Visage de l'absente à l'infini
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Cioran, archives paradoxales. Tome V. Nouvelles approches critiques
- Author: Demars (Aurélien)
- Pages: 207 to 209
- Collection: Encounters, n° 482
Visage de l’absente à l’infini
Malgré tout ce qui séparait sa consœur des confins des Amériques, l’immarcescible visage de Liliana Herrera ne cesse de nous évoquer, mutatis mutandis, ce que fut l’aura irradiante de Susana Soca pour Cioran lui-même1.
Lecteur et auteur de portraits, Cioran nous a appris l’envergure du visage : moins parce qu’il donne à la personne son image, sa surface organique, son interface sociale, qu’en vertu de sa qualité distinctive de face existentielle, de face à face avec soi-même, de décollement des apparences du monde, quand on fouille du regard celui que l’on est au-delà de son image. Bref, quand on ne se reconnaît plus dans son image, quand on se dévisage : « Quant à ma figure, souvent il me faut faire un effort pour l’identifier, un effort d’adaptation pénible et humiliant2. » Il y a donc visage et visage. Le visage ne se réduit nullement à ce que montrent nos têtes (un faciès, une physionomie humaine qu’exècre Cioran3), mais ce que notre corps dit ou dissimule en propre de nous : expression, attitude, mine, grimace, masque… Le visage est un texte existentiel qui se donne à lire à même l’unicité de la chair, comme un écrit projette toujours quelque chose de son auteur et s’avère miroir de soi, visage en creux, autoportrait littéraire à son insu. Et c’est par ce même miroir, par le truchement du portrait littéraire que Cioran s’essayait à l’art de « déchiffrer les visages4 ». C’est pourquoi, quand une disparition nous laisse inconsolables et sans voix, si aucun portrait ne saurait jouer le rôle d’un expédient pour tromper la mort, le visage de 208l’absent nous donne encore à voir par-delà ce qui n’est plus, ses textes résonnent encore de sa voix. Plus qu’un genre, le portrait existentiel que chacun esquisse malgré soi quand il habite son écriture, est aussi une figure, une empreinte de soi laissée dans les mots, un sillon, comme une ride littéralement d’expression, c’est-à-dire un trait de soi. Ce trait, ce portrait en négatif, Liliana Herrera nous le laisse lire dans son exégèse de Cioran. Sa voix n’est pas tue.
C’est sous les signes de la musique et de la mélancolie – que Schopenhauer avait déjà rapprochées5 – que se placent l’existence et la sensibilité de Liliana Herrera comme en témoignent sa correspondance avec Cioran et son herméneutique de celui-ci. Cioran le souligne d’ailleurs lui-même : « Quiconque aime le tango est mon complice. Pour moi, il n’y a qu’un sentiment supérieur à tous les autres : la mélancolie. Or le tango n’existe que par la mélancolie6. » Et c’est sur l’expérience musicale comme corrélatif de l’expérience de l’ennui que s’achève l’étude Cioran lo voluptuoso, lo insoluble de Liliana Herrera7. Qu’il s’agisse de Bach ou de Mozart, ou du tango comparé à la doïna8, la musique est la « tragédie essentielle » et « l’art du temps9 », mais elle est aussi, dans le sillage de Schopenhauer, le sublime rompant les « barrières érigées par le principe d’individuation10 ». Autre versant de l’« extase », Liliana Herrera s’est également penchée sur l’expérience mystique et le sentiment religieux chez Cioran, c’est-à-dire sur les avantages de son échec spirituel. L’un des sommets de ses recherches sur Cioran est atteint avec son analyse de la « non-reddition » cioranienne à Dieu, en tant que révélation de « la version positive du rien, de telle sorte que l’expérience mystique s’avère finalement expérience de libération et de solitude11. » Ainsi, chez Liliana 209Herrera, les analyses philosophiques et l’intelligence du spirituel ne se départissent pas d’une méditation de l’affectivité et des états d’âme. Entrer dans le sentiment, restituer le feu de l’intuition cioranienne et en redéployer toutes les ombres : aujourd’hui plus que jamais, chaque lecteur peut non seulement découvrir à travers ses exégèses, dans le regard écrit de Liliana Herrera, le miroir convexe où se diffractent et se redéployent les mouvements secrets de l’âme cioranienne, mais aussi les traits flamboyants de sa propre sensibilité redonnant vie à la lettre morte du papier. Le face à face de la lectrice et de l’auteur, confrontation de deux sensibilités au-delà des idées, sont comme deux miroirs qui se renvoient à l’infini les perspectives insondables de leurs âmes rendues à l’Absence définitive. Illusion d’un dialogue illimité que rien n’arrête plus, devenu éternel comme la musique : « elle pourrait pour ainsi dire subsister même si le monde n’était pas12 […]. » Cette musique, leur dialogue – nous l’écoutons encore.
Aurélien Demars
1 Cioran, « Elle n’était pas d’ici… », dans Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2011, p. 1242-1243.
2 Cioran, Cahiers. 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, février 1960, p. 50.
3 « Dégoût surnaturel. Tout visage me semble inconcevable. Si, à la place de tous ces “humains” qui se pressent dans la rue, je pouvais voir des chiens ou des sangliers ou des oiseaux, n’importe lesquels ! » Ibid., mars 1968, p. 556.
4 Cioran, « Elle n’était pas d’ici… », op. cit., p. 1242.
5 Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, I, § 52, trad. C. Somer, V. Stannek, M. Dautrey, Paris, Gallimard, 2009, p. 507.
6 Cioran, lettre à Liliana Herrera, 23 février 1990, dans Eugène van Itterbeek (dir.), Approches critiques, vol. VII, Sibiu / Leuven, Editura Universităţii « Lucian Blaga » / Les Sept Dormants, 2006, p. 61.
7 Liliana Herrera, Cioran : lo voluptuoso, lo insoluble, Pereira, Plubliprint Ltda, 2003, « Éxtasis musical », p. 125-130, ici p. 126.
8 Ibid., p. 128-129.
9 Ibid., p. 129 (nous traduisons).
10 Ibid., p. 128 (nous traduisons).
11 « Cioran et l’instinct religieux : la non reddition », trad. P. Petit, dansEugène van Itterbeek (dir.), Cahiers Cioran. Approches critiques, vol. IX, Sibiu / Leuven, Editura Universităţii « Lucian Blaga » / Les Sept Dormants, 2008, p. 79.
12 Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, I, § 52, op. cit., p. 507.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-10868-9
- EAN: 9782406108689
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10868-9.p.0207
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-08-2021
- Language: French