Liliana Herrera et le sentiment roumain de l’être
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Cioran, archives paradoxales. Tome V. Nouvelles approches critiques
- Author: Stănişor (Mihaela-Genţiana)
- Pages: 203 to 205
- Collection: Encounters, n° 482
Liliana Herrera
et le sentiment roumain
de l’être
J’ai connu Liliana Herrera en 2005 lorsqu’elle est venue à l’université « Lucian Blaga » de Sibiu pour participer à la XIe édition du colloque international « Emil Cioran ». Le poète et professeur belge Eugène van Itterbeek l’avait invitée pour donner une conférence sur Cioran. Elle était passionnée de Cioran avec qui elle avait échangé des lettres et sur lequel elle avait publié des études en Colombie. De cette première visite à Sibiu (elle reviendra aux colloques Cioran de 2007 et de 2014, avec son mari, Carlos Alberto Ossa), accompagnée par un jeune universitaire colombien, lui aussi devenu, sous l’égide de Liliana Herrera, grand lecteur et admirateur de l’œuvre du penseur roumain, Alfredo Abad, elle parlera constamment comme d’une révélation, d’une seconde vie. Depuis cette première rencontre avec l’espace roumain, elle vivra, à Pereira, la nostalgie des coins cioraniens, ce mélancolique sentiment du destin. Elle passera chaque année en Colombie dans l’espoir d’une nouvelle descente au paradis de Răşinari.
Je me rappelle l’avoir tout de suite remarquée au milieu des universitaires et chercheurs arrivés de partout à Sibiu pour célébrer Cioran. Timide et silencieuse, elle répondait à voix basse, un doux sourire (plutôt mélancolique) animait toujours ses mots, et ses yeux brillaient de curiosité et d’empathie ; modeste et simple, elle préférait rester retirée, dans un coin qui semblait la protéger. Sa pâleur marmoréenne lui donnait un air de distinction. On pouvait tout de suite remarquer la passion avec laquelle elle écoutait la langue roumaine et regardait autour d’elle tout et tous. Plus tard, ayant le privilège et l’honneur de la connaître de près, je me suis rendu compte à quel point elle s’animait à propos des topoï chers à Cioran, et comment elle refaisait en elle l’enfance de celui-ci, sa séparation de son village, son départ brusque 204et douloureux, vers un monde inconnu, ressenti comme hostile. En quittant Răşinari, Liliana me donnait l’impression qu’elle souffrait du même déracinement. Elle ne cherchait jamais d’explications à son profond sentiment roumain de l’être (elle avouait l’éprouver), mais elle adorait le vivre, se laisser transfigurer par celui-ci. Elle vibrait dans les ruelles, devant les marchands traditionnels qui affichaient leurs produits sur des tables en bois, dans la mairie du village où se déroulait la dernière journée du colloque ; elle restait longtemps devant la maison natale de Cioran, écoutait le son du ruisseau qui coulait près d’elle, pleurait dans la petite église d’en face ou devant la tombe de la famille Cioran dans le cimetière du village. Elle désirait prendre toute sensation et tout parfum avec elle sur l’autre continent, pouvoir y refaire les couleurs et les sons d’une terre où elle se sentait intérieurement chez elle. Je me rappelle la force avec laquelle elle me serrait la main sur Coasta Boacii (la première fois j’ai cru qu’elle avait peur d’y monter, en réalité, elle ne voulait plus en descendre…) et la fermeté de sa voix lorsqu’elle disait qu’elle était arrivée au paradis que Cioran avait tellement regretté et qui était devenu, tout naturellement, son propre paradis. Durant nos années d’amitié, je ne l’ai jamais vue si heureuse qu’ici. Le paysage rural transylvain, les collines vertes (qui ressemblaient un peu aux collines colombiennes) lui donnaient une force spirituelle particulière, comme une seconde âme. Elle aimait regarder les paysans passer et leurs habits, écouter leur façon de saluer. Et elle était fort impressionnée par la messe orthodoxe, par les chants religieux, les bougies allumées en toute simplicité. Elle était troublée par le prêtre Streza de Răşinari, par sa façon de parler ou de chanter à haute voix, durant le rituel orthodoxe, comme pour réveiller les morts. Dans ce paysage archaïquement roumain, elle respirait à l’aise. Elle ne s’étonnait même pas de cette familiarité inhabituelle. Elle participait affectueusement aux coutumes roumaines (chez Petre Cioran, elle écoutait Maria Tănase et des « colinde » et se réjouissait des spécialités culinaires roumaines). En 2014, lorsqu’elle y est venue pour la dernière fois, elle m’a dit : « Je veux y revenir pour toujours. M’y installer. » Malheureusement, le temps ne le lui a pas permis. Ce n’est pas un hasard si elle a essayé d’apprendre le roumain et si elle a lu Cioran jusqu’à la fin… Contrairement à celui-ci, elle a toujours espéré revenir à Răşinari, pour y retrouver son vrai souffle. Et pour 205le faire durer. Car elle croyait que la vérité est constituée par ce qui continue. Ainsi continue-t-elle à nous faire ressentir le souffle vivifiant de la vérité et de la générosité d’âme.
Mihaela-Genţiana Stănişor
Université « Lucian Blaga » de Sibiu
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-10868-9
- EAN: 9782406108689
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10868-9.p.0203
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-08-2021
- Language: French