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Classiques Garnier

Sens du travail, bonheur et motivation Philosophie du management

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Entreprise & Société
    2018 – 1, n° 3
    . varia
  • Auteur : Comte-Sponville (André)
  • Résumé : L’article est tiré d’un texte servant de support à des conférences destinées pour un public de manageurs. Il s’interroge sur la difficulté de ce métier qui est d’inciter des salariés à travailler. Après avoir montré que le travail n’est pas une valeur morale, qu’il n’est qu’un moyen de gagner sa vie et non une affaire de dignité, l’étude réfléchit sur ce que peut en être le sens en confrontant bonheur et motivation à partir du concept de désir chez Platon et Spinoza
  • Pages : 187 à 219
  • Revue : Entreprise & Société
  • Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
  • EAN : 9782406084273
  • ISBN : 978-2-406-08427-3
  • ISSN : 2554-9626
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08427-3.p.0187
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/08/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Travail, morale, bonheur, motivation, management
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SENS DU TRAVAIL,
BONHEUR ET MOTIVATION

Philosophie du management

André Comte-Sponville

Le titre de mon texte en indique assez lobjet. Et le sous-titre, le public auquel je madresse : « Philosophie du management », donc philosophie pour les manageurs. Un métier vraiment difficile. Jentends bien quil y a peu de métiers absolument faciles. Mais le métier de manageur est particulièrement difficile : parce que votre travail, cest de faire travailler les autres ; et les autres, travailler, « ils préféreraient pas ». Parce que ce quils cherchent, eux, dailleurs fort légitimement, ce nest pas le travail ; cest le bonheur. Pas de chance : ce que le manageur leur propose, ce nest pas du bonheur, cest du boulot ! Il semble quil y ait maldonne dès le départ ; et cest cette maldonne quun management bien conduit doit se donner pour but de lever.

Dailleurs, à bien y regarder, ce que cherche lentreprise, sauf exception, ce nest pas non plus le travail : cest le profit ou la rentabilité. Ce nest pas un scandale, ni une faute morale ; cest une nécessité. Quil y ait des exceptions, je ne lignore pas. « La finalité de lentreprise, me dit un jour un patron, cest la finalité de lactionnaire. » Jen suis daccord. La propriété, nous dit le Code civil, est « le droit de jouir et disposer » de ce quon possède, dans le respect de la loi, cela va de soi, mais quel que soit le but que lon vise. Et rien ninterdit que tel actionnaire mette par exemple la pérennité de son entreprise plus haut que sa profitabilité. Cest souvent le cas dans le capitalisme familial : on veut dabord transmettre ce quon a reçu. Mais cette exception confirme la règle : même lorsque le profit nest pas le but ultime ou principal, il reste un moyen indispensable 188pour assurer la pérennité et le développement de lentreprise. Si bien que la rentabilité, dans tous les cas, est plus importante, du point de vue de lactionnaire, que le nombre demplois créés ou maintenus. Cest dailleurs pourquoi aucune entreprise nhésite très longtemps à licencier quand cest la seule façon de sauver, ou même de maximiser, sa rentabilité. Je ne le leur reproche pas, lorsque cest vraiment nécessaire : créer de la richesse, cest la fonction majeure dune entreprises, la condition de sa survie, et la seule façon, socialement, de faire reculer la pauvreté. Mais le décalage avec les salariés nen est pas moins net.

Ce quils cherchent, ce nest pas le travail, cest le bonheur.

Ce que cherche lentreprise, ce nest pas le travail, cest le profit.

Bref, personne ne cherche le travail pour le travail !

Cela débouche sur un problème intéressant. Comment faire pour donner un sens au travail, dès lors que personne – ni les salariés ni lentreprise – ne cherche le travail pour le travail ? Pour répondre à cette question, je procéderai en deux temps : dans une première partie, je traiterai du sens du travail ; dans la seconde, je traiterai le thème « Bonheur et motivation ».

I. Le sens du travail

On a beaucoup dit, au MEDEF, que les lois Aubry, sur les 35h, avaient fait baisser, voire quasiment disparaître, la « valeur du travail ». Le travail, depuis les lois Aubry, serait une valeur en baisse.

Soit. Mais en quel sens du mot « valeur » ? Car ce mot a deux sens très différents : il peut désigner la valeur économique (la valeur marchande) ou bien la valeur morale. Alors, lorsquon parle dune baisse de la « valeur travail », de quoi parle-ton ? De la valeur économique du travail, ou bien de sa valeur morale ?

Il ne peut pas sagir dune baisse de sa valeur économique. Les lois Aubry, imposant une réduction de la durée du travail à salaire constant, ont au contraire entraîné une augmentation de son coût. Cest bien pourquoi elles sont économiquement problématiques. Et là, il faut être à la fois sérieux et cohérent : on ne peut pas constater, voire dénoncer 189pour certains, une augmentation du coût du travail, et en même temps se plaindre dune baisse de sa valeur économique ! Non, il ny pas de baisse de la valeur économique du travail, bien au contraire : le travail, en France, na jamais été aussi cher. Si bien que lorsquon parle dune baisse de la « valeur travail », il ne peut sagir que dune baisse de la valeur morale du travail.

Ma thèse centrale, dans cette première partie, tient en trois points : le travail nest pas une valeur morale ; il nest pas davantage une fin en soi, un but en soi ; cest pourquoi il doit avoir un sens.

I.1. Le travail nest pas une valeur morale

Lorsque jai publié mon Petit traité des grandes vertus, en 1995, plusieurs chefs dentreprise, à loccasion de tel ou tel colloque ou séminaire, mont fait – le plus souvent cordialement mais tout de même vertement – le reproche suivant : « Cest quand même culotté, votre Petit traité des grandes vertus ! Vous consacrez dix-huit chapitres aux dix-huit vertus principales, celles qui sont à vos yeux les plus grandes vertus ; il ny a pas un seul chapitre sur le travail ! »

Je leur répondais : « Vous avez raison, il ny pas de chapitre sur le travail dans mon Petit traité. Mais avez-vous remarqué que dans les Évangiles non plus ? » Car enfin, il nest pas écrit, que je sache : « Travaillez les uns les autres comme votre Père du ciel travaille. » Il est écrit : « Aimez-vous les uns les autres comme votre Père du Ciel vous aime. » Cest sensiblement différent ! Et il y a bien sûr, dans mon Petit traité, un chapitre sur lamour, qui est à la fois le dernier et de très loin de plus long…

Nos chefs dentreprise, quelque peu déstabilisés par ma réponse, et dautant plus quen France ils sont presque tous de culture chrétienne, se raccrochaient à la première branche qui passait devant leurs yeux hagards, une très grosse branche, en loccurrence : la Bible, pas moins, la Genèse. Et ils me disaient dun ton sévère : « “Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front” ! Si ce nest pas le travail, quest-ce que cest ? »

Oui, leur répondais-je, cest bien le travail : cest un châtiment ! Cest la punition que vaut aux hommes la faute dAdam et dÈve, au même titre que les douleurs de laccouchement, pour les femmes1… Reconnaissez 190quil y aurait quelque paradoxe étrange à ériger un châtiment en valeur morale ! Autant suggérer aux chefs dentreprise de choisir le fouet ou le knout comme emblème managérial…

Certains chefs dentreprise mopposent alors la parabole des talents, qui leur plaît tellement… Mais, plutôt que sur le travail, elle porte sur linvestissement ou le placement. Le maître ne reproche pas au mauvais serviteur de ne pas avoir travaillé, là-dessus il ne dit rien, mais de ne pas avoir fait fructifier son argent. « Tu aurais dû le placer dans une banque ! lui dit-il ; à mon arrivée, je laurais retiré avec un intérêt ! » (comme dit expressément le passage parallèle de Luc, 19, 23-24). Bref, le seul qui travaille, dans la parabole des talents, cest largent ! Vous pouvez y voir une apologie de linvestissement, éventuellement une justification du capitalisme, si vous y tenez, mais assurément pas une apologie du travail !

Et puis il y a les ouvriers de la onzième heure… Là encore, je nai aucune prétention exégétique. Mais enfin, vous maccorderez que donner à des ouvriers qui nont travaillé quune seule heure le même salaire quà ceux qui ont travaillé toute la journée, cest une bien étrange politique de rémunération. Même Martine Aubry nest pas allé aussi loin, et il sen faut de beaucoup !

Enfin, dois-je vous rappeler que ni dans le paradis terrestre, avant la faute, ni dans le paradis ultime, après la résurrection des corps, personne nest censé travailler ? Comment imaginer quAdam et Ève, avant le péché originel, ou les bienheureux, dans le paradis, feraient preuve dune moindre valeur morale que vous et moi ?

Souvenez-vous du Sermon sur la Montagne : « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent [] Voyez comment croissent les lis des champs : ils ne travaillent ni ne filent2… » Jésus nous propose comme modèle les oiseaux du ciel et les fleurs des champs, qui nont jamais travaillé, et parce quils nont jamais travaillé ! Que ceux qui ont des oreilles entendent…

Mais laissons les écritures. Rappelle que le mot « travail », en français comme dans plusieurs autres langues latines, vient du bas-latin trepalium. 191Et que le trepalium, dans la Rome antique, cétait un instrument de torture ! Comme quoi la difficulté douloureuse du rapport au travail, ça na pas commencé avec les lois Aubry. Ça na même pas commencé avec Mai 1968. Je vous jure que ça a commencé beaucoup plus tôt ! Ça a commencé, en gros, avec le travail, cest-à-dire il y a au bas mot 10 000 ans – la révolution néolithique –, et encore, à condition de considérer que la chasse et la cueillette, qui existaient depuis bien plus longtemps, naient pas été déjà des formes de travail…

Tel est le sens premier du mot « travail », en français, comme on le voit encore chez Montaigne : douleur, tourment, peine, fatigue… Cest dailleurs en ce sens, dérivé de trepalium, quon parle traditionnellement de « salle de travail », dans nos maternités. La salle de travail, dans une clinique, cest la salle où les femmes accouchent. Pas du tout quon ait considéré quaccoucher, cétait un métier ; mais simplement parce quaccoucher, depuis des millénaires, et encore souvent aujourdhui, ça fait atrocement mal. La salle de travail, cest simplement la salle de souffrance. Cela en dit long sur le travail.

Laissons les textes et létymologie ; venons-en au réel lui-même. Le travail nest pas une valeur morale : cest ce que suggère le 1er mai ; cest ce que prouvent, les vacances et le salaire.

Commençons par le 1er mai. Cest un bien étrange paradoxe : la fête du travail est un jour chômé, où lon ne travaille pas ! Imaginez une fête de justice, où lon dirait aux Français : « Aujourdhui, cest la fête de la justice. En conséquence de quoi vous avez le droit dêtre injuste pendant 24 heures… ». Personne ny comprendrait rien. Ou une fête de la générosité, qui serait loccasion, pour chacun, dêtre égoïste pendant 24 heures… Ce serait une histoire de fou. Or, le 1er mai, on dit bien aux Français, ou plutôt à tous les salariés, dans le monde entier : « Aujourdhui, cest la fête du travail. En conséquence de quoi vous avez le droit de ne pas travailler pendant 24 heures, et vous serez payés quand même. » Mais le paradoxe nest quapparent : si la fête du travail est un jour chômé, où lon ne travaille pas, cest simplement que cest un jour de fête, ce qui confirme que le travail, ordinairement, nen est pas une.

Cela ne prouve rien ? Je vous laccorde : une fête nest pas un critère de moralité. Mais il y a les vacances et le salaire…

Que le travail ne soit pas une valeur morale, cest ce que prouvent les vacances. Le propre dune valeur morale, cest dêtre sans repos ni cesse (il 192ny a pas de congés payés pour la vertu). Là encore, on nimagine pas quon dise aux gens : « La générosité est une valeur morale ; en conséquence de quoi vous aurez le droit dêtre égoïste pendant 4 semaines par an – pour la cinquième, on va discuter avec les syndicats. » Évidemment pas ! Si la générosité est une valeur morale, elle vaut par définition 52 semaines par an. Ni quon dise : « La justice est une valeur morale, et donc vous aurez le droit dêtre injuste pendant 4 semaines par an. » Bien sûr que non ! Si la justice est une valeur morale, elle simpose par définition 365 jours par an, 366 les années bissextiles. Le propre dune valeur morale, cest quelle est sans repos ni cesse. Tout travail mérite repos. Cela confirme que le travail nest pas une valeur morale.

Enfin, et surtout, que le travail ne soit pas une valeur morale, cest ce que prouve le salaire.

Parce quenfin, pour aimer, vous demandez combien ?

Vous allez me dire : « Vous nous traitez de prostitués ! Lamour, cela ne se vend pas, cela na pas de prix ! ».

Vous avez bien sûr raison : lamour est une valeur morale ; il ne se paie pas, il na pas de prix.

Pour être juste, il faut quon vous paie ? « Mais, me répondrez-vous, si on me paie pour être juste, ce nest plus de la justice, cest de la corruption ! ». Vous avez raison. La justice est une valeur morale : elle ne se paie pas ; elle na pas de prix.

Pour être généreux, vous demandez combien ? « Mais si je demande quelque chose, mobjecterez-vous, ce nest plus de la générosité, cest de légoïsme ! » Vous avez raison : la générosité est une valeur morale ; elle ne se paie pas ; elle na pas de prix.

Pour travailler, vous demandez combien ? Là, cest intéressant – parce quon connaît la réponse. Pour tous ceux dentre vous qui sont salariés, la réponse est inscrite, souvent en bas et en caractère gras, sur vos bulletins de salaires. Pour dautres, patrons propriétaires, la réponse est inscrite dans le bilan de lentreprise, dans la colonne bénéfices, résultat net ou dividendes… Une valeur morale, cest ce qui na pas de prix : ce qui nest pas à vendre. Tout travail mérite salaire ou rémunération ; tout travail salarié ou marchand a un prix. Cela confirme que le travail nest pas une valeur morale.

Disons la chose autrement : aucune valeur morale nest soumise à quelque marché que ce soit ; or il y a un marché du travail.

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Je dirais volontiers, quitte à forcer un peu le trait, que le travail, pris en lui-même, ne vaut rien (au sens des valeurs morales) ; cest pourquoi on le paye. Il nest pas une valeur (morale) ; cest pourquoi il a une valeur (marchande). Il nest pas un devoir ; cest pourquoi il a un prix.

Bref, ne comptez pas sur des leçons de morale, que vous feriez à vos collaborateurs, pour les motiver ou pour tenir lieu de management !

Dailleurs, de mon point de vue dobservateur – extérieur à lentreprise, mais informé des choses de lentreprise –, dès quun manageur en est réduit à faire la morale à tel ou tel de ses collaborateurs, il est déjà, lui, le manageur, en situation déchec professionnel. Attention : je ne dis pas quil ne faut jamais le faire. Il y a des moments où il faut bien assumer une situation objective déchec.

I.2. Le travail nest pas une fin en soi :
ce nest quun moyen

Deuxième idée, toujours dans cette première partie : non seulement le travail nest pas une valeur morale, mais il nest pas davantage une fin en soi, un but en soi.

Les deux idées sont très proches lune de lautre. Car le propre dune valeur morale, cest justement dêtre une fin en soi.

Travailler pour travailler, cest folie ou bagne. On a connu ça, dans les siècles passés, et parfois encore aujourdhui, dans certains pays : vous obligez des gens à casser des cailloux, à les transporter à lautre bout du champ, puis à recommencer dans lautre sens… Cest ce quon appelle le bagne. Traitement tellement inhumain et dégradant quil est aujourdhui interdit dans la quasi-totalité des pays démocratiques.

Voilà : le travail nest pas une fin en soi ; ce nest quun moyen. On ne travaille pas pour travailler ; on travaille toujours pour autre chose que le travail.

Et là, ça devient compliqué pour vous, les manageurs. Et intéressant, pour nous tous. Car « autre chose que le travail », cest quoi ? Cest ce quon appelle le repos, le loisir, le temps libre…

Aristote, dans son génial bon sens, lavait compris : Le travail tend au loisir, et non pas le loisir au travail3. Le loisir, certes, ce nest pas la 194même chose que linactivité, loisiveté, la paresse, la veulerie, ni même que le délassement, lamusement ou le divertissement. Pour Aristote, le loisir (skholè, doù vient le français « école » : il faut du loisir pour faire des études) est une activité, qui ne se confond ni avec le simple repos (anapausis) ni avec le divertissement ou le jeu (paidia)4. Mais quel loisir sans temps libre ? En latin les deux idées nen font quune : lotium, si précieux, cest à la fois le loisir et le temps libre – et le contraire du negotium (doù vient notre « négoce ») qui en est la privation…

Concrètement, cela veut dire quil ny a que les chefs dentreprise, les cadres dirigeants et quelques fous du boulot qui croient sérieusement quon se repose la nuit pour mieux travailler toute la journée, quon se repose le week-end pour mieux travailler toute la semaine, quon se repose pendant les vacances pour mieux travailler toute lannée. Et quon se repose pendant la retraite pour mieux travailler… toute la mort ? Si le loisir tendait au travail, la retraite serait une absurdité.

Alors que ce que savent dinstinct la plupart des salariés, cest quon travaille toute la journée, pour avoir un toit où dormir et profiter de ses soirées ; cest quon travaille toute la semaine, pour pouvoir soffrir des week-ends ; cest quon travaille toute lannée, pour pouvoir partir en vacances ; cest quon travaille toute sa vie (active), pour pouvoir profiter de sa retraite…

Bref, ce que savent dinstinct la plupart des salariés, cest quAristote a raison : de même que la guerre ne se justifie quen vue de la paix, le travail ne se justifie quen vue du loisir5. Ou pour parler plus simplement : ce que savent les salariés, et qui leur donne raison, cest quil 195faut travailler pour vivre – alors que les manageurs ont bizarrement tendance à penser quil faut vivre pour travailler… Ce sont les salariés qui ont raison, et tant pis pour les manageurs qui ne veulent pas laccepter !

Comprenez-moi bien : cela ne veut pas dire que le travail nest pas important ! Aristote, là encore, lavait vu : « Les choses indispensables et utiles doivent être choisies en vue de celles qui sont belles6 ». Et quoi de plus utile que le travail ? Quoi de plus beau que le loisir ou le bonheur quil permet ? Le travail nest quun moyen, mais cest ordinairement le plus important de tous, celui sans lequel on ne peut presque rien obtenir. Limportant, cest ce qui coûte très cher. Lessentiel, cest ce qui na pas de prix. Le travail est donc extrêmement important (rien ne coûte plus cher, en France, que le travail). Attention pourtant de ne pas sacrifier ce qui na pas de prix (lessentiel) à ce qui ne coûte quextrêmement cher (limportant).

Lessentiel, cest ce qui est une fin en soi. Limportant, cest ce qui est un moyen nécessaire. Attention de ne pas sacrifier ce qui est une fin en soi (lessentiel) à ce qui nest que le plus nécessaire des moyens (limportant) ! 

I.3. RÉponse À une objection :
travail et dignitÉ

On mobjecte parfois que le travail serait la condition de la dignité, et que cest ce qui rend le chômage de longue durée particulièrement douloureux : parce que les gens auraient le sentiment dy perdre leur dignité. Je nen crois rien, ou bien ce sentiment est lui-même illusoire. Si tous les hommes sont égaux en droits et en dignité, comme nous devons tous le penser, il est exclu que ce soit le travail qui fasse la dignité – puisque les gens sont clairement inégaux en travail. Qui peut croire quun chômeur, un retraité ou un malade ait moins de dignité quun travailleur ? « La dignité, disait Kant, cest la valeur de ce qui na pas de prix. » Comment le travail, qui a un prix, pourrait-il conditionner la dignité, qui nen a pas ?

Ce nest pas le travail qui fait la dignité ; cest lhumanité. Cest pourquoi il doit y avoir de la dignité dans le travail.

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Le travail peut bien être une marchandise, puisquon lachète ; mais le travailleur, non (cest ce qui distingue le salariat de lesclavage). Le travail a un prix (le salaire). Le travailleur, non : il a une dignité, que nul ne peut acheter ou vendre.

Il ne sagit pas de « mettre lhomme au cœur de lentreprise », selon la formule généreuse et illusoire du Centre des Jeunes Dirigeants. Si tel était le cas, pourquoi licenciez-vous des hommes, lorsque cest nécessaire pour assurer la bonne marche de lentreprise ? Ce qui est au cœur dune entreprise, en règle générale, ce nest pas lhomme mais lefficacité, la rentabilité, la compétitivité, donc presque toujours le profit. Une entreprise – sauf exception – nest pas une organisation humanitaire ! Il ne sagit pas de mettre lhomme au cœur de lentreprise, mais de le mettre au cœur du management, ce qui nest pas la même chose, donc dabord au cœur du manageur. Ne comptez pas sur votre entreprise pour être humaniste à votre place. Mais ne vous dispensez pas non plus de lêtre, sous prétexte que vous êtes chef dentreprise ou cadre dirigeant !

I.4. Le sens du travail

Troisième idée, pour terminer cette première partie : le travail nest ni une valeur morale ni une fin en soi ; cest pourquoi il doit avoir un sens.

Cette affirmation nest cohérente que parce que je fais une différence entre la valeur et le sens. Ce sont deux notions différentes, quon confond presque toujours, spécialement dans le monde du management.

Cette notion de sens est lune des plus importantes, mais aussi lune des plus difficiles à saisir. Cela vaut la peine de sy arrêter quelques minutes.

Cest une notion difficile, essentiellement pour deux raisons.

La première (qui vaut dans notre langue et dans dautres, mais pas dans toutes), cest que ce mot de « sens », en français, a lui-même plusieurs sens différents. Il en a principalement trois :

Le mot « sens » peut désigner la sensation, ou lappareil sensoriel ou sensitif (quand on parle des « cinq sens » : la vue, louïe, le goût, le toucher, lodorat).

Il peut désigner aussi la signification (quand on parle du sens dun mot, du sens dune phrase…).

Enfin, il peut désigner la direction, lorientation, le but.

Trois sens donc : la sensation, la signification, la direction.

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Cela complique considérablement la notion ! Lorsque je minterroge sur le sens du travail (ou aussi bien sur le sens de la vie), est-ce que je me demande quelle est la sensation que jen ai ? En général, ce nest pas à ça quon pense. On a peut-être tort de ny pas penser davantage. Si on veut que des salariés trouvent du sens à travailler, encore faut-il que travailler ce nait pas trop mauvais goût… Cela pose la question des conditions de travail.

Et puis, sagissant du sens de la vie, je vais vous dire : je ne sais pas ce quest le sens de la vie quand on na pas le goût de vivre…

Mais pour le reste, lorsque je minterroge sur le sens du travail, est-ce que je me demande si mon travail a une signification, sil veut dire quelque chose, et quoi ? Ou bien est-ce que je me demande si mon travail a une direction, un but, sil va quelque part, et où ? Ce nest pas du tout la même question !

Mais cette notion de sens est aussi très difficile pour une seconde raison : cest quen chacun des trois sens du mot sens – comme sensation, comme signification, comme direction –, le sens est toujours extrinsèque ; il renvoie toujours à autre chose quà lui-même.

Je lillustre rapidement pour chacun de ces trois sens.

Dabord, donc, la sensation.

Je vous propose une expérience, que nous pouvons faire tous ensemble, ici et maintenant : je vous demande de sentir votre odorat. Essayez… Vous ne sentez rien ? Cest normal : lodorat est inodore.

Je vous demande découter votre ouïe. Allez-y… Vous nentendez rien ? Cest normal. Louïe est inaudible. Si vous entendez quelque chose, ce sont des acouphènes, ce nest pas forcément grave mais cest déjà pathologique. Parlez-en à votre oto-rhino…

Je vous demande de voir votre vue. Les petits malins vont sortir un miroir, de leur poche ou de leur sac à mains. Ils verront leurs yeux – encore faut-il un miroir. Ils ne verront pas leur vue. La vue est invisible.

Bref, aucun des cinq sens ne se perçoit lui-même : il nest sensation que de lautre.

Cest vrai aussi du sens comme signification. Le sens dun mot nest pas ce mot, dans sa réalité sonore ; il est ce que ce mot désigne (son référent, disent les linguistes) ou signifie (son signifié). Par exemple si je vous dis : « Il y a une bouteille deau posée sur la table. » Le sens du mot « table », ce nest pas ce mot ; cest la table, laquelle nest pas un 198mot mais un meuble, ou lidée de table (qui nest pas un mot mais une idée, sans lien nécessaire avec le mot). Dailleurs, si je vous disais : « Il y a une bouteille deau posée sur le mot “table” », vous vous diriez : « Il a pété les plombs », ce qui prouve bien que le sens du mot « table » nest pas le mot. Aucun mot ne se signifie lui-même : il nest signification que de lautre.

Pareil pour le sens comme direction. Le sens est toujours ailleurs, et nous toujours ici : il nest direction que vers lautre.

Cela nous éclaire sur le sens du travail. Sil nest sens que de lautre, il faut en conclure que le sens du travail doit être autre chose que le travail.

Ce nest pas le sens qui est aimable. Un journaliste demanda un jour à Paul Valéry pourquoi il nécrivait pas de roman. « Parce que, répondit le poète, je minterdis décrire une phrase comme “La marquise sortit à cinq heures” ». Une telle phrase est pourtant parfaitement sensée. Mais elle na pas de valeur (elle nest ni belle, ni profonde, ni originale). Une phrase sensée peut-être sans valeur. Un paysage, qui ne signifie rien, peut-être dune beauté sublime. Comment mieux dire que la valeur et le sens sont deux choses différentes ?

Est-ce parce que nos enfants ont du sens, que nous les aimons ? Cest quoi, le sens dun enfant ? Quest-ce que ça veut dire, un enfant ? Rien, ou rien dautre que ce quil est capable lui-même de dire ou dexprimer. Où ça va, un enfant ? On nen sait rien, peut-être nulle part ; et puis cest sa vie, ce nest pas la nôtre. Et puis surtout ce nest pas pour ladulte quil sera dans vingt ans, quon laime, cest pour lenfant quil est aujourdhui. Non, ce nest pas parce que nos enfants ont du sens que nous les aimons ; cest inversement parce que nous les aimons que notre vie prend sens. Ce nest pas le sens qui est aimable ; cest lamour qui fait sens.

Si vous prenez ensemble ces deux propositions, que je viens rapidement de bâtir devant vous :

1. Il nest sens que de lautre ;

2. Ce nest pas le sens qui est aimable, cest lamour qui fait sens ; vous pouvez en conclure :

Que le sens du travail est nécessairement autre chose que le travail ;

Que cet autre chose ne fait sens quà proportion de lamour que nous lui portons.

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Le métier de manageur serait un métier facile si tous les salariés aimaient la même chose, qui suffise à donner sens à leur travail.

Et le métier de manageur serait un métier impossible, si les salariés naimaient rien ou jamais la même chose.

Le métier de manageur nest pas facile, je lindiquais en commençant, mais il nest pas non plus impossible. Il nest pas impossible, parce quil y a bien quelque chose que tous les salariés aiment, sans exception. Quoi ? Largent, bien sûr ! Cest pour ça dabord quils travaillent. Non pas quils soient spécialement cupides. La plupart aiment largent comme moyen, et non comme un but en soi. Et oui, cela fait sens ! Il faudrait être vraiment très riche, très bête ou très désintéressé pour ne pas comprendre que travailler pour gagner sa vie, ça a du sens. Bien sûr que ça a du sens ! Cest pourquoi le métier de manageur est un métier possible.

Pourquoi, maintenant, celui-ci est-il à ce point difficile ? Il est extrêmement difficile, parce que largent, le salaire, cela permet de recruter quelquun (cest fait pour ça), mais ça na jamais suffi à recruter les meilleurs (puisquils auraient à peu près le même salaire ailleurs). Ça suffit encore moins à garder les meilleurs, à les fidéliser, à les motiver. Ça suffit encore moins à souder une équipe, à susciter lenthousiasme, la créativité, la responsabilité…

Vous me direz quil y a aussi la peur grandissante du chômage… Oui, hélas ! Mais si vous ne comptez que sur cette peur pour fidéliser et motiver des salariés, vous avez du souci à vous faire ! Dabord parce quune partie dentre eux (souvent les plus performants) trouveraient sans difficulté un emploi ailleurs. Ensuite parce que celui qui ne reste que par peur du chômage, il na aucune raison den faire ne serait-ce quun peu plus que le strict minimum pour ne pas être viré. Or la motivation, cela commence quand on en fait au moins un peu plus que ce strict minimum…

Il nest sens que de lautre : le sens du travail doit être autre chose que le travail, et autre chose quon aime. Travailler pour de largent, cest travailler pour du loisir. Nouvelle confirmation de la pensée dAristote : le travail tend à largent, donc au loisir, et non pas le loisir au travail ou à largent.

Les salariés travaillent pour largent. Mais « largent, me dit un jour un chef dentreprise, ça na jamais motivé personne : largent, ça rend 200motivable ». Il avait raison. Si vous ne les payez pas, la question de la motivation ne se posera plus. Mais il ne suffit pas de leur payer un salaire (sagissant en tout cas de la rémunération fixe : cest différent pour la part variable, primes ou autres) pour le motiver ! Celui qui ne travaille que pour le salaire, il na aucune raison, là encore, den faire ne serait-ce quun peu plus que le strict minimum pour ne pas être licencié. Or, la motivation, pardon de me répéter, suppose au contraire quon aille au-delà de ce strict minimum…

Un autre patron, lors dun colloque, me dit la chose suivante : « Vous avez raison, mes salariés travaillent dabord pour le salaire ; si jarrête de les payer, ils arrêtent de travailler. Mais le salaire, ce nest pas moi qui le fixe : cest le marché du travail. Si bien que ma valeur ajoutée de manageur, elle nest pas dans le salaire ; elle est dans les autres raisons que le salaire que mes salariés ont de venir travailler chez moi, et surtout de rester à travailler chez moi. » Et il concluait : « Jai beau tourner le problème dans tous les sens, je ne trouve quune seule réponse : sils viennent travailler chez moi, sils restent à travailler chez moi, cest quils y trouvent un certain plaisir, un certain bonheur… » Il avait raison. Le sens du travail, cest le bonheur quil permet (y compris au dehors : dans sa vie privée) et parfois quon y trouve. « La chasse au bonheur est ouverte tous les matins », disait joliment Stendhal. Cest vrai les jours ouvrables comme pendant le week-end ou les vacances. Mais il serait tout de même dommage dattendre, pour être heureux, la fin de la journée ou de la semaine, voire le début des vacances ou de la retraite !

Cela nous amène à ma seconde partie.

II. Bonheur et motivation

Ce que jai voulu montrer, dans ma première partie, cest quun salarié ne travaille pas par devoir, ni pour des raisons morales, ni par amour du travail, de lentreprise ou du client. Il travaille par amour de lui-même et de ses enfants, il travaille pour être heureux. Comme le dit ce fragment bien connu de Blaise Pascal :

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Tous les hommes recherchent dêtre heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens quils y emploient. Ils tendent tous à ce but. [] La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet [le bonheur]. Cest le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusquà ceux qui vont se pendre7..

La touche finale, dans sa beauté, dans sa noirceur, dans sa profondeur, est très pascalienne, mais très vraie au fond. Parce que celui qui va se pendre, celui qui se suicide, pourquoi se tue-t-il ? Pour ne plus souffrir. Or ne plus souffrir, quand on souffre atrocement, cest se rapprocher du seul bonheur, purement négatif, qui paraît alors possible : la cessation de la souffrance.

Eh bien, si tout homme veut être heureux, y compris celui qui va se pendre, comme dit Pascal, permettez-moi de penser que tout homme, toute femme, veut être heureux, y compris celui ou celle qui se rend à son travail.

Quest-ce qui fait courir un salarié ?

Le travail ? Non, je lai dit en commençant : travailler, « ils préféreraient pas ». Ils ont dailleurs raison : le travail nest pas une fin en soi ; cest un moyen, et le propre de tout moyen est de servir à autre chose quà lui-même.

La morale ? Non plus. Le travail nest pas une valeur morale ; cest une valeur marchande.

Largent ? Oui, bien sûr, pour une part. On travaille pour gagner sa vie : on court après largent dont on a besoin. Mais largent, ça na jamais suffi à motiver quelquun. Il faut donc autre chose. Quoi ? Pascal répond, comme Platon ou Freud : le bonheur.

Un salarié ne court pas après le travail, ni après la vertu, ni seulement après largent. Il court après le bonheur. Nous courons tous après le bonheur. Cest ce que Stendhal, appelle « la chasse au bonheur ». Reste à savoir comment fédérer ces différentes « chasses au bonheur » pour les rendre mutuellement avantageuses et donc économiquement efficaces. Cest le problème de la motivation.

II.1. La motivation : un certain type de dÉsir

Quest-ce la motivation ?

Le mot a deux sens différents, mais liés : il désigne à la fois lensemble des motifs dune action (cest ce que jappelle la motivation objective) et 202létat psychologique qui est induit par ces motifs (cest ce que jappelle la motivation subjective, au sens où lon dit que tel individu est très motivé, tel autre très peu, quand bien même ils poursuivraient les mêmes objectifs).

Mais quest-ce quun motif ? Si vous regardez dans un dictionnaire, vous verrez quil vous est dit quun motif cest « un but intellectuel », une « raison intellectuelle dagir » – par différence avec lintérêt ou le mobile. Je nen crois rien. Je me souviens dailleurs de la première fois où jai été amené à travailler sur ce sujet. Une grande entreprise mavait demandé de faire, devant ses 300 principaux cadres, une conférence sur la motivation. Comme cest un thème que je navais jamais traité, je la prépare dautant plus sérieusement. Ma première réaction fut une réaction de surprise : « Cest bizarre, me disais-je, tu fais de la philosophie à plein temps depuis une trentaine dannées, et tu nas jamais lu une ligne sur la motivation… ». Eh oui : le concept est à peu près introuvable en 25 siècles dhistoire de la philosophie ! Bref, je ny connaissais rien. Je fais donc comme on fait quand on ny connaît vraiment rien : je prends un dictionnaire pour vérifier que jai bien compris au moins le sens du mot. Je lis donc quun motif, cest un but intellectuel. Et là, je me suis dit « Aïe ! ». Parce que jétais convaincu, et je reste convaincu, quil ny a pas de but intellectuel. Autrement dit, si la motivation cétait ça, il ny aurait jamais de motivation.

Il ny a pas de but intellectuel pour lexcellente raison que lintelligence, à elle seule, na jamais fait courir personne. Lintelligence pourra choisir le chemin pour atteindre le but. Mais ce qui vise le but, ce qui en fait un but proprement et qui fait avancer vers lui, ce nest pas lintelligence, cest le désir.

Ce quon appelle « motivation », dans des livres de management qui me tombent des mains dès la troisième page, les philosophes appellent cela, plus simplement, plus fortement : le désir. Il ny a pas de but intellectuel. Lintelligence, à elle seule, na jamais fait agir personne. Il ny a de but que pour et par le désir.

Les deux concepts de désir et de motivation sont-ils alors interchangeables ? Non pas. Toute motivation est désir, mais tout désir nest pas motivation. Disons que « désir » est le genre prochain, comme dirait Aristote, dont la motivation est une certaine espèce. Reste alors à trouver les différences spécifiques, qui vont caractériser la motivation dans le champ plus général du désir.

203

Quelles différences entre le désir et la motivation ? Jen vois deux principales.

La première, cest que la motivation est un désir utile – je veux dire utile à autre chose quau plaisir quon trouve à le satisfaire.

La seconde différence, liée à la première, cest que la motivation est un désir qui porte, paradoxalement, sur quelque chose qui nest pas intrinsèquement désirable, sur quelque chose quon préférerait éviter ! Cest pourquoi on parle surtout de motivation dans le monde du travail, du sport ou de la santé : parce que le plaisir ny suffit pas.

La motivation est un désir utile, qui porte sur quelque chose quon ne désirerait pas spontanément. Motiver quelquun, ou se motiver soi-même, ce nest pas créer un nouveau désir ; cest rendre utilisable un désir déjà existant.

Donc, une philosophie de la motivation, cest une philosophie du désir, mais utile et utilitaire. Quest-ce que le désir ? Faisons un peu danthropologie fondamentale… Si je devais un jour diriger une école de management ou de commerce (ce sont dailleurs presque toujours les mêmes aujourdhui : disons dans une business school), je ferais inscrire en lettres dor, dans le hall dentrée de lécole, sur le mur de gauche, une formule inspirée dAristote : « Le désir est lunique force motrice8 ».

Dans motivation, il y a motif ; mais surtout, dans motivation, il y a moteur. Le moteur, cest ce qui meut. Eh bien voilà : ce qui meut un homme ou une femme, ce nest pas lintelligence, cest le désir.

Et sur le mur de droite, dans le hall de mon école de commerce ou de management, je ferais inscrire, toujours en lettres dor, une formule de Spinoza : « Le désir est lessence même de lhomme9 » (de lhomme au sens générique du terme : lessence même de lêtre humain).

204

Bref, nous sommes des êtres de désir. De désir, et non pas de besoin. Il se peut que lanimal soit un être de besoin. Lhomme est un être de désir.

Quelles différences entre le besoin et le désir ? Jen vois trois principales.

Le besoin est objectif ; le désir, subjectif.

Le besoin tend à la survie ; le désir, au plaisir, à la joie ou au bonheur.

Enfin, et surtout, le besoin est limité par nature, et le plus souvent par la nature elle-même. Nous ne sommes pas, ou pas seulement, des êtres de besoin. Nous sommes des êtres de désir : des êtres finis, ouverts à linfini de ce qui nous manque ou pourrait nous réjouir.

Cela rejoint ce que Freud appelle le « principe de plaisir », qui veut que toutes nos actions tendent toujours à augmenter notre jouissance ou à diminuer notre souffrance. Jouir le plus possible, souffrir le moins possible. Voilà ce qui nous meut.

Cela dit quelque chose dessentiel sur le métier de manageur. Parce que si « le désir est lunique force motrice » (Aristote), si « le désir est lessence même de lhomme » (Spinoza), bref si nous sommes des êtres de désir, cela signifie quun manageur, cest dabord et avant tout un professionnel du désir de lautre quest le salarié.

Cela implique que la question la plus importante, la question des questions, cest évidemment « Quest-ce que le désir ? ». Je ne vais pas vous faire un exposé sur toutes les théories philosophiques du désir, il y faudrait des semaines ; je nen retiendrai que deux, les deux plus profondes, à mon avis, les deux plus éclairantes, qui sont celles de Platon, par laquelle je vais commencer, et celle de Spinoza, que jévoquerai ensuite.

Attention : les deux sont vraies (jai peu de temps, je ne vais pas vous faire un cours sur des théories que je crois fausses). Platon et Spinoza ont raison lun et lautre, et pourtant vous allez voir que leurs théories sopposent frontalement. Cest pourquoi notre vie en général, et votre métier en particulier, sont tellement compliqués…

II.2. Le dÉsir selon Platon : le manque

À la question « Quest-ce que le désir ? », Platon répond dans Le Banquet par une double équation :

Amour = désir = manque.

205

Lamour est désir, et le désir est manque. Platon enfonce le clou : « Ce quon na pas, ce quon nest pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de lamour10 ».

Jajouterai simplement : et voilà pourquoi le bonheur, si souvent, est manqué. Voilà pourquoi, comme dit le poète (Louis Aragon), « ny a pas damour heureux ».

Si lamour est désir et si le désir est manque, je naime et ne désire, par définition, que ce qui me manque, donc que ce que je nai pas. Or, quest-ce quêtre heureux ? Quest-ce que le bonheur ? Platon répond, mais chacun dentre nous pourrait en faire autant : être heureux, cest avoir ce quon désire11. Pas forcément tout ce quon désire, parce que nous savons bien quà ce compte-là nous ne serons jamais heureux ; mais enfin en avoir une bonne partie, peut-être la plus grosse part de ce que nous désirons, cest cela le bonheur.

Très bien. Mais si le désir est manque, on ne désire, par définition, que ce quon na pas. Et si on ne désire que ce quon na pas, on na jamais, par définition, ce quon désire. Donc on nest jamais heureux, puisque être heureux cest avoir ce quon désire.

Non pas, bien sûr, quaucun de nos désirs ne soit jamais satisfait. La vie, fort heureusement, nest pas difficile à ce point ! Mais dès quun de vos désirs est satisfait, il ny a plus de manque, puisque le désir est satisfait. Et sil ny a plus de manque, il ny a plus de désir, puisque le désir est manque. Si bien que vous navez pas ce vous désirez ; vous avez ce que vous désiriez, avant, du temps où vous ne laviez pas.

Être heureux, ce nest pas avoir ce quon désirait, cest avoir ce quon désire. Or vous, ce que vous avez, ce nest pas ce que vous désirez ; cest ce que vous désiriez, avant, quand vous ne laviez pas. Cest pour ça que vous nêtes pas heureux.

Pardon pour ceux dentre vous qui sont pleinement heureux. Ce nest pas à moi quils donnent tort, cest à Platon. Mais comme ils donnent par là même raison à Spinoza, je les en félicite par avance.

Mon idée cest que nous sommes une grosse majorité à être tantôt chez Spinoza, tantôt chez Platon – tantôt heureux, tantôt non –, peut-être plus souvent dailleurs dans lentre-deux qui les sépare ou qui les unit. Mais pour comprendre le fonctionnement de cet entre-deux, il 206importe de comprendre dabord la logique de chacun des deux pôles qui en structurent lespace. Eh bien voilà : le pôle Platon, cest le pôle du manque. Tant que je naime et ne désire que ce qui me manque, je naime et ne désire que ce que je nai pas. Je nai donc jamais ce que jaime et désire : je ne suis donc jamais heureux.

Trois exemples, pour rendre cela plus concret.

Le premier me concerne personnellement. Je suis philosophe ; cela veut dire que jai fait des études de philosophie. Lobjet désirable, durant toutes ces années, cétait lagrégation de philosophie. Jai donc passé cinq ans de ma vie à me dire en substance : « Quest-ce que je serais heureux si jétais agrégé de philo ! » Ou bien, les jours doptimisme : « Quest-ce que je serai heureux le jour où je serai agrégé de philo ! »

Jai été reçu à lagrégation. Sincèrement, que penseriez-vous de moi, si je vous disais : « Je suis heureux parce que je suis agrégé de philosophie » ? Vous vous diriez : « Ce type est un crétin ! » Vous auriez raison. Ce que Platon nous aide à comprendre, et qui en dit long non seulement sur luniversité mais sur la condition humaine, cest que lagrégation de philosophie (comme quelque diplôme que ce soit : je vous laisse adapter ça à votre cursus propre), que lagrégation, donc, ne peut faire le bonheur que de quelquun… qui nest pas agrégé. Mais elle ne fait pas son bonheur, puisquil na pas lagrégation, et quelle lui manque sil la désire. Et elle ne fait pas mon bonheur, puisque jai lagrégation, ce qui me rend incapable – puisquelle ne me manque plus – de la désirer ou de laimer. Bref, comme aurait pu dire Louis Aragon, il ny a pas dagrégation heureuse.

Le deuxième exemple est plus inquiétant pour les manageurs. Cest lexemple du travail. Prenons un salarié embauché depuis six mois qui sortait de dix-huit mois de chômage, dix-huit mois de galère. Cela faisait un an et demi quil se disait tous les soirs, tous les matins : « Quest-ce que je serais heureux si je retrouvais un boulot ! » Et puis il a retrouvé du travail. Emploi à plein temps, contrat à durée indéterminée : le bonheur ! Enfin, le bonheur… Le travail ne lui manque plus. Il en a même beaucoup : il en a plein les bras, du boulot ; et puis, très vite, il en a plein le dos. Parce que dès lors que le travail ne lui manque plus, il ne désire plus travailler (puisque le désir est manque) ; ce quil désire, lui, comme tout le monde, cest les week-ends, les vacances, la retraite… Et comme lamour est désir, cela veut dire quil naime pas son travail. 207Bref, ce que Platon nous aide à comprendre, et qui en dit long sur la condition salariale comme sur la difficulté du métier de manageur, cest que le travail ne peut faire le bonheur… que dun chômeur ! Mais il ne fait pas son bonheur, puisquil na pas de travail : le travail lui manque, et il souffre de ce manque. Et le travail ne fait pas le bonheur dun salarié, puisquil a du travail, lequel en conséquence ne lui manque plus, ce qui le rend incapable de le désirer ou de laimer. Bref, comme aurait pu dire Louis Aragon, il ny a pas de travail heureux.

Enfin, troisième exemple, qui serait à lui tout seul lobjet dun article, mais dont il faut bien dire un mot, parce que cest le plus important : lamour, au sens le plus ordinaire et le plus fort du mot, entre un homme et une femme (ou entre deux hommes ou deux femmes, si vous préférez), donc la passion amoureuse et le couple. Tomber amoureux, en langage platonicien, quest-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que vous découvrez tout dun coup que quelquun vous manque terriblement. Jusque-là vous étiez bien, tranquille ; et puis un beau soir, chez des amis communs, patatras ! Vous rencontrez la femme ou lhomme qui vous manque terriblement. Vous ne supportez plus de vivre sans elle ou sans lui : vous êtes tombé amoureux. Vous entreprenez donc de séduire cette personne. Et là, de deux choses lune : ou bien vous y arrivez, ou bien vous ny arrivez pas.

Si vous ny arrivez pas, le manque non seulement continue mais se transforme en souffrance : vous aimez quelquun qui ne vous aime pas. Cest ce quon appelle un chagrin damour.

Mais si vous arrivez à séduire cette personne, tout change. Elle vous aime aussi ! Vous vous installez ensemble, éventuellement vous vous mariez, vous faites des enfants… Et là, inévitablement, à force dêtre là tous les soirs, tous les matins, à force de partager votre vie et votre lit, cette personne va vous manquer de moins en moins. Ce nest pas quelle ne soit pas bien ; cest quelle est là, simplement ; cest quà la lettre elle ne manque plus.

Le problème, cest que cela veut dire aussi – puisque le désir est manque – que vous la désirez de moins en moins. Cest même étonnant, quand on y pense : six mois plus tôt – ou six ans, pour certains, chacun son rythme –, vous la désiriez plus que toutes les autres. Et voilà que six mois ou six ans plus tard, la première jeune fille un peu jolie et court vêtue qui passe devant vous dans la rue, messieurs, ou le 208premier homme un peu séduisant et mystérieux dont vous croisez le regard, mesdames, vous paraît tellement plus désirable !

Le problème, puisque lamour est désir, cest que cela veut dire aussi que vous laimez de moins en moins. Vous êtes mariés depuis six mois ou six ans, selon les cas, et un beau soir, ou un triste matin, vous vous demandez : « Est-ce que je suis toujours amoureux delle ? Est-ce que je suis toujours amoureuse de lui ? ».

La réponse est non, bien sûr. Sinon, vous ne vous poseriez pas la question…

Bref, ce que Platon nous aide à comprendre, et qui en dit long sur notre vie affective, cest que la passion amoureuse ne peut faire le bonheur… que dun célibataire ! Mais elle ne fait pas son bonheur, puisquil nest pas amoureux, ou bien, sil lest, puisquil ne vit pas avec celui ou celle quil aime et qui lui manque. Et elle ne fait pas le bonheur des couples, puisque les deux conjoints vivent ensemble et ont cessé dès lors de se manquer mutuellement…

Attention : cela ne veut pas forcément dire que vous ne laimez plus ! Mais vous ne laimez plus comme avant : vous nêtes plus chez Platon ; vous nêtes plus dans le manque ; vous nêtes plus amoureux, au vrai sens du mot, au sens quavait le mot six mois ou six ans plus tôt, quand vous avez dit à votre meilleur copain ou copine : « Je suis tombé amoureux ».

Et là, vous navez plus, philosophiquement, quun seul choix : soit vous allez tomber de Platon en Schopenhauer, soit vous allez monter de Platon en Spinoza.

Schopenhauer est un philosophe du xixe siècle. Je fais donc là un bond considérable, dans lhistoire de la philosophie, mais qui nest pas sans cohérence, car Schopenhauer, qui est par ailleurs un philosophe original, sest toujours voulu, à sa façon, disciple de Platon, il sest toujours inscrit dans la longue lignée platonicienne. Quest-ce que ça veut dire que tomber de Platon en Schopenhauer ?

Quand je désire ce que je nai pas, ce qui me manque, cest ce que Schopenhauer, comme tout le monde, appelle la souffrance. Jai faim, il ny a pas à manger : souffrance. Jai soif, il ny a pas à boire : souffrance. Je laime, elle ne maime pas : souffrance. Mais quand jai ce qui dès lors ne me manque plus ? Il ny pas plus de souffrance, puisquil ny a plus de manque. Ce nest pas le bonheur, puisquil ny a plus de désir (je ne peux pas avoir ce que je désire, puisque le désir sest aboli dans 209sa satisfaction). Ce nest pas le bonheur ; ce nest pas le malheur ; cest ce que Schopenhauer appelle simplement et fortement lennui.

Quest-ce que lennui ? Ce nest pas le bonheur ; ce nest pas le malheur. Lennui, cest labsence du bonheur au lieu même de sa présence attendue. Javais rendez-vous avec le bonheur. Je me disais « Quest-ce que je serai heureux si, quest-ce que je serai heureux quand… ». Et puis le si se réalise, le quand cest aujourdhui, et je ne suis pas heureux pour autant. Javais rendez-vous avec le bonheur. Je suis au rendez-vous ; le bonheur ny est pas : le bonheur ma posé un lapin. Ce nest pas que je sois malheureux. Je ne suis ni heureux ni malheureux, simplement je mennuie.

Doù la phrase la plus triste, à mon sens, de toute lhistoire de la philosophie, écrite donc par Schopenhauer, qui est celle-ci : « Ainsi, toute notre vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à lennui12 ». Souffrance, parce que je désire ce que je nai pas, et souffre de ce manque ; ennui, parce que jai ce que dès lors je ne désire plus. Souffrance de lagrégatif ; ennui de lagrégé. Souffrance du chômeur ; ennui du salarié. Souffrance du chagrin damour ; ennui du couple.

Il ny a pas de couple où lon ne sennuie jamais. Cela nexiste que dans les mauvais romans damour. Rassurez-vous : il ny a pas que chez vous que lon sennuie parfois ! Cest normal !

Il ny a pas de métier où lon ne sennuie jamais. Cela nexiste que dans les mauvais livres de management, ce qui est une espèce de pléonasme. Le philosophe Alain, au début du xxe siècle, écrivait plus lucidement : « Le seul métier où lon ne sennuie jamais, cest celui quon ne fait pas. » Il avait raison. Si quelquun me dit : « Je ne mennuie jamais au boulot », ma première réaction, ce nest pas de me dire : « Tiens, il doit être chef dentreprise ! » Cest de me dire : « Encore un menteur… ou bien un inactif ! » De même si quelquun me dit : « Je ne mennuie jamais dans mon couple » ; ma première réaction, cest de me dire : « Encore un menteur… ou bien un célibataire ! ».

Il ny pas de couple où lon ne sennuie jamais. Il ny a pas de métier où lon ne sennuie jamais. Mais, fort heureusement, il y a beaucoup de couples et de métiers où lon sennuie rarement, où lennui nest pas la règle mais lexception.

210

Un travail heureux, ce nest pas un travail où lon ne sennuie jamais, arrêtez de rêver. Cest un travail où lon sennuie rarement, et parfois moins que tel dimanche après-midi, ou que pendant les vacances, ou quon ne sennuiera, peut-être, à la retraite…

Bref, il y a une chose que Platon nexplique pas : cest quil existe parfois des travailleurs heureux. Ce mest une raison forte daimer le travail, quand il est heureux, et de nêtre pas platonicien.

Ce qui donne tort à Platon, cest ce fait incontestable : quil existe parfois des travailleurs heureux. Comment pourraient-ils être heureux, puisquils font un travail qui ne leur manque plus, donc quils ne désirent plus, donc quils naiment plus ? Et pourtant nous savons dexpérience, y compris personnelle, quil existe parfois des travailleurs heureux.

Comme Platon est incapable de lexpliquer, nous avons besoin dune nouvelle théorie du désir et de lamour. Ce nest plus celle de Platon, cest celle de Spinoza.

II.3. Le dÉsir selon Spinoza :
puissance de jouir et jouissance en puissance

Spinoza serait daccord avec Platon pour dire que lamour est désir ; mais certainement pas pour dire que le désir est manque. Jévoquais tout à lheure la double équation de Platon : amour = désir =manque. Le geste philosophique de Spinoza est de remplacer le deuxième « égale » par un « différent de » :

Amour = désir ≠ manque.

(Spinoza ne le dit pas comme ça, il ne parle dailleurs pas de Platon lorsquil développe sa théorie de lamour, mais si lon veut esquisser entre ces deux philosophes une espèce de dialogue posthume, cest exactement ce que cela veut dire). Pour Spinoza, lamour est désir, mais le désir nest pas manque : le désir est puissance.

Attention, je nai pas dit « pouvoir », au sens politique ou managérial du mot, mais « puissance » : puissance de jouir et jouissance en puissance. « Puissance », donc, au sens où lon parle très communément de la « puissance sexuelle ». On en parle surtout pour les hommes, mais on pourrait en parler aussi bien pour les femmes. Quest-ce que la puissance sexuelle ? Cest la puissance de jouir, donc ce qui rend la jouissance possible : la jouissance en puissance.

211

Parce quenfin, si Platon avait toujours raison, si nous ne savions désirer que ce qui nous manque, reconnaissons que notre vie sexuelle serait encore plus difficile et compliquée quelle ne lest. Notamment la nôtre, messieurs… Parce quil faut bien quen un certain moment, nous soyons en état de désirer celle, exactement, qui ne nous manque pas : puisquelle est là, puisquelle se donne et sabandonne.

Il y a des hommes qui sont vraiment platoniciens, ou plutôt enfermés chez Platon : cest le genre dhomme qui na envie de faire lamour que lorsquil est tout seul. Alors là, pas de problème : il a une foule de désirs, de fantasmes, dérections… Mais dès quune femme est là et se donne… il ny a plus personne, comme on dit. Cest ce quon appelle un impuissant, ou un moment dimpuissance. Ce qui dit assez, par différence, quelle est la vérité du désir sexuel, qui nest pas le manque, comme le voulait Platon, mais bien la puissance, comme le veut Spinoza.

Ou plutôt les deux sont vrais : Platon et Spinoza ont raison lun et lautre, mais ils ne parlent pas de la même chose. Le manque sexuel, cest ce quon appelle couramment la frustration. Nous lavons tous vécu, à un moment ou à un autre de notre vie. Mais justement : nous avons assez vécu la frustration sexuelle pour ne pas la confondre avec la puissance sexuelle ! Ce nest pas du tout la même chose ! Dailleurs tout le monde sait, surtout les femmes, que les hommes frustrés font rarement les meilleurs amants…

Il ny a pas que le sexe dans la vie. Lerreur de Platon cest aussi bien davoir confondu le manque de nourriture – la faim – avec la puissance de jouir de la nourriture qui ne manque pas, puissance quon nappelle pas la faim, en bon français, mais lappétit. Appetitus en latin : cest un grand concept spinoziste (Spinoza écrit ses livres en latin), mais quon peut prendre ici au sens le plus ordinaire du terme. Lorsque vous invitez quelques amis à dîner chez vous, un soir, vous ne leur dites pas au début du repas : « Je te souhaite une bonne faim ; je te souhaite de bien manquer de nourriture – dailleurs, tu ne vas pas être déçu, il ny a rien à manger : bienvenu chez Platon ! » Évidemment pas. Vous leur dites exactement linverse : « Ne tinquiète pas, jai prévu large, la nourriture ne manque pas ; je te souhaite davoir la puissance de jouir de la nourriture qui ne manque pas – bon appétit : bienvenu chez Spinoza ! »

La faim est une souffrance. On peut en mourir. On en meurt tous les jours dans le monde.

212

Lappétit nest pas une souffrance. Cest une puissance – puissance de jouir, jouissance en puissance – et déjà un plaisir.

Le désir nest pas manque, pour Spinoza, mais puissance. Et lamour ? Lamour est joie.

En vérité, Aristote lavait déjà dit, quelque vingt siècles plus tôt, dans une phrase pure comme laube : « Aimer, cest se réjouir13 ».

Et là, vous comprenez que tout sinverse. Si vous donnez raison à Platon, dans vos histoires damour, si vous ne savez aimer et désirer que ce qui vous manque, inévitablement vous donnez raison aussi à Louis Aragon. Si lamour est manque (Platon), alors il ny a pas damour heureux (Aragon). À linverse, si cest à Aristote ou Spinoza que vous donnez raison, dans vos histoires damour, si aimer, pour vous, cest vous réjouir, alors Aragon a tort : il ny a pas damour malheureux.

Sauf dans le deuil, bien sûr, que ce soit au sens propre (lautre est mort) ou au sens figuré (lautre vous a quitté, ou ne vous aime pas). Le deuil, recréant tragiquement le manque, vous renvoie brutalement, douloureusement, chez Platon.

Mais en dehors du deuil, si lamour est joie, si aimer cest se réjouir, Aragon a tort : il ny a pas damour malheureux.

Spinoza dit en substance la même chose quAristote, dans une formule un peu plus compliquée : « Lamour est une joie quaccompagne lidée dune cause extérieure ». Aimer, cest se réjouir de : cest ce petit « de » que Spinoza ajoute à la pensée dAristote.

Concrètement, quest-ce que cela veut dire ? Imaginez que quelquun vous dise : « Je suis joyeux à lidée que tu existes. » Ou encore : « Il y a une joie en moi ; eh bien la cause de ma joie, cest lidée que tu existes. » Ou plus simplement : « À chaque fois que je pense à toi, cela me rend joyeux. » Vous y verrez une déclaration damour, et vous aurez raison. Cela donne raison à Spinoza : lamour est une joie quaccompagne lidée dune cause extérieure. Vous aurez raison, mais vous aurez aussi beaucoup de chance : dabord parce que cest une déclaration spinoziste damour, ce qui narrive pas tous les jours (beaucoup sont morts sans savoir entendu ça une seule fois dans leur vie) ; ensuite, et surtout, parce que cest le cas très rare dune déclaration damour qui ne vous demande rien. Et ça, croyez-moi, cest proprement exceptionnel.

213

Sur cette exception de lamour, je ne peux mattarder davantage. Ce nétait ici quun exemple, pour exposer les théories de Platon et de Spinoza. Il est temps de revenir au management.

II.4. Le management :
motivation et bonheur au travail

Quest-ce qui fait courir un salarié ? Le désir, bien sûr, puisque le désir est lunique force motrice ! Mais court-il après ce qui lui manque ? Auquel cas il court chez Platon, ce qui laisse entendre un management de style essentiellement platonicien. Ou bien est-ce quil court parce quil a plaisir à développer sa puissance de courir, comme dirait Spinoza ? Est-ce quil court parce que la course le met en joie ? Est-ce quil court parce quil aime la course à pied ? Auquel cas il court chez Spinoza, le management de lentreprise dans laquelle il travaille est de style au moins en partie spinoziste

Je dis « au moins en partie spinoziste » parce que je ne suis pas fou. Il y a toujours du manque : Platon a toujours raison ! Tout salarié, sans exception, vient travailler chez Platon : il court après quelque chose qui lui manque. Quoi ? Largent, bien sûr ! Cest pour ça dabord quil travaille… Tous les salariés, le matin, viennent travailler chez Platon : ils courent après largent qui leur manque. Et certains dentre eux vont passer la journée chez Schopenhauer. Ils courent après largent qui manque, et ils sennuient au boulot. Alors que dautres de vos salariés, qui viennent aussi travailler chez Platon, comme tout le monde, vont passer la journée chez Spinoza : ils vont travailler parce quils ont besoin dargent (Platon), mais ils se réjouissent de faire ce métier là, dans cette entreprise-là, avec ces gens-là (Spinoza). Ils courent après largent qui manque, et ils aiment leur travail.

Quest-ce quun salarié malheureux ? Cest un salarié qui est tombé, ou plutôt qui tombe, parfois tous les jours, parfois toute la journée, de Platon en Schopenhauer. Il court après largent qui manque, et il sennuie au boulot.

Quest-ce quun salarié heureux ? Cest un salarié qui monte, tous les jours si cest possible, toute la journée parfois (mais ne rêvons pas trop), de Platon en Spinoza. Il se rend au travail parce quil a besoin dargent ; et il se réjouit de faire un travail quil aime. Non pas, comme nimporte quel chômeur en est capable, parce quil aime le travail qui lui manque 214(cest facile, quand on nest sans emploi, davoir envie de travailler : ce nest pas gai, mais cest facile), mais parce quil aime le travail quil fait et qui ne lui manque pas.

Le travail de manageur, cest de créer des conditions telles que le plus grand nombre possible de salariés montent de Platon en Spinoza, au lieu de tomber de Platon en Schopenhauer.

Cest la pierre de touche du management réussi. Le management est réussi, dans une entreprise, quand la majorité des employés, voire la totalité si cest possible, se réjouit de faire ce métier-là, dans cette entreprise-là, avec ces gens-là. Ils préféreraient être rentiers ? Bien sûr ! Cest pourquoi beaucoup dentre eux jouent au Loto : parce quils rêvent de navoir plus besoin de travailler. Mais le boulot de manageur, ce nest pas de garder ceux qui ont gagné au Loto. Cest de garder et de motiver les autres !

Le management est réussi quand les salariés, qui ne travaillent pas par amour du travail (ils travaillent parce quils ont besoin dargent, comme tout le monde), réussissent à aimer le travail quils font.

Or, pour cela, le salaire ne suffit jamais, ni même les primes ou autres parts variables. Si on ne travaille que pour largent, le bonheur ne commence dans le meilleur des cas, quà la fin de la journée, lorsquon rentre chez soi. Quelle tristesse que dattendre 18h pour être heureux ! Ce serait renverser la formule de Stendhal : « la chasse au bonheur serait ouverte… tous les soirs ! ». Si vous voulez aider des salariés à être heureux au boulot, il faut trouver autre chose que largent qui manque (autre chose en plus, pas à la place !), trouver quelque chose qui ne manque pas mais qui réjouit, et qui leur permet daimer leur travail.

Ce quelque chose qui ne manque pas mais qui réjouit, quest-ce que ça peut être ?

Ce peut être par exemple de meilleures conditions de travail (ce que jappelais le goût quand jécrivais : « si on veut que des salariés trouvent du sens à travailler, encore faut-il que travailler ce nait pas trop mauvais goût ». Tous les métiers ne sont pas aussi faciles à aimer, ni dans toutes les entreprises. Il y a parfois des conditions de travail qui le rendent épuisant, rebutant, fastidieux, dangereux parfois. Améliorer ces conditions est un enjeu majeur du management.

Ce qui ne manque pas mais qui réjouit, ce peut être davantage de respect, davantage de reconnaissance, notamment de la part du 215management. Le plaisir quon peut avoir à travailler, on ne la jamais tout seul. Cela dépend aussi du regard que les autres ont sur vous, de la reconnaissance quils savent ou non vous manifester. Comment prendre plaisir à son travail, quand on a le sentiment dêtre méprisé par ses employeurs ou supérieurs ?

Quelque chose qui ne manque pas mais qui réjouit, ce peut être une meilleure ambiance, davantage de convivialité. Il y a des entreprises où on part travailler, le matin, la gorge serrée dangoisse : parce quon sait que lambiance va peser une tonne, que tout le monde fait la gueule à tout le monde, quil y a de vieilles haines rancies dans les bureaux ou les ateliers. Et dautres entreprises, au contraire, où lon part travailler le cœur léger, parce quon sait que lambiance sera légère, chaleureuse, détendue, quà la limite on retrouvera une bande de copains. Ce nest pas du tout la même chose !

Quelque chose qui ne manque pas mais qui réjouit, ce peut être aussi le sentiment dune plus grande utilité sociale. Fabriquer des cigarettes ou fabriquer des médicaments, ce nest pas la même utilité sociale. Fabriquer du médiator ou fabriquer un bon médicament, ce nest pas la même utilité sociale. Comment aimer un travail dont on pense quil est socialement inutile, voire nuisible ?

Quelque chose qui ne manque pas mais qui réjouit, ce peut être le sentiment de participer à une aventure collective exaltante, dêtre membre dune équipe, de poursuivre des objectifs clairs et motivants, qui parlent à tous (à condition que chacun y trouve son compte).

Ce peut être aussi le sentiment de progresser soi-même davantage, de sépanouir soi-même davantage. Il y a des entreprises où lon a le sentiment que rien ne change jamais, en tout cas pour soi. On y travaille pendant 15 ans, et au bout de 15 ans on se retourne : rien na changé, on na rien appris ; on est simplement de 15 ans plus vieux, donc davantage fatigué. Et dautres entreprises au contraire où lon travaille pendant 15 ans, et au bout de 15 ans on se retourne, et on se dit : « Cest dingue ce que jai changé, ce que jai appris, ce que jai progressé ! » Ce nest pas du tout la même chose !

Quelque chose qui ne manque pas mais qui réjouit, ce peut être davantage de responsabilité, de liberté, de pouvoir, dautonomie, de créativité… Quoi de plus démotivant que de sentir quon nest quun rouage impersonnel, dans une mécanique qui lest tout autant ? Cest 216lenjeu de ce quon appelle en anglais lempowerment : lautonomisation, la responsabilisation, lémancipation… Il est plus facile daimer un travail sur lequel on a prise, quun travail qui ne vous laisse aucune marge de manœuvre.

Quelque chose qui ne manque pas mais qui réjouit, ce peut être le sentiment de travailler en harmonie avec ses valeurs morales personnelles, sans avoir besoin de les mettre dans sa poche avec un mouchoir dessus, pendant 35 heures ou un peu plus par semaine.

On pourrait continuer longtemps la liste, qui va dailleurs dépendre des métiers et des niveaux hiérarchiques. Mais toujours il sagit de créer des conditions telles que les salariés réussissent à aimer – au moins un peu, et le plus possible – le travail quils font.

Ce nest pas le sens qui est aimable, cest lamour qui fait sens. Cela vaut aussi pour le travail : il na de sens que si on laime (lamour de son métier), ou que si lon aime, à tout le moins, ce quil apporte ou permet (largent, la liberté, le sentiment de sa propre utilité, le confort, la vie, la famille, le bonheur…), voire ce quil exige (leffort, lengagement, la discipline, lesprit déquipe, la responsabilité…). Le sens du travail, disais-je aussi, cest le bonheur quil permet, y compris au dehors, et parfois quon y trouve. Mais ce sens sera dautant plus motivant quon nattend pas, pour être heureux, davoir quitté son boulot !

Cela débouche sur une conséquence importante : Le travail nest pas une valeur morale ; mais lamour du travail bien fait en est une ! Non à cause du travail, pris en lui-même, mais à cause de lamour, et à cause du bien. Quoi quon fasse, mieux vaut le faire bien en aimant ça, que le faire mal sans aimer ça. Quitte à manger, mieux vaut bien manger en aimant ça, que mal manger sans aimer ça ! Dès lors quil faut travailler (le travail, répétons-le, est dabord une contrainte), mieux vaut faire bien un travail quon aime, que faire mal un travail que lon naime pas ! Cest où lintérêt du salarié et celui de lentreprise se rejoignent, ou plutôt cest la fonction du management que de les faire se rejoindre.

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Conclusion : Le chiasme managÉrial

Ce que jai essayé de montrer peut se résumer en quelques points, que je me contente de rappeler :

1. Le travail nest pas une valeur morale ;

2. Il nest pas davantage une fin en soi ;

3. Cest pourquoi il doit avoir un sens ;

4. Ce sens (il nest sens que de lautre), cest autre chose que le travail ;

5. Quoi ? Quelque chose que les travailleurs désirent ou aiment (ce nest pas le sens qui est aimable, cest lamour qui fait sens) : largent, certes, donc le repos, le loisir ou le confort quil permet, mais aussi lintérêt (quil soit financier ou intellectuel, humain ou professionnel, individuel ou collectif), lutilité, une certaine équipe, un certain métier (ceux qui aiment leur métier ont beaucoup de chance : ils transforment une contrainte en bonheur ; mais cest lamour qui les sauve, pas le travail), une certaine satisfaction professionnelle (le travail nest pas une valeur, mais lamour du travail bien fait en est une : par lamour, et par le bien), une certaine aventure personnelle et collective, une certaine reconnaissance, une certaine intégration dans la communauté, un certain prestige, une certaine fierté professionnelle (quon ne confondra pas avec la dignité : tous les êtres humains sont égaux en droits et en dignité, tous nont pas les mêmes raisons dêtre fiers de ce quils font), un certain épanouissement, bref, un certain bonheur.

Les hommes ne travaillent pas par devoir, ni par amour du travail ou de lentreprise, ni même seulement pour largent : ils travaillent par amour deux-mêmes et de leurs enfants, ils travaillent pour être heureux. Ce nest pas en leur faisant des leçons de morale quon peut les motiver ; cest en les aidant à trouver un sens à leur travail, en créant des conditions telles quils puissent y trouver un certain plaisir ou un certain bonheur.

Lentreprise, sauf exception, ne les emploie pas par amour de lhumanité, ni par amour du bonheur, ni même pour faire reculer le chômage, mais pour faire du profit.

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Tout homme veut être heureux. Cest pour ça quil travaille.

Toute entreprise veut faire du profit. Cest pour ça quelle embauche.

Ne demandons pas aux entreprises de réagir comme un individu (de mettre le bonheur plus haut que le profit), ni aux individus de réagir comme une entreprise (de mettre le profit plus haut que le bonheur) !

Car il reste le problème initial : les individus cherchent le bonheur ; lentreprise cherche le profit ; ils ne cherchent donc pas la même chose. Comment les faire avancer dans la même direction ?

Lentreprise et les individus qui y travaillent nont pas les mêmes buts. Pourtant ils doivent avancer dans la même direction. Cest une vraie difficulté. Comment faire avancer dans la même direction une entreprise et des individus qui poursuivent des buts différents ? La seule solution, cest daligner les buts des uns (les individus) et de lautre (lentreprise). Est-ce possible ? Oui, mais selon une figure singulière, qui est une espèce de chiasme (du grec khiasmos : en forme de croix). Cest ce que jappelle le chiasme managérial : une inversion du rapport moyen-fin, selon quon passe de lindividu à lentreprise ou de lentreprise aux individus.

Le but de lentreprise, ce nest pas le bonheur des individus qui y travaillent. Arrêtez de rêver ! Le but dune entreprise, sauf exception, cest de faire du profit. Mais le bonheur des individus qui y travaillent, sil nest pas le but de lentreprise, peut être un moyen pour atteindre le but quelle vise. Car la meilleure façon de faire le plus de profit possible, le plus longtemps possible, cest davoir et de garder les meilleurs salariés. Le bonheur des salariés nest donc pas le but de lentreprise, mais cest un moyen, pour elle, datteindre le but quelle poursuit (le profit).

Pour les individus, cest linverse. Leur but, ce nest pas le profit de lentreprise, cest leur propre bonheur. Mais tous peuvent comprendre que le profit de lentreprise, sil nest pas leur but, est un moyen pour atteindre ce but : même un salarié dextrême gauche peut comprendre quil est plus facile dêtre heureux dans une entreprise qui fait du profit que dans une entreprise qui perd de largent, qui va licencier ou déposer le bilan dans les mois ou les années qui viennent…

Voilà : le but de lentreprise, cest le profit ; mais le bonheur des individus qui y travaillent peut et doit être un moyen pour atteindre ce but. Et réciproquement le but des individus, cest leur propre bonheur ou celui de leurs enfants ; mais le profit de lentreprise peut et doit être un moyen, pour eux, pour atteindre ce but.

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Cest ce qui permet à lentreprise et aux individus davancer dans la même direction, tout en poursuivant des buts différents : le but de lentreprise (le profit) est un moyen pour les individus qui y travaillent, de même que le but des individus (le bonheur) est un moyen pour lentreprise qui les emploie.

Maldonne ? Marché de dupes ? Au contraire ! Convergence dintérêt : échange gagnant-gagnant ! Il sagit, pour lentreprise, de mettre la quête du bonheur au service de la rentabilité ; et, pour les individus, de mettre la rentabilité au service du bonheur. Les individus sont en effet plus heureux grâce à lentreprise (sinon, ils ny viendraient pas : Pascal, Marx et Freud là-dessus saccordent) ; lentreprise est en effet plus rentable grâce aux individus (sinon, elle ne les emploierait pas : Adam Smith et Karl Marx là-dessus saccordent) ; et elle naura les meilleurs salariés que sils pensent trouver davantage de plaisir ou de bonheur dans cette entreprise-ci plutôt que dans une autre.

Chiasme managérial, disais-je : inversion du rapport moyen-fin, selon quon passe de lindividu (qui vise son propre bonheur comme but, le profit de lentreprise comme moyen) à lentreprise (qui vise ordinairement le profit comme but, le bonheur des individus comme moyen), ou de lentreprise aux individus qui y travaillent. Cette inversion du rapport moyen-fin est légitime, à condition quon ne confonde pas les rôles. Le jour où lentreprise mettrait le bonheur plus haut que le profit, il y aurait danger pour sa rentabilité, donc pour sa pérennité (donc, à terme, pour le bonheur des individus) ; le jour où les individus mettraient le profit plus haut que le bonheur, il y aurait danger pour lhumanité.

1 Genèse 3, 16-19. Chez Hésiode de même le travail est un châtiment prévu par Zeus : il fait partie des maux qui séchappent de la boite de Pandore (Les travaux et les jours, 90 et suiv.).

2 Matthieu, VI, 26-28 et Luc, XII, 27. Cette dernière formule servait de maxime ou de légende, en latin, du temps de la royauté française, en dessous de la fleur de lys : « Non laborant neque nent » (ils ne travaillent ni ne filent, ce qui était censé confirmer la loi salique !)

3 Pour résumer en une formule les brèves mais insistantes remarques dAristote : Politique, VII, 14, 1333 a 31-1333 b 4 (« la guerre doit être choisie en vue de la paix, le labeur en vue du loisir »), VII 15, 1334 a 4-19 (« la fin, pour la guerre, cest la paix ; pour la besogne, cest le loisir »), et VIII, 3, 1337 b 30-34 (« Si en effet il faut les deux [travail et loisir], il vaut pourtant mieux choisir la vie de loisir que la vie laborieuse et celle-là est le but de celle-ci ») ; Éthique à Nicomaque, X, 7, 1177 b 4-6 (« Si nous renonçons au loisir, cest quil nous faut peiner pour en avoir »). Notons avec J. Tricot que « la scholè, que nous traduisons, faute dun meilleur terme, par loisir (otium), nest pas la flânerie, mais cest le fait davoir du temps à soi permettant de se livrer à une activité plus haute que la vie des affaires » ou, a fortiori, que le labeur servile (Politique, VII, 14, p. 528 de léd. Tricot, Vrin, 1970, en note). Comme le note de son côté P. Aubenque, « la vie de loisir nest évidemment pas une vie inactive, puisquelle comporte lergon [lactivité] de la contemplation » (La prudence chez Aristote, PUF, 1963, rééd. coll. « Quadrige », 1997, p. 93, note 3), et puisque, ajouterai-je, le bonheur est « une activité de lâme conforme à la vertu » (Éthique à Nicomaque, I, 6 et 10, 1098 a et 1099 b), laquelle vertu est elle-même une « disposition à agir » (ibid., II, 6, 1106 b – 1107 a).

4 Voir Éthique à Nicomaque, X, 6, 1176 b 24 – 1177 a 10.

5 Politique, VII, 14, 1333 a 30-36 et 15, 1334 a 15 ; Éthique à Nicomaque, X, 7, 1177 b 4-5.

6 Politiques, XIV, 1333 a 35-37.

7 Pensées, p. 148-425 (édition Lafuma).

8 Aristote De lâme, III, 10, 433 a 9 – 433 b 30. La formule en question, telle que je lénonce ici, est plutôt un résumé quune citation. Voici quelques extraits du passage, dans la traduction de J. Tricot (Vrin, 1982, p. 203-207) : « Il ny a quun seul principe moteur, la faculté désirante. [] Lintellect ne meut manifestement pas sans le désir. Le désir, au contraire, peut mouvoir en dehors de tout raisonnement. [] Que ce soit donc une telle faculté de lâme, celle quon nomme le désir, qui imprime le mouvement, cest évident. [] Cest en tant que lanimal est doué de désir quil est son propre moteur. » Voir aussi II, 3, 414 b 1-2 : « Sont du désir lappétit, le courage et la volonté ».

9 Éthique, III, définition 1 des affects. Il est très frappant que Spinoza, qui est peut-être le plus rationaliste de tous les philosophes, ait fait du désir, et non de la raison, lessence même de lêtre humain. Ce nest bien sûr pas un hasard. Il serait déraisonnable de croire que la raison, en lhomme, est lessentiel.

10 Le Banquet, 200 e (trad. E. Chambry, Paris Garnier-Flammarion, 1964).

11 Ibid., 204 e – 205 a.

12 Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, IV, 57.

13 Éthique à Eudème, VII, 2, 1237 a 37-38 (trad. V. Décarie, Vrin, 1984, p. 162).