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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Constellation Cendrars
    2018, n° 2
    . varia
  • Auteurs : Asholt (Wolfgang), Flückiger (Jean-Carlo), Vanoye (Francis), Dubosson (Fabien), Le Quellec Cottier (Christine), Bonord (Aude), Pasols (Paul-Gérard)
  • Pages : 119 à 146
  • Revue : Constellation Cendrars
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406086154
  • ISBN : 978-2-406-08615-4
  • ISSN : 2557-7360
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08615-4.p.0119
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 30/10/2018
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Blaise Cendrars, Œuvres romanesques précédées des Poésies complètes (t. I, LXXXI + 1610 pages) et Œuvres romanesques (t. II, XXXIX + 1415 pages), publiées sous la direction de Claude Leroy, avec la collaboration de Marie-Paule Berranger, Myriam Boucharenc, Jean-Carlo Flückiger et Christine Le Quellec Cottier (Gallimard, « La Pléiade », 2 tomes).

Il est peu décrivains du xxe siècle qui, comme Blaise Cendrars, ont bénéficié de trois éditions dœuvres complètes avant dentrer dans la prestigieuse « Bibliothèque de la Pléiade ». Entreprise du vivant du poète, la première dentre elles – la pionnière – comportait huit tomes sans appareil critique qui se sont échelonnés chez Denoël de 1960 à 1964. Entre 1968 et 1971, Le Club français du livre a pris le relais avec une édition en quinze tomes, comportant quelques notes et accompagnés dun précieux volume dInédits secrets révélés par Miriam Cendrars. Entre 2001 et 2006, enfin, a été établie la première édition critique des Œuvres complètes, dirigée par Claude Leroy chez Denoël et proposée en quinze volumes sous le titre Tout autour daujourdhui. Préparée par ces trois vagues de publications, deux volumes dŒuvres autobiographiques complètes ont paru en 2013 dans la « Bibliothèque de la Pléiade » sous la direction de Claude Leroy1, accompagnés dun Album Cendrars par Laurence Campa. Avec les deux volumes dŒuvres romanesques précédées des Poésies complètes qui viennent sajouter aux précédents, on dispose désormais dun ensemble considérable de plus de 5 000 pages. Plus que complète grâce à de nombreux inédits, cette édition de la Pléiade mérite la recommandation malicieuse de Maurice Mourier : « Offrez ces livres [] et vous laverez le cerveau de vos amis de tant de niaiseries contemporaines rabâchées sous le nom dhistoires vécues2. » Mais lironie veut quune partie de ces contemporains senthousiasme pour Cendrars, peut-être plus que pour un autre auteur de la première moitié du xxe siècle.

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Cent ans après « sa naissance en poète de la main gauche » (Leroy, I, XIX), lannée 2017 a été marquée par une étonnante présence de Cendrars dans lédition. Aux deux nouveaux volumes quaccueille la Pléiade, sajoutent effet le premier numéro de Constellation Cendrars, Le Paris de Cendrars par Olivier Renault (Éditions Alexandrines), Cendrars et le cinéma par Jean-Carlo Flückiger (Nouvelles Éditions Place), la Correspondance Blaise Cendrars – Jacques-Henry Lévesque établie par Marie-Paule Berranger (Éditions Zoé) et le catalogue de lexposition Blaise Cendrars et Sonia Delaunay / la Prose du Transsibérien organisée par Christine Le Quellec Cottier à la Fondation Jan Michalski pour lécriture et la littérature à Montricher, près de Lausanne, du 26 octobre au 15 janvier 2018. Enfin, le dernier volume des Carnets de Chaminadour conduit « Mathias Énard sur les grands chemins de Blaise Cendrars ». Aux rencontres annuelles de Guéret, en 2016, lauteur de Boussole avait choisi de se placer sous le signe du bourlingueur : « Célébrons lami Blaise à la main unique, célébrons le monde avec lui, le monde en lui : une pluie détoiles pour le manchot céleste ! » Pour ce faire il avait réuni en tables rondes des spécialistes du poète et des écrivains comme Arno Bertina, Christian Garcin, Hélène Gaudy, Mathieu Larnaudie, Pierre Michon ou Olivier Rolin. Aussi contrastés que soient leurs regards sur le « bourlingueur », les interventions de ces écrivains témoignent de lattention quune génération qui ne recherche plus (ou plus seulement) ses références dans les avant-gardes porte à Cendrars. Mais lannée franco-russe célébrée en 2010 avait déjà placé le poète au cœur de lactualité : une quinzaine décrivains dont Énard et Olivier Rolin avaient pris à Moscou un Transsibérien baptisé « Blaise Cendrars ». Le grand poème simultané était devenu un mythe.

Dans un précédent compte rendu3, javais déjà souligné les difficultés que pose à toute édition critique des œuvres de Cendrars leur répartition si peu pertinente en genres littéraires. Gallimard ayant écarté lidée dœuvres complètes présentées dans un ordre chronologique, Claude Leroy a proposé une division empirique en deux grandes catégories : lautobiographie et le roman auquel sest ajoutée la poésie. En 2013, les Œuvres autobiographiques complètes recueillaient notamment la tétralogie de 1945 à 1949 sous un titre approximatif mais commode, lautobiographie étant à entendre chez Cendrars comme une « (auto)mythobiographie » 121(Claude Louis-Combet) ou une « prochronie », selon le néologisme lancé par Vol à voile. Pour les deux volumes qui viennent de paraître, la situation nest pas moins complexe. Réunir les Poésies complètes et les Œuvres romanesques met en évidence que le passage dun genre à lautre constitue un tournant décisif dans la création de Cendrars mais, souligne Claude Leroy, « la délimitation des pratiques décriture est très délicate et tient parfois de la gageure » [I, LXXIII].

Ladieu de Cendrars au poème intervient entre 1917 et 1924, date à laquelle paraît Feuilles de route, I Le Formose, qui sera la dernière plaquette à prendre place dans les Poésies complètes recueillies en 1944. Entre temps, Cendrars « sest donc désintéressé du sort de ses poésies pendant une vingtaine dannées » [I, LXXIV]. Mais dans les treize années qui séparent lécriture des Séquences au cours de lété 1911 de la publication de Feuilles de route, il « parcourt en ses recueils successifs le panorama entier de la poésie de son temps », comme le constate Marie-Paule Berranger [I, XX/XXI]. Sur lénigmatique « congé » quil a pris du poème, plusieurs hypothèses ont été avancées, qui mettent tour à tour laccent sur lexemple de Rimbaud [I, XX], la conviction « davoir bouclé la boucle » [I, XXI] ou « un désaccord marqué avec la poésie qui prend alors vogue à Paris » [I, XXI] : 1924 est aussi lannée du Manifeste du surréalisme qui marque la fondation de ce mouvement. Plutôt que dun abandon ou dune rupture, Jacques Darras considère pour sa part quil sagit dune évolution organique : « On nest jamais allé plus avant dans la langue du poème vers la prose » [I, XXI]. Que la poésie prépare le terrain pour la prose et le roman, le titre dun des poèmes les plus connus et les plus audacieux de Cendrars le suggère déjà : la Prose du Transsibérien et de la Petite Jeanne de France (1913).

Avant la publication de ce premier (et dernier) « poème simultané » à Paris, en novembre 1913, sa maquette illustrée par Sonia Delaunay a été présentée le mois précédent au Premier Salon dautomne (Erster Herbstsalon) de Berlin. La coopération entre les avant-gardes en France et en Allemagne est alors intense, comme le confirme la création à Paris de la revue (anarchisante et éphémère) des Hommes nouveaux par Cendrars avec Emil Szittya (Adolf Schenk) et Marius Hanot. En présentant son poème dans la revue berlinoise Der Sturm de Herwarth Walden, Cendrars développe une profession de foi artistique et esthétique : « Je ne suis pas poète. Je suis libertin. Je nai aucune méthode de travail. Jai un 122sexe. Je suis par trop sensible. Je ne sais pas parler objectivement de moi-même. [] La littérature fait partie de la vie. Ce nest pas quelque chose “à part”. Je nécris pas par métier. Vivre nest pas un métier » [I, 209]. Cette déclaration le situe clairement du côté de lavant-garde esthétique et politique du moment : la littérature nest pas un savoir sur la vie, elle fait partie intégrante de la vie et doit en être transformée. Mais en même temps il adresse un clin dœil ironique à lavant-garde futuriste : « jentfcopàèére même dans les musées. » En sidentifiant avec « ce rusé Européen qui jouit, goguenard, de la modernité », Cendrars se revendique de son époque tout en prenant avec elle des distances qui le placent alors du côté de lavant-garde – LAntitradition futuriste dApollinaire date de juillet 1913.

Cest presque incidemment quil mentionne le caractère « simultané » de son poème-objet : « Mme Delaunay a fait un si beau livre de couleurs, que mon poème est plus trempé de lumière que ma vie » [I, 210]. En créateur qui naimera jamais se répéter, Cendrars a sans doute déjà pris ses distances avec la formule du simultané qui, autant quà la juxtaposition du texte et de la peinture, tient pour lui à lépanchement des couleurs dans la typographie et à lécriture par « images-associations ». Ce « leporello » marque un pas « en avant » poétique et avant-gardiste à la fois, mais le poème sera privé de ses couleurs dans toutes les éditions ultérieures. Il va rester unique dans son genre et donner naissance au mythe du Transsibérien. Des Pâques (1912) à Feuilles de route (1924), en passant par Le Panama, les 19 Poèmes élastiques, La Guerre au Luxembourg ou Kodak (Documentaire), lœuvre poétique de Cendrars est peu abondante mais dune très grande diversité : poèmes narratifs, poèmes de circonstance, « sonnets dénaturés », « poèmes nègres », tout en multipliant palimpsestes et collages. Autant dexpériences qui mettent en jeu les limites de la poésie. On peut regretter que les illustrations qui accompagnaient les éditions originales ne soient pas reprises dans la Pléiade, mais lédition des poèmes dans Tout autour daujourdhui et lAlbum Cendrars en reproduisent au moins une partie.

Le passage de la ligne entre poésie et prose sest joué, en 1917, entre deux textes clefs : Profond aujourdhui, daté du 13 février, et La Fin du monde filmée par lAnge N.-D., écrite en une nuit anniversaire le 1er septembre. Ces « inclassables » sont des textes charnières et fondateurs où, selon Jean-Carlo Flückiger [I, 1337], sélaborent déjà des romans comme Moravagine 123(1926) ou LHomme foudroyé (1945). Mais il faudra un voyage initiatique en 1924 pour que le romancier puisse naître : « Il y a dans laventure de Cendrars un avant Brésil et un après Brésil. Le Formose emportait un poète, et cest un romancier qui revient, sept mois plus tard, sur le Gelria » [I, XXXII]. Du Brésil, Cendrars est revenu convaincu que « la tâche dun écrivain nest pas de voyager, mais de faire voyager » [I, XXXIV]. Ces voyages plus imaginaires que « réels » sont au centre des romans dont la formule, note Claude Leroy, soriente de fait dans « deux directions apparemment opposées : elle soutient, dune part, des vies romancées (LOr, Rhum), une pratique en vogue au milieu des années 1920, et, de lautre, des fictions plus ou moins autobiographiques (Moravagine, Dan Yack qui rate de justesse le Prix Goncourt) » [I, XXII]. Menant vers la grande aventure des protagonistes proches du romancier, ils préfigurent le « mentir-vrai » dAragon et, en 1956, Cendrars qualifie Emmène-moi au bout du monde !… de roman-roman, au moment même où le Nouveau Roman prend son essor : « Le présent ouvrage est un roman à clef. Jespère bien que personne naura linélégance dy appliquer les clefs, les clefs du Mensonge [] » [II, 508]. Un « Mensonge » qui permet aussi lhybridation, revendiquée par Cendrars, entre « la biographie officielle [de lamiral John Paul Jones et s]a propre autobiographie prêtée à un personnage historique » [I, XXIV]. Cet amalgame entre fiction et réalité est dans la continuité de larticle déjà cité sur le Transsibérien : « La littérature fait partie de la vie. Ce nest pas quelque chose “à part”. » Mais ce sont en même temps des romans de destinée et dinitiation : les protagonistes « partent à la conquête du monde pour réaliser sur le vif des rêves denfant inconsolable. Au sommet de leur entreprise, ils sont foudroyés » [I, XXII-XXIII]. Conscient que le « portrait de lartiste en perdant magnifique » [I, XXVI] risquait de tourner au stéréotype, Cendrars sen détourne dans les années 1930 au profit de reportages et des « histoires vraies » publiés dans la grande presse. Parmi les nombreux inédits que révèle la Pléiade figurent les tout premiers poèmes retrouvés du futur Cendrars [I, 264-282] et des récits de jeunesse comme Au pays des images [I, 1059-1098], écrit à Paris en 1910, ou Aléa. Roman à la cantonade [I, 1099-1159] ramené de Saint-Pétersbourg en 1911. Inspirée encore par le Symbolisme, cette fiction autobiographique de grande portée, signée « Blaise Cendrart » (!), annonce certains aspects des grands romans des années 1920 aussi bien que les « prochronies » des années 1940.

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Laventure mouvementée et accidentée dun poète qui se voulait « du monde entier » aura été balisée par deux exigences apparemment contradictoires : déployer tout « léventail du moderne » [I, XXVI-XXIX] et cependant « en finir avec lavant-garde » [I, XXIX-XXXII]. Dès son essai sur la Prose, lironie de Cendrars lui permettait dêtre un poète de la modernité tout en prenant ses distances avec elle et ainsi, à la suite de Rimbaud, de se vouloir plus « absolument moderne ». Ce dont il se dissocie très vite, cest lavant-garde, dont il rejette la vocation collective, le lien à laction politique et le primat de la théorie sur lécriture. Ce refus est à situer dans les suites de la conférence dApollinaire sur « LEsprit nouveau et les poètes » (1917). Face à Breton qui dans la phase préparatoire du Surréalisme se montre de plus en plus critique envers Apollinaire, Cendrars rédige « Le principe de lutilité », le 1er septembre 1924, dans la tradition du « mal aimé » qui appelait poètes et ingénieurs à conjuguer leurs entreprises. Ce débat qui se développe dans les années 1920 donne sa perspective aux relations de proximité défiante quil a entretenues avec le mouvement surréaliste : « À la modernité avant-gardiste dissociée du modernisme que soutient Breton, Cendrars réplique par une modernité moderniste dissociée de lavant-garde » [I, XXXI]. Tout en dénonçant les dangers du modernisme technique après la Seconde Guerre mondiale, il restera moderne par son expérimentation de lécriture autobiographique. Pour caractériser dun mot-valise la singularité dun parcours complexe et longtemps mal compris, Leroy propose de voir en Cendrars « le poète de la mondernité » [I, XXXII].

La « Préface » du maître dœuvre de cette édition, Claude Leroy (que soutiennent Marie-Paule Berranger, Myriam Boucharenc, Jean-Carlo Flückiger et Christine Le Quellec Cottier), forme avec celle des Œuvres autobiographiques complètes de 2013 la meilleure introduction à lœuvre de Cendrars. Tout en marquant la place de lécrivain au cœur des enjeux de son époque, elle relance sur de nouveaux frais la connaissance de sa création (et le rôle quy joue la « dissociation » chère à Remy de Gourmont), dans son exigence comme dans sa cohérence secrète. Elle fait apparaître en conclusion que la plus constante ambition de Cendrars aura peut-être été de sadresser à un « Lecteur inconnu » [I, XLI] ou plus exactement de linventer dans une figure empiriquement impossible : « il imagine un lecteur au vaste appétit qui puisse prendre plaisir tour à tour à un poète expérimental, un romancier de laventure, un écrivain 125voyageur, un auteur pour la jeunesse ou un cryptographe pour amateurs de secrets » [I, XXXVII]. À travers ses nombreuses variations, le projet de « lerrant des bibliothèques » que voyait en lui Apollinaire se rapproche dun livre « total » qui, selon son mot, « contient tous les autres comme une goutte deau des myriades de microbes » [I, XLI]. Ce désir et cette exigence dun inconnu impossible font de Cendrars un auteur insaisissable mais dautant plus fascinant. Lédition de ses œuvres (presque) complètes dans la Pléiade4 a le grand mérite de montrer les visages multiples de lécrivain en incitant les lecteurs que nous sommes à renouveler les images trop vite reçues. Tout en déconstruisant certains des mythes qui se sont formés autour de son personnage et parasitent parfois la réception de son œuvre, le précieux appareil critique dune édition qui fait date contribue à établir le vrai mythe de Cendrars : « être celui par qui linconnu arrive » [I, XLIII].

Wolfgang Asholt

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Blaise Cendrars – Jacques Henry Lévesque, Correspondance 1922-1959, Et maintenant veillez au grain ! Texte établi, annoté et présenté par Marie-Paule Berranger, Genève, Éditions Zoé, coll. Cendrars en toutes lettres, 2017.

« Lire et comprendre ces lettres ne relève pas de lindiscrétion, mais du désir de découvrir en profondeur la vocation et laccomplissement dun écrivain créateur de son monde », écrivait Miriam Cendrars en 126avant-propos aux premiers volumes de la collection « Cendrars en toutes lettres », quelle venait de créer aux Éditions Zoé, à Carouge (Genève). Lan 2013 a ainsi vu la publication de deux Correspondances, lune entretenue avec Henry Miller (Jay Bochner éd.) et lautre échangée avec Robert Guiette (Michèle Touret éd.). Ont suivi, en 2014, les billets adressés à Henry Poulaille (Christine Le Quellec Cottier et Marie-Thérèse Lathion éd.) et lannée suivante a paru limposant ensemble des lettres à Raymone (Myriam Boucharenc éd., 2015). Si ces volumes ont vu le jour à ce rythme soutenu, le mérite en revient bien sûr à léditeur et aux éditrices scientifiques mais tout autant à Christine Le Quellec Cottier, qui dirige la collection avec un engagement sans faille, aussi bien quà la complicité clairvoyante de Caroline Coutau, qui tient les rênes des Éditions Zoé. Aujourdhui, la collection en est à son cinquième volume, – et quel volume !

Lire

Sept cent cinquante-deux pages bien tassées, trente-sept années déchanges épistolaires soit sept cent quarante missives au total, dont six cent soixante-six lettres, cartes postales et pneumatiques de Blaise Cendrars à Jacques-Henry Lévesque et soixante-quatorze lettres de Jacques-Henry à son cher Blaise, soigneusement annotées et commentées ; sans oublier les cinquante-cinq illustrations – photographies et fac-similés – ni les deux annexes « Échos » et « Résonances » : quel trésor ! Quelle mine !

Il est vrai que nous disposions depuis 1991 dune première édition de cette précieuse correspondance, procurée par Monique Chefdor sous forme dun tome ajouté en surnombre aux premières Œuvres complètes, dont Denoël avait sorti les huit volumes échelonnés de 1960 à 19645. Mais les études cendrarsiennes ont progressé, vingt-six années de recherches assidues ont porté des fruits : heureux les jeunes lectrices et lecteurs qui pourront demblée recourir à la nouvelle édition actualisée, largement complétée, revue et corrigée à fond.

Judicieusement agencée en sept périodes selon le rythme fluctuant des échanges, la masse des lettres suit la relation des deux épistoliers 127telle quelle évolue, se plie aux circonstances de la vie, reflète les drames de lHistoire, marque les moments dintense création. À lintérieur des sept sections, la subdivision par années est maintenue, les pièces rangées dans lordre chronologique rétabli avec le plus grand soin et – faut-il le dire ? – de haute lutte contre létonnante incurie propre au grand « prochroniqueur » en matière de datation de ses billets. Éventuels en-têtes, lieux décriture ou denvoi, adresses du destinataire complètent la présentation formelle des lettres, et cest jusquà lidentification des divers supports utilisés que léditrice a poussé le souci de précision. « Lettre manuscrite, sous enveloppe », lit-on souvent ou « carte-lettre » fréquemment, mais il arrive aussi quon rencontre une « carte postale de Biarritz représentant La Grande Plage et le Casino Municipal, au fond à gauche, le phare, sous enveloppe », par exemple [p. 101]. Que par ailleurs la plus grande rigueur ait présidé à létablissement des textes, à leur vérification sur les originaux conservés pour la plupart à Berne, aux Archives littéraires suisses, cela va de soi pour une chercheuse dont on ne peut quadmirer le sens de lexactitude et la conscience professionnelle. Tenir en main les originaux, se pencher sur ces feuillets fragiles, en suivre des yeux le rythme tantôt fluide, tantôt rageur, tantôt lumineux de lécriture – quest-ce qui peut remplacer ce contact quasi physique ? Afin dassurer aux messages une bonne lisibilité, certains aménagements simposaient : rétablir lorthographe dusage, combler les mots manquants, unifier la présentation des lettres sont des opérations indispensables. Or Marie-Paule Berranger a pris soin de restituer la vivacité quasi orale de cette correspondance, – dont aucun soupçon dapprêt en vue dune publication ne vient ternir le caractère spontané –, en conservant les simples, doubles ou triples soulignements aussi bien quen figurant par des tirets longs et très longs les traits et flèches qui scandent fréquemment les billets de Blaise.

Comprendre

Lorsquil rencontra le poète pour la première fois, grâce à son père, le comédien Marcel Lévesque, – cela se passa à Nice, en 1919 –, Jacques-Henry se doutait-il dans quelle aventure il allait être entraîné ? En guise de présage, nous navons que les brèves mais « bonnes amitiés » de la première carte postale que lui adressa Cendrars le 8 novembre 1922. Durant la première période qui sétend de 1922 à 1939, les lettres sont 128dabord éparses, irrégulières, essentiellement des demandes deffectuer telle ou telle recherche bibliographique, telle ou telle démarche dordre pratique. Cendrars se déplace beaucoup entre Paris, Le Tremblay-sur-Mauldre et Biarritz. Par trois fois il séjourne au Brésil (en 1924, 1926 et 1927), mais seules deux lettres parviennent à Lévesque depuis São Paulo : lune accompagnant lenvoi, en avril 1924, du manuscrit de Feuilles de route avec prière den activer la publication au Sans Pareil ; lautre, qui date de mai 1926, dans laquelle Cendrars constate larrêt provisoire du travail sur John Paul Jones et sinterroge « aux soins de quel “confrère” [il doit] létouffement de Moravagine » à Paris.

Après le succès de LOr (1925) et la publication de Moravagine (1926), du Plan de lAiguille et des Confessions de Dan Yack (1929), cest autour de John Paul Jones, nouveau projet d« histoire merveilleuse » sur lequel Cendrars séchine, que les échanges sintensifient, que les requêtes se multiplient. Puis, véritable tournant dans leur relation, grâce aux lettres inhabituellement longues quil lui adresse, Lévesque devient le confident discret de la crise que lécrivain traverse en plein milieu de la « forêt shakespearienne » des Ardennes, accueilli par Élisabeth Prévost dans son ranch des Aiguillettes. Il envoie alors Lampion se perdre au fin fond du sertão… Il traduit A Selva (Forêt vierge) de Ferreira de Castro, quil dédicace le 25 novembre 1938 : « À Jacques Lévesque, en souvenir de tout un été – où je ny étais pas, mais quil connaît par des lettres pour lui seul ! » [Fac-similé, p. 140].

Les missives de la deuxième période – de 1940 à 1943 – conduisent de lengagement de Cendrars comme correspondant de guerre auprès de lArmée anglaise à son isolement aixois et au réveil de lécriture, aiguillonné par la confection du volume des Poésies complètes (Denoël, 1944), dont Cendrars demande à Lévesque de rédiger lintroduction. « Moi, je ne bouge pas dici et reste en tête-à-tête avec ma machine à écrire. Cest finalement mon sort », lui écrit-il le samedi 11 septembre 1943. Or on y apprend aussi tant de détails concernant lactualité littéraire, les démêlés avec les éditeurs, la vie quotidienne sous lOccupation et jusquaux démarches quentreprend Cendrars afin dobtenir des visas devant permettre à son ami le peintre Gabriel Laurin ainsi quà Jacques-Henry de partir pour les États-Unis. Quant à la Remington, elle est désormais relancée, à tel point que les quatre-vingt-seize lettres de lannée 1944 forment à elles seules la troisième étape, comme le font, pour la quatrième époque, les cent soixante et onze billets échangés durant la 129seule année 1945. Et cela continue, sur un rythme un peu plus calme : cent cinq lettres pour les deux années 1946-1947 ainsi que cent six lettres pour les deux années suivantes, 1948-1949. Années de grande activité créatrice, années brûlant de cet « incendie » appelée écriture, « qui embrase un grand remue-ménage didées et qui fait flamboyer des associations dimages avant de les réduire en braises crépitantes et en cendres retombantes6 ». Il en résulte les quatre « bouquins » qui forment le sommet de lœuvre de Cendrars : LHomme foudroyé (1945), La Main coupée (1946), Bourlinguer (1948) et Le Lotissement du ciel (1949). En parcourant ces lettres, on se croit souvent transporté dans la cuisine dAix, humant lodeur du café, le fumet des Gauloises, les effluves de lencrier, lisant par-dessus lépaule du poète pris dune soudaine impatience : « Avez-vous déjà remis le manuscrit à D[enoël] et avez-vous reçu Rhapsodie III ? Pouvez-vous mindiquer le titre exact de la Pacific dHonegger ? » questionne-t-il son secrétaire le 13 décembre 1944, par exemple. Ou encore, le 16 juillet 1945 : « Pouvez-vous me fournir le renseignement suivant : Quelle était la lettre minéralogique de limmatriculation des automobiles de département de la Somme en 1914 ? »

Quel souci du détail, de la part du grand affabulateur ! À loccasion cest lagacement qui perce, comme ce fut le cas le 15 juillet 1944 : « Quest-ce quils ont à citer Céline tout à coup ? Céline mais on pourrait tracer un parallèle entre Moravagine et le Voyage au bout de la nuit. Cest plus que de linfluence. Cest de la possession. Ah, si les critiques savaient et ces poussifs pouvaient… ils en diraient des choses. Mais ils ne savent rien et ne peuvent rien. »

Mieux avertis, les critiques daujourdhui, ne manqueront pas de faire tout leur profit des passages dans lesquels Cendrars lève un coin du voile sur les secrets de son art. En voilà du grain à moudre, glané dans une carte-lettre du 21 juillet 1944 : « [] la grosse difficulté de la Rhapsodie aura été la fragmentation du temps qui ma fait raconter une histoire qui se passe en quinze jours en létendant sur des années et des années avant et après lévénement et en dispersant le conteur et ses personnages dans lespace qui crée cette fragmentation du temps7. »

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Si rien nest plus étranger à son tempérament que la posture de théoricien, ces passages démontrent à lévidence avec quelle conscience, quelle lucidité Cendrars accomplit son travail décrivain, de créateur de nouvelles formes littéraires. De quoi faire rougir tous ceux qui sobstinent encore à propager limage fallacieuse du hâbleur qui noircit page après page à la va-comme-je-te-pousse ! Détails minuscules, mais auxquels Cendrars prête toute son attention : « Pages 193 et 194 il y a (trois fois de suite !) une de ces fautes dorthographe sont je suis coutumier : tôlier pour taulier. » (5 octobre 1945) « Correction technique faite par un lieutenant de vaisseau [dans “Vie”, lun des poèmes de Feuilles de route] : “Le Formose chasse sur ses ancres avant et nous virons imperceptiblement de bord.” / LIRE : “Le Formose évite sur son ancre et nous virons imperceptiblement de bord.” / Veuillez corriger. Merci. » (18 juillet 1944) Parfois les choses se révèlent plus délicates. Voici ce que Cendrars répond aux remarques que lui soumet Lévesque au sujet de certaines pages de LHomme foudroyé : « Tout cela est trop précieux et me fait réfléchir. Mais je ne suis pas daccord avec vous : ce nest pas facile à arranger ! Ce que vous appelez de légères modifications, des atténuations de terme, des suppressions dun mot ou dune expression, représente un travail fou, vu la contexture même de la composition où ce mot, cette expression, ce terme vif, ont des répercussions et des sonorités qui créent lesprit même du bouquin. Dailleurs toutes ces corrections en sourdine naboutiront à rien. La preuve : la lettre à Peisson8. Vous dites que jai trouvé le joint, oui, pour lui éviter des ennuis, et jen suis fort heureux, cest un ami, – mais que la deuxième version est banale ! Pour moi, je préfère courir les risques et je ne puis refaire mon livre. [] je mattends aux attaques les plus violentes, pires que de la part des personnages nommés et que je bouscule au passage9. » Par ailleurs, si cette lettre datée du 2 février 1945 retrace en un condensé saisissant la situation – personnelle, littéraire, politique, historique – dans laquelle le solitaire dAix-en-Provence se débat, elle met également en lumière la science et la finesse exemplaires avec lesquelles Marie-Paule Berranger a établi, daté, annoté et commenté les pièces de cette correspondance10.

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Simprégner

Quand Cendrars écrit : « Jai souvent limpression, mon cher Jacques, que vous êtes mon seul lecteur » (1er août 1942), Lévesque lui répond : « Mon cher Blaise, Toute la journée jai été dans un état dexcitation due à la lecture de “Vin de Samos” qui ma enthousiasmé11. Cest merveilleux de vous lire, et, pour moi, il ny a rien de plus exaltant, ni de plus tonique, dans cette époque de merde qui se complique tous les jours » (4 mai 1948).

Nul doute que les lecteurs et lectrices, quon souhaite nombreux à se précipiter sur ce livre, seront saisis par un même sentiment de découverte et de fascination dès quils auront commencé à en tourner les pages, dès quils se seront plongés dans cette correspondance minutieuse, inspirée, captivante. « Ça se lit comme un roman ! » a-t-on envie de sexclamer, quitte à manier le cliché. Or, dans le cas présent, cest précisément lappareil critique qui fait, réjouissant paradoxe, de ce dialogue entre le « Maître » et son « cher Jacques » une lecture si passionnante. Un tableau sans cadre est un tableau égaré. La préface « Jécris comme un fou », la note éditoriale, les notices brèves mais substantielles ouvrant chacune des sept périodes, les notes en bas de pages fournissant de précieux et indispensables renseignements, – toute cette suite de paratextes, exécutés avec la maestria et lélégance quon lui connaît par Marie-Paule Berranger, hissent cette Correspondance au niveau dune œuvre à redécouvrir, sorte de kaléidoscope autobiographique inattendu en même temps que chronique fragmentée de toute une époque.

Veillons à ce que les grains – ceux de la parabole, sentend – dont elle est semée sépanouissent, poussent, deviennent arbres aux branches égayées par les oiseaux chanteurs !

Jean-Carlo Flückiger

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Jean-Carlo Flückiger, Cendrars et le cinéma, Paris, Nouvelles Éditions Place, 2017, collection « Le Cinéma des poètes » dirigée par Carole Aurouet.

Les lecteurs de Cendrars connaissent bien Jean-Carlo Flückiger pour ses rigoureuses contributions à lédition des œuvres de Cendrars dirigée par Claude Leroy dans la Bibliothèque de la Pléiade. Ils savent aussi quil a consacré plusieurs articles aux « rencontres » de Blaise avec Charlot. Il apparaît donc bien comme lhomme de la situation pour la composition de ce petit volume sur Cendrars et le cinéma dans lexcellente collection, dirigée par Carole Aurouet, consacrée aux rapports entre le cinéma et les poètes.

Les poètes, dès lors quils sont avant tout poètes, entretiennent généralement détranges relations avec le cinéma : fascination/répulsion, engouement/déception, amour/haine, admiration/mépris. Cendrars néchappe pas à la règle et Jean-Carlo Flückiger parvient avec brio à rendre compte de ce bouillonnement didées, daffects et de pulsions qui agitent Cendrars et son écriture au contact du cinéma.

Procédant chronologiquement en onze « chapitres » Jean-Carlo Flückiger nous emporte, au gré dune écriture nerveuse, dynamique, qui nest pas sans évoquer parfois celle de Cendrars lui-même, dans un itinéraire conduisant de lécriture de sortes de « ciné-poèmes » à la pratique du cinéma (figuration, assistanat, tournage, réalisation) puis au retour à lécriture, romanesque cette fois, pour aller vers le reportage (Hollywood la Mecque du cinéma). Toujours judicieusement choisies, les nombreuses citations du poète sintègrent parfaitement au propos de lauteur et font entendre sa « voix ».

Cest donc dabord la présentation pénétrante de La Fin du monde filmée par lAnge N.-D. (1919), scénario-poème, et de LABC du cinéma (1926), texte prophétique, messianique, deux œuvres manifestant la fascination de Cendrars pour le cinéma ainsi que sa confiance illimitée en ses pouvoirs. Puis la relation précise des collaborations avec Abel Gance, notamment sur La Roue (1920), illustrant le mélange de compréhension 133(sur le plan technique) et dincompréhension (sur le plan esthétique) de lécrivain pour le travail du cinéaste.

Jean-Carlo Flückiger se montre ici peu sensible aux aspects mélodramatiques de La Roue, effectivement poussés à lextrême mais salués par les admirateurs de Gance, lequel na jamais caché son ambition dêtre le Victor Hugo du cinéma.

Ensuite, cest la singulière expérience, à Rome, de La Vénus noire (1923 pour la sortie en salle) au cours de laquelle le Cendrars réalisateur se heurte aux réalités dun tournage (production, problèmes matériels, direction des acteurs, etc.), relatées plus tard dans Une nuit dans la forêt (1929). Ce qui ne suffit pas encore à le détourner du cinéma si lon en juge par ses incursions dans le documentaire, par ses projets avortés, par lécriture de ses scénarios non tournés (Les Atlantes, Contrebandiers), minutieusement analysés par Flückiger.

Et ce dernier propose alors une approche très sensible de Une nuit dans la forêt (1929), texte où le délire verbal de Cendrars à propos du cinéma est à son comble et où les fantasmes et les pulsions perverses du cinéaste manqué semblent converger vers la figure de Pompon. Pompon, petite française dépressive emmenée à Rome, que le réalisateur de La Vénus noire voudrait guérir (ou posséder ? ou tuer ?) par le cinéma, sans y parvenir. Pompon, avatar de Raymone ? se demande Flückiger. Mais sans nous dire qui est Raymone. Discrétion ? Pudeur ? Réserve du spécialiste devant un texte à forte teneur autobiographique, oubliant que le lecteur ordinaire ne sait sans doute rien de Raymone, cette comédienne française dont Cendrars sest épris et avec laquelle il contractera un mariage blanc ? Au fond, ce chapitre sur Pompon est presque aussi mystérieux que le texte de Cendrars est étrange, et ce nest pas le moindre de ses charmes.

Le chapitre sur Charlot-Chaplin, très documenté, sattelle à des textes répartis sur quelques quarante années, témoignant non seulement dune admiration sans faille mais aussi dune sorte didentification à un personnage (Charlot) et à un artiste (Chaplin), tous deux liés par Cendrars à la Grande Guerre, aux femmes, aux salles de cinéma et au cinématographe selon son cœur. Car Chaplin représente bien pour Cendrars une sorte de héros absolu du cinéma, mais dun cinéma davant la parole, « quand le muet était une métaphysique en noir et blanc ».

En effet, Cendrars ne pardonne pas au cinéma dêtre devenu parlant. Par ailleurs, ses pouvoirs peuvent savérer délétères. Flückiger le montre 134bien en analysant le destin du personnage de Mireille dans Les Confessions de Dan Yack (1929). Son « petit cahier » retrace le calvaire de la jeune comédienne sous laction conjuguée de son producteur (Dan Yack), de son metteur en scène (Lefauché) et du cinéma. Le pouvoir de révélation du cinéma sinverse en machine à broyer lindividu : Mireille en meurt.

Il est frappant dobserver que le reportage de Cendrars à Hollywood coïncide avec la sortie de ladaptation de LOr par James Cruze (Sutters Gold, 1936), dont il se désintéressa. Le chapitre sur Hollywood la Mecque du cinéma rend compte en effet du mélange de désintérêt et dintérêt poli mais critique de Cendrars à légard de lentreprise industrielle, usine à rêves, quest devenu le cinéma, notamment à Hollywood, mêlé à de brusques retours de la fascination pour la « haute mystique » que peut fabriquer un plan, à savoir celui de The Great Ziegfeld (Robert Z. Leonard) contemplé sur le plateau de tournage et reproduit en une superbe phrase dune page citée par Flückiger.

Cendrars est fasciné par limage, il en observe, en comprend et en envie très vite les pouvoirs. Jusque sans doute à les surestimer, entraîné par ses fantasmes modernistes.

Cela dit, il nest pas un homme dimages mais un homme de mots. Ses visions, leurs couleurs, leurs mouvements, leurs rythmes il sait magnifiquement les transcrire en phrases, certes profondément inspirées par le cinéma mais toujours magnifiées pour et par la littérature.

Jean-Carlo Flückiger nous offre avec Cendrars et le cinéma un livre des plus stimulants, attisant la curiosité, dune érudition certaine – attestée par une bibliographie fournie – mais curieusement allégée par son écriture. Un livre qui rend hommage aux mots de Cendrars, aux intensités de sa pensée et de son style. Hommage, du même coup, aux pouvoirs du cinéma, en tout cas à ceux quil a exercés sur lauteur des Confessions de Dan Yack.

Francis Vanoye

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Blaise Cendrars et Sonia Delaunay / la Prose du Transsibérien, Fondation Jan Michalski pour lécriture et la littérature, Montricher, Suisse. Exposition du 26 octobre 2017 au 14 janvier 2018. Catalogue édité par la Fondation, avec les textes de Ch. Le Quellec Cottier.

Consacrer une exposition entière à un livre pouvait paraître, de prime abord, une gageure. Certes, le livre en question est exceptionnel à plus dun titre : Prose du Transsibérien (1913) nest pas une œuvre parmi dautres – même dans la production de Cendrars –, mais une réalisation à valeur inaugurale, et le fruit dune collaboration qui tient presque du miracle : à travers un dialogue inédit entre poésie et peinture, mais aussi entre typographie, métiers du livre et « art » publicitaire, na-t-elle pas fait entrer pleinement le « livre dartiste » dans la modernité, demeurant en cela sans véritable équivalent durant le premier avant-guerre ? Le statut hors-norme dun tel ouvrage justifiait donc pleinement lample et belle exposition que lui a dédiée la Fondation Jan Michalski, à Montricher (Suisse), qui sest tenue du 26 octobre 2017 au 14 janvier 2018.

Il y avait pourtant une difficulté à surmonter : comment faire entrer le visiteur dans les arcanes du processus créateur, le rendre « visible » ? Christine Le Quellec Cottier, curatrice de lexposition, a su relever le défi de façon très convaincante, en rassemblant les documents les plus révélateurs et les plus variés sur la création de la Prose – pièces provenant, pour lessentiel, du fonds Cendrars des Archives littéraires suisses (Berne), de collections muséales (Centre Pompidou, Musée dart et dhistoire de Genève), de la Bibliothèque nationale de France et de la Bibliothèque de La Chaux-de-Fonds, mais aussi de collections privées (Jack M. Ginsberg, Michel B. Vallotton). Il faut souligner le grand soin apporté à la scénographie, dont lélégance était aussi servie par le cadre particulièrement inspirant de la Fondation Michalski. Le choix dun parcours chronologique, de la genèse à la réception, mais scandé selon quelques grands « moments » à valeur thématique, permettait une saisie relativement aisée dun processus de création et de fabrication pourtant complexe, puis dune réception en plusieurs temps, marquée 136par le succès destime auprès des avant-gardes (allemandes et russes surtout), la « querelle du simultané », la prise de distance de Cendrars avec les peintres durant la guerre, les projets multiples (et le plus souvent partiels) de réédition, lémergence du « mythe » désormais associé au poème. Laccrochage vertical des différents documents, en particulier des lettres, facilitait en outre la lecture des pièces les plus significatives.

Cette qualité didactique de lexposition, qui a pu rendre sensibles à un public non connaisseur de la Prose ses principaux enjeux, réservait aussi quelques belles découvertes aux amateurs de Cendrars. Lun de ses grands mérites a été de « donner à voir » les documents éclairant les étapes de la création et de laisser entrevoir latelier mental – mais aussi concret – où la Prose fut conçue. Or, parmi les pièces présentes, on a pu en découvrir de rares et de peu connues (issues pour certaines de collections privées), qui permettaient de reconstituer, avec dautres archives davantage commentées, une grande partie du « dossier génétique » de lœuvre. Citons notamment les premiers contacts épistolaires de Cendrars avec le couple Delaunay et leurs échanges ultérieurs relatant lavancement du travail ; les feuillets autographes de la Prose envoyés par le poète à Sonia Delaunay (montrés en fac-similés, mais largement reproduits dans le catalogue) ; les premières épreuves avec les corrections de lauteur ; les épreuves dessais au pochoir. Enfin, trois exemplaires de la Prose – une version non reliée et deux en format « leporello » – étaient présentés au public, ce qui, là encore, donnait à voir au plus près son caractère de « livre unique », chaque exemplaire révélant de petites différences dans léclat des couleurs, dans leur densité, dans la touche des pochoirs réalisés.

Les « entours » de la Prose, qui éclairent le contexte de création, ont été, eux aussi, particulièrement mis en valeur. Quil sagisse dautres textes, comme les poèmes « La tour » et « Sur la robe elle a un corps », où Cendrars met en pratique lesthétique nouvelle et lui rend hommage en même temps, poèmes dont on pouvait parcourir les manuscrits et les tirages imprimés avec corrections autographes. Ou du travail sur l« habillement » du livre par Sonia Delaunay, lorsquelle imagine une couverture toute abstraite pour Les Pâques. Quant aux tentatives picturales de Cendrars, réalisées lors dune convalescence en 1913, elles témoignent dun étonnant échange des rôles – resté à vrai dire sans lendemain : « Votre métier ne mintéresse pas. Je ny entends rien », 137affirmera curieusement le poète, en janvier 191412. Un autre aspect bien présent dans lexposition concernait les démarches publicitaires des deux artistes pour financer et diffuser la Prose. On connaît leur projet – datant de la même époque – de « réclame » autour des montres Zénith ; lœuvre commune leur aura fourni une occasion de poursuivre ce type de travail, comme le révèle le soin apporté à la conception des bandes-annonces, des bandes de titres ou encore des affiches publicitaires pour le livre – tous documents présentés dans lexposition. La beauté des illustrations de Sonia Delaunay fait de ces ephemera des œuvres en soi, et rappelle que la publicité est un des paramètres de la modernité de ce livre dartiste.

Cest la réception de la Prose comme ses échos plus tardifs qui fournissaient la matière de la dernière section de lexposition, couplée à la question des rééditions du poème – le plus souvent privées de leur pendant pictural. La « querelle du simultané » constituait bien sûr une des étapes incontournables de la réception immédiate. Même si Cendrars affirme, dans une lettre aux Delaunay, que « ce nest pas à [lui] à écrire des théories ou un livre de polémiques13 », les brouillons de textes et de lettres rédigés dans le feu de la dispute montrent que lépisode navait pas à ses yeux quune valeur anecdotique. Quelques documents soulignaient aussi le devenir-iconique de la Prose, notamment ce portrait de lécrivain par Émile Lejeune, de 1916, présentant un « Saint Cendrars de Sibérie » littéralement auréolé par son poème.

Enfin, la richesse des documents réunis dans cette exposition est très bien restituée dans le catalogue édité par la Fondation Michalski. La qualité des reproductions, accompagnées de retranscriptions systématiques, permet de lire aisément les manuscrits et lettres de Cendrars (encore écrits de la main droite). La Prose – dans lexemplaire conservé à la Bibliothèque nationale suisse, à Berne – est reproduite intégralement (mais à 50 % !) sous forme de dépliant, à lintérieur de louvrage. Julien Bogousslavksy recense dailleurs tous les exemplaires originaux du poème, dans larticle très renseigné qui clôt le catalogue : daprès ses recherches, près de quatre-vingts exemplaires ont été signalés jusquà aujourdhui, sur les cent cinquante annoncés en 1913. Les textes de présentation de 138Christine Le Quellec Cottier constituent, quant à eux, une synthèse très claire sur la genèse du poème et sa postérité. Ils rappellent aussi le contexte plus général dans lequel sinscrit la Prose, dont le caractère « collectif » peut se comprendre à plusieurs niveaux : réalisation commune dun poète et dun peintre, certes, mais aussi travail qui a « monopolis[é] de nombreux corps de métier14 » : imprimeurs, typographes, ouvriers-coloristes. Il est aussi le fruit des réflexions communes de ces « années électriques » (Ch. Prochasson) avides de renouveau – « Toute lépoque y est » dira dailleurs Cendrars à propos de son poème, en 195315 –, celles surtout des avant-gardes, notamment russes, avec lesquelles Sonia Delaunay entretenait des liens étroits. Si lon nous permet toutefois de formuler un petit bémol sur ce catalogue, par ailleurs remarquable, ce serait sur lanalyse du travail propre de cette artiste quon pourrait le faire : si le poème de Cendrars a stimulé à lenvi les exégèses, sans doute le contrepoint pictural de Sonia Delaunay méritait-il aussi, dans le cadre de cette approche, dêtre reconsidéré de plus près, non seulement sous langle des techniques (qui sont abordées dans le catalogue), mais aussi dun point de vue formel et « interne » (esthétique), par exemple à travers la contribution dun historien de lart.

Lexposition et son catalogue nen offrent pas moins, à lamateur de Cendrars comme au chercheur, un parcours stimulant et neuf dans cette œuvre séminale, dont la richesse se déploie bien au-delà de ses deux mètres de papier, en une infinitude de déplis.

Fabien Dubosson

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Journée détude Catalogues de rêve et Rêves de catalogue, Bibliothèque nationale suisse, 17 novembre 2017.

Le projet interdisciplinaire LITTéPub, soutenu par lagence nationale de la recherche (ANR ; http://littepub.net/index.html), ouvre la voie à la démarche inédite dune histoire croisée de la littérature et de la publicité en France du xixe siècle à aujourdhui. Ce champ dinvestigation, coordonné par Myriam Boucharenc et Laurence Guellec, associe des domaines et des institutions plurielles qui mènent de front de nombreuses initiatives, quil sagisse de colloques, de journées détudes, de publications bigarrées dont la richesse visuelle est de première importance.

Au cœur de ce dispositif, lobjet « catalogue » est une pièce maîtresse à laquelle la recherche na encore consacré que très peu dattention. Cest en quête de ce format singulier que léquipe ANR, associée au CEBC, a mené des investigations insoupçonnées le 17 novembre 2017, grâce aux chercheurs et créateurs qui sétaient déplacés à la Bibliothèque nationale suisse, partenaire de cette manifestation.

Organisée par Sylvestre Pidoux, post-doctorant au sein de lANR, et Myriam Boucharenc, la journée détudes Catalogues de rêve et Rêves de catalogue, sest tenue à Berne la veille de lassemblée plénière du CEBC. De nombreux membres étaient présents pour découvrir cet univers insoupçonné qui a stimulé un public averti. En présence de Mme Irmgard Wirtz, cheffe des Archives littéraires suisses, qui a ouvert la journée en souhaitant, au nom de la Bibliothèque, la bienvenue à chacun et de fructueuses découvertes à tous, les organisateurs ont situé leur démarche et leur curiosité quant à cet objet particulier dont le programme de la rencontre propose quelques facettes ; il sagit ainsi dexplorer ses formes en se demandant depuis quand des textes littéraires sont inscrits dans des catalogues, ou encore quels liens peuvent être tissés entre cet objet « hors champ » et lidée de « belles-lettres »…

Avec Isabelle Servagean (Bibliothèque Forney, Paris) et Laurence Guellec (Paris-Descartres), les catalogues de la Belle Époque sont à lhonneur : parmi les trésors de la Bibliothèque Forney consacrée aux 140métiers dart et au graphisme, lon découvre de très nombreuses publicités agrémentées de poèmes dont la vertu est de mettre en valeur un produit, tels quelques vers de Baudelaire pour les vins Nicolas. La profusion iconographique nourrit lœil et témoigne, à travers de multiples formes publicitaires, dune créativité exceptionnelle. Toujours à la Belle Époque, Laurence Guellec pointe lusage de « poèmes commerciaux », des iconotextes constituant par leur forme ou leur typographie lobjet même de la vente : il est dailleurs amusant de découvrir que le corset vendu trouve sa duplication avec lusage de vers classiques qui le vantent, mais qui, par leur métrique, rendent aussi compte de sa rigidité !

Centrés sur la fin des années 1920 et la décennie 1940, Fabien Dubosson (ALS) et Sylvestre Pidoux (ANR et CEBC) investissent des champs en résonance. Dubosson documente la collaboration entre Blaise Cendrars et laffichiste Cassandre dont la première trace est la réalisation du catalogue du bijoutier Templier paru à Noël 1928 ; pour Cendrars, son texte de promotion est une « littérature appliquée » aux arts du même nom, aussi expressive et poétique que tout autre. Dès le milieu des années 1920, Cendrars défend un fonctionnalisme – que lon pense à son « Principe de lutilité » – en considérant, comme Le Corbusier et Ozenfant, que la fonction définit la forme. Les bijoux Templier semblent réaliser cette « sténographie logique » détachée de toute ornementation, ce qui avait déjà séduit M. Vox dans la revue Bifur. Par cette démarche, lartiste se place « dans la rue » et la collaboration avec Cassandre se renouvellera pour la couverture de Panorama de la pègre publié par Cendrars en 1935.

Lenquête inédite menée par Sylvestre Pidoux dévoile la collaboration dartistes et dun marchand, concrétisée avec la parution du Petit Journal offert en accompagnement du catalogue de vente par correspondance de la maison Charles Veillon, en Suisse romande, dès 1944. Ce titre accompagne les produits vestimentaires proposés et semble un excellent moyen, pour lentreprise, détablir un contact avec ses clients, nombreux à envoyer des cartes ou avis sur tel ou tel texte. Le Corbusier félicite même Charles Veillon de cette initiative qui permet de glisser « des idées dans la poche de [ses] clients, cest très bien ». Les proses ou poèmes publiés sont des productions originales directement associées aux produits vendus, comme latteste l« Éloge du manteau » proposé par Charles-Albert Cingria en 1946 ! Et en ces temps de guerre 141et daprès-guerre, plusieurs écrivains français acceptent volontiers de participer à ce Petit Journal publié en Suisse, car Veillon, convaincu de la dimension publicitaire de la littérature, paie ses auteurs en francs ou en nature, cest-à-dire avec des vêtements du catalogue.

Ces cas spécifiques, évoqués durant la matinée, nannulent pas la question du statut de ce désormais objet de bibliophilie : quest-ce donc quun catalogue ? Myriam Boucharenc égrène la définition proposée par quelques dictionnaires, en relevant quen 1869, le Grand Larousse du xixe siècle propose, pour la première fois, huit pages sous cette entrée. Progressivement, le catalogue acquiert une valeur propre qui le détache de sa fonction première, soit la liste de produits à présenter ou vendre. Quil sagisse de la liberté de son propos, de sa typologie, de sa typographie ou de ses illustrations, le catalogue devient un objet à lire, parce quil offre un nouvel imaginaire.

Cette diversité des catalogues a inspiré Jacques Carelman qui publie en 1969, a contrario, Le Catalogue des objets introuvables, un pastiche de catalogue commercial : comme lexplique Gaspard Turin, Carelman réintroduit la fonction poétique des mots et des listes, tout en créant une nomenclature. Dans cet ouvrage fascinant, tout usage de lobjet est impossible ! Linventeur propose des objets uniques, hors-normes, et dont personne ne peut se vanter dune utilisation. Il détourne par lhumour la charge liée à la transaction commerciale en misant sur une valorisation de lobjet banal et en créant, poétiquement, des « objets-valises » !

Les pistes de recherches proposées durant la journée déploient un champ très vaste dont les voies sont surprenantes et amusantes. Cette inventivité est enrichie par lintervention de deux artistes qui abordent à leur façon le catalogue. Lécrivain Jean-Benoît Puech, puissant hétéronyme, a constitué des catalogues non-commerciaux en fabriquant la vie de Benjamin Jordane, écrivain lui aussi, dont Puech annonce avoir édité les textes de ce double, puis avoir rédigé sa biographie documentée, avant de lui consacrer des expositions dont la seconde est construite sur le modèle des catalogues « vie dauteurs » de la Bibliothèque nationale de France ! Avec cet hétéronyme, lécrivain joue de limitation et du pastiche, construit une figure dauteur qui, selon ses propres dires, lui offre une morale du détachement… Quant à Philippe Lemaire, artiste aux collages surréalistes et fantastiques, il a conçu laffiche de cette journée détudes. Passionné, il traque et collectionne les catalogues. 142Tel un collage, le catalogue est pour lui une invitation à la rêverie qui permet de créer par association et combinatoire en faisant naître des mondes nouveaux. Poussé à son extrême, ce goût a sans doute motivé la supercherie monumentale qui a présidé à la vente du catalogue dunica du Comte de Fortsas, en 1840, dont lannonce avait passionné toute lEurope bibliophilique ! Cette fièvre du « catalogue fantôme » fait rêver Lemaire, mais dévoile aussi la puissance évocatoire dune telle liste : elle porte en elle-même sa propre métamorphose, associant le « hors-champ » et les « belles-lettres ».

Christine Le Quellec Cottier

CEBC

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« Mathias Énard sur les grands chemins de Blaise Cendrars », 11e rencontres de Chaminadour, septembre 2016, Carnets de Chaminadour, no 12, 2017.

Le principe des rencontres de Chaminadour depuis 2014 est de créer lévénement autour de lœuvre dun auteur contemporain qui ninvite plus seulement ses complices, amis ou compagnons décriture, à dialoguer avec lui, mais qui mette en avant aussi sa grande figure dadmiration. Pierre Michon avait choisi Antonin Artaud en 2014, Maylis de Kerangal sétait placée sous le patronage de Claude Simon en 2015, Mathias Énard a décidé de se lancer sur les grands chemins de Blaise Cendrars en 2016.

Ces rencontres sont organisées en tables rondes qui mêlent universitaires et écrivains autour dune thématique. Après une ouverture reproduisant le dialogue entre les écrivains Jean Guiloineau, Pierre Michon et Jean-Marc Chevrier adressé à des lycéens de Guéret et de la région Limousin pour leur donner envie de lire Cendrars et le replacer dans 143lhistoire littéraire, le lecteur peut prendre connaissance du discours de Mathias Énard expliquant son rapport à lœuvre du poète du Transsibérien.

La première table ronde, modérée par Christine Le Quellec Cottier, se forme autour de Marie-Paule Berranger, professeur à luniversité de Paris 3 Sorbonne nouvelle, et de deux écrivains amis de lauteur de Boussole : Mathieu Larnaudie et Ingrid Thobois. Elle porte sur la poésie de Cendrars. Marie-Paule Berranger présente le rapport du poète à lhéritage en le replaçant dans le contexte des avant-gardes. Elle insiste également sur limportance du corps pour fonder le vers sur une rythmique, principe que lon retrouve aussi dans les romans. De leur côté, les écrivains évoquent ce qui les touche dans la poésie de Cendrars, en particulier la figure du voyageur, limprévu et le risque. La table ronde sachève sur lépineuse question de la lecture de la poésie aujourdhui.

La deuxième table ronde réunit à nouveau trois écrivains (Mathias Énard, Hélène Gaudy, Pierre Ducrozet) et un spécialiste de Cendrars, Jean-Carlo Flückiger, sur les volumes des Mémoires. Sont évoqués la légende de lécrivain, puis la tension entre le passé remémoré et le présent de lécriture, enfin la vitesse, la musique et la diversité des voix inspirée par Einstein et Bach. La modératrice, Élodie Karaki, invite les écrivains à mettre en rapport les caractéristiques quils identifient chez Cendrars avec leur propre pratique.

La table ronde suivante évoque « lutopie brésilienne » de Cendrars avec les écrivains Ingrid Thobois, Arno Bertina, Pierre Ducrozet, et le professeur Claude Leroy. Linterrogation porte cette fois sur la mythification non plus de soi mais dun pays, entre fantasmes, clichés et réalité.

Suit la table ronde sur « lappel du grand large » avec quatre écrivains (Mathias Énard, Sylvain Cohen, Mathieu Larnaudie et Christian Garcin). Luniversitaire Claude Leroy joue ici le rôle de modérateur. Les participants sinterrogent longuement sur la phrase énigmatique de notre auteur, « Quand on aime, il faut partir », puis sur le motif maritime, en particulier la symbolique de la traversée.

La table ronde suivante propose un regard sur le rapport de Cendrars avec des amis poètes ou peintres. Frédéric Jacques Temple, poète qui fut ami de Cendrars, apporte dabord son témoignage sur sa rencontre avec lui. Puis il expose, avec Laurence Campa, spécialiste dApollinaire, les rapports complexes entre les deux poètes. Myriam Boucharenc, professeur à luniversité de Paris Nanterre, déplie la Prose du Transsibérien 144et retrace lhistoire du premier livre simultané réalisé par Cendrars avec Sonia Delaunay. Sont évoqués ensuite les rapports avec Édouard Peisson, Henry Miller, Fernand Léger, les surréalistes, en particulier Philippe Soupault, et le cinéaste Abel Gance. Il apparaît que ces relations devinrent souvent conflictuelles, glissant de la collaboration à la rivalité artistique.

La table ronde sur Cendrars épistolier ne réunit, par exception, que des universitaires, tous éditeurs de correspondances de Cendrars aux Éditions Zoé : Marie-Paule Berranger, Christine Le Quellec Cottier, Myriam Boucharenc et Jean-Carlo Flückiger. Ils présentent lapproche du chercheur sur cet objet intime qui dévoile plusieurs « moi » possibles de lauteur.

La table ronde suivante porte sur le regard de trois écrivains (Mathias Énard, Arno Bertina et Olivier Rolin) et dun spécialiste (Jean-Carlo Flückiger) sur Moravagine. Les écrivains ont été particulièrement sensibles au traitement de la révolution, au thème du double et à la modernité de lécriture.

La table ronde sur le mythe du Transsibérien regroupe autour de Mathias Énard, deux autres auteurs qui ont, comme lui (LAlcool et la nostalgie), fait le voyage dans ce train mythique en 2010 dans le but de publier une nouvelle : Olivier Rolin (Sibérie) et Christian Garcin (Le Lausanne-Moscou-Pékin). Avec Claude Leroy, les écrivains sinterrogent sur ce qui rend un texte mythique fécond pour faire advenir un auteur et une écriture, ainsi que sur la réécriture du mythe.

Le volume se clôt avec la table ronde sur lécriture de la Grande Guerre, animée par Laurence Campa, autour du professeur Jean Kaempfer et des écrivains Frédéric Jacques Temple et Pierre Michon.

Ce format reprend le modèle de la retranscription des débats lors de colloques comme ceux de Cerisy, en maintenant les tournures orales et la forme dune conversation à bâtons rompus. Ce défi a été rendu possible grâce à limmense travail de transcription réalisé par Marianne Longieras, dont le nom napparaît nulle part dans le volume. Il faut lui reconnaître le mérite de faire revivre la spontanéité des dialogues, dautant que ces rencontres veulent se démarquer des colloques universitaires, des discussions entre spécialistes. Ces tables rondes montrent pour la plupart comment Cendrars est reçu par les écrivains daujourdhui. Les interventions des universitaires viennent contrebalancer ces points de 145vue faisant la part belle à la subjectivité et à laffect. Saluons loriginalité de la formule qui rend vivante la mémoire de Cendrars et diffuse ses textes auprès dun public très varié.

Aude Bonord

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Olivier Renault, Le Paris de Cendrars, Alexandrines, 2017.

En dévorant, subjugué, Le Paris de Cendrars selon Olivier Renault, je me souviens de Barthes : « Le plaisir du texte nest pas forcément de type triomphant, héroïque, musclé16… » Pourtant ce Paris de Cendrars, 127 pages de brio, souvent rebondissant, fruit denquêtes et de recherches accomplies est assurément un texte de plaisir.

En six chapitres, bien informés sur les aventures et les déplacements du poète qui a su, selon la formule de Philippe Soupault « révéler Paris », cest aussi un guide, un vade-mecum, pratique et utile. Les cendrarsiens avérés connaissent tout cela ou presque. Les prosélytes, dont je suis, demeurent souvent éblouis. Par Blaise Cendrars et par Olivier Renault à qui je demande : « Quy a-t-il de nouveau dans votre ouvrage ? » « Des précisions », rétorque Renault, qui intéresseront les connaisseurs passionnés et les chercheurs. Ainsi, le Grand Hôtel des Nations dalors est rebaptisé par le poète « Hôtel des Étrangers » plus conforme à son cosmopolitisme. Car Cendrars réinvente souvent sa vie…

Olivier Renault aussi. Né au Mans en 1964, il grandit à Ottawa, puis vient faire un doctorat de lettres modernes à lUniversité de Paris VII. Senflamme pour Diderot, Choderlos de Laclos, Casanova, se passionne pour la période baroque, pour le xviiie siècle du libertinage et des Lumières, ainsi que pour les avant-gardes littéraires (auteur dune 146thèse sur la revue Tel Quel pour qui « la politique est subordonnée au poétique »).

Ce faisant, il devient libraire pour payer son loyer. Possède aujourdhui sa librairie à Paris, bien nommée et estimée, La Petite Lumière… Et, pendant dix ans, il anime la revue Le Trait.

Depuis 2012, il fait des livres. En 2010, il déjeune avec lécrivain espagnol Enrique Vila-Matas qui lui demande où se trouvait, à Montparnasse, le Dingo Bar, où Hemingway a rencontré Fitzgerald en 1925. Il déniche ainsi cet endroit rebaptisé Auberge de Venise, rue Delambre. « Depuis toujours, jétais intéressé par les lieux où se sont passés les liens de vie et de création… Deux ans de boulot plus tard, Montparnasse, les lieux de légende paraît chez Parigramme et se vend à plus de 10 000 exemplaires. » Cest un beau succès pour Olivier Renault. « En faisant ce livre, je tombe sur Soutine. Huit semaines dapnée et Rouge Soutine sort à La Table Ronde. » Bonnard, jardins secrets (même éditeur) et Montmartre, les lieux de légende (Parigramme) sajoutent à la collection.

Entre-temps, Cendrars sort dans La Pléiade sous la direction de Claude Leroy17. « Je suis bluffé. Cest très fort : je ressens chez lui une intensité rare. Quand je suis obsédé, je fais un bouquin. Je rencontre Claude Leroy, je lui dis mon intérêt pour les grands auteurs qui transpercent les diagonales. Jaime les pauvres qui, comme Casanova et lui, transpercent les lignes du monde, traversent les couches sociales au mépris de largent, en étant parfois riches, parfois pauvres : pour eux, cela na aucune importance. De plus Cendrars invente lodyssée quotidienne et permanente. Il est un formidable conteur… Une soirée avec Blaise Cendrars et tout le monde est scotché ! »

« Paris ? Cest la ville quil a choisie, la ville des écrivains et de la modernité, celle de la tour Eiffel et François Villon et Restif de la Bretonne. Et fait de Paris un “Port-de-Mer”… »

Paul-Gérard Pasols

1 Avec la collaboration de Jean-Carlo Flückiger, Christine Le Quellec Cottier et Michèle Touret.

2 En attendant Nadeau, no 45, p. 10.

3 Feuille de routes, no 52, 2014.

4 Manquent les contes nègres, les reportages et deux albums : La Banlieue de Paris (avec Robert Doisneau) et Le Brésil (avec Jean Manzon). Ils sont disponibles chez Denoël dans la coll. Tout autour daujourdhui.

5 Blaise Cendrars – Jacques-Henry Lévesque, « Jécris. Écrivez-moi. » Correspondance 1924-1959, Denoël, 1991, 648 p.

6 LHomme foudroyé, Œuvres autobiographiques complètes, t. I, Bibliothèque de la Pléiade, 2013, p. 171.

7 Carte-lettre du vendredi 21 juillet [1944], p. 290. Voir à ce sujet également les lettres no 420, 478, 495, 499 et 510.

8 Cette lettre à Édouard Peisson forme le chapitre i de « Dans le silence de la nuit », première partie de LHomme foudroyé. Cendrars y revient sur le récit que lui a fait son ami.

9 Cendrars fait allusion à des passages concernant Cingria, Gide, Honegger…

10 Le seul regret quon puisse exprimer concerne lindex des noms propres quon aurait aimé élargi aux titres des œuvres et aux lieux, villes et pays, mentionnés dans les lettres. De plus, certains noms en sont absents, tel celui de Jaime de Angulo, par exemple, qui figure pourtant dans la lettre du 20 décembre 1953 (p. 666 et 667).

11 « Vin de Samos » : cest sous ce titre que les sections IV et V du chapitre « Gênes » de Bourlinguer ont été publiées dans Les Œuvres libres, nouvelle série no 25 (251), 2e trimestre 1948, p. 173-228.

12 Voir la lettre autographe de Cendrars aux Delaunay de janvier 1914, reproduite dans le catalogue de lexposition, Blaise Cendrars et Sonia Delaunay : la Prose du Transsibérien, textes inédits de Christine Le Quellec Cottier, Fondation Jan Michalski, Montricher, 2017, p. 110.

13 Ibid., loc. cit.

14 Christine Le Quellec, « Création et fabrication », catalogue de lexposition, op. cit., p. 36.

15 Voir la page de lagenda de Cendrars reproduite dans le catalogue (Ibid., p. 131).

16 Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973.

17 Blaise Cendrars. Œuvres autobiographiques complètes, édition publiée sous la dir. de Claude Leroy avec la collaboration de Michèle Touret, Paris, avril 2013, Bibliothèque de la Pléiade.