Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Constellation Cendrars
2018, n° 2. varia - Auteurs : Asholt (Wolfgang), Flückiger (Jean-Carlo), Vanoye (Francis), Dubosson (Fabien), Le Quellec Cottier (Christine), Bonord (Aude), Pasols (Paul-Gérard)
- Pages : 119 à 146
- Revue : Constellation Cendrars
Blaise Cendrars, Œuvres romanesques précédées des Poésies complètes (t. I, LXXXI + 1610 pages) et Œuvres romanesques (t. II, XXXIX + 1415 pages), publiées sous la direction de Claude Leroy, avec la collaboration de Marie-Paule Berranger, Myriam Boucharenc, Jean-Carlo Flückiger et Christine Le Quellec Cottier (Gallimard, « La Pléiade », 2 tomes).
Il est peu d’écrivains du xxe siècle qui, comme Blaise Cendrars, ont bénéficié de trois éditions d’œuvres complètes avant d’entrer dans la prestigieuse « Bibliothèque de la Pléiade ». Entreprise du vivant du poète, la première d’entre elles – la pionnière – comportait huit tomes sans appareil critique qui se sont échelonnés chez Denoël de 1960 à 1964. Entre 1968 et 1971, Le Club français du livre a pris le relais avec une édition en quinze tomes, comportant quelques notes et accompagnés d’un précieux volume d’Inédits secrets révélés par Miriam Cendrars. Entre 2001 et 2006, enfin, a été établie la première édition critique des Œuvres complètes, dirigée par Claude Leroy chez Denoël et proposée en quinze volumes sous le titre Tout autour d’aujourd’hui. Préparée par ces trois vagues de publications, deux volumes d’Œuvres autobiographiques complètes ont paru en 2013 dans la « Bibliothèque de la Pléiade » sous la direction de Claude Leroy1, accompagnés d’un Album Cendrars par Laurence Campa. Avec les deux volumes d’Œuvres romanesques précédées des Poésies complètes qui viennent s’ajouter aux précédents, on dispose désormais d’un ensemble considérable de plus de 5 000 pages. Plus que complète grâce à de nombreux inédits, cette édition de la Pléiade mérite la recommandation malicieuse de Maurice Mourier : « Offrez ces livres […] et vous laverez le cerveau de vos amis de tant de niaiseries contemporaines rabâchées sous le nom d’histoires vécues2. » Mais l’ironie veut qu’une partie de ces contemporains s’enthousiasme pour Cendrars, peut-être plus que pour un autre auteur de la première moitié du xxe siècle.
120Cent ans après « sa naissance en poète de la main gauche » (Leroy, I, XIX), l’année 2017 a été marquée par une étonnante présence de Cendrars dans l’édition. Aux deux nouveaux volumes qu’accueille la Pléiade, s’ajoutent effet le premier numéro de Constellation Cendrars, Le Paris de Cendrars par Olivier Renault (Éditions Alexandrines), Cendrars et le cinéma par Jean-Carlo Flückiger (Nouvelles Éditions Place), la Correspondance Blaise Cendrars – Jacques-Henry Lévesque établie par Marie-Paule Berranger (Éditions Zoé) et le catalogue de l’exposition Blaise Cendrars et Sonia Delaunay / la Prose du Transsibérien organisée par Christine Le Quellec Cottier à la Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature à Montricher, près de Lausanne, du 26 octobre au 15 janvier 2018. Enfin, le dernier volume des Carnets de Chaminadour conduit « Mathias Énard sur les grands chemins de Blaise Cendrars ». Aux rencontres annuelles de Guéret, en 2016, l’auteur de Boussole avait choisi de se placer sous le signe du bourlingueur : « Célébrons l’ami Blaise à la main unique, célébrons le monde avec lui, le monde en lui : une pluie d’étoiles pour le manchot céleste ! » Pour ce faire il avait réuni en tables rondes des spécialistes du poète et des écrivains comme Arno Bertina, Christian Garcin, Hélène Gaudy, Mathieu Larnaudie, Pierre Michon ou Olivier Rolin. Aussi contrastés que soient leurs regards sur le « bourlingueur », les interventions de ces écrivains témoignent de l’attention qu’une génération qui ne recherche plus (ou plus seulement) ses références dans les avant-gardes porte à Cendrars. Mais l’année franco-russe célébrée en 2010 avait déjà placé le poète au cœur de l’actualité : une quinzaine d’écrivains dont Énard et Olivier Rolin avaient pris à Moscou un Transsibérien baptisé « Blaise Cendrars ». Le grand poème simultané était devenu un mythe.
Dans un précédent compte rendu3, j’avais déjà souligné les difficultés que pose à toute édition critique des œuvres de Cendrars leur répartition si peu pertinente en genres littéraires. Gallimard ayant écarté l’idée d’œuvres complètes présentées dans un ordre chronologique, Claude Leroy a proposé une division empirique en deux grandes catégories : l’autobiographie et le roman auquel s’est ajoutée la poésie. En 2013, les Œuvres autobiographiques complètes recueillaient notamment la tétralogie de 1945 à 1949 sous un titre approximatif mais commode, l’autobiographie étant à entendre chez Cendrars comme une « (auto)mythobiographie » 121(Claude Louis-Combet) ou une « prochronie », selon le néologisme lancé par Vol à voile. Pour les deux volumes qui viennent de paraître, la situation n’est pas moins complexe. Réunir les Poésies complètes et les Œuvres romanesques met en évidence que le passage d’un genre à l’autre constitue un tournant décisif dans la création de Cendrars mais, souligne Claude Leroy, « la délimitation des pratiques d’écriture est très délicate et tient parfois de la gageure » [I, LXXIII].
L’adieu de Cendrars au poème intervient entre 1917 et 1924, date à laquelle paraît Feuilles de route, I Le Formose, qui sera la dernière plaquette à prendre place dans les Poésies complètes recueillies en 1944. Entre temps, Cendrars « s’est donc désintéressé du sort de ses poésies pendant une vingtaine d’années » [I, LXXIV]. Mais dans les treize années qui séparent l’écriture des Séquences au cours de l’été 1911 de la publication de Feuilles de route, il « parcourt en ses recueils successifs le panorama entier de la poésie de son temps », comme le constate Marie-Paule Berranger [I, XX/XXI]. Sur l’énigmatique « congé » qu’il a pris du poème, plusieurs hypothèses ont été avancées, qui mettent tour à tour l’accent sur l’exemple de Rimbaud [I, XX], la conviction « d’avoir bouclé la boucle » [I, XXI] ou « un désaccord marqué avec la poésie qui prend alors vogue à Paris » [I, XXI] : 1924 est aussi l’année du Manifeste du surréalisme qui marque la fondation de ce mouvement. Plutôt que d’un abandon ou d’une rupture, Jacques Darras considère pour sa part qu’il s’agit d’une évolution organique : « On n’est jamais allé plus avant dans la langue du poème vers la prose » [I, XXI]. Que la poésie prépare le terrain pour la prose et le roman, le titre d’un des poèmes les plus connus et les plus audacieux de Cendrars le suggère déjà : la Prose du Transsibérien et de la Petite Jeanne de France (1913).
Avant la publication de ce premier (et dernier) « poème simultané » à Paris, en novembre 1913, sa maquette illustrée par Sonia Delaunay a été présentée le mois précédent au Premier Salon d’automne (Erster Herbstsalon) de Berlin. La coopération entre les avant-gardes en France et en Allemagne est alors intense, comme le confirme la création à Paris de la revue (anarchisante et éphémère) des Hommes nouveaux par Cendrars avec Emil Szittya (Adolf Schenk) et Marius Hanot. En présentant son poème dans la revue berlinoise Der Sturm de Herwarth Walden, Cendrars développe une profession de foi artistique et esthétique : « Je ne suis pas poète. Je suis libertin. Je n’ai aucune méthode de travail. J’ai un 122sexe. Je suis par trop sensible. Je ne sais pas parler objectivement de moi-même. […] La littérature fait partie de la vie. Ce n’est pas quelque chose “à part”. Je n’écris pas par métier. Vivre n’est pas un métier » [I, 209]. Cette déclaration le situe clairement du côté de l’avant-garde esthétique et politique du moment : la littérature n’est pas un savoir sur la vie, elle fait partie intégrante de la vie et doit en être transformée. Mais en même temps il adresse un clin d’œil ironique à l’avant-garde futuriste : « j’entfcopàèére même dans les musées. » En s’identifiant avec « ce rusé Européen qui jouit, goguenard, de la modernité », Cendrars se revendique de son époque tout en prenant avec elle des distances qui le placent alors du côté de l’avant-garde – L’Antitradition futuriste d’Apollinaire date de juillet 1913.
C’est presque incidemment qu’il mentionne le caractère « simultané » de son poème-objet : « Mme Delaunay a fait un si beau livre de couleurs, que mon poème est plus trempé de lumière que ma vie » [I, 210]. En créateur qui n’aimera jamais se répéter, Cendrars a sans doute déjà pris ses distances avec la formule du simultané qui, autant qu’à la juxtaposition du texte et de la peinture, tient pour lui à l’épanchement des couleurs dans la typographie et à l’écriture par « images-associations ». Ce « leporello » marque un pas « en avant » poétique et avant-gardiste à la fois, mais le poème sera privé de ses couleurs dans toutes les éditions ultérieures. Il va rester unique dans son genre et donner naissance au mythe du Transsibérien. Des Pâques (1912) à Feuilles de route (1924), en passant par Le Panama, les 19 Poèmes élastiques, La Guerre au Luxembourg ou Kodak (Documentaire), l’œuvre poétique de Cendrars est peu abondante mais d’une très grande diversité : poèmes narratifs, poèmes de circonstance, « sonnets dénaturés », « poèmes nègres », tout en multipliant palimpsestes et collages. Autant d’expériences qui mettent en jeu les limites de la poésie. On peut regretter que les illustrations qui accompagnaient les éditions originales ne soient pas reprises dans la Pléiade, mais l’édition des poèmes dans Tout autour d’aujourd’hui et l’Album Cendrars en reproduisent au moins une partie.
Le passage de la ligne entre poésie et prose s’est joué, en 1917, entre deux textes clefs : Profond aujourd’hui, daté du 13 février, et La Fin du monde filmée par l’Ange N.-D., écrite en une nuit anniversaire le 1er septembre. Ces « inclassables » sont des textes charnières et fondateurs où, selon Jean-Carlo Flückiger [I, 1337], s’élaborent déjà des romans comme Moravagine 123(1926) ou L’Homme foudroyé (1945). Mais il faudra un voyage initiatique en 1924 pour que le romancier puisse naître : « Il y a dans l’aventure de Cendrars un avant Brésil et un après Brésil. Le Formose emportait un poète, et c’est un romancier qui revient, sept mois plus tard, sur le Gelria » [I, XXXII]. Du Brésil, Cendrars est revenu convaincu que « la tâche d’un écrivain n’est pas de voyager, mais de faire voyager » [I, XXXIV]. Ces voyages plus imaginaires que « réels » sont au centre des romans dont la formule, note Claude Leroy, s’oriente de fait dans « deux directions apparemment opposées : elle soutient, d’une part, des vies romancées (L’Or, Rhum), une pratique en vogue au milieu des années 1920, et, de l’autre, des fictions plus ou moins autobiographiques (Moravagine, Dan Yack qui rate de justesse le Prix Goncourt) » [I, XXII]. Menant vers la grande aventure des protagonistes proches du romancier, ils préfigurent le « mentir-vrai » d’Aragon et, en 1956, Cendrars qualifie Emmène-moi au bout du monde !… de roman-roman, au moment même où le Nouveau Roman prend son essor : « Le présent ouvrage est un roman à clef. J’espère bien que personne n’aura l’inélégance d’y appliquer les clefs, les clefs du Mensonge […] » [II, 508]. Un « Mensonge » qui permet aussi l’hybridation, revendiquée par Cendrars, entre « la biographie officielle [de l’amiral John Paul Jones et s]a propre autobiographie prêtée à un personnage historique » [I, XXIV]. Cet amalgame entre fiction et réalité est dans la continuité de l’article déjà cité sur le Transsibérien : « La littérature fait partie de la vie. Ce n’est pas quelque chose “à part”. » Mais ce sont en même temps des romans de destinée et d’initiation : les protagonistes « partent à la conquête du monde pour réaliser sur le vif des rêves d’enfant inconsolable. Au sommet de leur entreprise, ils sont foudroyés » [I, XXII-XXIII]. Conscient que le « portrait de l’artiste en perdant magnifique » [I, XXVI] risquait de tourner au stéréotype, Cendrars s’en détourne dans les années 1930 au profit de reportages et des « histoires vraies » publiés dans la grande presse. Parmi les nombreux inédits que révèle la Pléiade figurent les tout premiers poèmes retrouvés du futur Cendrars [I, 264-282] et des récits de jeunesse comme Au pays des images [I, 1059-1098], écrit à Paris en 1910, ou Aléa. Roman à la cantonade [I, 1099-1159] ramené de Saint-Pétersbourg en 1911. Inspirée encore par le Symbolisme, cette fiction autobiographique de grande portée, signée « Blaise Cendrart » (!), annonce certains aspects des grands romans des années 1920 aussi bien que les « prochronies » des années 1940.
124L’aventure mouvementée et accidentée d’un poète qui se voulait « du monde entier » aura été balisée par deux exigences apparemment contradictoires : déployer tout « l’éventail du moderne » [I, XXVI-XXIX] et cependant « en finir avec l’avant-garde » [I, XXIX-XXXII]. Dès son essai sur la Prose, l’ironie de Cendrars lui permettait d’être un poète de la modernité tout en prenant ses distances avec elle et ainsi, à la suite de Rimbaud, de se vouloir plus « absolument moderne ». Ce dont il se dissocie très vite, c’est l’avant-garde, dont il rejette la vocation collective, le lien à l’action politique et le primat de la théorie sur l’écriture. Ce refus est à situer dans les suites de la conférence d’Apollinaire sur « L’Esprit nouveau et les poètes » (1917). Face à Breton qui dans la phase préparatoire du Surréalisme se montre de plus en plus critique envers Apollinaire, Cendrars rédige « Le principe de l’utilité », le 1er septembre 1924, dans la tradition du « mal aimé » qui appelait poètes et ingénieurs à conjuguer leurs entreprises. Ce débat qui se développe dans les années 1920 donne sa perspective aux relations de proximité défiante qu’il a entretenues avec le mouvement surréaliste : « À la modernité avant-gardiste dissociée du modernisme que soutient Breton, Cendrars réplique par une modernité moderniste dissociée de l’avant-garde » [I, XXXI]. Tout en dénonçant les dangers du modernisme technique après la Seconde Guerre mondiale, il restera moderne par son expérimentation de l’écriture autobiographique. Pour caractériser d’un mot-valise la singularité d’un parcours complexe et longtemps mal compris, Leroy propose de voir en Cendrars « le poète de la mondernité » [I, XXXII].
La « Préface » du maître d’œuvre de cette édition, Claude Leroy (que soutiennent Marie-Paule Berranger, Myriam Boucharenc, Jean-Carlo Flückiger et Christine Le Quellec Cottier), forme avec celle des Œuvres autobiographiques complètes de 2013 la meilleure introduction à l’œuvre de Cendrars. Tout en marquant la place de l’écrivain au cœur des enjeux de son époque, elle relance sur de nouveaux frais la connaissance de sa création (et le rôle qu’y joue la « dissociation » chère à Remy de Gourmont), dans son exigence comme dans sa cohérence secrète. Elle fait apparaître en conclusion que la plus constante ambition de Cendrars aura peut-être été de s’adresser à un « Lecteur inconnu » [I, XLI] ou plus exactement de l’inventer dans une figure empiriquement impossible : « il imagine un lecteur au vaste appétit qui puisse prendre plaisir tour à tour à un poète expérimental, un romancier de l’aventure, un écrivain 125voyageur, un auteur pour la jeunesse ou un cryptographe pour amateurs de secrets » [I, XXXVII]. À travers ses nombreuses variations, le projet de « l’errant des bibliothèques » que voyait en lui Apollinaire se rapproche d’un livre « total » qui, selon son mot, « contient tous les autres comme une goutte d’eau des myriades de microbes » [I, XLI]. Ce désir et cette exigence d’un inconnu impossible font de Cendrars un auteur insaisissable mais d’autant plus fascinant. L’édition de ses œuvres (presque) complètes dans la Pléiade4 a le grand mérite de montrer les visages multiples de l’écrivain en incitant les lecteurs que nous sommes à renouveler les images trop vite reçues. Tout en déconstruisant certains des mythes qui se sont formés autour de son personnage et parasitent parfois la réception de son œuvre, le précieux appareil critique d’une édition qui fait date contribue à établir le vrai mythe de Cendrars : « être celui par qui l’inconnu arrive » [I, XLIII].
Wolfgang Asholt
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Blaise Cendrars – Jacques Henry Lévesque, Correspondance 1922-1959, Et maintenant veillez au grain ! Texte établi, annoté et présenté par Marie-Paule Berranger, Genève, Éditions Zoé, coll. Cendrars en toutes lettres, 2017.
« Lire et comprendre ces lettres ne relève pas de l’indiscrétion, mais du désir de découvrir en profondeur la vocation et l’accomplissement d’un écrivain créateur de son monde », écrivait Miriam Cendrars en 126avant-propos aux premiers volumes de la collection « Cendrars en toutes lettres », qu’elle venait de créer aux Éditions Zoé, à Carouge (Genève). L’an 2013 a ainsi vu la publication de deux Correspondances, l’une entretenue avec Henry Miller (Jay Bochner éd.) et l’autre échangée avec Robert Guiette (Michèle Touret éd.). Ont suivi, en 2014, les billets adressés à Henry Poulaille (Christine Le Quellec Cottier et Marie-Thérèse Lathion éd.) et l’année suivante a paru l’imposant ensemble des lettres à Raymone (Myriam Boucharenc éd., 2015). Si ces volumes ont vu le jour à ce rythme soutenu, le mérite en revient bien sûr à l’éditeur et aux éditrices scientifiques mais tout autant à Christine Le Quellec Cottier, qui dirige la collection avec un engagement sans faille, aussi bien qu’à la complicité clairvoyante de Caroline Coutau, qui tient les rênes des Éditions Zoé. Aujourd’hui, la collection en est à son cinquième volume, – et quel volume !
Lire
Sept cent cinquante-deux pages bien tassées, trente-sept années d’échanges épistolaires soit sept cent quarante missives au total, dont six cent soixante-six lettres, cartes postales et pneumatiques de Blaise Cendrars à Jacques-Henry Lévesque et soixante-quatorze lettres de Jacques-Henry à son cher Blaise, soigneusement annotées et commentées ; sans oublier les cinquante-cinq illustrations – photographies et fac-similés – ni les deux annexes « Échos » et « Résonances » : quel trésor ! Quelle mine !
Il est vrai que nous disposions depuis 1991 d’une première édition de cette précieuse correspondance, procurée par Monique Chefdor sous forme d’un tome ajouté en surnombre aux premières Œuvres complètes, dont Denoël avait sorti les huit volumes échelonnés de 1960 à 19645. Mais les études cendrarsiennes ont progressé, vingt-six années de recherches assidues ont porté des fruits : heureux les jeunes lectrices et lecteurs qui pourront d’emblée recourir à la nouvelle édition actualisée, largement complétée, revue et corrigée à fond.
Judicieusement agencée en sept périodes selon le rythme fluctuant des échanges, la masse des lettres suit la relation des deux épistoliers 127telle qu’elle évolue, se plie aux circonstances de la vie, reflète les drames de l’Histoire, marque les moments d’intense création. À l’intérieur des sept sections, la subdivision par années est maintenue, les pièces rangées dans l’ordre chronologique rétabli avec le plus grand soin et – faut-il le dire ? – de haute lutte contre l’étonnante incurie propre au grand « prochroniqueur » en matière de datation de ses billets. Éventuels en-têtes, lieux d’écriture ou d’envoi, adresses du destinataire complètent la présentation formelle des lettres, et c’est jusqu’à l’identification des divers supports utilisés que l’éditrice a poussé le souci de précision. « Lettre manuscrite, sous enveloppe », lit-on souvent ou « carte-lettre » fréquemment, mais il arrive aussi qu’on rencontre une « carte postale de Biarritz représentant La Grande Plage et le Casino Municipal, au fond à gauche, le phare, sous enveloppe », par exemple [p. 101]. Que par ailleurs la plus grande rigueur ait présidé à l’établissement des textes, à leur vérification sur les originaux conservés pour la plupart à Berne, aux Archives littéraires suisses, cela va de soi pour une chercheuse dont on ne peut qu’admirer le sens de l’exactitude et la conscience professionnelle. Tenir en main les originaux, se pencher sur ces feuillets fragiles, en suivre des yeux le rythme tantôt fluide, tantôt rageur, tantôt lumineux de l’écriture – qu’est-ce qui peut remplacer ce contact quasi physique ? Afin d’assurer aux messages une bonne lisibilité, certains aménagements s’imposaient : rétablir l’orthographe d’usage, combler les mots manquants, unifier la présentation des lettres sont des opérations indispensables. Or Marie-Paule Berranger a pris soin de restituer la vivacité quasi orale de cette correspondance, – dont aucun soupçon d’apprêt en vue d’une publication ne vient ternir le caractère spontané –, en conservant les simples, doubles ou triples soulignements aussi bien qu’en figurant par des tirets longs et très longs les traits et flèches qui scandent fréquemment les billets de Blaise.
Comprendre
Lorsqu’il rencontra le poète pour la première fois, grâce à son père, le comédien Marcel Lévesque, – cela se passa à Nice, en 1919 –, Jacques-Henry se doutait-il dans quelle aventure il allait être entraîné ? En guise de présage, nous n’avons que les brèves mais « bonnes amitiés » de la première carte postale que lui adressa Cendrars le 8 novembre 1922. Durant la première période qui s’étend de 1922 à 1939, les lettres sont 128d’abord éparses, irrégulières, essentiellement des demandes d’effectuer telle ou telle recherche bibliographique, telle ou telle démarche d’ordre pratique. Cendrars se déplace beaucoup entre Paris, Le Tremblay-sur-Mauldre et Biarritz. Par trois fois il séjourne au Brésil (en 1924, 1926 et 1927), mais seules deux lettres parviennent à Lévesque depuis São Paulo : l’une accompagnant l’envoi, en avril 1924, du manuscrit de Feuilles de route avec prière d’en activer la publication au Sans Pareil ; l’autre, qui date de mai 1926, dans laquelle Cendrars constate l’arrêt provisoire du travail sur John Paul Jones et s’interroge « aux soins de quel “confrère” [il doit] l’étouffement de Moravagine » à Paris.
Après le succès de L’Or (1925) et la publication de Moravagine (1926), du Plan de l’Aiguille et des Confessions de Dan Yack (1929), c’est autour de John Paul Jones, nouveau projet d’« histoire merveilleuse » sur lequel Cendrars s’échine, que les échanges s’intensifient, que les requêtes se multiplient. Puis, véritable tournant dans leur relation, grâce aux lettres inhabituellement longues qu’il lui adresse, Lévesque devient le confident discret de la crise que l’écrivain traverse en plein milieu de la « forêt shakespearienne » des Ardennes, accueilli par Élisabeth Prévost dans son ranch des Aiguillettes. Il envoie alors Lampion se perdre au fin fond du sertão… Il traduit A Selva (Forêt vierge) de Ferreira de Castro, qu’il dédicace le 25 novembre 1938 : « À Jacques Lévesque, en souvenir de tout un été – où je n’y étais pas, mais qu’il connaît par des lettres pour lui → seul ! » [Fac-similé, p. 140].
Les missives de la deuxième période – de 1940 à 1943 – conduisent de l’engagement de Cendrars comme correspondant de guerre auprès de l’Armée anglaise à son isolement aixois et au réveil de l’écriture, aiguillonné par la confection du volume des Poésies complètes (Denoël, 1944), dont Cendrars demande à Lévesque de rédiger l’introduction. « Moi, je ne bouge pas d’ici et reste en tête-à-tête avec ma machine à écrire. C’est finalement mon sort », lui écrit-il le samedi 11 septembre 1943. Or on y apprend aussi tant de détails concernant l’actualité littéraire, les démêlés avec les éditeurs, la vie quotidienne sous l’Occupation et jusqu’aux démarches qu’entreprend Cendrars afin d’obtenir des visas devant permettre à son ami le peintre Gabriel Laurin ainsi qu’à Jacques-Henry de partir pour les États-Unis. Quant à la Remington, elle est désormais relancée, à tel point que les quatre-vingt-seize lettres de l’année 1944 forment à elles seules la troisième étape, comme le font, pour la quatrième époque, les cent soixante et onze billets échangés durant la 129seule année 1945. Et cela continue, sur un rythme un peu plus calme : cent cinq lettres pour les deux années 1946-1947 ainsi que cent six lettres pour les deux années suivantes, 1948-1949. Années de grande activité créatrice, années brûlant de cet « incendie » appelée écriture, « qui embrase un grand remue-ménage d’idées et qui fait flamboyer des associations d’images avant de les réduire en braises crépitantes et en cendres retombantes6 ». Il en résulte les quatre « bouquins » qui forment le sommet de l’œuvre de Cendrars : L’Homme foudroyé (1945), La Main coupée (1946), Bourlinguer (1948) et Le Lotissement du ciel (1949). En parcourant ces lettres, on se croit souvent transporté dans la cuisine d’Aix, humant l’odeur du café, le fumet des Gauloises, les effluves de l’encrier, lisant par-dessus l’épaule du poète pris d’une soudaine impatience : « Avez-vous déjà remis le manuscrit à D[enoël] et avez-vous reçu Rhapsodie III ? Pouvez-vous m’indiquer le titre exact de la Pacific d’Honegger ? » questionne-t-il son secrétaire le 13 décembre 1944, par exemple. Ou encore, le 16 juillet 1945 : « Pouvez-vous me fournir le renseignement suivant : Quelle était la lettre minéralogique de l’immatriculation des automobiles de département de la Somme en 1914 ? »
Quel souci du détail, de la part du grand affabulateur ! À l’occasion c’est l’agacement qui perce, comme ce fut le cas le 15 juillet 1944 : « Qu’est-ce qu’ils ont à citer Céline tout à coup ? Céline mais on pourrait tracer un parallèle entre Moravagine et le Voyage au bout de la nuit. C’est plus que de l’influence. C’est de la possession. Ah, si les critiques savaient et ces poussifs pouvaient… ils en diraient des choses. Mais ils ne savent rien et ne peuvent rien. »
Mieux avertis, les critiques d’aujourd’hui, ne manqueront pas de faire tout leur profit des passages dans lesquels Cendrars lève un coin du voile sur les secrets de son art. En voilà du grain à moudre, glané dans une carte-lettre du 21 juillet 1944 : « […] la grosse difficulté de la Rhapsodie aura été la fragmentation du temps qui m’a fait raconter une histoire qui se passe en quinze jours en l’étendant sur des années et des années avant et après l’événement et en dispersant le conteur et ses personnages dans l’espace qui crée cette fragmentation du temps7. »
130Si rien n’est plus étranger à son tempérament que la posture de théoricien, ces passages démontrent à l’évidence avec quelle conscience, quelle lucidité Cendrars accomplit son travail d’écrivain, de créateur de nouvelles formes littéraires. De quoi faire rougir tous ceux qui s’obstinent encore à propager l’image fallacieuse du hâbleur qui noircit page après page à la va-comme-je-te-pousse ! Détails minuscules, mais auxquels Cendrars prête toute son attention : « Pages 193 et 194 il y a (trois fois de suite !) une de ces fautes d’orthographe sont je suis coutumier : tôlier pour taulier. » (5 octobre 1945) « Correction technique faite par un lieutenant de vaisseau [dans “Vie”, l’un des poèmes de Feuilles de route] : “Le Formose chasse sur ses ancres avant et nous virons imperceptiblement de bord.” / LIRE : “Le Formose évite sur son ancre et nous virons imperceptiblement de bord.” / Veuillez corriger. Merci. » (18 juillet 1944) Parfois les choses se révèlent plus délicates. Voici ce que Cendrars répond aux remarques que lui soumet Lévesque au sujet de certaines pages de L’Homme foudroyé : « Tout cela est trop précieux et me fait réfléchir. Mais je ne suis pas d’accord avec vous : ce n’est pas facile à arranger ! Ce que vous appelez de légères modifications, des atténuations de terme, des suppressions d’un mot ou d’une expression, représente un travail fou, vu la contexture même de la composition où ce mot, cette expression, ce terme vif, ont des répercussions et des sonorités qui créent l’esprit même du bouquin. D’ailleurs toutes ces corrections en sourdine n’aboutiront à rien. La preuve : la lettre à Peisson8. Vous dites que j’ai trouvé le joint, oui, pour lui éviter des ennuis, et j’en suis fort heureux, c’est un ami, – mais que la deuxième version est banale ! Pour moi, je préfère courir les risques et je ne puis refaire mon livre. […] je m’attends aux attaques les plus violentes, pires que de la part des personnages nommés et que je bouscule au passage9. » Par ailleurs, si cette lettre datée du 2 février 1945 retrace en un condensé saisissant la situation – personnelle, littéraire, politique, historique – dans laquelle le solitaire d’Aix-en-Provence se débat, elle met également en lumière la science et la finesse exemplaires avec lesquelles Marie-Paule Berranger a établi, daté, annoté et commenté les pièces de cette correspondance10.
131S’imprégner
Quand Cendrars écrit : « J’ai souvent l’impression, mon cher Jacques, que vous êtes mon seul lecteur » (1er août 1942), Lévesque lui répond : « Mon cher Blaise, Toute la journée j’ai été dans un état d’excitation due à la lecture de “Vin de Samos” qui m’a enthousiasmé11. C’est merveilleux de vous lire, et, pour moi, il n’y a rien de plus exaltant, ni de plus tonique, dans cette époque de merde qui se complique tous les jours » (4 mai 1948).
Nul doute que les lecteurs et lectrices, qu’on souhaite nombreux à se précipiter sur ce livre, seront saisis par un même sentiment de découverte et de fascination dès qu’ils auront commencé à en tourner les pages, dès qu’ils se seront plongés dans cette correspondance minutieuse, inspirée, captivante. « Ça se lit comme un roman ! » a-t-on envie de s’exclamer, quitte à manier le cliché. Or, dans le cas présent, c’est précisément l’appareil critique qui fait, réjouissant paradoxe, de ce dialogue entre le « Maître » et son « cher Jacques » une lecture si passionnante. Un tableau sans cadre est un tableau égaré. La préface « J’écris comme un fou », la note éditoriale, les notices brèves mais substantielles ouvrant chacune des sept périodes, les notes en bas de pages fournissant de précieux et indispensables renseignements, – toute cette suite de paratextes, exécutés avec la maestria et l’élégance qu’on lui connaît par Marie-Paule Berranger, hissent cette Correspondance au niveau d’une œuvre à redécouvrir, sorte de kaléidoscope autobiographique inattendu en même temps que chronique fragmentée de toute une époque.
Veillons à ce que les grains – ceux de la parabole, s’entend – dont elle est semée s’épanouissent, poussent, deviennent arbres aux branches égayées par les oiseaux chanteurs !
Jean-Carlo Flückiger
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Jean-Carlo Flückiger, Cendrars et le cinéma, Paris, Nouvelles Éditions Place, 2017, collection « Le Cinéma des poètes » dirigée par Carole Aurouet.
Les lecteurs de Cendrars connaissent bien Jean-Carlo Flückiger pour ses rigoureuses contributions à l’édition des œuvres de Cendrars dirigée par Claude Leroy dans la Bibliothèque de la Pléiade. Ils savent aussi qu’il a consacré plusieurs articles aux « rencontres » de Blaise avec Charlot. Il apparaît donc bien comme l’homme de la situation pour la composition de ce petit volume sur Cendrars et le cinéma dans l’excellente collection, dirigée par Carole Aurouet, consacrée aux rapports entre le cinéma et les poètes.
Les poètes, dès lors qu’ils sont avant tout poètes, entretiennent généralement d’étranges relations avec le cinéma : fascination/répulsion, engouement/déception, amour/haine, admiration/mépris. Cendrars n’échappe pas à la règle et Jean-Carlo Flückiger parvient avec brio à rendre compte de ce bouillonnement d’idées, d’affects et de pulsions qui agitent Cendrars et son écriture au contact du cinéma.
Procédant chronologiquement en onze « chapitres » Jean-Carlo Flückiger nous emporte, au gré d’une écriture nerveuse, dynamique, qui n’est pas sans évoquer parfois celle de Cendrars lui-même, dans un itinéraire conduisant de l’écriture de sortes de « ciné-poèmes » à la pratique du cinéma (figuration, assistanat, tournage, réalisation) puis au retour à l’écriture, romanesque cette fois, pour aller vers le reportage (Hollywood la Mecque du cinéma). Toujours judicieusement choisies, les nombreuses citations du poète s’intègrent parfaitement au propos de l’auteur et font entendre sa « voix ».
C’est donc d’abord la présentation pénétrante de La Fin du monde filmée par l’Ange N.-D. (1919), scénario-poème, et de L’ABC du cinéma (1926), texte prophétique, messianique, deux œuvres manifestant la fascination de Cendrars pour le cinéma ainsi que sa confiance illimitée en ses pouvoirs. Puis la relation précise des collaborations avec Abel Gance, notamment sur La Roue (1920), illustrant le mélange de compréhension 133(sur le plan technique) et d’incompréhension (sur le plan esthétique) de l’écrivain pour le travail du cinéaste.
Jean-Carlo Flückiger se montre ici peu sensible aux aspects mélodramatiques de La Roue, effectivement poussés à l’extrême mais salués par les admirateurs de Gance, lequel n’a jamais caché son ambition d’être le Victor Hugo du cinéma.
Ensuite, c’est la singulière expérience, à Rome, de La Vénus noire (1923 pour la sortie en salle) au cours de laquelle le Cendrars réalisateur se heurte aux réalités d’un tournage (production, problèmes matériels, direction des acteurs, etc.), relatées plus tard dans Une nuit dans la forêt (1929). Ce qui ne suffit pas encore à le détourner du cinéma si l’on en juge par ses incursions dans le documentaire, par ses projets avortés, par l’écriture de ses scénarios non tournés (Les Atlantes, Contrebandiers), minutieusement analysés par Flückiger.
Et ce dernier propose alors une approche très sensible de Une nuit dans la forêt (1929), texte où le délire verbal de Cendrars à propos du cinéma est à son comble et où les fantasmes et les pulsions perverses du cinéaste manqué semblent converger vers la figure de Pompon. Pompon, petite française dépressive emmenée à Rome, que le réalisateur de La Vénus noire voudrait guérir (ou posséder ? ou tuer ?) par le cinéma, sans y parvenir. Pompon, avatar de Raymone ? se demande Flückiger. Mais sans nous dire qui est Raymone. Discrétion ? Pudeur ? Réserve du spécialiste devant un texte à forte teneur autobiographique, oubliant que le lecteur ordinaire ne sait sans doute rien de Raymone, cette comédienne française dont Cendrars s’est épris et avec laquelle il contractera un mariage blanc ? Au fond, ce chapitre sur Pompon est presque aussi mystérieux que le texte de Cendrars est étrange, et ce n’est pas le moindre de ses charmes.
Le chapitre sur Charlot-Chaplin, très documenté, s’attelle à des textes répartis sur quelques quarante années, témoignant non seulement d’une admiration sans faille mais aussi d’une sorte d’identification à un personnage (Charlot) et à un artiste (Chaplin), tous deux liés par Cendrars à la Grande Guerre, aux femmes, aux salles de cinéma et au cinématographe selon son cœur. Car Chaplin représente bien pour Cendrars une sorte de héros absolu du cinéma, mais d’un cinéma d’avant la parole, « quand le muet était une métaphysique en noir et blanc ».
En effet, Cendrars ne pardonne pas au cinéma d’être devenu parlant. Par ailleurs, ses pouvoirs peuvent s’avérer délétères. Flückiger le montre 134bien en analysant le destin du personnage de Mireille dans Les Confessions de Dan Yack (1929). Son « petit cahier » retrace le calvaire de la jeune comédienne sous l’action conjuguée de son producteur (Dan Yack), de son metteur en scène (Lefauché) et du cinéma. Le pouvoir de révélation du cinéma s’inverse en machine à broyer l’individu : Mireille en meurt.
Il est frappant d’observer que le reportage de Cendrars à Hollywood coïncide avec la sortie de l’adaptation de L’Or par James Cruze (Sutter’s Gold, 1936), dont il se désintéressa. Le chapitre sur Hollywood la Mecque du cinéma rend compte en effet du mélange de désintérêt et d’intérêt poli mais critique de Cendrars à l’égard de l’entreprise industrielle, usine à rêves, qu’est devenu le cinéma, notamment à Hollywood, mêlé à de brusques retours de la fascination pour la « haute mystique » que peut fabriquer un plan, à savoir celui de The Great Ziegfeld (Robert Z. Leonard) contemplé sur le plateau de tournage et reproduit en une superbe phrase d’une page citée par Flückiger.
Cendrars est fasciné par l’image, il en observe, en comprend et en envie très vite les pouvoirs. Jusque sans doute à les surestimer, entraîné par ses fantasmes modernistes.
Cela dit, il n’est pas un homme d’images mais un homme de mots. Ses visions, leurs couleurs, leurs mouvements, leurs rythmes il sait magnifiquement les transcrire en phrases, certes profondément inspirées par le cinéma mais toujours magnifiées pour et par la littérature.
Jean-Carlo Flückiger nous offre avec Cendrars et le cinéma un livre des plus stimulants, attisant la curiosité, d’une érudition certaine – attestée par une bibliographie fournie – mais curieusement allégée par son écriture. Un livre qui rend hommage aux mots de Cendrars, aux intensités de sa pensée et de son style. Hommage, du même coup, aux pouvoirs du cinéma, en tout cas à ceux qu’il a exercés sur l’auteur des Confessions de Dan Yack.
Francis Vanoye
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Blaise Cendrars et Sonia Delaunay / la Prose du Transsibérien, Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature, Montricher, Suisse. Exposition du 26 octobre 2017 au 14 janvier 2018. Catalogue édité par la Fondation, avec les textes de Ch. Le Quellec Cottier.
Consacrer une exposition entière à un livre pouvait paraître, de prime abord, une gageure. Certes, le livre en question est exceptionnel à plus d’un titre : Prose du Transsibérien (1913) n’est pas une œuvre parmi d’autres – même dans la production de Cendrars –, mais une réalisation à valeur inaugurale, et le fruit d’une collaboration qui tient presque du miracle : à travers un dialogue inédit entre poésie et peinture, mais aussi entre typographie, métiers du livre et « art » publicitaire, n’a-t-elle pas fait entrer pleinement le « livre d’artiste » dans la modernité, demeurant en cela sans véritable équivalent durant le premier avant-guerre ? Le statut hors-norme d’un tel ouvrage justifiait donc pleinement l’ample et belle exposition que lui a dédiée la Fondation Jan Michalski, à Montricher (Suisse), qui s’est tenue du 26 octobre 2017 au 14 janvier 2018.
Il y avait pourtant une difficulté à surmonter : comment faire entrer le visiteur dans les arcanes du processus créateur, le rendre « visible » ? Christine Le Quellec Cottier, curatrice de l’exposition, a su relever le défi de façon très convaincante, en rassemblant les documents les plus révélateurs et les plus variés sur la création de la Prose – pièces provenant, pour l’essentiel, du fonds Cendrars des Archives littéraires suisses (Berne), de collections muséales (Centre Pompidou, Musée d’art et d’histoire de Genève), de la Bibliothèque nationale de France et de la Bibliothèque de La Chaux-de-Fonds, mais aussi de collections privées (Jack M. Ginsberg, Michel B. Vallotton). Il faut souligner le grand soin apporté à la scénographie, dont l’élégance était aussi servie par le cadre particulièrement inspirant de la Fondation Michalski. Le choix d’un parcours chronologique, de la genèse à la réception, mais scandé selon quelques grands « moments » à valeur thématique, permettait une saisie relativement aisée d’un processus de création et de fabrication pourtant complexe, puis d’une réception en plusieurs temps, marquée 136par le succès d’estime auprès des avant-gardes (allemandes et russes surtout), la « querelle du simultané », la prise de distance de Cendrars avec les peintres durant la guerre, les projets multiples (et le plus souvent partiels) de réédition, l’émergence du « mythe » désormais associé au poème. L’accrochage vertical des différents documents, en particulier des lettres, facilitait en outre la lecture des pièces les plus significatives.
Cette qualité didactique de l’exposition, qui a pu rendre sensibles à un public non connaisseur de la Prose ses principaux enjeux, réservait aussi quelques belles découvertes aux amateurs de Cendrars. L’un de ses grands mérites a été de « donner à voir » les documents éclairant les étapes de la création et de laisser entrevoir l’atelier mental – mais aussi concret – où la Prose fut conçue. Or, parmi les pièces présentes, on a pu en découvrir de rares et de peu connues (issues pour certaines de collections privées), qui permettaient de reconstituer, avec d’autres archives davantage commentées, une grande partie du « dossier génétique » de l’œuvre. Citons notamment les premiers contacts épistolaires de Cendrars avec le couple Delaunay et leurs échanges ultérieurs relatant l’avancement du travail ; les feuillets autographes de la Prose envoyés par le poète à Sonia Delaunay (montrés en fac-similés, mais largement reproduits dans le catalogue) ; les premières épreuves avec les corrections de l’auteur ; les épreuves d’essais au pochoir. Enfin, trois exemplaires de la Prose – une version non reliée et deux en format « leporello » – étaient présentés au public, ce qui, là encore, donnait à voir au plus près son caractère de « livre unique », chaque exemplaire révélant de petites différences dans l’éclat des couleurs, dans leur densité, dans la touche des pochoirs réalisés.
Les « entours » de la Prose, qui éclairent le contexte de création, ont été, eux aussi, particulièrement mis en valeur. Qu’il s’agisse d’autres textes, comme les poèmes « La tour » et « Sur la robe elle a un corps », où Cendrars met en pratique l’esthétique nouvelle et lui rend hommage en même temps, poèmes dont on pouvait parcourir les manuscrits et les tirages imprimés avec corrections autographes. Ou du travail sur l’« habillement » du livre par Sonia Delaunay, lorsqu’elle imagine une couverture toute abstraite pour Les Pâques. Quant aux tentatives picturales de Cendrars, réalisées lors d’une convalescence en 1913, elles témoignent d’un étonnant échange des rôles – resté à vrai dire sans lendemain : « Votre métier ne m’intéresse pas. Je n’y entends rien », 137affirmera curieusement le poète, en janvier 191412. Un autre aspect bien présent dans l’exposition concernait les démarches publicitaires des deux artistes pour financer et diffuser la Prose. On connaît leur projet – datant de la même époque – de « réclame » autour des montres Zénith ; l’œuvre commune leur aura fourni une occasion de poursuivre ce type de travail, comme le révèle le soin apporté à la conception des bandes-annonces, des bandes de titres ou encore des affiches publicitaires pour le livre – tous documents présentés dans l’exposition. La beauté des illustrations de Sonia Delaunay fait de ces ephemera des œuvres en soi, et rappelle que la publicité est un des paramètres de la modernité de ce livre d’artiste.
C’est la réception de la Prose comme ses échos plus tardifs qui fournissaient la matière de la dernière section de l’exposition, couplée à la question des rééditions du poème – le plus souvent privées de leur pendant pictural. La « querelle du simultané » constituait bien sûr une des étapes incontournables de la réception immédiate. Même si Cendrars affirme, dans une lettre aux Delaunay, que « ce n’est pas à [lui] à écrire des théories ou un livre de polémiques13 », les brouillons de textes et de lettres rédigés dans le feu de la dispute montrent que l’épisode n’avait pas à ses yeux qu’une valeur anecdotique. Quelques documents soulignaient aussi le devenir-iconique de la Prose, notamment ce portrait de l’écrivain par Émile Lejeune, de 1916, présentant un « Saint Cendrars de Sibérie » littéralement auréolé par son poème.
Enfin, la richesse des documents réunis dans cette exposition est très bien restituée dans le catalogue édité par la Fondation Michalski. La qualité des reproductions, accompagnées de retranscriptions systématiques, permet de lire aisément les manuscrits et lettres de Cendrars (encore écrits de la main droite). La Prose – dans l’exemplaire conservé à la Bibliothèque nationale suisse, à Berne – est reproduite intégralement (mais à 50 % !) sous forme de dépliant, à l’intérieur de l’ouvrage. Julien Bogousslavksy recense d’ailleurs tous les exemplaires originaux du poème, dans l’article très renseigné qui clôt le catalogue : d’après ses recherches, près de quatre-vingts exemplaires ont été signalés jusqu’à aujourd’hui, sur les cent cinquante annoncés en 1913. Les textes de présentation de 138Christine Le Quellec Cottier constituent, quant à eux, une synthèse très claire sur la genèse du poème et sa postérité. Ils rappellent aussi le contexte plus général dans lequel s’inscrit la Prose, dont le caractère « collectif » peut se comprendre à plusieurs niveaux : réalisation commune d’un poète et d’un peintre, certes, mais aussi travail qui a « monopolis[é] de nombreux corps de métier14 » : imprimeurs, typographes, ouvriers-coloristes. Il est aussi le fruit des réflexions communes de ces « années électriques » (Ch. Prochasson) avides de renouveau – « Toute l’époque y est » dira d’ailleurs Cendrars à propos de son poème, en 195315 –, celles surtout des avant-gardes, notamment russes, avec lesquelles Sonia Delaunay entretenait des liens étroits. Si l’on nous permet toutefois de formuler un petit bémol sur ce catalogue, par ailleurs remarquable, ce serait sur l’analyse du travail propre de cette artiste qu’on pourrait le faire : si le poème de Cendrars a stimulé à l’envi les exégèses, sans doute le contrepoint pictural de Sonia Delaunay méritait-il aussi, dans le cadre de cette approche, d’être reconsidéré de plus près, non seulement sous l’angle des techniques (qui sont abordées dans le catalogue), mais aussi d’un point de vue formel et « interne » (esthétique), par exemple à travers la contribution d’un historien de l’art.
L’exposition et son catalogue n’en offrent pas moins, à l’amateur de Cendrars comme au chercheur, un parcours stimulant et neuf dans cette œuvre séminale, dont la richesse se déploie bien au-delà de ses deux mètres de papier, en une infinitude de déplis.
Fabien Dubosson
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Journée d’étude Catalogues de rêve et Rêves de catalogue, Bibliothèque nationale suisse, 17 novembre 2017.
Le projet interdisciplinaire LITTéPub, soutenu par l’agence nationale de la recherche (ANR ; http://littepub.net/index.html), ouvre la voie à la démarche inédite d’une histoire croisée de la littérature et de la publicité en France du xixe siècle à aujourd’hui. Ce champ d’investigation, coordonné par Myriam Boucharenc et Laurence Guellec, associe des domaines et des institutions plurielles qui mènent de front de nombreuses initiatives, qu’il s’agisse de colloques, de journées d’études, de publications bigarrées dont la richesse visuelle est de première importance.
Au cœur de ce dispositif, l’objet « catalogue » est une pièce maîtresse à laquelle la recherche n’a encore consacré que très peu d’attention. C’est en quête de ce format singulier que l’équipe ANR, associée au CEBC, a mené des investigations insoupçonnées le 17 novembre 2017, grâce aux chercheurs et créateurs qui s’étaient déplacés à la Bibliothèque nationale suisse, partenaire de cette manifestation.
Organisée par Sylvestre Pidoux, post-doctorant au sein de l’ANR, et Myriam Boucharenc, la journée d’études Catalogues de rêve et Rêves de catalogue, s’est tenue à Berne la veille de l’assemblée plénière du CEBC. De nombreux membres étaient présents pour découvrir cet univers insoupçonné qui a stimulé un public averti. En présence de Mme Irmgard Wirtz, cheffe des Archives littéraires suisses, qui a ouvert la journée en souhaitant, au nom de la Bibliothèque, la bienvenue à chacun et de fructueuses découvertes à tous, les organisateurs ont situé leur démarche et leur curiosité quant à cet objet particulier dont le programme de la rencontre propose quelques facettes ; il s’agit ainsi d’explorer ses formes en se demandant depuis quand des textes littéraires sont inscrits dans des catalogues, ou encore quels liens peuvent être tissés entre cet objet « hors champ » et l’idée de « belles-lettres »…
Avec Isabelle Servagean (Bibliothèque Forney, Paris) et Laurence Guellec (Paris-Descartres), les catalogues de la Belle Époque sont à l’honneur : parmi les trésors de la Bibliothèque Forney consacrée aux 140métiers d’art et au graphisme, l’on découvre de très nombreuses publicités agrémentées de poèmes dont la vertu est de mettre en valeur un produit, tels quelques vers de Baudelaire pour les vins Nicolas. La profusion iconographique nourrit l’œil et témoigne, à travers de multiples formes publicitaires, d’une créativité exceptionnelle. Toujours à la Belle Époque, Laurence Guellec pointe l’usage de « poèmes commerciaux », des iconotextes constituant par leur forme ou leur typographie l’objet même de la vente : il est d’ailleurs amusant de découvrir que le corset vendu trouve sa duplication avec l’usage de vers classiques qui le vantent, mais qui, par leur métrique, rendent aussi compte de sa rigidité !
Centrés sur la fin des années 1920 et la décennie 1940, Fabien Dubosson (ALS) et Sylvestre Pidoux (ANR et CEBC) investissent des champs en résonance. Dubosson documente la collaboration entre Blaise Cendrars et l’affichiste Cassandre dont la première trace est la réalisation du catalogue du bijoutier Templier paru à Noël 1928 ; pour Cendrars, son texte de promotion est une « littérature appliquée » aux arts du même nom, aussi expressive et poétique que tout autre. Dès le milieu des années 1920, Cendrars défend un fonctionnalisme – que l’on pense à son « Principe de l’utilité » – en considérant, comme Le Corbusier et Ozenfant, que la fonction définit la forme. Les bijoux Templier semblent réaliser cette « sténographie logique » détachée de toute ornementation, ce qui avait déjà séduit M. Vox dans la revue Bifur. Par cette démarche, l’artiste se place « dans la rue » et la collaboration avec Cassandre se renouvellera pour la couverture de Panorama de la pègre publié par Cendrars en 1935.
L’enquête inédite menée par Sylvestre Pidoux dévoile la collaboration d’artistes et d’un marchand, concrétisée avec la parution du Petit Journal offert en accompagnement du catalogue de vente par correspondance de la maison Charles Veillon, en Suisse romande, dès 1944. Ce titre accompagne les produits vestimentaires proposés et semble un excellent moyen, pour l’entreprise, d’établir un contact avec ses clients, nombreux à envoyer des cartes ou avis sur tel ou tel texte. Le Corbusier félicite même Charles Veillon de cette initiative qui permet de glisser « des idées dans la poche de [ses] clients, c’est très bien ». Les proses ou poèmes publiés sont des productions originales directement associées aux produits vendus, comme l’atteste l’« Éloge du manteau » proposé par Charles-Albert Cingria en 1946 ! Et en ces temps de guerre 141et d’après-guerre, plusieurs écrivains français acceptent volontiers de participer à ce Petit Journal publié en Suisse, car Veillon, convaincu de la dimension publicitaire de la littérature, paie ses auteurs en francs ou en nature, c’est-à-dire avec des vêtements du catalogue.
Ces cas spécifiques, évoqués durant la matinée, n’annulent pas la question du statut de ce désormais objet de bibliophilie : qu’est-ce donc qu’un catalogue ? Myriam Boucharenc égrène la définition proposée par quelques dictionnaires, en relevant qu’en 1869, le Grand Larousse du xixe siècle propose, pour la première fois, huit pages sous cette entrée. Progressivement, le catalogue acquiert une valeur propre qui le détache de sa fonction première, soit la liste de produits à présenter ou vendre. Qu’il s’agisse de la liberté de son propos, de sa typologie, de sa typographie ou de ses illustrations, le catalogue devient un objet à lire, parce qu’il offre un nouvel imaginaire.
Cette diversité des catalogues a inspiré Jacques Carelman qui publie en 1969, a contrario, Le Catalogue des objets introuvables, un pastiche de catalogue commercial : comme l’explique Gaspard Turin, Carelman réintroduit la fonction poétique des mots et des listes, tout en créant une nomenclature. Dans cet ouvrage fascinant, tout usage de l’objet est impossible ! L’inventeur propose des objets uniques, hors-normes, et dont personne ne peut se vanter d’une utilisation. Il détourne par l’humour la charge liée à la transaction commerciale en misant sur une valorisation de l’objet banal et en créant, poétiquement, des « objets-valises » !
Les pistes de recherches proposées durant la journée déploient un champ très vaste dont les voies sont surprenantes et amusantes. Cette inventivité est enrichie par l’intervention de deux artistes qui abordent à leur façon le catalogue. L’écrivain Jean-Benoît Puech, puissant hétéronyme, a constitué des catalogues non-commerciaux en fabriquant la vie de Benjamin Jordane, écrivain lui aussi, dont Puech annonce avoir édité les textes de ce double, puis avoir rédigé sa biographie documentée, avant de lui consacrer des expositions dont la seconde est construite sur le modèle des catalogues « vie d’auteurs » de la Bibliothèque nationale de France ! Avec cet hétéronyme, l’écrivain joue de l’imitation et du pastiche, construit une figure d’auteur qui, selon ses propres dires, lui offre une morale du détachement… Quant à Philippe Lemaire, artiste aux collages surréalistes et fantastiques, il a conçu l’affiche de cette journée d’études. Passionné, il traque et collectionne les catalogues. 142Tel un collage, le catalogue est pour lui une invitation à la rêverie qui permet de créer par association et combinatoire en faisant naître des mondes nouveaux. Poussé à son extrême, ce goût a sans doute motivé la supercherie monumentale qui a présidé à la vente du catalogue d’unica du Comte de Fortsas, en 1840, dont l’annonce avait passionné toute l’Europe bibliophilique ! Cette fièvre du « catalogue fantôme » fait rêver Lemaire, mais dévoile aussi la puissance évocatoire d’une telle liste : elle porte en elle-même sa propre métamorphose, associant le « hors-champ » et les « belles-lettres ».
Christine Le Quellec Cottier
CEBC
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« Mathias Énard sur les grands chemins de Blaise Cendrars », 11e rencontres de Chaminadour, septembre 2016, Carnets de Chaminadour, no 12, 2017.
Le principe des rencontres de Chaminadour depuis 2014 est de créer l’événement autour de l’œuvre d’un auteur contemporain qui n’invite plus seulement ses complices, amis ou compagnons d’écriture, à dialoguer avec lui, mais qui mette en avant aussi sa grande figure d’admiration. Pierre Michon avait choisi Antonin Artaud en 2014, Maylis de Kerangal s’était placée sous le patronage de Claude Simon en 2015, Mathias Énard a décidé de se lancer sur les grands chemins de Blaise Cendrars en 2016.
Ces rencontres sont organisées en tables rondes qui mêlent universitaires et écrivains autour d’une thématique. Après une ouverture reproduisant le dialogue entre les écrivains Jean Guiloineau, Pierre Michon et Jean-Marc Chevrier adressé à des lycéens de Guéret et de la région Limousin pour leur donner envie de lire Cendrars et le replacer dans 143l’histoire littéraire, le lecteur peut prendre connaissance du discours de Mathias Énard expliquant son rapport à l’œuvre du poète du Transsibérien.
La première table ronde, modérée par Christine Le Quellec Cottier, se forme autour de Marie-Paule Berranger, professeur à l’université de Paris 3 Sorbonne nouvelle, et de deux écrivains amis de l’auteur de Boussole : Mathieu Larnaudie et Ingrid Thobois. Elle porte sur la poésie de Cendrars. Marie-Paule Berranger présente le rapport du poète à l’héritage en le replaçant dans le contexte des avant-gardes. Elle insiste également sur l’importance du corps pour fonder le vers sur une rythmique, principe que l’on retrouve aussi dans les romans. De leur côté, les écrivains évoquent ce qui les touche dans la poésie de Cendrars, en particulier la figure du voyageur, l’imprévu et le risque. La table ronde s’achève sur l’épineuse question de la lecture de la poésie aujourd’hui.
La deuxième table ronde réunit à nouveau trois écrivains (Mathias Énard, Hélène Gaudy, Pierre Ducrozet) et un spécialiste de Cendrars, Jean-Carlo Flückiger, sur les volumes des Mémoires. Sont évoqués la légende de l’écrivain, puis la tension entre le passé remémoré et le présent de l’écriture, enfin la vitesse, la musique et la diversité des voix inspirée par Einstein et Bach. La modératrice, Élodie Karaki, invite les écrivains à mettre en rapport les caractéristiques qu’ils identifient chez Cendrars avec leur propre pratique.
La table ronde suivante évoque « l’utopie brésilienne » de Cendrars avec les écrivains Ingrid Thobois, Arno Bertina, Pierre Ducrozet, et le professeur Claude Leroy. L’interrogation porte cette fois sur la mythification non plus de soi mais d’un pays, entre fantasmes, clichés et réalité.
Suit la table ronde sur « l’appel du grand large » avec quatre écrivains (Mathias Énard, Sylvain Cohen, Mathieu Larnaudie et Christian Garcin). L’universitaire Claude Leroy joue ici le rôle de modérateur. Les participants s’interrogent longuement sur la phrase énigmatique de notre auteur, « Quand on aime, il faut partir », puis sur le motif maritime, en particulier la symbolique de la traversée.
La table ronde suivante propose un regard sur le rapport de Cendrars avec des amis poètes ou peintres. Frédéric Jacques Temple, poète qui fut ami de Cendrars, apporte d’abord son témoignage sur sa rencontre avec lui. Puis il expose, avec Laurence Campa, spécialiste d’Apollinaire, les rapports complexes entre les deux poètes. Myriam Boucharenc, professeur à l’université de Paris Nanterre, déplie la Prose du Transsibérien 144et retrace l’histoire du premier livre simultané réalisé par Cendrars avec Sonia Delaunay. Sont évoqués ensuite les rapports avec Édouard Peisson, Henry Miller, Fernand Léger, les surréalistes, en particulier Philippe Soupault, et le cinéaste Abel Gance. Il apparaît que ces relations devinrent souvent conflictuelles, glissant de la collaboration à la rivalité artistique.
La table ronde sur Cendrars épistolier ne réunit, par exception, que des universitaires, tous éditeurs de correspondances de Cendrars aux Éditions Zoé : Marie-Paule Berranger, Christine Le Quellec Cottier, Myriam Boucharenc et Jean-Carlo Flückiger. Ils présentent l’approche du chercheur sur cet objet intime qui dévoile plusieurs « moi » possibles de l’auteur.
La table ronde suivante porte sur le regard de trois écrivains (Mathias Énard, Arno Bertina et Olivier Rolin) et d’un spécialiste (Jean-Carlo Flückiger) sur Moravagine. Les écrivains ont été particulièrement sensibles au traitement de la révolution, au thème du double et à la modernité de l’écriture.
La table ronde sur le mythe du Transsibérien regroupe autour de Mathias Énard, deux autres auteurs qui ont, comme lui (L’Alcool et la nostalgie), fait le voyage dans ce train mythique en 2010 dans le but de publier une nouvelle : Olivier Rolin (Sibérie) et Christian Garcin (Le Lausanne-Moscou-Pékin). Avec Claude Leroy, les écrivains s’interrogent sur ce qui rend un texte mythique fécond pour faire advenir un auteur et une écriture, ainsi que sur la réécriture du mythe.
Le volume se clôt avec la table ronde sur l’écriture de la Grande Guerre, animée par Laurence Campa, autour du professeur Jean Kaempfer et des écrivains Frédéric Jacques Temple et Pierre Michon.
Ce format reprend le modèle de la retranscription des débats lors de colloques comme ceux de Cerisy, en maintenant les tournures orales et la forme d’une conversation à bâtons rompus. Ce défi a été rendu possible grâce à l’immense travail de transcription réalisé par Marianne Longieras, dont le nom n’apparaît nulle part dans le volume. Il faut lui reconnaître le mérite de faire revivre la spontanéité des dialogues, d’autant que ces rencontres veulent se démarquer des colloques universitaires, des discussions entre spécialistes. Ces tables rondes montrent pour la plupart comment Cendrars est reçu par les écrivains d’aujourd’hui. Les interventions des universitaires viennent contrebalancer ces points de 145vue faisant la part belle à la subjectivité et à l’affect. Saluons l’originalité de la formule qui rend vivante la mémoire de Cendrars et diffuse ses textes auprès d’un public très varié.
Aude Bonord
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Olivier Renault, Le Paris de Cendrars, Alexandrines, 2017.
En dévorant, subjugué, Le Paris de Cendrars selon Olivier Renault, je me souviens de Barthes : « Le plaisir du texte n’est pas forcément de type triomphant, héroïque, musclé16… » Pourtant ce Paris de Cendrars, 127 pages de brio, souvent rebondissant, fruit d’enquêtes et de recherches accomplies est assurément un texte de plaisir.
En six chapitres, bien informés sur les aventures et les déplacements du poète qui a su, selon la formule de Philippe Soupault « révéler Paris », c’est aussi un guide, un vade-mecum, pratique et utile. Les cendrarsiens avérés connaissent tout cela ou presque. Les prosélytes, dont je suis, demeurent souvent éblouis. Par Blaise Cendrars et par Olivier Renault à qui je demande : « Qu’y a-t-il de nouveau dans votre ouvrage ? » « Des précisions », rétorque Renault, qui intéresseront les connaisseurs passionnés et les chercheurs. Ainsi, le Grand Hôtel des Nations d’alors est rebaptisé par le poète « Hôtel des Étrangers » plus conforme à son cosmopolitisme. Car Cendrars réinvente souvent sa vie…
Olivier Renault aussi. Né au Mans en 1964, il grandit à Ottawa, puis vient faire un doctorat de lettres modernes à l’Université de Paris VII. S’enflamme pour Diderot, Choderlos de Laclos, Casanova, se passionne pour la période baroque, pour le xviiie siècle du libertinage et des Lumières, ainsi que pour les avant-gardes littéraires (auteur d’une 146thèse sur la revue Tel Quel pour qui « la politique est subordonnée au poétique »).
Ce faisant, il devient libraire pour payer son loyer. Possède aujourd’hui sa librairie à Paris, bien nommée et estimée, La Petite Lumière… Et, pendant dix ans, il anime la revue Le Trait.
Depuis 2012, il fait des livres. En 2010, il déjeune avec l’écrivain espagnol Enrique Vila-Matas qui lui demande où se trouvait, à Montparnasse, le Dingo Bar, où Hemingway a rencontré Fitzgerald en 1925. Il déniche ainsi cet endroit rebaptisé Auberge de Venise, rue Delambre. « Depuis toujours, j’étais intéressé par les lieux où se sont passés les liens de vie et de création… Deux ans de boulot plus tard, Montparnasse, les lieux de légende paraît chez Parigramme et se vend à plus de 10 000 exemplaires. » C’est un beau succès pour Olivier Renault. « En faisant ce livre, je tombe sur Soutine. Huit semaines d’apnée et Rouge Soutine sort à La Table Ronde. » Bonnard, jardins secrets (même éditeur) et Montmartre, les lieux de légende (Parigramme) s’ajoutent à la collection.
Entre-temps, Cendrars sort dans La Pléiade sous la direction de Claude Leroy17. « Je suis bluffé. C’est très fort : je ressens chez lui une intensité rare. Quand je suis obsédé, je fais un bouquin. Je rencontre Claude Leroy, je lui dis mon intérêt pour les grands auteurs qui transpercent les diagonales. J’aime les pauvres qui, comme Casanova et lui, transpercent les lignes du monde, traversent les couches sociales au mépris de l’argent, en étant parfois riches, parfois pauvres : pour eux, cela n’a aucune importance. De plus Cendrars invente l’odyssée quotidienne et permanente. Il est un formidable conteur… Une soirée avec Blaise Cendrars et tout le monde est scotché ! »
« Paris ? C’est la ville qu’il a choisie, la ville des écrivains et de la modernité, celle de la tour Eiffel et François Villon et Restif de la Bretonne. Et fait de Paris un “Port-de-Mer”… »
Paul-Gérard Pasols
1 Avec la collaboration de Jean-Carlo Flückiger, Christine Le Quellec Cottier et Michèle Touret.
2 En attendant Nadeau, no 45, p. 10.
3 Feuille de routes, no 52, 2014.
4 Manquent les contes nègres, les reportages et deux albums : La Banlieue de Paris (avec Robert Doisneau) et Le Brésil (avec Jean Manzon). Ils sont disponibles chez Denoël dans la coll. Tout autour d’aujourd’hui.
5 Blaise Cendrars – Jacques-Henry Lévesque, « J’écris. Écrivez-moi. » Correspondance 1924-1959, Denoël, 1991, 648 p.
6 L’Homme foudroyé, Œuvres autobiographiques complètes, t. I, Bibliothèque de la Pléiade, 2013, p. 171.
7 Carte-lettre du vendredi 21 juillet [1944], p. 290. Voir à ce sujet également les lettres no 420, 478, 495, 499 et 510.
8 Cette lettre à Édouard Peisson forme le chapitre i de « Dans le silence de la nuit », première partie de L’Homme foudroyé. Cendrars y revient sur le récit que lui a fait son ami.
9 Cendrars fait allusion à des passages concernant Cingria, Gide, Honegger…
10 Le seul regret qu’on puisse exprimer concerne l’index des noms propres qu’on aurait aimé élargi aux titres des œuvres et aux lieux, villes et pays, mentionnés dans les lettres. De plus, certains noms en sont absents, tel celui de Jaime de Angulo, par exemple, qui figure pourtant dans la lettre du 20 décembre 1953 (p. 666 et 667).
11 « Vin de Samos » : c’est sous ce titre que les sections IV et V du chapitre « Gênes » de Bourlinguer ont été publiées dans Les Œuvres libres, nouvelle série no 25 (251), 2e trimestre 1948, p. 173-228.
12 Voir la lettre autographe de Cendrars aux Delaunay de janvier 1914, reproduite dans le catalogue de l’exposition, Blaise Cendrars et Sonia Delaunay : la Prose du Transsibérien, textes inédits de Christine Le Quellec Cottier, Fondation Jan Michalski, Montricher, 2017, p. 110.
13 Ibid., loc. cit.
14 Christine Le Quellec, « Création et fabrication », catalogue de l’exposition, op. cit., p. 36.
15 Voir la page de l’agenda de Cendrars reproduite dans le catalogue (Ibid., p. 131).
16 Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973.
17 Blaise Cendrars. Œuvres autobiographiques complètes, édition publiée sous la dir. de Claude Leroy avec la collaboration de Michèle Touret, Paris, avril 2013, Bibliothèque de la Pléiade.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-08615-4
- EAN : 9782406086154
- ISSN : 2557-7360
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08615-4.p.0119
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/10/2018
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français