Délégation et RSE dans un duopole différencié
- Publication type: Journal article
- Journal: Entreprise & Société
2018 – 1, n° 3. varia - Author: Ouattara (Kadohognon Sylvain)
- Pages: 119 to 136
- Journal: Business & Society
DÉlÉgation et RSE
dans un duopole diffÉrenciÉ
Kadohognon Sylvain Ouattara
ESDES – The Business School
of UCLy
Introduction
Depuis quelques années, de plus en plus d’entreprises cherchent à intégrer des objectifs liés au développement durable dans leurs stratégies. L’enquête mondiale de la société d’audit KPMG a montré qu’en 2015, environ 3/4 (73 %) des 100 plus grandes entreprises des pays industrialisés ont publié des rapports sur leur politique en matière de RSE (Responsabilité Sociale des Entreprises). Ce reporting RSE est en évolution puisqu’il ne représentait que 64 % en 2011 (KPMG, 2011) et 41 % en 2005 (KPMG, 2005).
Malgré cette importance croissante de la RSE au sein des firmes, peu de travaux se sont penchés sur les déterminants économiques des stratégies RSE. Pour Bénabou et Tirole (2010), le déploiement de stratégies RSE peut être une réponse à des imperfections de marché et de gouvernement. Sans entrer dans force détails, nous relevons trois raisons (hormis le devoir moral et altruiste) qui poussent les entreprises à déployer des stratégies RSE1 : a) la RSE permet d’internaliser les externalités environ120nementales et sociales ; b) elle permet de développer un positionnement concurrentiel d’entreprise verte responsable ; c) elle permet de répondre aux attentes des parties prenantes internes de la firme. La réflexion menée dans ce papier est relative au dernier déterminant économique, plus spécifiquement aux situations dans lesquelles les propriétaires des firmes engagent des managers socialement responsables.
L’existence de conflits d’intérêts entre les propriétaires et les managers des firmes a été soulignée dans la littérature par Jensen et Meckling (1976). Dans un contexte de concurrence oligopolistique, Vickers (1985), Fershtman et Judd (1987) et Sklivas (1987) supposent que les propriétaires des firmes privées offrent à leur manager un contrat incitatif basé sur une combinaison linéaire du profit et du chiffre d’affaires. Ces auteurs montrent que les propriétaires ont intérêt à inciter leurs managers à être plus agressifs que s’ils maximisaient le profit2. Les conséquences de la délégation ont aussi été analysées sous d’autres types de contrats incitatifs tels que la performance relative des concurrents (Fumas, 1992 ; Miller et Pazgal, 2002, 2005) ou encore les parts de marché (Jansen et al., 2007 ; Ritz, 2008). Ouattara (2013) suppose que le schéma de rémunération d’une firme publique tient compte des objectifs sociaux de l’autorité publique.
En matière de RSE, certains auteurs tels que Cespa et Cestone (2007) et Barnea et Rubin (2010) mettent en évidence l’existence de conflits d’intérêts entre actionnaires et managers dans les choix de RSE. Ils montrent que les managers (sur)-investissent dans les activités socialement responsables afin de s’attirer le soutien des autres parties prenantes (au détriment des actionnaires), ce qui conduit à l’émergence de logiques d’enracinement pour les dirigeants les moins performants. Dans ce papier, nous abordons la question des contrats incitatifs qui intègrent le bien-être des autres parties prenantes de la firme et analysons l’impact de l’utilisation de tels contrats dans un jeu où deux firmes sont en concurrence. Étant donné que l’objectif des propriétaires des firmes est la maximisation du profit, ils ne peuvent pas s’engager de manière crédible à poursuivre un objectif autre que la maximisation du profit. Dans le but de rendre crédible cette stratégie de non-maximisation du profit, les propriétaires engagent un manager socialement responsable à qui ils délèguent les décisions de production de la firme. 121Ainsi, la présence d’un manager Socialement Responsable (SR) au sein de la firme représente un moyen d’engagement stratégique pour les propriétaires. Le contrat incitatif offert aux managers tient compte du bien-être des propriétaires (le profit) et de celui des consommateurs3. Cette modélisation de la dimension sociale de la RSE est usuelle dans la littérature.
Goering (2007) modélise la firme socialement responsable comme une firme qui tient compte (dans sa fonction objectif), en plus du profit, d’une partie du surplus des consommateurs. Dans ces conditions, il analyse les incitations optimales à offrir aux managers de cette firme, lorsqu’elle est en concurrence avec une firme privée maximisant le profit4. Il montre que les propriétaires ont intérêt à inciter les managers à se détourner du vrai objectif de la firme SR. Kopel et Brand (2012) reprennent le modèle de Goering (2007) en supposant que la firme privée a aussi la possibilité d’offrir à son manager un contrat basé sur la somme pondérée du profit et du chiffre d’affaires. Dans ces conditions, les auteurs endogénéisent la décision d’inciter les managers et montrent qu’à l’équilibre du jeu, les deux entreprises incitent leurs managers.
Dans les contributions présentées ci-dessus, la RSE est supposée être l’objectif initial de la firme, et son niveau est supposé être exogène. À la différence de Goering (2007) et Kopel et Brand (2012), nous considérons que les firmes ont pour objectif initial la maximisation du profit et qu’elles peuvent engager un manager SR en choisissant le contrat optimal à fournir à ce dernier. Ceci nous permet de traiter la question de l’intégration de critères sociaux dans la part variable de la rémunération des managers. Selon une étude publiée en 2012 par l’ORSE (Observatoire sur la Responsabilité Sociale des Entreprises), la part variable de la rémunération conditionnée à des critères sociaux atteint les 30 % pour les managers du groupe La Poste. De plus, selon le baromètre 2015 de Capitalcom, les entreprises du CAC 40 sont six fois plus nombreuses à communiquer sur l’indexation de la part variable de la rémunération des dirigeants sur des critères extra-financiers en 2014 qu’en 2006.
122Dans notre travail, nous cherchons à répondre aux questions suivantes : i) Quel est l’impact de l’utilisation de contrats incitatifs SR sur les profits des firmes ? ii) Les propriétaires des firmes ont-ils toujours intérêt à mettre en place ce type de contrats incitatifs ? iii) Ces contrats incitatifs sont-ils socialement désirables ?
Afin de répondre à ces questions, nous modélisons un jeu de concurrence entre deux entreprises qui produisent des biens différenciés. Les propriétaires des firmes, qui délèguent les décisions de production à leurs managers, ont la possibilité d’offrir à ces derniers des contrats incitatifs incluant des objectifs sociaux. Dans ces conditions, nous considérons un jeu à trois étapes où séquentiellement les propriétaires prennent la décision d’inciter les managers et choisissent ensuite le contrat optimal de ce dernier. Enfin selon les instructions reçues des propriétaires, les managers se font concurrence de manière simultanée en quantité.
Les principaux résultats de notre travail sont les suivants. Les propriétaires préfèrent déléguer la gestion de la firme à des managers qui ne valorisent pas trop les activités sociétales. Cependant, la politique RSE mise en place par les propriétaires est d’autant plus importante que la concurrence est intense. Lorsque les propriétaires des firmes engagent un manager SR, ils enjoignent à ce dernier d’être plus agressif que s’il maximisait le profit. Ce qui conduit à une hausse du niveau de production de la firme, une baisse des prix, une augmentation du surplus des consommateurs et une baisse des profits. Notre modèle met également en lumière que le bien-être total de l’industrie augmente suite à l’introduction de contrats incitatifs SR pour les managers. Cette hausse du bien-être total s’explique par le fait que le gain en surplus des consommateurs permet de compenser la baisse de profits des firmes. Ce qui implique que les autorités publiques devraient encourager la mise en place de tels contrats incitatifs.
Lorsqu’on endogénéise la décision d’offrir des contrats incitatifs SR aux managers, nous obtenons une solution de type dilemme du prisonnier dans laquelle les propriétaires engagent un manager SR et obtiennent un profit inférieur à ce qu’il serait s’ils maximisaient le profit.
Le reste de l’article est organisé de la manière suivante. Dans la section 2, nous présentons le modèle. La section 3 analyse l’ensemble des équilibres. L’impact des contrats incitatifs SR sur le bien-être total est analysé dans la section 4. Enfin, la section 5 conclut.
123I. Le modÈle
Soit un marché composé de deux firmes privées identiques produisant des biens différenciés : la firme 1 et la firme 2.
Nous utilisons la spécification de Singh et Vives (1984) pour modéliser la fonction d’utilité du consommateur5 qui s’écrit :
(1)
avec la quantité de biens i achetée par le consommateur et le prix de ce bien (i=1,2). Le paramètre b ϵ (0,1] représente le degré de substituabilité des biens. Plus b est élevé, plus les biens sont substituables. Le paramètre b est donc une mesure de l’intensité de la concurrence entre les firmes. De ce fait, la réduction de notre analyse au cas d’un duopole (au lieu d’un oligopole) se fait sans perte de généralité.
Nous supposons que les firmes se font concurrence en quantité. Le modèle de Cournot différencié nous permet de modéliser de manière simple et rigoureuse l’analyse de l’impact concurrentiel des incitations managériales (par rapport au modèle de Bertrand).
Le surplus du consommateur représentatif est égal au niveau d’utilité moins les dépenses relatives à l’achat des biens . Les fonctions de demande s’obtiennent en résolvant les conditions du premier ordre de maximisation du surplus par rapport aux quantités. On a :
La fonction de demande inverse s’écrit alors :
(2)
Les deux firmes ont une fonction de coût identique. Nous supposons que celle-ci est convexe, ce qui traduit des rendements décroissants :
(3)
124Les propriétaires des firmes ont pour objectif de maximiser leur profit. Le profit de la firme qui est la différence entre ses recettes totales et ses coûts totaux de production, s’élève à :
(4)
Contrat incitatif socialement responsable (SR) : À l’instar de Fershtman et Judd (1987) et Sklivas (1987), nous supposons que les propriétaires des firmes peuvent engager un manager avant le début du jeu de concurrence et déléguer à ce dernier les décisions de production.
Les propriétaires des firmes offrent ainsi aux managers un contrat incitatif qui tient compte du profit (bien-être des actionnaires) et du bien-être de certaines parties prenantes (les consommateurs). Le contrat incitatif du manager de la firme i s’écrit :
(5)
Les managers se font concurrence sur le marché en maximisant leur fonction objectif représente le paramètre incitatif (le niveau de RSE) choisi par les propriétaires de la firme i afin de maximiser le profit. Plus est grand, plus le poids accordé au surplus des consommateurs est important. En d’autres termes, les instructions données aux gestionnaires impactent directement l’utilité des consommateurs. Par ailleurs, le contrat incitatif du manager de la firme n’inclut pas uniquement le surplus de ses propres consommateurs, mais aussi celui des consommateurs de sa rivale. Cela permet de capter le fait qu’une firme socialement responsable s’intéresse au développement des communautés dans lesquelles elle est implantée. Étant donné que les membres de ces communautés ne sont pas nécessairement des clients de la firme socialement responsable, cette dernière est tenue de s’intéresser au surplus de tous les consommateurs.
Afin de permettre aux propriétaires des firmes de décider de l’engagement ou non d’un manager, nous endogénéisons la décision d’inciter les managers. Nous considérons un jeu qui se déroule en trois étapes :
–Première étape : Les propriétaires des firmes décident de manière simultanée et indépendante, si leur firme s’engage dans des activités sociétales.
125–Deuxième étape : S’ils décident de s’investir dans la RSE, ils engagent un manager socialement responsable (de type > 0 et délèguent à ce dernier les décisions stratégiques de la firme (choix du niveau de production). Dans le cas où les propriétaires décident de ne pas faire de la RSE ( = 0, ils engagent un manager qui ne valorise pas les activités sociétales. Ainsi, dans ce dernier cas, tout se passe comme si les propriétaires choisissaient eux-mêmes le niveau de production de la firme (absence d’incitation managériale).
–Troisième étape : compte tenu des incitations reçues, les managers se font concurrence de manière simultanée en quantité.
Le déroulement de ce jeu implique que le contrat incitatif SR est un moyen d’engagement stratégique, car l’information sur ce contrat est connaissance commune avant que les managers ne se fassent concurrence sur le marché.
Les équilibres de Nash parfaits en sous-jeux sont caractérisés par la méthode de récurrence vers l’amont.
II. Analyse des Équilibres
Pour résoudre le jeu, les quatre cas (sous-jeux) suivants qui découlent des choix de délégation des propriétaires sont analysés :
–(Cas NN) aucune firme n’incite son manager ;
–(Cas II) les deux firmes incitent leur manager ;
–(Cas NI) seule la firme 2 incite son manager ;
–(Cas IN) seule la firme 1 incite son manager.
Étant donné que les deux firmes sont identiques, les cas (IN) et (NI) sont symétriques. Sans perte de généralité, les équilibres du cas (NI) ne seront pas présentés.
La matrice du jeu représentant les profits des firmes pour chaque cas est de la forme suivante :
126
Firme 2 |
|||
Incite (I) |
N’incite pas (N) |
||
Firme 1 |
Incite (I) |
||
N’incite pas (N) |
II.1. Aucune des deux firmes n’incite sans manager
(le cas NN)
Nous considérons d’abord le cas de référence où aucune des entreprises ne s’engage dans des activités SR. Dans ces conditions, les managers poursuivent exactement le même objectif que leurs propriétaires . Le jeu se résume ainsi à une seule étape (la troisième étape) dans laquelle les managers des firmes choisissent la quantité qui maximise le profit .
À l’équilibre de ce sous-jeu, chaque firme réalise un profit de et le surplus des consommateurs vaut .
II.2. Une seule firme incite son manager
(les cas IN et NI)
Nous nous intéressons maintenant au cas où une seule des deux firmes incite son manager. Supposons que les propriétaires de la firme i incitent leur manager et que ceux de la firme j n’incitent pas le leur (cas IN). À la troisième étape, le manager de la firme i et les propriétaires de la firme j choisissent les quantités qui maximisent respectivement les équations (5) et (4).
Ensuite, à la deuxième étape, les propriétaires de la firme i choisissent le paramètre incitatif qui maximise le profit. On a ainsi :
(6)
On constate que les propriétaires de la firme i choisissent un paramètre incitatif positif Ils incitent ainsi le manager à se détourner 127de la simple maximisation du profit et à tenir compte d’une partie du surplus des consommateurs .
De l’expression de , il découle aussi qu’il existe un lien positif entre l’intensité concurrentielle et l’investissement des managers dans des activités RSE ( est une fonction monotone croissante de b). En effet, lorsque la concurrence s’intensifie (degré de différenciation des produits est faible), les propriétaires de la firme i ont intérêt à encourager un management en termes de RSE.
La firme qui adopte un contrat incitatif SR pousse ses managers à produire plus (qu’une firme qui maximise le profit) et donc à pratiquer des prix plus bas. Ce résultat s’explique par le fait que la mise en place de contrats incitatifs SR sert d’engagement stratégique pour la firme qui délègue. Elle peut ainsi placer un poids positif sur le surplus des consommateurs et augmenter sa production par rapport au cas sans délégation. En réponse à cette stratégie, la firme rivale (qui ne délègue pas) baisse sa production. À l’équilibre, le prix de vente fixé par la firme SR est plus faible que celui de sa concurrente. Ce résultat n’est pas surprenant dans la mesure où une firme qui tient compte du surplus des consommateurs a plus de raisons de baisser son prix qu’une entreprise ayant pour objectif fondamental la maximisation du profit. Observons maintenant ce qui se passe lorsque le degré de substituabilité des produits augmente : les propriétaires de la firme qui délègue accordent un poids plus important à la RSE, ce qui intensifie davantage la concurrence et pousse les firmes à baisser les prix.
Les profits des deux firmes et le surplus des consommateurs sont donnés par :
(7)
La firme qui utilise un contrat incitatif SR réalise un profit plus important que celui de sa rivale.
Pour mieux cerner le caractère stratégique du contrat incitatif SR, comparons les résultats de cette section à ceux obtenus lorsqu’aucune firme n’adopte de contrats incitatifs SR. Lorsque les propriétaires de la firme offrent à leur manager un contrat incitatif SR, ils enjoignent à ce dernier d’être plus agressif que s’il maximisait le profit (produire plus). Face à cette stratégie de la firme SR, sa rivale réagit en diminuant sa 128production. Quel que soit le degré de substituabilité des produits, les prix des deux firmes diminuent et le surplus des consommateurs augmente . La firme qui adopte le contrat SR réalise un profit plus important que dans le cas sans délégation tandis que le profit de sa rivale diminue . Ainsi, malgré la baisse des prix et la hausse des coûts liés à l’augmentation de la production, l’utilisation de contrats incitatifs SR permet d’augmenter le profit de la firme.
Notons que les équilibres du cas (NI), où seule la firme 2 incite son manager, sont symétriques à ceux du cas (IN). Pour ces raisons, et sans perte de généralité, nous ne les présentons pas ici.
II.3. Les deux firmes incitent leur manager (le cas II)
Intéressons-nous maintenant au cas où les propriétaires des deux entreprises offrent un contrat incitatif SR à leur manager. À la troisième étape du jeu, chaque manager choisit la quantité qui maximise son utilité (expression 5).
En anticipant parfaitement ces choix de production des managers, les propriétaires des firmes choisissent à la deuxième étape, le paramètre incitatif qui maximise le profit (expression 4). On obtient le paramètre incitatif optimal :
(8)
Les enseignements de l’impact de l’intensité concurrentielle sur le management en terme de RSE sont identiques à ceux du cas où une seule firme incite son manager (cas IN ou NI). Les propriétaires des deux firmes ont intérêt à inciter les managers à tenir compte du surplus des consommateurs. L’investissement des managers dans les activités RSE s’accroit avec l’intensité concurrentielle.
Il est important de souligner que . Ce résultat indique que les propriétaires préfèrent déléguer la gestion des firmes à des managers qui valorisent les activités sociétales afin de s’engager de manière crédible à poursuivre un objectif autre que la maximisation du profit. Cependant, les propriétaires de chaque firme incitent les managers à ne pas trop s’impliquer dans les activités sociétales .
129D’ailleurs, la comparaison des expressions met en évidence que l’engagement en termes de RSE d’une entreprise est plus important lorsque son concurrent n’est pas impliqué dans ce type d’activités . L’intuition associée à ce résultat est simple. Lorsque la gestion de toutes les firmes du marché est déléguée à des managers socialement responsables, les interactions concurrentielles s’intensifient et les profits baissent. De ce fait, les propriétaires des firmes choisissent un niveau de RSE plus faible que celui qui prévaudrait en l’absence de stratégies RSE déployées par les concurrents.
En incitant toutes les deux leurs managers, chaque firme réalise un profit et le surplus des consommateurs vaut .
Afin de déterminer l’impact de l’utilisation de contrats incitatifs SR, on peut comparer les résultats de cette section à ceux obtenus lorsqu’aucune des firmes n’incite son manager (cas NN). Lorsque les propriétaires des deux firmes incitent leurs managers à tenir compte d’une partie du surplus des consommateurs, la production des firmes et le surplus des consommateurs augmentent . Ce comportement agressif des deux entreprises conduit à la diminution des prix et en conséquence les profits se réduisent .
II.4. DÉcision endogène d’inciter les managers
Nous étudions à présent de manière endogène la décision des propriétaires d’inciter les managers. À cette étape, les profits des entreprises découlant des choix de délégation des propriétaires sont connus.
Si aucune des deux firmes n’incite son manager, les firmes obtiennent un profit identique . Si les deux firmes incitent leur manager, elles réalisent aussi un profit identique, mais moins élevé par rapport au cas sans incitation managériale . Lorsqu’une seule des firmes incite son manager, elle obtient un profit plus élevé que celle de sa concurrente.
130Analysons maintenant les décisions des firmes selon que leur concurrent incite ou non les managers. Lorsque le concurrent d’une firme n’incite pas son manager, la firme a toujours intérêt à inciter le sien .
De même si le concurrent incite son manager, la firme a aussi intérêt à inciter le sien . Ainsi, quelle que soit la stratégie déployée par le concurrent (incité ou ne pas inciter), il est toujours profitable pour chaque firme d’inciter son manager.
Proposition 1 : À l’équilibre, les propriétaires des deux firmes ont intérêt à inciter leur manager à avoir un comportement SR.
Preuve : voir annexe 1.
Il est à noter que cette solution selon laquelle toutes les firmes ont intérêt à s’engager dans des activités SR n’est pas optimale. C’est en effet une solution de type dilemme du prisonnier, car les firmes obtiennent un profit inférieur à ce qu’il serait si les managers ne tenaient pas compte de la RSE.
III. Impact des contrats incitatifs
sur le bien-Être social
Analysons maintenant l’impact de l’utilisation des contrats incitatifs SR sur le bien-être social.
La fonction de bien-être social noté W, est la somme du surplus des consommateurs () et des profits des deux firmes (surplus des producteurs) :
Proposition 2 : L’utilisation de contrats incitatifs SR permet d’augmenter le bien-être total de l’industrie .
Preuve : voir annexe 2.
La proposition met en évidence que lorsque les propriétaires des firmes engagent un gestionnaire qui valorise les activités sociétales, le bien-être social augmente. Pour comprendre ce résultat, nous pouvons décomposer le bien-être social entre surplus des producteurs et surplus des consommateurs. Nous avons vu que l’introduction des contrats incitatifs SR avait pour conséquence d’augmenter le surplus des consommateurs 131et de baisser les profits des firmes (surplus des producteurs) par rapport au cas sans contrat incitatif. Le bien-être total de l’industrie augmente, car la hausse du surplus des consommateurs permet de compenser la baisse de profit des firmes.
Conclusion
Le modèle propose une analyse de la stratégie RSE de firmes contemporaines où il existe une séparation entre la propriété et la gestion. Les propriétaires des firmes peuvent engager des managers tout en leur offrant des contrats incitatifs socialement responsables (SR). Dans ce contexte, nous analysons les incitations optimales à donner aux managers socialement responsables.
Nous montrons que chaque propriétaire d’entreprises a stratégiquement intérêt à engager un manager socialement responsable afin d’obtenir un avantage concurrentiel sur le marché. En effet, la mise en place de contrats incitatifs SR est un moyen d’engagement stratégique pour les propriétaires des firmes. En adoptant cette stratégie, les propriétaires enjoignent aux managers d’être plus agressifs que s’ils maximisaient le profit, ce qui conduit à une hausse du niveau de production, une baisse des prix et une augmentation du surplus des consommateurs. Chaque propriétaire a individuellement intérêt à inciter son manager (à s’engager dans des activités socialement responsables) si sa rivale ne le fait pas. Cependant, lorsque les deux firmes incitent leur manager, les profits sont moins élevés qu’en l’absence de manager. Ces résultats peuvent être rapprochés de ceux de Goering (2007) et Kopel et Brand (2012), qui montrent qu’une firme a toujours intérêt à s’engager dans la RSE lorsque son concurrent maximise le profit. Dans cette contribution, nous élargissons le cadre d’analyse à un duopole où toutes les firmes ont la possibilité de s’engager dans la RSE.
Un autre apport de notre article à la littérature est relatif à l’impact de l’intensité concurrentielle sur les stratégies RSE. Les contributions présentées ci-dessus ne tiennent pas compte de l’intensité de la concurrence. Dans le cadre de notre modèle, on montre que plus la concurrence est intense, plus les managers sont incitées à déployer des stratégies RSE.
132Cet article a également permis de mettre en exergue que la RSE permet d’augmenter le bien-être total de l’industrie et que ce sont les consommateurs qui en sont les principaux bénéficiaires. Ainsi, les pouvoirs publics devraient encourager l’utilisation de contrats incitatifs socialement responsables.
Une des extensions à cette analyse serait d’analyser le cas de la concurrence en prix. Dans les modèles d’organisation industrielle, le mode de concurrence influence les stratégies des firmes. Il serait intéressant d’analyser la robustesse de nos résultats à l’introduction d’un autre mode de concurrence.
133Bibliographie
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135Annexe I
Preuve de la proposition 1
On recherche la meilleure réponse de la firme i à la stratégie « incite » de la firme j .
Étant donné que les deux firmes sont identiques, on a .
Ainsi,
La différence de profit est illustrée par le graphique ci-dessous.
On a ainsi si
et si .
Recherchons maintenant la meilleure réponse de la firme i à la stratégie « n’incite pas » de la firme j :
Les deux firmes étant identiques, on a
Ainsi,
On a ainsi
136Annexe II
Preuve de la proposition 2
On a
La différence de ces deux expressions nous donne :
La variation du bien-être (en fonction de b) est représentée par le graphique ci-dessous :
On a bien pour tout b > 0.
1 Pour une analyse plus détaillée des déterminants économiques de la RSE, voir Benabou et Tirole (2010) et Crifo et Forget (2015).
2 L’analyse se fait dans un jeu de concurrence en quantité (à la Cournot).
3 Dans ce papier, nous nous focalisons sur la dimension sociale de la RSE.
4 Ce type de modélisation est assez proche des oligopoles mixtes qui sont des structures de marché dans lesquelles des entreprises privées sont en concurrence avec des entreprises détenues au moins partiellement par une autorité publique.
5 La fonction d’utilité du consommateur est quadratique et strictement concave en q1, q2.
- CLIL theme: 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
- ISBN: 978-2-406-08427-3
- EAN: 9782406084273
- ISSN: 2554-9626
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08427-3.p.0119
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-22-2018
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Managerial incentives, CSR, Imperfect competition, Product differentiation