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Classiques Garnier

Visage de l'absente à l'infini

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Cioran, archives paradoxales. Tome V. Nouvelles approches critiques
  • Auteur : Demars (Aurélien)
  • Pages : 207 à 209
  • Collection : Rencontres, n° 482
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406108689
  • ISBN : 978-2-406-10868-9
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10868-9.p.0207
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/02/2021
  • Langue : Français
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Visage de labsente à linfini

Malgré tout ce qui séparait sa consœur des confins des Amériques, limmarcescible visage de Liliana Herrera ne cesse de nous évoquer, mutatis mutandis, ce que fut laura irradiante de Susana Soca pour Cioran lui-même1.

Lecteur et auteur de portraits, Cioran nous a appris lenvergure du visage : moins parce quil donne à la personne son image, sa surface organique, son interface sociale, quen vertu de sa qualité distinctive de face existentielle, de face à face avec soi-même, de décollement des apparences du monde, quand on fouille du regard celui que lon est au-delà de son image. Bref, quand on ne se reconnaît plus dans son image, quand on se dévisage : « Quant à ma figure, souvent il me faut faire un effort pour lidentifier, un effort dadaptation pénible et humiliant2. » Il y a donc visage et visage. Le visage ne se réduit nullement à ce que montrent nos têtes (un faciès, une physionomie humaine quexècre Cioran3), mais ce que notre corps dit ou dissimule en propre de nous : expression, attitude, mine, grimace, masque… Le visage est un texte existentiel qui se donne à lire à même lunicité de la chair, comme un écrit projette toujours quelque chose de son auteur et savère miroir de soi, visage en creux, autoportrait littéraire à son insu. Et cest par ce même miroir, par le truchement du portrait littéraire que Cioran sessayait à lart de « déchiffrer les visages4 ». Cest pourquoi, quand une disparition nous laisse inconsolables et sans voix, si aucun portrait ne saurait jouer le rôle dun expédient pour tromper la mort, le visage de 208labsent nous donne encore à voir par-delà ce qui nest plus, ses textes résonnent encore de sa voix. Plus quun genre, le portrait existentiel que chacun esquisse malgré soi quand il habite son écriture, est aussi une figure, une empreinte de soi laissée dans les mots, un sillon, comme une ride littéralement dexpression, cest-à-dire un trait de soi. Ce trait, ce portrait en négatif, Liliana Herrera nous le laisse lire dans son exégèse de Cioran. Sa voix nest pas tue.

Cest sous les signes de la musique et de la mélancolie – que Schopenhauer avait déjà rapprochées5 – que se placent lexistence et la sensibilité de Liliana Herrera comme en témoignent sa correspondance avec Cioran et son herméneutique de celui-ci. Cioran le souligne dailleurs lui-même : « Quiconque aime le tango est mon complice. Pour moi, il ny a quun sentiment supérieur à tous les autres : la mélancolie. Or le tango nexiste que par la mélancolie6. » Et cest sur lexpérience musicale comme corrélatif de lexpérience de lennui que sachève létude Cioran lo voluptuoso, lo insoluble de Liliana Herrera7. Quil sagisse de Bach ou de Mozart, ou du tango comparé à la doïna8, la musique est la « tragédie essentielle » et « lart du temps9 », mais elle est aussi, dans le sillage de Schopenhauer, le sublime rompant les « barrières érigées par le principe dindividuation10 ». Autre versant de l« extase », Liliana Herrera sest également penchée sur lexpérience mystique et le sentiment religieux chez Cioran, cest-à-dire sur les avantages de son échec spirituel. Lun des sommets de ses recherches sur Cioran est atteint avec son analyse de la « non-reddition » cioranienne à Dieu, en tant que révélation de « la version positive du rien, de telle sorte que lexpérience mystique savère finalement expérience de libération et de solitude11. » Ainsi, chez Liliana 209Herrera, les analyses philosophiques et lintelligence du spirituel ne se départissent pas dune méditation de laffectivité et des états dâme. Entrer dans le sentiment, restituer le feu de lintuition cioranienne et en redéployer toutes les ombres : aujourdhui plus que jamais, chaque lecteur peut non seulement découvrir à travers ses exégèses, dans le regard écrit de Liliana Herrera, le miroir convexe où se diffractent et se redéployent les mouvements secrets de lâme cioranienne, mais aussi les traits flamboyants de sa propre sensibilité redonnant vie à la lettre morte du papier. Le face à face de la lectrice et de lauteur, confrontation de deux sensibilités au-delà des idées, sont comme deux miroirs qui se renvoient à linfini les perspectives insondables de leurs âmes rendues à lAbsence définitive. Illusion dun dialogue illimité que rien narrête plus, devenu éternel comme la musique : « elle pourrait pour ainsi dire subsister même si le monde nétait pas12 []. » Cette musique, leur dialogue – nous lécoutons encore.

Aurélien Demars

1 Cioran, « Elle nétait pas dici… », dans Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2011, p. 1242-1243.

2 Cioran, Cahiers. 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, février 1960, p. 50.

3 « Dégoût surnaturel. Tout visage me semble inconcevable. Si, à la place de tous ces “humains” qui se pressent dans la rue, je pouvais voir des chiens ou des sangliers ou des oiseaux, nimporte lesquels ! » Ibid., mars 1968, p. 556.

4 Cioran, « Elle nétait pas dici… », op. cit., p. 1242.

5 Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, I, § 52, trad. C. Somer, V. Stannek, M. Dautrey, Paris, Gallimard, 2009, p. 507.

6 Cioran, lettre à Liliana Herrera, 23 février 1990, dans Eugène van Itterbeek (dir.), Approches critiques, vol. VII, Sibiu / Leuven, Editura Universităţii « Lucian Blaga » / Les Sept Dormants, 2006, p. 61.

7 Liliana Herrera, Cioran : lo voluptuoso, lo insoluble, Pereira, Plubliprint Ltda, 2003, « Éxtasis musical », p. 125-130, ici p. 126.

8 Ibid., p. 128-129.

9 Ibid., p. 129 (nous traduisons).

10 Ibid., p. 128 (nous traduisons).

11 « Cioran et linstinct religieux : la non reddition », trad. P. Petit, dansEugène van Itterbeek (dir.), Cahiers Cioran. Approches critiques, vol. IX, Sibiu / Leuven, Editura Universităţii « Lucian Blaga » / Les Sept Dormants, 2008, p. 79.

12 Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, I, § 52, op. cit., p. 507.