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Classiques Garnier

Feu Corbière

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers Tristan Corbière
    2021, n° 4
    . Repolitiqué
  • Auteur : Armon (Paul d')
  • Pages : 413 à 417
  • Revue : Cahiers Tristan Corbière
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406132523
  • ISBN : 978-2-406-13252-3
  • ISSN : 2608-5895
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13252-3.p.0413
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/06/2022
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Feu Corbière

Cest de nouveau à Benoît Dufau que nous devons la lecture de larticle suivant, lui aussi également inconnu des bibliographies corbiériennes. Il sagit de dun des premiers textes de recension de la deuxième édition des Amours jaunes, chez Vanier, en 1891. Il est intéressant pour les éléments dinformation quil donne sur les frères Glady dans les deux premiers paragraphes (même si La Jambe dIrma, roman dÉmile de Molènes, fut en réalité publié à la librairie Tresse, non chez Glady) et pour larticulation assez originale entre « menfoutisme » et passion pour locéan et la Bretagne, lune venant border lautre. BH

Les Parisiens se rappellent avoir vu, rue de la Bourse, au lendemain de la guerre, la boutique toute neuve des frères Glady, libraires-éditeurs. Conquérir une place au soleil, sur le pavé de Paris, dans le commerce si encombré des livres, est une entreprise scabreuse qui exige, outre des capitaux, une grande finesse desprit. Les nouveaux venus étaient plus riches daudace que dargent ; quant au reste, ils le remplaçaient par une ruse de chasseurs. La vitrine de leur office et les colonnes de la petite rue dont ils tenaient langle étaient couvertes daffiches, petites et grandes, destinées à exercer sur les passants les fascinations dun miroir aux alouettes. On y lisait des titres flamboyants tels que ceux-ci : la Jambe dIrma, les Amours jaunes, que sais-je encore ? Le truc, qui a pu réussir en dautres temps, fut sans succès. Les passants ne se laissèrent pas éblouir. Les frères Glady tentèrent alors autre chose. Ils firent une édition de luxe de Manon Lescaut, pour laquelle lauteur de la Dame aux Camélias écrivit une préface. Le volume était un chef-dœuvre de typographie et la préface un curieux document littéraire ; mais le public ne vint pas davantage. Ce fut la fin. Manon entraînait avec elle dans la fosse ses malheureux éditeurs. Leur tombe, prématurément ouverte, ne fut arrosée que par des larmes de syndic.

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Donc disparus les frères Glady ; sombré à jamais leur étalage miroitant. De temps à autre, leur Manon Lescaut émerge à la salle Sylvestre, où denragés bibliophiles se la disputent à des prix élevés ; la Jambe dIrma est allée où vont les cadavres, personne na encore songé à lexhumer ; de même, les autres brochures à enseignes enluminées.

La même destinée morose semblait réservée aux Amours jaunes. Pendant dix-huit ans, ils sont demeurés ensevelis dans un trou inconnu, dans une de ces bibliothèques que M. Eugène Manuel, qui est poète, appelle les cimetières de lesprit. Et voici que tout dun coup ils ressuscitent à la voix de M. Léon Vanier, léditeur intrépide des nouvelles écoles, et nous apprennent le nom de M. Tristan Corbière qui les a conçus. Seulement, il est un peu tard pour crier au miracle ; lauteur des Amours jaunes est mort depuis seize ans, – en pleine jeunesse.

*
* *

Déjà, il y a quelques années, Paul Verlaine avait consacré plusieurs pages de sa fameuse plaquette les Poètes maudits, à feu Corbière. Il ne ménageait pas la louange à sa mémoire. « Il faudrait, disait-il, rééditer cette œuvre unique, les Amours jaunes, où Villon et Piron se complairaient à voir un rival souvent heureux, – et les illustres dentre les poètes contemporains un maître à leur taille, au moins ». Ce souhait a été entendu ; nous possédons maintenant lœuvre complet du « maître » et pouvons apprécier les motifs dune admiration aussi énergiquement formulée.

La première impression que le lecteur de Tristan Corbière éprouve est de la surprise, la seconde est de linquiétude.

Surprise est un mot trop faible, il eût été plus juste de dire ahurissement. Dès le seuil, nous nous heurtons à une préface tintinnabulante qui semble crier casse-cou ! au bon bourgeois assez abandonné de ses dieux pour ségarer outre. Le titre monosyllabique de cet avant-propos Ça ? et lépigraphe What ?… attribué tout bonnement à Shakespeare ne manquent pas de désinvolture. Ils nous annoncent toute une série de questions suivies de réponses, destinées sans doute à nous procurer les moyens de définir le caractère de lœuvre.

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Des essais ? – Allons donc, je nai pas essayé !

Étude ? – Fainéant je nai jamais pillé.

Volume ? – Trop broché pour être relié…

De la copie ? – Hélas non, ce nest pas payé !

Un poème ? – Merci, mais jai lavé ma lyre.

Un livre ? – …Un livre, encor, est une chose à lire !…

Des papiers ? – Non, non, Dieu merci, cest cousu !

Album ? – Ce nest pas blanc, et cest trop décousu.

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– Bon, ce nest pas classique ? – À peine est-ce français !

– Amateur ? – Ai-je lair dun monsieur à succès ?

Est-ce vieux ? – Ça na pas quarante ans de service…

Est-ce jeune ? – Avec lâge, on guérit de ce vice.

Ça, cest naïvement une impudente pose ;

Cest, ou ce nest pas ça : rien ou quelque chose…

– Un chef-dœuvre ? – Il se peut : je nen ai jamais fait.

– Mais, est-ce du huron, du Gagne, ou du Musset ?

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Cest un coup de raccroc, juste ou faux, par hasard…

Lart ne me connaît pas. Je ne connais pas lart.

Le tout est daté de la préfecture de police, 20 mai 1873. Ce dégingandage de la phrase, ce dédain de la rime, ces railleries répétées que lauteur dirige contre soi-même sont de singulières licences en matière de préface. À qui donc avons-nous affaire ?

Peut-être allons-nous le savoir. Un peu plus loin, nous lisons son épitaphe : cest un portrait gravé de pied en cape. Nous nen reproduirons que quelques linéaments, la place nous étant mesurée.

Il ne naquit par aucun bout,

Fut toujours poussé vent-de-bout,

Et fut un arlequin-ragoût,

Mélange adultère de tout.

...............................

Coureur didéal, – sans idée ;

Rime riche, – et jamais rimée ;

Sans avoir été, – revenu ;

Se retrouvant partout perdu.

Poète, en dépit de ses vers ;

Artiste sans art, – à lenvers,

Philosophe, – à tort à travers.

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Un drôle sérieux, – pas drôle.

Acteur, il ne sut pas son rôle ;

Peintre : il jouait de la musette ;

Et musicien : de la palette.

Ne fut quelquun, ni quelque chose

Son naturel était la pose.

Trop Soi pour se pouvoir souffrir,

Lesprit à sec et la tête ivre,

Fini, mais ne sachant finir,

Il mourut en sattendant vivre

Et vécut, sattendant mourir.

Ci-gît, – cœur sans cœur, mal planté,

Trop réussi, – comme raté.

Holà ! Nêtes-vous pas inquiets ? Feu Corbière se moquerait-il de nous ? Quand il nous chante sa bohème :

Papa, – pou, mais honnête, –

Ma laissé quelques sous,

..........................

Dans mon chapeau, la lune

Brille à travers les trous,

Bête et vierge comme une

Pièce de cent sous !

Na-t-il pas lintention de rire à nos dépens ?

*
* *

Eh bien ! dussé-je passer pour un naïf, je dirai hardiment non. Je vois bien quil veut rire, jadmets la pose, puisquil y insiste, et, néanmoins, je le crois sincère. Il a pu, de propos délibéré, sadapter à cette sorte de scepticisme blagueur que son ami Trézenik appelle le « menfoutisme » et se dépenser en extravagantes clowneries ; il a pu se croire libre de choisir ou décarter ce procédé et considérer comme des dupes ses lecteurs à venir, mais il sest dupé le premier. Il lui était impossible dêtre autrement. En voici la raison :

Tristan Corbière est né sur la terre bretonne, ayant la passion de lOcéan dans les os et dans le sang. Son biographe raconte que très jeune 417il obtint de son père un sloop de plaisance. « À partir de ce moment, nous dit-on, il fut toujours en mer, ne couchant plus que dans un hamac et toujours vêtu en matelot, avec le suroit, la grosse capote et les larges bottes de bord. »

Mon lit damour fut un hamac ;

Et, pour tantôt, jespère un sac

Lesté dun bon caillou qui coule.

Son âme sest façonnée à lisolement et à la contemplation de linfini. Dès les années de la prime jeunesse, où les sensations sont si profondes, elle sest pour ainsi dire saoulée de solitude. Par voie de conséquence, la vie lui a paru étroite et conventionnelle ; il sen est écarté avec dégoût. « Son goût était dans le dégoût », dit lépitaphe qui nous semblera à présent plus claire et vraie. Ce sentiment damer désenchantement, il est trop fier pour lexprimer par « la larme écrite » ; il lenveloppe dans des pantalonnades de « menfoutiste ». Cest en cela que consiste sa pose. La forme est gaie, le fond est navrant.

Il gouaille : il était cependant capable de belles envolées lyriques, lorsquil perdait la terre de vue : la mer lui a inspiré des poèmes de superbe allure, dénués de toute affectation qui devraient bien entrer dans lanthologie de M. Anatole France. Ce délicat fera-t-il un pareil sacrifice ? nous [ne] losons espérer. Feu Corbière est trop loin du Parnasse.

Paul dArmon, Le Public, 26 septembre 1891, p. 1.