s’opposent frontalement. C’est pourquoi notre vie en général, et votre métier en particulier, sont tellement compliqués…
II.2. Le dÉsir selon Platon : le manque
À la question « Qu’est-ce que le désir ? », Platon répond dans Le Banquet par une double équation :
Amour = désir = manque.
205L’amour est désir, et le désir est manque. Platon enfonce le clou : « Ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour10 ».
J’ajouterai simplement : et voilà pourquoi le bonheur, si souvent, est manqué. Voilà pourquoi, comme dit le poète (Louis Aragon), « n’y a pas d’amour heureux ».
Si l’amour est désir et si le désir est manque, je n’aime et ne désire, par définition, que ce qui me manque, donc que ce que je n’ai pas. Or, qu’est-ce qu’être heureux ? Qu’est-ce que le bonheur ? Platon répond, mais chacun d’entre nous pourrait en faire autant : être heureux, c’est avoir ce qu’on désire11. Pas forcément tout ce qu’on désire, parce que nous savons bien qu’à ce compte-là nous ne serons jamais heureux ; mais enfin en avoir une bonne partie, peut-être la plus grosse part de ce que nous désirons, c’est cela le bonheur.
Très bien. Mais si le désir est manque, on ne désire, par définition, que ce qu’on n’a pas. Et si on ne désire que ce qu’on n’a pas, on n’a jamais, par définition, ce qu’on désire. Donc on n’est jamais heureux, puisque être heureux c’est avoir ce qu’on désire.
Non pas, bien sûr, qu’aucun de nos désirs ne soit jamais satisfait. La vie, fort heureusement, n’est pas difficile à ce point ! Mais dès qu’un de vos désirs est satisfait, il n’y a plus de manque, puisque le désir est satisfait. Et s’il n’y a plus de manque, il n’y a plus de désir, puisque le désir est manque. Si bien que vous n’avez pas ce vous désirez ; vous avez ce que vous désiriez, avant, du temps où vous ne l’aviez pas.
Être heureux, ce n’est pas avoir ce qu’on désirait, c’est avoir ce qu’on désire. Or vous, ce que vous avez, ce n’est pas ce que vous désirez ; c’est ce que vous désiriez, avant, quand vous ne l’aviez pas. C’est pour ça que vous n’êtes pas heureux.
Pardon pour ceux d’entre vous qui sont pleinement heureux. Ce n’est pas à moi qu’ils donnent tort, c’est à Platon. Mais comme ils donnent par là même raison à Spinoza, je les en félicite par avance.
Mon idée c’est que nous sommes une grosse majorité à être tantôt chez Spinoza, tantôt chez Platon – tantôt heureux, tantôt non –, peut-être plus souvent d’ailleurs dans l’entre-deux qui les sépare ou qui les unit. Mais pour comprendre le fonctionnement de cet entre-deux, il 206importe de comprendre d’abord la logique de chacun des deux pôles qui en structurent l’espace. Eh bien voilà : le pôle Platon, c’est le pôle du manque. Tant que je n’aime et ne désire que ce qui me manque, je n’aime et ne désire que ce que je n’ai pas. Je n’ai donc jamais ce que j’aime et désire : je ne suis donc jamais heureux.
Trois exemples, pour rendre cela plus concret.
Le premier me concerne personnellement. Je suis philosophe ; cela veut dire que j’ai fait des études de philosophie. L’objet désirable, durant toutes ces années, c’était l’agrégation de philosophie. J’ai donc passé cinq ans de ma vie à me dire en substance : « Qu’est-ce que je serais heureux si j’étais agrégé de philo ! » Ou bien, les jours d’optimisme : « Qu’est-ce que je serai heureux le jour où je serai agrégé de philo ! »
J’ai été reçu à l’agrégation. Sincèrement, que penseriez-vous de moi, si je vous disais : « Je suis heureux parce que je suis agrégé de philosophie » ? Vous vous diriez : « Ce type est un crétin ! » Vous auriez raison. Ce que Platon nous aide à comprendre, et qui en dit long non seulement sur l’université mais sur la condition humaine, c’est que l’agrégation de philosophie (comme quelque diplôme que ce soit : je vous laisse adapter ça à votre cursus propre), que l’agrégation, donc, ne peut faire le bonheur que de quelqu’un… qui n’est pas agrégé. Mais elle ne fait pas son bonheur, puisqu’il n’a pas l’agrégation, et qu’elle lui manque s’il la désire. Et elle ne fait pas mon bonheur, puisque j’ai l’agrégation, ce qui me rend incapable – puisqu’elle ne me manque plus – de la désirer ou de l’aimer. Bref, comme aurait pu dire Louis Aragon, il n’y a pas d’agrégation heureuse.
Le deuxième exemple est plus inquiétant pour les manageurs. C’est l’exemple du travail. Prenons un salarié embauché depuis six mois qui sortait de dix-huit mois de chômage, dix-huit mois de galère. Cela faisait un an et demi qu’il se disait tous les soirs, tous les matins : « Qu’est-ce que je serais heureux si je retrouvais un boulot ! » Et puis il a retrouvé du travail. Emploi à plein temps, contrat à durée indéterminée : le bonheur ! Enfin, le bonheur… Le travail ne lui manque plus. Il en a même beaucoup : il en a plein les bras, du boulot ; et puis, très vite, il en a plein le dos. Parce que dès lors que le travail ne lui manque plus, il ne désire plus travailler (puisque le désir est manque) ; ce qu’il désire, lui, comme tout le monde, c’est les week-ends, les vacances, la retraite… Et comme l’amour est désir, cela veut dire qu’il n’aime pas son travail. 207Bref, ce que Platon nous aide à comprendre, et qui en dit long sur la condition salariale comme sur la difficulté du métier de manageur, c’est que le travail ne peut faire le bonheur… que d’un chômeur ! Mais il ne fait pas son bonheur, puisqu’il n’a pas de travail : le travail lui manque, et il souffre de ce manque. Et le travail ne fait pas le bonheur d’un salarié, puisqu’il a du travail, lequel en conséquence ne lui manque plus, ce qui le rend incapable de le désirer ou de l’aimer. Bref, comme aurait pu dire Louis Aragon, il n’y a pas de travail heureux.
Enfin, troisième exemple, qui serait à lui tout seul l’objet d’un article, mais dont il faut bien dire un mot, parce que c’est le plus important : l’amour, au sens le plus ordinaire et le plus fort du mot, entre un homme et une femme (ou entre deux hommes ou deux femmes, si vous préférez), donc la passion amoureuse et le couple. Tomber amoureux, en langage platonicien, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que vous découvrez tout d’un coup que quelqu’un vous manque terriblement. Jusque-là vous étiez bien, tranquille ; et puis un beau soir, chez des amis communs, patatras ! Vous rencontrez la femme ou l’homme qui vous manque terriblement. Vous ne supportez plus de vivre sans elle ou sans lui : vous êtes tombé amoureux. Vous entreprenez donc de séduire cette personne. Et là, de deux choses l’une : ou bien vous y arrivez, ou bien vous n’y arrivez pas.
Si vous n’y arrivez pas, le manque non seulement continue mais se transforme en souffrance : vous aimez quelqu’un qui ne vous aime pas. C’est ce qu’on appelle un chagrin d’amour.
Mais si vous arrivez à séduire cette personne, tout change. Elle vous aime aussi ! Vous vous installez ensemble, éventuellement vous vous mariez, vous faites des enfants… Et là, inévitablement, à force d’être là tous les soirs, tous les matins, à force de partager votre vie et votre lit, cette personne va vous manquer de moins en moins. Ce n’est pas qu’elle ne soit pas bien ; c’est qu’elle est là, simplement ; c’est qu’à la lettre elle ne manque plus.
Le problème, c’est que cela veut dire aussi – puisque le désir est manque – que vous la désirez de moins en moins. C’est même étonnant, quand on y pense : six mois plus tôt – ou six ans, pour certains, chacun son rythme –, vous la désiriez plus que toutes les autres. Et voilà que six mois ou six ans plus tard, la première jeune fille un peu jolie et court vêtue qui passe devant vous dans la rue, messieurs, ou le 208premier homme un peu séduisant et mystérieux dont vous croisez le regard, mesdames, vous paraît tellement plus désirable !
Le problème, puisque l’amour est désir, c’est que cela veut dire aussi que vous l’aimez de moins en moins. Vous êtes mariés depuis six mois ou six ans, selon les cas, et un beau soir, ou un triste matin, vous vous demandez : « Est-ce que je suis toujours amoureux d’elle ? Est-ce que je suis toujours amoureuse de lui ? ».
La réponse est non, bien sûr. Sinon, vous ne vous poseriez pas la question…
Bref, ce que Platon nous aide à comprendre, et qui en dit long sur notre vie affective, c’est que la passion amoureuse ne peut faire le bonheur… que d’un célibataire ! Mais elle ne fait pas son bonheur, puisqu’il n’est pas amoureux, ou bien, s’il l’est, puisqu’il ne vit pas avec celui ou celle qu’il aime et qui lui manque. Et elle ne fait pas le bonheur des couples, puisque les deux conjoints vivent ensemble et ont cessé dès lors de se manquer mutuellement…
Attention : cela ne veut pas forcément dire que vous ne l’aimez plus ! Mais vous ne l’aimez plus comme avant : vous n’êtes plus chez Platon ; vous n’êtes plus dans le manque ; vous n’êtes plus amoureux, au vrai sens du mot, au sens qu’avait le mot six mois ou six ans plus tôt, quand vous avez dit à votre meilleur copain ou copine : « Je suis tombé amoureux ».
Et là, vous n’avez plus, philosophiquement, qu’un seul choix : soit vous allez tomber de Platon en Schopenhauer, soit vous allez monter de Platon en Spinoza.
Schopenhauer est un philosophe du xixe siècle. Je fais donc là un bond considérable, dans l’histoire de la philosophie, mais qui n’est pas sans cohérence, car Schopenhauer, qui est par ailleurs un philosophe original, s’est toujours voulu, à sa façon, disciple de Platon, il s’est toujours inscrit dans la longue lignée platonicienne. Qu’est-ce que ça veut dire que tomber de Platon en Schopenhauer ?
Quand je désire ce que je n’ai pas, ce qui me manque, c’est ce que Schopenhauer, comme tout le monde, appelle la souffrance. J’ai faim, il n’y a pas à manger : souffrance. J’ai soif, il n’y a pas à boire : souffrance. Je l’aime, elle ne m’aime pas : souffrance. Mais quand j’ai ce qui dès lors ne me manque plus ? Il n’y pas plus de souffrance, puisqu’il n’y a plus de manque. Ce n’est pas le bonheur, puisqu’il n’y a plus de désir (je ne peux pas avoir ce que je désire, puisque le désir s’est aboli dans 209sa satisfaction). Ce n’est pas le bonheur ; ce n’est pas le malheur ; c’est ce que Schopenhauer appelle simplement et fortement l’ennui.
Qu’est-ce que l’ennui ? Ce n’est pas le bonheur ; ce n’est pas le malheur. L’ennui, c’est l’absence du bonheur au lieu même de sa présence attendue. J’avais rendez-vous avec le bonheur. Je me disais « Qu’est-ce que je serai heureux si, qu’est-ce que je serai heureux quand… ». Et puis le si se réalise, le quand c’est aujourd’hui, et je ne suis pas heureux pour autant. J’avais rendez-vous avec le bonheur. Je suis au rendez-vous ; le bonheur n’y est pas : le bonheur m’a posé un lapin. Ce n’est pas que je sois malheureux. Je ne suis ni heureux ni malheureux, simplement je m’ennuie.
D’où la phrase la plus triste, à mon sens, de toute l’histoire de la philosophie, écrite donc par Schopenhauer, qui est celle-ci : « Ainsi, toute notre vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui12 ». Souffrance, parce que je désire ce que je n’ai pas, et souffre de ce manque ; ennui, parce que j’ai ce que dès lors je ne désire plus. Souffrance de l’agrégatif ; ennui de l’agrégé. Souffrance du chômeur ; ennui du salarié. Souffrance du chagrin d’amour ; ennui du couple.
Il n’y a pas de couple où l’on ne s’ennuie jamais. Cela n’existe que dans les mauvais romans d’amour. Rassurez-vous : il n’y a pas que chez vous que l’on s’ennuie parfois ! C’est normal !
Il n’y a pas de métier où l’on ne s’ennuie jamais. Cela n’existe que dans les mauvais livres de management, ce qui est une espèce de pléonasme. Le philosophe Alain, au début du xxe siècle, écrivait plus lucidement : « Le seul métier où l’on ne s’ennuie jamais, c’est celui qu’on ne fait pas. » Il avait raison. Si quelqu’un me dit : « Je ne m’ennuie jamais au boulot », ma première réaction, ce n’est pas de me dire : « Tiens, il doit être chef d’entreprise ! » C’est de me dire : « Encore un menteur… ou bien un inactif ! » De même si quelqu’un me dit : « Je ne m’ennuie jamais dans mon couple » ; ma première réaction, c’est de me dire : « Encore un menteur… ou bien un célibataire ! ».
Il n’y pas de couple où l’on ne s’ennuie jamais. Il n’y a pas de métier où l’on ne s’ennuie jamais. Mais, fort heureusement, il y a beaucoup de couples et de métiers où l’on s’ennuie rarement, où l’ennui n’est pas la règle mais l’exception.
210Un travail heureux, ce n’est pas un travail où l’on ne s’ennuie jamais, arrêtez de rêver. C’est un travail où l’on s’ennuie rarement, et parfois moins que tel dimanche après-midi, ou que pendant les vacances, ou qu’on ne s’ennuiera, peut-être, à la retraite…
Bref, il y a une chose que Platon n’explique pas : c’est qu’il existe parfois des travailleurs heureux. Ce m’est une raison forte d’aimer le travail, quand il est heureux, et de n’être pas platonicien.
Ce qui donne tort à Platon, c’est ce fait incontestable : qu’il existe parfois des travailleurs heureux. Comment pourraient-ils être heureux, puisqu’ils font un travail qui ne leur manque plus, donc qu’ils ne désirent plus, donc qu’ils n’aiment plus ? Et pourtant nous savons d’expérience, y compris personnelle, qu’il existe parfois des travailleurs heureux.
Comme Platon est incapable de l’expliquer, nous avons besoin d’une nouvelle théorie du désir et de l’amour. Ce n’est plus celle de Platon, c’est celle de Spinoza.
II.3. Le dÉsir selon Spinoza :
puissance de jouir et jouissance en puissance
Spinoza serait d’accord avec Platon pour dire que l’amour est désir ; mais certainement pas pour dire que le désir est manque. J’évoquais tout à l’heure la double équation de Platon : amour = désir =manque. Le geste philosophique de Spinoza est de remplacer le deuxième « égale » par un « différent de » :
Amour = désir ≠ manque.
(Spinoza ne le dit pas comme ça, il ne parle d’ailleurs pas de Platon lorsqu’il développe sa théorie de l’amour, mais si l’on veut esquisser entre ces deux philosophes une espèce de dialogue posthume, c’est exactement ce que cela veut dire). Pour Spinoza, l’amour est désir, mais le désir n’est pas manque : le désir est puissance.
Attention, je n’ai pas dit « pouvoir », au sens politique ou managérial du mot, mais « puissance » : puissance de jouir et jouissance en puissance. « Puissance », donc, au sens où l’on parle très communément de la « puissance sexuelle ». On en parle surtout pour les hommes, mais on pourrait en parler aussi bien pour les femmes. Qu’est-ce que la puissance sexuelle ? C’est la puissance de jouir, donc ce qui rend la jouissance possible : la jouissance en puissance.
211Parce qu’enfin, si Platon avait toujours raison, si nous ne savions désirer que ce qui nous manque, reconnaissons que notre vie sexuelle serait encore plus difficile et compliquée qu’elle ne l’est. Notamment la nôtre, messieurs… Parce qu’il faut bien qu’en un certain moment, nous soyons en état de désirer celle, exactement, qui ne nous manque pas : puisqu’elle est là, puisqu’elle se donne et s’abandonne.
Il y a des hommes qui sont vraiment platoniciens, ou plutôt enfermés chez Platon : c’est le genre d’homme qui n’a envie de faire l’amour que lorsqu’il est tout seul. Alors là, pas de problème : il a une foule de désirs, de fantasmes, d’érections… Mais dès qu’une femme est là et se donne… il n’y a plus personne, comme on dit. C’est ce qu’on appelle un impuissant, ou un moment d’impuissance. Ce qui dit assez, par différence, quelle est la vérité du désir sexuel, qui n’est pas le manque, comme le voulait Platon, mais bien la puissance, comme le veut Spinoza.
Ou plutôt les deux sont vrais : Platon et Spinoza ont raison l’un et l’autre, mais ils ne parlent pas de la même chose. Le manque sexuel, c’est ce qu’on appelle couramment la frustration. Nous l’avons tous vécu, à un moment ou à un autre de notre vie. Mais justement : nous avons assez vécu la frustration sexuelle pour ne pas la confondre avec la puissance sexuelle ! Ce n’est pas du tout la même chose ! D’ailleurs tout le monde sait, surtout les femmes, que les hommes frustrés font rarement les meilleurs amants…
Il n’y a pas que le sexe dans la vie. L’erreur de Platon c’est aussi bien d’avoir confondu le manque de nourriture – la faim – avec la puissance de jouir de la nourriture qui ne manque pas, puissance qu’on n’appelle pas la faim, en bon français, mais l’appétit. Appetitus en latin : c’est un grand concept spinoziste (Spinoza écrit ses livres en latin), mais qu’on peut prendre ici au sens le plus ordinaire du terme. Lorsque vous invitez quelques amis à dîner chez vous, un soir, vous ne leur dites pas au début du repas : « Je te souhaite une bonne faim ; je te souhaite de bien manquer de nourriture – d’ailleurs, tu ne vas pas être déçu, il n’y a rien à manger : bienvenu chez Platon ! » Évidemment pas. Vous leur dites exactement l’inverse : « Ne t’inquiète pas, j’ai prévu large, la nourriture ne manque pas ; je te souhaite d’avoir la puissance de jouir de la nourriture qui ne manque pas – bon appétit : bienvenu chez Spinoza ! »
La faim est une souffrance. On peut en mourir. On en meurt tous les jours dans le monde.
212L’appétit n’est pas une souffrance. C’est une puissance – puissance de jouir, jouissance en puissance – et déjà un plaisir.
Le désir n’est pas manque, pour Spinoza, mais puissance. Et l’amour ? L’amour est joie.
En vérité, Aristote l’avait déjà dit, quelque vingt siècles plus tôt, dans une phrase pure comme l’aube : « Aimer, c’est se réjouir13 ».
Et là, vous comprenez que tout s’inverse. Si vous donnez raison à Platon, dans vos histoires d’amour, si vous ne savez aimer et désirer que ce qui vous manque, inévitablement vous donnez raison aussi à Louis Aragon. Si l’amour est manque (Platon), alors il n’y a pas d’amour heureux (Aragon). À l’inverse, si c’est à Aristote ou Spinoza que vous donnez raison, dans vos histoires d’amour, si aimer, pour vous, c’est vous réjouir, alors Aragon a tort : il n’y a pas d’amour malheureux.
Sauf dans le deuil, bien sûr, que ce soit au sens propre (l’autre est mort) ou au sens figuré (l’autre vous a quitté, ou ne vous aime pas). Le deuil, recréant tragiquement le manque, vous renvoie brutalement, douloureusement, chez Platon.
Mais en dehors du deuil, si l’amour est joie, si aimer c’est se réjouir, Aragon a tort : il n’y a pas d’amour malheureux.
Spinoza dit en substance la même chose qu’Aristote, dans une formule un peu plus compliquée : « L’amour est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure ». Aimer, c’est se réjouir de : c’est ce petit « de » que Spinoza ajoute à la pensée d’Aristote.
Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire ? Imaginez que quelqu’un vous dise : « Je suis joyeux à l’idée que tu existes. » Ou encore : « Il y a une joie en moi ; eh bien la cause de ma joie, c’est l’idée que tu existes. » Ou plus simplement : « À chaque fois que je pense à toi, cela me rend joyeux. » Vous y verrez une déclaration d’amour, et vous aurez raison. Cela donne raison à Spinoza : l’amour est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure. Vous aurez raison, mais vous aurez aussi beaucoup de chance : d’abord parce que c’est une déclaration spinoziste d’amour, ce qui n’arrive pas tous les jours (beaucoup sont morts sans savoir entendu ça une seule fois dans leur vie) ; ensuite, et surtout, parce que c’est le cas très rare d’une déclaration d’amour qui ne vous demande rien. Et ça, croyez-moi, c’est proprement exceptionnel.
213Sur cette exception de l’amour, je ne peux m’attarder davantage. Ce n’était ici qu’un exemple, pour exposer les théories de Platon et de Spinoza. Il est temps de revenir au management.
II.4. Le management :
motivation et bonheur au travail
Qu’est-ce qui fait courir un salarié ? Le désir, bien sûr, puisque le désir est l’unique force motrice ! Mais court-il après ce qui lui manque ? Auquel cas il court chez Platon, ce qui laisse entendre un management de style essentiellement platonicien. Ou bien est-ce qu’il court parce qu’il a plaisir à développer sa puissance de courir, comme dirait Spinoza ? Est-ce qu’il court parce que la course le met en joie ? Est-ce qu’il court parce qu’il aime la course à pied ? Auquel cas il court chez Spinoza, le management de l’entreprise dans laquelle il travaille est de style au moins en partie spinoziste
Je dis « au moins en partie spinoziste » parce que je ne suis pas fou. Il y a toujours du manque : Platon a toujours raison ! Tout salarié, sans exception, vient travailler chez Platon : il court après quelque chose qui lui manque. Quoi ? L’argent, bien sûr ! C’est pour ça d’abord qu’il travaille… Tous les salariés, le matin, viennent travailler chez Platon : ils courent après l’argent qui leur manque. Et certains d’entre eux vont passer la journée chez Schopenhauer. Ils courent après l’argent qui manque, et ils s’ennuient au boulot. Alors que d’autres de vos salariés, qui viennent aussi travailler chez Platon, comme tout le monde, vont passer la journée chez Spinoza : ils vont travailler parce qu’ils ont besoin d’argent (Platon), mais ils se réjouissent de faire ce métier là, dans cette entreprise-là, avec ces gens-là (Spinoza). Ils courent après l’argent qui manque, et ils aiment leur travail.
Qu’est-ce qu’un salarié malheureux ? C’est un salarié qui est tombé, ou plutôt qui tombe, parfois tous les jours, parfois toute la journée, de Platon en Schopenhauer. Il court après l’argent qui manque, et il s’ennuie au boulot.
Qu’est-ce qu’un salarié heureux ? C’est un salarié qui monte, tous les jours si c’est possible, toute la journée parfois (mais ne rêvons pas trop), de Platon en Spinoza. Il se rend au travail parce qu’il a besoin d’argent ; et il se réjouit de faire un travail qu’il aime. Non pas, comme n’importe quel chômeur en est capable, parce qu’il aime le travail qui lui manque 214(c’est facile, quand on n’est sans emploi, d’avoir envie de travailler : ce n’est pas gai, mais c’est facile), mais parce qu’il aime le travail qu’il fait et qui ne lui manque pas.
Le travail de manageur, c’est de créer des conditions telles que le plus grand nombre possible de salariés montent de Platon en Spinoza, au lieu de tomber de Platon en Schopenhauer.
C’est la pierre de touche du management réussi. Le management est réussi, dans une entreprise, quand la majorité des employés, voire la totalité si c’est possible, se réjouit de faire ce métier-là, dans cette entreprise-là, avec ces gens-là. Ils préféreraient être rentiers ? Bien sûr ! C’est pourquoi beaucoup d’entre eux jouent au Loto : parce qu’ils rêvent de n’avoir plus besoin de travailler. Mais le boulot de manageur, ce n’est pas de garder ceux qui ont gagné au Loto. C’est de garder et de motiver les autres !
Le management est réussi quand les salariés, qui ne travaillent pas par amour du travail (ils travaillent parce qu’ils ont besoin d’argent, comme tout le monde), réussissent à aimer le travail qu’ils font.
Or, pour cela, le salaire ne suffit jamais, ni même les primes ou autres parts variables. Si on ne travaille que pour l’argent, le bonheur ne commence dans le meilleur des cas, qu’à la fin de la journée, lorsqu’on rentre chez soi. Quelle tristesse que d’attendre 18h pour être heureux ! Ce serait renverser la formule de Stendhal : « la chasse au bonheur serait ouverte… tous les soirs ! ». Si vous voulez aider des salariés à être heureux au boulot, il faut trouver autre chose que l’argent qui manque (autre chose en plus, pas à la place !), trouver quelque chose qui ne manque pas mais qui réjouit, et qui leur permet d’aimer leur travail.
Ce quelque chose qui ne manque pas mais qui réjouit, qu’est-ce que ça peut être ?
Ce peut être par exemple de meilleures conditions de travail (ce que j’appelais le goût quand j’écrivais : « si on veut que des salariés trouvent du sens à travailler, encore faut-il que travailler ce n’ait pas trop mauvais goût ». Tous les métiers ne sont pas aussi faciles à aimer, ni dans toutes les entreprises. Il y a parfois des conditions de travail qui le rendent épuisant, rebutant, fastidieux, dangereux parfois. Améliorer ces conditions est un enjeu majeur du management.
Ce qui ne manque pas mais qui réjouit, ce peut être davantage de respect, davantage de reconnaissance, notamment de la part du 215management. Le plaisir qu’on peut avoir à travailler, on ne l’a jamais tout seul. Cela dépend aussi du regard que les autres ont sur vous, de la reconnaissance qu’ils savent ou non vous manifester. Comment prendre plaisir à son travail, quand on a le sentiment d’être méprisé par ses employeurs ou supérieurs ?
Quelque chose qui ne manque pas mais qui réjouit, ce peut être une meilleure ambiance, davantage de convivialité. Il y a des entreprises où on part travailler, le matin, la gorge serrée d’angoisse : parce qu’on sait que l’ambiance va peser une tonne, que tout le monde fait la gueule à tout le monde, qu’il y a de vieilles haines rancies dans les bureaux ou les ateliers. Et d’autres entreprises, au contraire, où l’on part travailler le cœur léger, parce qu’on sait que l’ambiance sera légère, chaleureuse, détendue, qu’à la limite on retrouvera une bande de copains. Ce n’est pas du tout la même chose !
Quelque chose qui ne manque pas mais qui réjouit, ce peut être aussi le sentiment d’une plus grande utilité sociale. Fabriquer des cigarettes ou fabriquer des médicaments, ce n’est pas la même utilité sociale. Fabriquer du médiator ou fabriquer un bon médicament, ce n’est pas la même utilité sociale. Comment aimer un travail dont on pense qu’il est socialement inutile, voire nuisible ?
Quelque chose qui ne manque pas mais qui réjouit, ce peut être le sentiment de participer à une aventure collective exaltante, d’être membre d’une équipe, de poursuivre des objectifs clairs et motivants, qui parlent à tous (à condition que chacun y trouve son compte).
Ce peut être aussi le sentiment de progresser soi-même davantage, de s’épanouir soi-même davantage. Il y a des entreprises où l’on a le sentiment que rien ne change jamais, en tout cas pour soi. On y travaille pendant 15 ans, et au bout de 15 ans on se retourne : rien n’a changé, on n’a rien appris ; on est simplement de 15 ans plus vieux, donc davantage fatigué. Et d’autres entreprises au contraire où l’on travaille pendant 15 ans, et au bout de 15 ans on se retourne, et on se dit : « C’est dingue ce que j’ai changé, ce que j’ai appris, ce que j’ai progressé ! » Ce n’est pas du tout la même chose !
Quelque chose qui ne manque pas mais qui réjouit, ce peut être davantage de responsabilité, de liberté, de pouvoir, d’autonomie, de créativité… Quoi de plus démotivant que de sentir qu’on n’est qu’un rouage impersonnel, dans une mécanique qui l’est tout autant ? C’est 216l’enjeu de ce qu’on appelle en anglais l’empowerment : l’autonomisation, la responsabilisation, l’émancipation… Il est plus facile d’aimer un travail sur lequel on a prise, qu’un travail qui ne vous laisse aucune marge de manœuvre.
Quelque chose qui ne manque pas mais qui réjouit, ce peut être le sentiment de travailler en harmonie avec ses valeurs morales personnelles, sans avoir besoin de les mettre dans sa poche avec un mouchoir dessus, pendant 35 heures ou un peu plus par semaine.
On pourrait continuer longtemps la liste, qui va d’ailleurs dépendre des métiers et des niveaux hiérarchiques. Mais toujours il s’agit de créer des conditions telles que les salariés réussissent à aimer – au moins un peu, et le plus possible – le travail qu’ils font.
Ce n’est pas le sens qui est aimable, c’est l’amour qui fait sens. Cela vaut aussi pour le travail : il n’a de sens que si on l’aime (l’amour de son métier), ou que si l’on aime, à tout le moins, ce qu’il apporte ou permet (l’argent, la liberté, le sentiment de sa propre utilité, le confort, la vie, la famille, le bonheur…), voire ce qu’il exige (l’effort, l’engagement, la discipline, l’esprit d’équipe, la responsabilité…). Le sens du travail, disais-je aussi, c’est le bonheur qu’il permet, y compris au dehors, et parfois qu’on y trouve. Mais ce sens sera d’autant plus motivant qu’on n’attend pas, pour être heureux, d’avoir quitté son boulot !
Cela débouche sur une conséquence importante : Le travail n’est pas une valeur morale ; mais l’amour du travail bien fait en est une ! Non à cause du travail, pris en lui-même, mais à cause de l’amour, et à cause du bien. Quoi qu’on fasse, mieux vaut le faire bien en aimant ça, que le faire mal sans aimer ça. Quitte à manger, mieux vaut bien manger en aimant ça, que mal manger sans aimer ça ! Dès lors qu’il faut travailler (le travail, répétons-le, est d’abord une contrainte), mieux vaut faire bien un travail qu’on aime, que faire mal un travail que l’on n’aime pas ! C’est où l’intérêt du salarié et celui de l’entreprise se rejoignent, ou plutôt c’est la fonction du management que de les faire se rejoindre.
217Conclusion : Le chiasme managÉrial
Ce que j’ai essayé de montrer peut se résumer en quelques points, que je me contente de rappeler :
1. Le travail n’est pas une valeur morale ;
2. Il n’est pas davantage une fin en soi ;
3. C’est pourquoi il doit avoir un sens ;
4. Ce sens (il n’est sens que de l’autre), c’est autre chose que le travail ;
5. Quoi ? Quelque chose que les travailleurs désirent ou aiment (ce n’est pas le sens qui est aimable, c’est l’amour qui fait sens) : l’argent, certes, donc le repos, le loisir ou le confort qu’il permet, mais aussi l’intérêt (qu’il soit financier ou intellectuel, humain ou professionnel, individuel ou collectif), l’utilité, une certaine équipe, un certain métier (ceux qui aiment leur métier ont beaucoup de chance : ils transforment une contrainte en bonheur ; mais c’est l’amour qui les sauve, pas le travail), une certaine satisfaction professionnelle (le travail n’est pas une valeur, mais l’amour du travail bien fait en est une : par l’amour, et par le bien), une certaine aventure personnelle et collective, une certaine reconnaissance, une certaine intégration dans la communauté, un certain prestige, une certaine fierté professionnelle (qu’on ne confondra pas avec la dignité : tous les êtres humains sont égaux en droits et en dignité, tous n’ont pas les mêmes raisons d’être fiers de ce qu’ils font), un certain épanouissement, bref, un certain bonheur.
Les hommes ne travaillent pas par devoir, ni par amour du travail ou de l’entreprise, ni même seulement pour l’argent : ils travaillent par amour d’eux-mêmes et de leurs enfants, ils travaillent pour être heureux. Ce n’est pas en leur faisant des leçons de morale qu’on peut les motiver ; c’est en les aidant à trouver un sens à leur travail, en créant des conditions telles qu’ils puissent y trouver un certain plaisir ou un certain bonheur.
L’entreprise, sauf exception, ne les emploie pas par amour de l’humanité, ni par amour du bonheur, ni même pour faire reculer le chômage, mais pour faire du profit.
218Tout homme veut être heureux. C’est pour ça qu’il travaille.
Toute entreprise veut faire du profit. C’est pour ça qu’elle embauche.
Ne demandons pas aux entreprises de réagir comme un individu (de mettre le bonheur plus haut que le profit), ni aux individus de réagir comme une entreprise (de mettre le profit plus haut que le bonheur) !
Car il reste le problème initial : les individus cherchent le bonheur ; l’entreprise cherche le profit ; ils ne cherchent donc pas la même chose. Comment les faire avancer dans la même direction ?
L’entreprise et les individus qui y travaillent n’ont pas les mêmes buts. Pourtant ils doivent avancer dans la même direction. C’est une vraie difficulté. Comment faire avancer dans la même direction une entreprise et des individus qui poursuivent des buts différents ? La seule solution, c’est d’aligner les buts des uns (les individus) et de l’autre (l’entreprise). Est-ce possible ? Oui, mais selon une figure singulière, qui est une espèce de chiasme (du grec khiasmos : en forme de croix). C’est ce que j’appelle le chiasme managérial : une inversion du rapport moyen-fin, selon qu’on passe de l’individu à l’entreprise ou de l’entreprise aux individus.
Le but de l’entreprise, ce n’est pas le bonheur des individus qui y travaillent. Arrêtez de rêver ! Le but d’une entreprise, sauf exception, c’est de faire du profit. Mais le bonheur des individus qui y travaillent, s’il n’est pas le but de l’entreprise, peut être un moyen pour atteindre le but qu’elle vise. Car la meilleure façon de faire le plus de profit possible, le plus longtemps possible, c’est d’avoir et de garder les meilleurs salariés. Le bonheur des salariés n’est donc pas le but de l’entreprise, mais c’est un moyen, pour elle, d’atteindre le but qu’elle poursuit (le profit).
Pour les individus, c’est l’inverse. Leur but, ce n’est pas le profit de l’entreprise, c’est leur propre bonheur. Mais tous peuvent comprendre que le profit de l’entreprise, s’il n’est pas leur but, est un moyen pour atteindre ce but : même un salarié d’extrême gauche peut comprendre qu’il est plus facile d’être heureux dans une entreprise qui fait du profit que dans une entreprise qui perd de l’argent, qui va licencier ou déposer le bilan dans les mois ou les années qui viennent…
Voilà : le but de l’entreprise, c’est le profit ; mais le bonheur des individus qui y travaillent peut et doit être un moyen pour atteindre ce but. Et réciproquement le but des individus, c’est leur propre bonheur ou celui de leurs enfants ; mais le profit de l’entreprise peut et doit être un moyen, pour eux, pour atteindre ce but.
219C’est ce qui permet à l’entreprise et aux individus d’avancer dans la même direction, tout en poursuivant des buts différents : le but de l’entreprise (le profit) est un moyen pour les individus qui y travaillent, de même que le but des individus (le bonheur) est un moyen pour l’entreprise qui les emploie.
Maldonne ? Marché de dupes ? Au contraire ! Convergence d’intérêt : échange gagnant-gagnant ! Il s’agit, pour l’entreprise, de mettre la quête du bonheur au service de la rentabilité ; et, pour les individus, de mettre la rentabilité au service du bonheur. Les individus sont en effet plus heureux grâce à l’entreprise (sinon, ils n’y viendraient pas : Pascal, Marx et Freud là-dessus s’accordent) ; l’entreprise est en effet plus rentable grâce aux individus (sinon, elle ne les emploierait pas : Adam Smith et Karl Marx là-dessus s’accordent) ; et elle n’aura les meilleurs salariés que s’ils pensent trouver davantage de plaisir ou de bonheur dans cette entreprise-ci plutôt que dans une autre.
Chiasme managérial, disais-je : inversion du rapport moyen-fin, selon qu’on passe de l’individu (qui vise son propre bonheur comme but, le profit de l’entreprise comme moyen) à l’entreprise (qui vise ordinairement le profit comme but, le bonheur des individus comme moyen), ou de l’entreprise aux individus qui y travaillent. Cette inversion du rapport moyen-fin est légitime, à condition qu’on ne confonde pas les rôles. Le jour où l’entreprise mettrait le bonheur plus haut que le profit, il y aurait danger pour sa rentabilité, donc pour sa pérennité (donc, à terme, pour le bonheur des individus) ; le jour où les individus mettraient le profit plus haut que le bonheur, il y aurait danger pour l’humanité.
1 Genèse 3, 16-19. Chez Hésiode de même le travail est un châtiment prévu par Zeus : il fait partie des maux qui s’échappent de la boite de Pandore (Les travaux et les jours, 90 et suiv.).
2 Matthieu, VI, 26-28 et Luc, XII, 27. Cette dernière formule servait de maxime ou de légende, en latin, du temps de la royauté française, en dessous de la fleur de lys : « Non laborant neque nent » (ils ne travaillent ni ne filent, ce qui était censé confirmer la loi salique !)
3 Pour résumer en une formule les brèves mais insistantes remarques d’Aristote : Politique, VII, 14, 1333 a 31-1333 b 4 (« la guerre doit être choisie en vue de la paix, le labeur en vue du loisir »), VII 15, 1334 a 4-19 (« la fin, pour la guerre, c’est la paix ; pour la besogne, c’est le loisir »), et VIII, 3, 1337 b 30-34 (« Si en effet il faut les deux [travail et loisir], il vaut pourtant mieux choisir la vie de loisir que la vie laborieuse et celle-là est le but de celle-ci ») ; Éthique à Nicomaque, X, 7, 1177 b 4-6 (« Si nous renonçons au loisir, c’est qu’il nous faut peiner pour en avoir »). Notons avec J. Tricot que « la scholè, que nous traduisons, faute d’un meilleur terme, par loisir (otium), n’est pas la flânerie, mais c’est le fait d’avoir du temps à soi permettant de se livrer à une activité plus haute que la vie des affaires » ou, a fortiori, que le labeur servile (Politique, VII, 14, p. 528 de l’éd. Tricot, Vrin, 1970, en note). Comme le note de son côté P. Aubenque, « la vie de loisir n’est évidemment pas une vie inactive, puisqu’elle comporte l’ergon [l’activité] de la contemplation » (La prudence chez Aristote, PUF, 1963, rééd. coll. « Quadrige », 1997, p. 93, note 3), et puisque, ajouterai-je, le bonheur est « une activité de l’âme conforme à la vertu » (Éthique à Nicomaque, I, 6 et 10, 1098 a et 1099 b), laquelle vertu est elle-même une « disposition à agir » (ibid., II, 6, 1106 b – 1107 a).
4 Voir Éthique à Nicomaque, X, 6, 1176 b 24 – 1177 a 10.
5 Politique, VII, 14, 1333 a 30-36 et 15, 1334 a 15 ; Éthique à Nicomaque, X, 7, 1177 b 4-5.
6 Politiques, XIV, 1333 a 35-37.
7 Pensées, p. 148-425 (édition Lafuma).
8 Aristote De l’âme, III, 10, 433 a 9 – 433 b 30. La formule en question, telle que je l’énonce ici, est plutôt un résumé qu’une citation. Voici quelques extraits du passage, dans la traduction de J. Tricot (Vrin, 1982, p. 203-207) : « Il n’y a qu’un seul principe moteur, la faculté désirante. […] L’intellect ne meut manifestement pas sans le désir. Le désir, au contraire, peut mouvoir en dehors de tout raisonnement. […] Que ce soit donc une telle faculté de l’âme, celle qu’on nomme le désir, qui imprime le mouvement, c’est évident. […] C’est en tant que l’animal est doué de désir qu’il est son propre moteur. » Voir aussi II, 3, 414 b 1-2 : « Sont du désir l’appétit, le courage et la volonté ».
9 Éthique, III, définition 1 des affects. Il est très frappant que Spinoza, qui est peut-être le plus rationaliste de tous les philosophes, ait fait du désir, et non de la raison, l’essence même de l’être humain. Ce n’est bien sûr pas un hasard. Il serait déraisonnable de croire que la raison, en l’homme, est l’essentiel.
10 Le Banquet, 200 e (trad. E. Chambry, Paris Garnier-Flammarion, 1964).
11 Ibid., 204 e – 205 a.
12 Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, IV, 57.
13 Éthique à Eudème, VII, 2, 1237 a 37-38 (trad. V. Décarie, Vrin, 1984, p. 162).
- CLIL theme: 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
- ISBN: 978-2-406-08427-3
- EAN: 9782406084273
- ISSN: 2554-9626
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08427-3.p.0187
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-22-2018
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Work Moral, Happiness, Motivation, Management