Feu Corbière
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers Tristan Corbière
2021, n° 4. Repolitiqué - Auteur : Armon (Paul d')
- Pages : 413 à 417
- Revue : Cahiers Tristan Corbière
Feu Corbière
C’est de nouveau à Benoît Dufau que nous devons la lecture de l’article suivant, lui aussi également inconnu des bibliographies corbiériennes. Il s’agit de d’un des premiers textes de recension de la deuxième édition des Amours jaunes, chez Vanier, en 1891. Il est intéressant pour les éléments d’information qu’il donne sur les frères Glady dans les deux premiers paragraphes (même si La Jambe d’Irma, roman d’Émile de Molènes, fut en réalité publié à la librairie Tresse, non chez Glady) et pour l’articulation assez originale entre « menfoutisme » et passion pour l’océan et la Bretagne, l’une venant border l’autre. BH
Les Parisiens se rappellent avoir vu, rue de la Bourse, au lendemain de la guerre, la boutique toute neuve des frères Glady, libraires-éditeurs. Conquérir une place au soleil, sur le pavé de Paris, dans le commerce si encombré des livres, est une entreprise scabreuse qui exige, outre des capitaux, une grande finesse d’esprit. Les nouveaux venus étaient plus riches d’audace que d’argent ; quant au reste, ils le remplaçaient par une ruse de chasseurs. La vitrine de leur office et les colonnes de la petite rue dont ils tenaient l’angle étaient couvertes d’affiches, petites et grandes, destinées à exercer sur les passants les fascinations d’un miroir aux alouettes. On y lisait des titres flamboyants tels que ceux-ci : la Jambe d’Irma, les Amours jaunes, que sais-je encore ? Le truc, qui a pu réussir en d’autres temps, fut sans succès. Les passants ne se laissèrent pas éblouir. Les frères Glady tentèrent alors autre chose. Ils firent une édition de luxe de Manon Lescaut, pour laquelle l’auteur de la Dame aux Camélias écrivit une préface. Le volume était un chef-d’œuvre de typographie et la préface un curieux document littéraire ; mais le public ne vint pas davantage. Ce fut la fin. Manon entraînait avec elle dans la fosse ses malheureux éditeurs. Leur tombe, prématurément ouverte, ne fut arrosée que par des larmes de syndic.
414Donc disparus les frères Glady ; sombré à jamais leur étalage miroitant. De temps à autre, leur Manon Lescaut émerge à la salle Sylvestre, où d’enragés bibliophiles se la disputent à des prix élevés ; la Jambe d’Irma est allée où vont les cadavres, personne n’a encore songé à l’exhumer ; de même, les autres brochures à enseignes enluminées.
La même destinée morose semblait réservée aux Amours jaunes. Pendant dix-huit ans, ils sont demeurés ensevelis dans un trou inconnu, dans une de ces bibliothèques que M. Eugène Manuel, qui est poète, appelle les cimetières de l’esprit. Et voici que tout d’un coup ils ressuscitent à la voix de M. Léon Vanier, l’éditeur intrépide des nouvelles écoles, et nous apprennent le nom de M. Tristan Corbière qui les a conçus. Seulement, il est un peu tard pour crier au miracle ; l’auteur des Amours jaunes est mort depuis seize ans, – en pleine jeunesse.
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Déjà, il y a quelques années, Paul Verlaine avait consacré plusieurs pages de sa fameuse plaquette les Poètes maudits, à feu Corbière. Il ne ménageait pas la louange à sa mémoire. « Il faudrait, disait-il, rééditer cette œuvre unique, les Amours jaunes, où Villon et Piron se complairaient à voir un rival souvent heureux, – et les illustres d’entre les poètes contemporains un maître à leur taille, au moins ». Ce souhait a été entendu ; nous possédons maintenant l’œuvre complet du « maître » et pouvons apprécier les motifs d’une admiration aussi énergiquement formulée.
La première impression que le lecteur de Tristan Corbière éprouve est de la surprise, la seconde est de l’inquiétude.
Surprise est un mot trop faible, il eût été plus juste de dire ahurissement. Dès le seuil, nous nous heurtons à une préface tintinnabulante qui semble crier casse-cou ! au bon bourgeois assez abandonné de ses dieux pour s’égarer outre. Le titre monosyllabique de cet avant-propos Ça ? et l’épigraphe What ?… attribué tout bonnement à Shakespeare ne manquent pas de désinvolture. Ils nous annoncent toute une série de questions suivies de réponses, destinées sans doute à nous procurer les moyens de définir le caractère de l’œuvre.
415Des essais ? – Allons donc, je n’ai pas essayé !
Étude ? – Fainéant je n’ai jamais pillé.
Volume ? – Trop broché pour être relié…
De la copie ? – Hélas non, ce n’est pas payé !
Un poème ? – Merci, mais j’ai lavé ma lyre.
Un livre ? – …Un livre, encor, est une chose à lire !…
Des papiers ? – Non, non, Dieu merci, c’est cousu !
Album ? – Ce n’est pas blanc, et c’est trop décousu.
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– Bon, ce n’est pas classique ? – À peine est-ce français !
– Amateur ? – Ai-je l’air d’un monsieur à succès ?
Est-ce vieux ? – Ça n’a pas quarante ans de service…
Est-ce jeune ? – Avec l’âge, on guérit de ce vice.
Ça, c’est naïvement une impudente pose ;
C’est, ou ce n’est pas ça : rien ou quelque chose…
– Un chef-d’œuvre ? – Il se peut : je n’en ai jamais fait.
– Mais, est-ce du huron, du Gagne, ou du Musset ?
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C’est un coup de raccroc, juste ou faux, par hasard…
L’art ne me connaît pas. Je ne connais pas l’art.
Le tout est daté de la préfecture de police, 20 mai 1873. Ce dégingandage de la phrase, ce dédain de la rime, ces railleries répétées que l’auteur dirige contre soi-même sont de singulières licences en matière de préface. À qui donc avons-nous affaire ?
Peut-être allons-nous le savoir. Un peu plus loin, nous lisons son épitaphe : c’est un portrait gravé de pied en cape. Nous n’en reproduirons que quelques linéaments, la place nous étant mesurée.
Il ne naquit par aucun bout,
Fut toujours poussé vent-de-bout,
Et fut un arlequin-ragoût,
Mélange adultère de tout.
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Coureur d’idéal, – sans idée ;
Rime riche, – et jamais rimée ;
Sans avoir été, – revenu ;
Se retrouvant partout perdu.
Poète, en dépit de ses vers ;
Artiste sans art, – à l’envers,
Philosophe, – à tort à travers.
416Un drôle sérieux, – pas drôle.
Acteur, il ne sut pas son rôle ;
Peintre : il jouait de la musette ;
Et musicien : de la palette.
Ne fut quelqu’un, ni quelque chose
Son naturel était la pose.
Trop Soi pour se pouvoir souffrir,
L’esprit à sec et la tête ivre,
Fini, mais ne sachant finir,
Il mourut en s’attendant vivre
Et vécut, s’attendant mourir.
Ci-gît, – cœur sans cœur, mal planté,
Trop réussi, – comme raté.
Holà ! N’êtes-vous pas inquiets ? Feu Corbière se moquerait-il de nous ? Quand il nous chante sa bohème :
Papa, – pou, mais honnête, –
M’a laissé quelques sous,
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Dans mon chapeau, la lune
Brille à travers les trous,
Bête et vierge comme une
Pièce de cent sous !
N’a-t-il pas l’intention de rire à nos dépens ?
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* *
Eh bien ! dussé-je passer pour un naïf, je dirai hardiment non. Je vois bien qu’il veut rire, j’admets la pose, puisqu’il y insiste, et, néanmoins, je le crois sincère. Il a pu, de propos délibéré, s’adapter à cette sorte de scepticisme blagueur que son ami Trézenik appelle le « menfoutisme » et se dépenser en extravagantes clowneries ; il a pu se croire libre de choisir ou d’écarter ce procédé et considérer comme des dupes ses lecteurs à venir, mais il s’est dupé le premier. Il lui était impossible d’être autrement. En voici la raison :
Tristan Corbière est né sur la terre bretonne, ayant la passion de l’Océan dans les os et dans le sang. Son biographe raconte que très jeune 417il obtint de son père un sloop de plaisance. « À partir de ce moment, nous dit-on, il fut toujours en mer, ne couchant plus que dans un hamac et toujours vêtu en matelot, avec le suroit, la grosse capote et les larges bottes de bord. »
Mon lit d’amour fut un hamac ;
Et, pour tantôt, j’espère un sac
Lesté d’un bon caillou qui coule.
Son âme s’est façonnée à l’isolement et à la contemplation de l’infini. Dès les années de la prime jeunesse, où les sensations sont si profondes, elle s’est pour ainsi dire saoulée de solitude. Par voie de conséquence, la vie lui a paru étroite et conventionnelle ; il s’en est écarté avec dégoût. « Son goût était dans le dégoût », dit l’épitaphe qui nous semblera à présent plus claire et vraie. Ce sentiment d’amer désenchantement, il est trop fier pour l’exprimer par « la larme écrite » ; il l’enveloppe dans des pantalonnades de « menfoutiste ». C’est en cela que consiste sa pose. La forme est gaie, le fond est navrant.
Il gouaille : il était cependant capable de belles envolées lyriques, lorsqu’il perdait la terre de vue : la mer lui a inspiré des poèmes de superbe allure, dénués de toute affectation qui devraient bien entrer dans l’anthologie de M. Anatole France. Ce délicat fera-t-il un pareil sacrifice ? nous [ne] l’osons espérer. Feu Corbière est trop loin du Parnasse.
Paul d’Armon, Le Public, 26 septembre 1891, p. 1.
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- ISBN : 978-2-406-13252-3
- EAN : 9782406132523
- ISSN : 2608-5895
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13252-3.p.0413
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/06/2022
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