L’allégorie entre veritas et fictio dans un commentaire médiéval aux Métamorphoses d’Ovide (ms. Vat. Lat. 1479)
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
2021 – 1, n° 41. varia - Auteur : Ciccone (Lisa)
- Pages : 21 à 44
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
L’allégorie entre veritas et fictio dans un commentaire médiéval aux Métamorphoses d’Ovide (ms. Vat. Lat. 1479)
L’exégèse : un filtre essentiel
pour la lecture des auctores
L’exégèse médiévale qui accompagnait la lecture des auctores consistait en un premier niveau d’interprétation, avec les gloses interlinéaires, qui fournissaient la paraphrase du texte, et un second niveau de lecture, avec les gloses disposées dans les marges de la page du manuscrit ou, reliées entre elles, dans l’expositio continue de ce qu’on appelle le commentaire in catena1. Quelle que soit la manière dont elle était présentée, l’exégèse était indispensable2 : le lecteur ne s’approchait jamais du texte de 22l’auctoritas sans les gloses, mais il se fiait au contraire entièrement à leur conduite, renonçant parfois à la lecture intégrale de l’œuvre classique.
Comme le commentaire in catena le montre bien, en effet, l’exégèse était si autonome qu’elle pouvait circuler sans le texte antique, qui n’apparaissait que sous la forme des lemmes au sein des gloses. Dans le cas du commentaire marginal, le texte de l’auctoritas se trouvait au milieu de la page, en pleine évidence, mais les gloses qui l’entouraient attiraient facilement l’attention du lecteur, même si elles étaient écrites dans un module plus petit, et qu’elles s’adressaient à lui dans un langage plus familier3 : elles traduisaient le latin classique en latin médiéval, en utilisant également la langue vernaculaire dans le cas des termes moins connus, et, surtout, elles transposaient les thèmes fondamentaux de l’Antiquité dans leurs correspondants médiévaux, sans se soucier du tout de la façon dont leur interprétation pouvait par endroits obscurcir le sens souhaité par l’auteur4.
Il ne s’agissait pas de forcer ou de manipuler les textes, mais de les lire selon la seule perspective possible, qui considérait même les œuvres écrites à l’époque des dieux païens comme des instruments permettant d’approcher le Dieu chrétien. Dans l’accessus, qui correspond à la praelectio, l’introduction par laquelle le magister présentait en classe l’œuvre antique qu’il s’apprêtait à expliquer, on lisait presque toujours, indépendamment du genre et du contenu de l’œuvre, qu’elle appartenait à la section ethice de la philosophie5.
23Le but de l’exégèse médiévale n’était donc pas de pénétrer le sens profond du texte de l’auctoritas pour en apprécier la perfection stylistique et pour connaître en détail la civilisation classique, comme cela allait être le cas à la Renaissance. La fonction de tout le corpus exégétique était de transformer l’œuvre examinée en une sorte de manuel, en tirant d’elle des exempla et des enseignements chrétiens et les règles d’apprentissage du latin, tant du point de vue grammatical que de celui de l’art du discours.
La lecture allégorique des Métamorphoses
L’exégèse joua un rôle prépondérant pour toutes les auctoritates dans la même mesure, mais, dans le cas des Métamorphoses d’Ovide, les commentaires réussirent même à faire ressurgir l’œuvre du silence dans lequel elle avait glissé après l’Antiquité tardive6.
24Au moins jusqu’à la fin du xe siècle, et donc aussi à l’époque carolingienne, le poème avait été exclu du canon des œuvres étudiées à l’école, de sorte qu’il circulait, sans l’accompagnement de la glose, dans un nombre très réduit de témoins, ce qui suffisait à peine à garantir sa survie7.
Les Métamorphoses étaient entièrement constituées de mythes, qui racontaient les affaires d’amour des dieux païens et décrivaient les transformations d’une nature à l’autre, en mettant toujours au premier plan non pas la vie spirituelle de l’homme mais sa dimension corporelle. Ces caractéristiques avaient évidemment rendu la lecture du poème ovidien difficile et même inacceptable.
On peut par exemple imaginer la gêne du magister qui devait expliquer le mythe d’Hermaphrodite, dans lequel Ovide raconte la naissance d’un être androgyne et décrit une scène de violence sexuelle, dont une femme est l’auteur. En Mét. IV, v. 285-388 nous lisons en effet que la nymphe Salmacis était tombée amoureuse d’Hermaphrodite, fils d’Hermès et d’Aphrodite, et qu’un jour, lorsqu’elle vit le jeune homme nager dans un petit lac, elle ne put résister à la tentation de posséder son corps : elle l’atteignit dans l’eau et, malgré lui, l’étreignit si fort que les deux corps en devinrent un seul, moitié homme et moitié femme.
Ce n’est qu’aux xie et xiie siècles que s’exprima un véritable intérêt pour les Métamorphoses, lorsque les magistri virent dans l’allégorie, que la lecture de la Bible leur avait rendue familière, l’instrument idéal pour transformer les contenus mythologiques en enseignements pertinents pour la formation du bon chrétien8. Ainsi, dans le commentaire 25transmis par le ms. Vat. Lat. 1479, dont il sera ici question plus en détail, Hermaphrodite, selon la lecture allégorique, devient un ermite et Salmacis est le savoir, qui désire l’union spirituelle avec le religieux. La figure humaine mi-homme mi-femme, en revanche, signifie que l’homme n’est jamais tout à fait prêt à céder aux tentations du diable et que, même si une moitié de lui est encline à y céder, l’autre moitié sera sûrement capable d’y résister9.
Cet exemple suffit à illustrer comment, après la lecture allégorique, le texte d’Ovide est complètement méconnaissable10. Le sujet entièrement mythologique des Métamorphoses peut être dénaturé dans les moindres détails, beaucoup plus que, par exemple, les faits historiques racontés par Lucain dans le Bellum civile : plutôt qu’un exégète, le glossateur des Métamorphoses devient alors l’auteur d’une « nouvelle » œuvre, qui consiste en une sorte de réécriture médiévale de l’opus ovidien11.
26Le premier commentaire proprement allégorique qui nous soit parvenu est celui qu’Arnoul d’Orléans rédigea au xiie siècle, au cœur du Moyen Âge mais à l’aube de l’exégèse des Métamorphoses12. Le célèbre magister déclare dans le bref accessus par lequel il introduit l’exégèse de chaque livre qu’il propose une lecture de l’œuvre historice, allegorice, moraliter13.
L’accessus, qui constitue la partie la plus importante de la lectura, fournit au lecteur les données essentielles de l’œuvre, telles que le titre et l’intention de l’auteur, mais, surtout, met en évidence les points sur lesquels le magister aura porté le plus d’attention ou les nouveautés qu’il entend proposer par rapport aux interprétations déjà connues14.
La tripartition de la lecture (historice, allegorice, moraliter)15 proposée par Arnoul est donc, au xiie siècle, un fait nouveau : à la différence de ce qui s’était passé dans les siècles précédents, où les Métamorphoses avaient continué à être transcrites, mais étaient restées muettes à cause de l’absence de l’exégèse, la méthode d’Arnoul allait permettre de lire le poème d’Ovide non seulement comme une œuvre acceptable, mais utile, riche de tous les enseignements nécessaires16.
27Le modèle établi par Arnoul et la lecture allégorique des Métamorphoses devinrent dès lors si essentiels qu’au début des années trente du xiiie siècle, Jean de Garlande, un magister anglais actif à Paris, composa les Integumenta, un petit poème qui en un peu plus de cent distiques élégiaques résume tous les mythes ovidiens et leurs interprétations allégoriques17.
Le commentaire du ms. Vat. Lat. 1479 :
allégorie et moralisation
Probablement dans les premières décennies du xive siècle, un magister anonyme, également français, puisa abondamment dans l’exégèse d’Arnoul pour composer le commentaire déjà mentionné, transmis par le ms. Vat. Lat. 1479, constitué d’un long accessus, de notes marginales et de gloses interlinéaires, parmi lesquelles certaines en ancien français18. Le commentaire n’a pas eu beaucoup de fortune, puisque nous n’en avons qu’un seul témoin, mais il offre un exemple très précieux de la moralisation de l’œuvre, en illustrant clairement les degrés par lesquels le lecteur est conduit à apprendre, en partant des vers ovidiens, la vérité intelligible du Dieu chrétien19.
Dans les marges de la page, il y a au moins trois gloses principales pour chaque mythe, qui présentent respectivement la synthèse du récit ovidien (fabula), la lecture allégorique de son contenu (allegoria) et l’enseignement moral (moralitas) vers lequel tend toute l’interprétation20.
28Dans la perspective du commentateur, l’histoire qui correspond à la vérité chrétienne ou au réel visible dans la nature n’a pas besoin d’explication. Au contraire, les figures du mythe que l’homme ne pourrait pas connaître mais seulement imaginer doivent être ramenées au vraisemblable.
Le but de cette étude est de déterminer où se pose la frontière entre le vrai et la fictio poétique dans la perception de l’exégète, et si l’application continue de la lecture allégorique à une œuvre poétique telle que les Métamorphoses a généré dans le commentaire des réflexions également sur l’idée de poésie comme science.
Fabula et historia
En suivant le modèle d’Arnoul, mais en s’exprimant par le biais des vers des Integumenta de Jean de Garlande, le commentateur du Vat. Lat. 1479 indique dans l’accessus les principaux instruments qu’il va utiliser (fabula, historia, integumentum et allegoria) pour moraliser les Métamorphoses21 :
Quid sit fabula, quid historia, quid integumentum, quid allegoria habetur per hos versus : “Et <sermo> fictus fit fabula vel quia celat, vel quia delectat, vel quod utrumque facit. / Res est historia magnatibus ordine gesta / scriptaque venturis a memoranda viris”. […] : Clauditur historico sermo velamine verus : ad populi mores allegoria tibi, / Fabula nocte tenens te polluat : integumentum22 est aliter ; doctrine res tibi vera latet23”.
29Le premier distique cité affirme que la fabula, c’est-à-dire le mythe, est un discours inventé qui cache et/ou amuse24. Cette définition semble renvoyer à Servius et, si l’on veut identifier la poésie avec le mythe, à Horace aussi : dans son commentaire des Bucoliques de Virgile (VI, 41), Servius explique que la fabula a le but d’amuser (fabulae causa delectationis inventae sunt), ce qui est évidemment précieux après que le lecteur s’est confronté à des contenus plus difficiles25. Dans son Art poétique, Horace avait synthétisé en une brève formule, delectare et prodesse, les fonctions de la poésie, qui doit à la fois amuser et être utile26. Le verbe prodesse n’apparaît pas dans le vers des Integumenta cité par le Vat. Lat. 1479, mais c’est précisément le verbe celare, qui lui est substitué, qui offre la clé possible de l’interprétation : les Métamorphoses ne sont constituées que de mythes et elles semblent donc ne remplir que la fonction de plaisir ; leur capacité à transmettre des enseignements apparaît dès que, en levant le voile de l’allégorie, on découvre le vrai sens caché sous la fictio poetica.
Les Integumenta expliquent ensuite que l’histoire est faite par les magnanimi et qu’elle est écrite pour rester dans la mémoire de la postérité, et en outre que la narration de la vérité est présentée au lecteur sous le voile de l’histoire. Enfin, ils déclarent que l’allégorie se développe en fonction des références culturelles qu’un peuple est capable de reconnaître, et que la vérité est cachée sous l’integumentum27.
30Notre commentateur approfondit la définition de fabula et historia dans une glose relative à Mét. VI, v. 69, qu’il place avant la description de la toile avec laquelle Arachné osa défier Athéna dans l’art du tissage :
Differentia est inter argumentum et hystoriam, fabulam et comediam. Argumentum est quando nos loquimur de veritate sub specie falsitatis, ut apparet in denominatione Athenarum ; fabula quando nos loquimur de falsitate sub specie falsitatis, ut per totum hunc librum apparet ; hystoria de veritate sub specie veritatis, ut per Evangelia et Ecclesiasticum ; comedia de falsitate sub specie veritatis, ut de mutatione Nabugodonosor et Yo, et cetera (fol. 95v)28.
La glose comprend également d’autres catégories, comme l’argumentum et la comédie, qui ne sont jamais mentionnées ailleurs dans le commentaire, mais il ne fait aucun doute que le pivot autour duquel gravitent toutes les définitions est la relation entre le vrai et le faux : en particulier, la fabula est caractérisée par une forme et un contenu inventés par l’auteur, l’histoire raconte ce qui s’est réellement passé par le biais des faits. L’histoire coïncide avec l’histoire biblique, en particulier avec les Évangiles et l’Ecclésiaste.
Dans le commentaire vatican, non seulement l’histoire biblique est identifiée à l’histoire tout court, mais le mythe païen est également en accord avec les deux. Les gloses liées au mythe de la création, et en particulier au déluge universel, qu’Ovide raconte dans le premier livre des Métamorphoses, sont parmi les plus significatives à cet égard :
Fabula talis est ; com Iupiter venisset de mutatione Lichaonis, quem mutaverat in lupum, et mundum vidisset pessimum, concilium suum vocavit, et tractaverunt partier dei de distructione mondi vocavitque Iupiter omnes pluvias celestes et fugavit omnes 31ventos qui pluvias repellebant. [2] Et misit Notum qui pluviosas nubes adduxit super terram, et postulavit fratrem, fratrem Neptunum deum maris ; et iste frater omnes amnes sibi subditos convocavit, et mediantibus illis aquis totus mondus periit et solus remansit Deucalion et Pirra, de quibus postea dicetur29.
[1] Historiace intelligitur sic : com Deus cognovisset maliciam multiplicatam inter filios Ade, Deus, videns hoc, penituit secundum multitudinem materie sue fecisse hominem, unde ad Noe venit et iussit eum facere archam et spacio magno temporis fecit Noe archam. |fol. 56v| [2] Post hoc iste Noe com familia sua solus iustus inventus est et precepto Domini intravit archam com uxore sua et tribus filiis suis com uxoribus suis et inundavit diluvium, et facta sunt universa perdita, excepto uno paro de quolibet animali que per archam salvata sunt, et sic hystoriace supradicta intelliguntur30.
[1] In hoc loco describit actor quem montem qui dicitur Parnasus, quasi pares habens nares, in quo Deucalion et Pirra post diluvium abierunt. Qui mons habet duo cacumina et in medio mondi positus et attingit fere usque ad nubes. Et hoc dicit fabulose, et concordat illi quod dicitur in Veteri Testamento de Noe et familia, qui per archam familiam suam in Armenia salvavit. [2] Allegoria : per Noe intelligitur requies, per quam universa nutriuntur. Similiter per Deucalione intelligitur calor ; per Pirram intelligitur humor, et ex calore et humore omnia procreantur, unde versus : “Est aqua Deucalion, est ignis Pirra, parentes / sunt lapides qui caruere fide”31.
32La première des gloses reportées ci-dessus ne fait que résumer le mythe : avec l’assentiment de tous les autres dieux, Jupiter décida de mettre fin à la dégradation morale des hommes en déclenchant un déluge auquel seuls Deucalion et Pyrrha échappèrent. La lecture historique du mythe – comme nous pouvons le voir dans la deuxième glose – est identifiée au récit biblique du Déluge universel, qui n’a vu survivre que Noé, sa famille et les animaux dans l’arche.
La correspondance entre les deux récits est si évidente que l’exégète ne s’attarde pas à identifier en détail les éléments ou à rechercher l’équivalent du Concile des dieux dans le récit de la Genèse : la source biblique, qui pour tout lecteur médiéval coïncide avec la vérité, assure, comme cela est réitéré au début et à la fin de la glose (Historiace… hystoriace), que le mythe peut être lu dans un sens historique.
L’auteur intervient plutôt pour souligner le lien par excellence entre le mythe et l’histoire dans une des gloses suivantes, la dernière des trois ci-dessus. Au milieu de la glose, on peut lire : « Et hoc dicit fabulose, et concordat illi quod dicitur in Veteri Testamento De Noe et familia, qui per archam familiam suam in Armenia salvavit ». Cette explication n’est pas du tout pléonastique ici : obligé de mentionner le lieu où, selon le récit d’Ovide, Deucalion et Pyrrha s’étaient réfugiés, le commentateur tombe sur le Parnasse, à savoir le mont qui, en tant que demeure des Muses, constitue l’un des éléments les plus représentatifs de l’imaginaire mythologique et poétique.
Par l’évocation rapide d’une étymologie très connue, qui faisait allusion, avec les deux narines (pares nares), aux sommets du Cirra et du Nisa, le commentateur transfère alors sur le plan de la géographie physique – un mont bicorne – l’image très symbolique du mythe, et poursuit en avertissant que l’histoire d’Ovide est en accord avec le récit de la Bible, selon lequel Noé s’est réfugié avec son arche en Arménie32.
33Après avoir assimilé le texte ovidien au texte véridique de la Genèse, le commentateur peut donc procéder à l’interprétation allégorique et identifier un sens caché et moralisateur, tant derrière l’image du personnage biblique que sous la figure mythologique : Noé devient ainsi le calme après le déluge, qui permet à tout l’univers de revenir à la vie ; Deucalion et Pyrrha, au contraire, incarnent respectivement la chaleur et le froid, qui, en s’unissant, sont capables de régénérer la vie sur la Terre. À la fin de la glose, l’auteur valide sa lecture allégorique par un distique des Integumenta, introduit par l’habituel unde versus33.
Veritas et fictio
L’importance de l’allégorie qui a émergé des gloses analysées jusqu’à présent permet de voir qu’entre les mains du commentateur la poésie n’est pas un objet de réflexion en soi, mais une riche source d’images à transformer en concepts qui sont ou doivent devenir familiers au lecteur médiéval.
L’objectif principal de l’exégète est la rationalisation de la fabula, même lorsque, comme dans le mythe de Pan et Syrinx, le sujet est plus étroitement lié à la poésie. Dans Mét, I, v. 689-712 Ovide raconte que, pour échapper à l’amour de Pan, la nymphe Syrinx, dévouée à la chaste Diane, se réfugie dans un bois, où elle est transformée en roseau par les Naïades. Pour éterniser la femme aimée, Pan crée l’instrument qui porte depuis lors le nom de seringue, la flûte de Pan. La principale glose avec laquelle le commentateur traite le mythe est la suivante (I, v. 700) :
[1] Rei veritas est talis : Pan, id est totum, quia in illo dicta signantur omnia. Pan habet faciem rubicondam : hoc signatur celum. Pan habet caput cornutum : per hoc signatur ignis. Pan habet pedes corneos : per hoc significatur duricia terre. Pan habet collum velatum pelle maculosa : per hoc signatur mollicies aque. [2] Et 34ita Pan dicitur totum, quia totum in se habebat ; amavit Syringua, id est fistulam, que facta erat de VII calamis, id est de VII artibus que locuntur de omni sapientia. Ipse Pan, qui interpretatur totum, amavit omnem sapientiam. Ipsa Syringa venit ad Ladonem fluvium. [3] Lado fluvius est Archadie vel Gallie iuxta montem Argi, iuxta quem fluvium philosophi studuerunt et invenerunt ibi VII artes que locuntur de omni sapientia, et hoc est quod dicitur de Syringua34.
Par le biais des gloses relatives au nom Pan qui étaient déjà largement diffusées, l’exégète décrypte dans un sens allégorique l’image du dieu des bois mi-homme mi-bouc, découvrant la figure de l’univers avec certaines de ses composantes essentielles : le ciel, représenté par le visage rouge ; le feu, par la tête cornue ; la dureté de la terre, à laquelle correspondent les pattes de la chèvre, et la fluidité de l’eau, que l’on reconnaît derrière l’image du cou recouvert d’une peau bigarrée. La femme aimée, que Pan poursuit dans les bois jusqu’à ce qu’elle devienne un végétal, puis la flûte de Pan aux sept roseaux, dans la lecture proposée par notre commentateur, n’est pas un symbole lié à la poésie arcadienne, comme les textes anciens nous ont habitués à le croire, mais représente le savoir : Pan, qui incarne le monde entier, ne peut que l’aimer et le poursuivre ; les sept Arts, à savoir le Trivium et le Quadrivium, sont les disciplines dans lesquelles s’articule tout le savoir.
La rei veritas que le commentateur parvient à extraire de la fabula après avoir soulevé le voile de l’integumentum correspond donc à la réalité historique et à la vérité selon la nature : le mythe, qui est le récit atemporel par excellence, est ainsi caractérisé par les références spécifiquement médiévales, comme les Arts du Trivium et du Quadrivium, et en outre l’amour pour le savoir, qui est de toute évidence l’amour pour le Dieu chrétien.
35Pan est le dieu des bois, étranger à la mentalité chrétienne, mais il est avant tout un être hybride, mi-humain, mi-animal ; sa figure pourrait facilement être imaginée par le lecteur, qui a dans sa tête aussi le concept de l’image double de l’homme et du bouc. Mais comme elle n’existe pas dans la nature, elle doit être ramenée à la réalité connue par la raison : aidé par l’étymologie grecque, selon laquelle le nom du dieu dérive du pronom pan, qui signifie « tout », le commentateur peut donc attribuer à Pan le sens allégorique de « univers ».
L’identification de la vérité dans les gloses qui mentionnent expressément un personnage biblique ou même le Christ est encore plus immédiate, comme nous le lisons ci-dessous35 :
Omnia ista vera sunt si dicantur de fabricatore vero mundi, id est de Christo, et non indigent expositione. Si de alio dicantur, ad Cristum referenda sunt. Fronde. Com terra divisa esset et elementa similiter in terra, iussit Deus universa animantia procreari, sicut in Genesi continetur, ubi dicit : “Producat terra herbam virentem et omne genus anime viventis, et omne reptile anime viventis”, et cetera36.
La glose reportée ci-dessus dit que tout est vrai et n’a donc pas besoin d’explication, si les choses se réfèrent au Créateur du monde, et que, même s’il s’agissait d’autre chose, il faudrait encore rapporter le contenu au Christ. L’identification avec le Christ du mundi fabricator (Mét. I, v. 57), expression utilisée par Ovide pour faire allusion à l’entité primordiale qui a donné forme au monde, est si évidente que le commentateur peut utiliser id est, la conjonction qui introduit souvent de simples synonymes, pour réaliser une opération de parfait syncrétisme religieux.
36Hic tangit veritatem quia in veritate stella nomquam cecidit ; imo vapor, ascendens superius, inflammatur ab igne. Sed potest queri quare hoc fit, quod ignis descendit, cum sit talis quod semper debeat ascendere. Ad hoc dicendum est quod ignis sequitur materiam quam comburit, et potest videri de igne et stupis37.
Puisque Dieu est le créateur, il est évident que, comme nous l’avons déjà vu dans la glose de Pan, toutes les composantes du monde mentionnées par Ovide dans son récit peuvent être reliées à Dieu. Dans le mythe de Phaéton, par exemple, Ovide recourt à la similitude d’une étoile « avec un sillage interminable », qui « ne tombe pas, mais donne l’illusion de tomber », pour représenter l’image du jeune homme qui, terrassé par Jupiter, tombe dans le ciel38. Le commentateur s’attarde sur le détail de l’étoile et soutient la véracité du texte ovidien par la démonstration scientifique : l’étoile n’est pas destinée à tomber car elle est composée de vapeur qui, enflammée par le feu, monte vers le haut. En outre, l’exégète maîtrise les principes de la philosophie naturelle avec une telle familiarité qu’il explique aussi pourquoi le feu a tendance à s’éteindre39.
En revanche, il n’y a aucune mention des étoiles dans la glose principale sur le mythe de Callisto et Arcas, qui, selon le récit ovidien, furent transformés respectivement en Grande Ourse et en Petite Ourse40 :
37[1] Rei veritas potest esse talis : Iupiter rex crecensis Calistonem adamavit virginem et in quodam nemore, ubi habitabat, illam devirginavit invitam ; et Archada genuit. Iuno – dicitur dea partus, scilicet aer inferior – ipsam mutavit in ursam, quia tantum post deflorationem turpis fuit quod universi qui videbant putabant quod ursa propter turpitudinem erat. [2] Archas, filius eius, tantum dolens quod spurius vocabatur, voluit matrem occidere, sed Iupiter, id est Deus vel timor patris sui, prohibuit. Ad ultimum partem regni sui illi dedit.
Dans le passage Mét. II, v. 404-507 Ovide raconte que Jupiter viola dans un bois la jeune Callisto, dont il était tombé amoureux, et que de cette relation naquit Arcas. La trahison provoqua la colère de Junon, qui transforma la femme en ours ; mais Jupiter intervint à son tour en faisant de Callisto et d’Arcas deux constellations.
Dans la lecture de l’exégète, Jupiter n’est plus le dieu suprême des dieux païens, mais le roi de Crète, un homme qui pourrait donc appartenir à l’histoire plutôt qu’au mythe. Pour l’identification de Junon, l’auteur utilise deux gloses bien connues : la première, dea partus, peut probablement expliquer l’intervention de la déesse sur Callisto, mais impliquerait l’admission d’une divinité païenne ; la seconde, aer inferior, bien qu’elle ne semble pas trop pertinente dans le contexte, ramène l’esprit du lecteur au concret, à ses connaissances scientifiques. L’exégète résout finalement la raison de la double transformation, de Callisto et d’Arcas : après avoir subi le viol qui lui a ôté sa virginité, Callisto est tellement couverte de honte qu’elle est aussi horrible qu’un ours. Arcas, au contraire, qui dans le mythe a risqué de tuer sa mère parce qu’il ne l’a pas reconnue sous l’apparence d’un animal, voudrait, selon l’explication allégorique, tuer sa mère parce qu’il est convaincu d’être un enfant illégitime. Dieu ou la peur de son père l’empêchent toutefois de commettre le crime.
En conformité avec le texte ovidien, le commentateur reproduit dans son interprétation une fin heureuse de l’histoire, mais avec un contenu complètement différent : au lieu de la transformation de la mère et du fils en étoiles, on lit dans le commentaire que Jupiter – le roi de Crète, père d’Arcas – laisse le royaume à son fils.
38Dans la glose que nous venons de lire, l’exégète a contourné l’obstacle des scènes invraisemblables, dans lesquelles la nature humaine se transforme en nature animale, puis même en astres, en détournant le mythe vers un récit historique possible et en transférant au niveau de l’allégorie les éléments individuels autrement inexplicables.
Dans d’autres cas, il montre encore plus clairement comment, dans les mythes ovidiens, c’est la transformation qui interrompt la vraisemblance et agit comme un élément de division entre la vérité incontestable, visible par tout le monde, et une histoire qui, au contraire, ne peut être qu’inventée.
À propos du mythe bien connu de Pyrame et Thisbé, Ovide raconte que les deux jeunes amoureux ne pouvaient pas se rencontrer, car leurs familles respectives étaient hostiles à leur amour. Ils se donnèrent donc rendez-vous près d’un mûrier, mais, à cause d’un malentendu, Pyrame crut que Thisbé avait été déchiquetée par une lionne et s’infligea à son tour une blessure mortelle avec son épée. Dès qu’elle vit Pyrame mourir, Thisbé supplia les dieux de ne plus la séparer de son bien-aimé et se suicida avec l’épée-même qui avait déjà tué le jeune homme. Les fleurs du mûrier, blanches jusqu’à ce moment-là, furent éclaboussées du sang des deux jeunes gens et depuis lors sont vermeilles.
Dans l’une des principales gloses sur le mythe, que le commentateur place en correspondance de Mét. IV, v. 57, on lit :
Veritas per totam fabulam potest haberi usque ad mutationem pomorum vel fructus arboris, sed quod dicitur quod de albo in nigrum mutatus fuit, nihil est dictu nisi quod fructus qui prius erat viridis, factus fuit maturus tempore mortis Pirami et Tysbes […]41.
Notre exégète a déjà raconté les contenus du mythe même dans les gloses précédentes et ne s’attarde pas maintenant à expliquer le sens d’une histoire qui, dans la première partie, est à tous points de vue vraisemblable : Pyrame et Thisbé sont deux jeunes amoureux qui, à cause de l’hostilité de leurs parents, décident de se rencontrer en secret, jusqu’à ce qu’un malentendu conduise au suicide d’abord l’un et ensuite l’autre. Jusqu’à ce point, et jusqu’aux prières que Thisbé adresse aux 39dieux, le mythe ne raconte rien qui ne puisse réellement arriver, tant au temps d’Ovide qu’à celui du commentateur. La transformation du mûrier interrompt la vraisemblance. Cependant, la mutation n’est que chromatique, aussi l’exégète explique-t-il facilement le changement de couleur par le degré de maturation.
Le même système de lecture est valable pour des transformations beaucoup plus incroyables, par exemple celle racontée dans Mét. IV, v. 274-388, où on lit que Daphnis répudia sa femme Acrimonie pour en épouser une autre et qu’Acrimonie se vengea en transformant son mari en pierre :
[…] Talis est fabula : Dampnis habuit uxorem Acrimoniam. Aliam, ipsa vivente, duxit et adamavit, unde Acrimonia, irata, mutavit illum in lapidem. Totum est veritas usque ad mutationem, sed quod mutavit eum in lapidem debet intelligi “in puteum precipitavit eum et obruit lapididibus”, sed et ita fingitur mutatum esse42.
À propos de ce mythe également, la première partie de l’histoire, qui parle de mariage, de répudiation et de vengeance, est tout à fait plausible. Devant l’image de l’homme transformé en pierre, le commentateur – ou sa source – invente une explication bizarre, qui garde l’élément central de la pierre, mais devient extrêmement concrète : le lecteur doit comprendre que la femme a tué son mari en le jetant dans le puits et en le recouvrant de pierres.
À travers le verbe fingitur au bout de la glose, l’exégète semble vouloir prendre ses distances par rapport aux scènes décrites par Ovide : même si elles sont maintenant « traduites » en une histoire réaliste et riche d’enseignements, elles racontent tout de même une transformation qui n’appartient pas à l’expérience humaine. L’emploi du même verbe fingitur dans ce sens apparaît également dans le mythe qui explique la naissance du cygne (Mét. II, v. 367-380) : Ovide raconte que Cygnus était un beau jeune homme, habitué à mépriser tous ses prétendants jusqu’à ce qu’il souffrît pour l’un d’eux, Filio. Il décida donc de se suicider en se jetant dans un lac, mais Apollo le transforma en cygne. 40Le commentateur mentionne brièvement la fabula, en faisant allusion à différentes versions du mythe (secundum fabulas), qui évoquent la façon dont Cygnus fut transformé en l’oiseau qui porte son nom43 :
[1] Affuit : ita sorores Phetontis mutate fuerunt in arbores ; modo consequitur actor de mutatione Cigni, regis Ligurum, qui secundum fabulas mutatus fuit in avem nominis sui. Tamen moralitas talis est : Ligures populi sunt inter montes positi, ubi in estate solis calorem non potest ventus temperare, unde homines illius terre non possunt pati calorem illius terre nisi nudi sint. [2] In estate aliquo anno Cignus igitur, rex Ligurum, cognatus Phetontis ex parte matris, id est ex parte humanitatis, et ab ea ortum trahens, minime calorem potest pati. Mutatur in cignum, id est ad modum cigni aquatici se balneans aqua, calore se protegit, vel ille se tantum balneavit quod mortuus fuit, et sic fingitur mutari in cignum.
Selon la lecture moralisatrice du texte (Tamen moralitas talis est), qui inclut déjà les décodages allégoriques du mythe, les Ligures, dont Cygnus est le roi, vivent dans les montagnes, dans une zone si mal tempérée qu’ils supportent à peine la chaleur. Le commentateur propose deux interprétations : 1) la transformation en cygne pourrait en fait impliquer une similitude, faisant allusion au fait que les Ligures ne résistent à la chaleur qu’en plongeant dans l’eau comme un cygne ; 2) Cygnus est un jeune homme qui est mort en prenant un bain pour se rafraîchir et qui, selon l’histoire d’Ovide (fingitur), a été transformé en l’oiseau qui porte son nom. Dans ce dernier cas, le commentateur admet donc la possibilité d’une histoire invraisemblable, mais seulement comme la seconde des possibilités d’interprétation, qu’il puise évidemment dans ses sources : en tout cas, il en renvoie la responsabilité à l’auctor Ovide.
Fingo est en effet le verbe utilisé pour indiquer les représentations inventées par le poète, et pour expliquer aussi l’étymologie de poesis 41dans une glose très connue par les commentateurs, ici citée d’après le lexique d’Uguccione da Pisa44 :
[1] Poyo-is-ivi-itum, idest fingo -is Grece, [2] unde hic poeta-e, idest fictor, et proprie carminis, alta verba loquens, [3] unde hec poetissa-e, uxor poete vel que fingit ; eadem dicitur hec poetrida-e, unde Persius ‘corvos poetas et picas poetridas credas’ ; [4] et inde poetridus-a-um, idest poeticus. [5] Item a poeta poeticus-a-um et hec poetria-e, ars poetica, unde poetricus-a-um. [6] Item a poeta poetor-aris, carmina et poemata facere vel componere. [7] Item a poyo hec poetes-tis, quedam forma vel figura, et hec poesis, illud idem, et poesis ipsa ars poetandi vel figmentum ; vel poesis est materia totius carminis in qua poeta versatur, vel poesis est opus multorum librorum (P 100).
Les cas où l’exégète utilise le verbe fingitur pour distinguer l’invention poétique de la vérité cachée derrière l’allégorie sont très nombreux, mais ne servent pas à entamer une réflexion sur la poésie elle-même. L’emploi du terme poesis et de ses dérivés est également rare. Il apparaît, par exemple, de façon assez inattendue, dans une des gloses relatives au mythe d’Actéon et de Diane (Mét. III, v. 169-171), où l’on décrit les préparatifs du bain de la déesse45 :
Hymenis : Crocale thebana collegit crines Dyane, quamvis capilli sui similiter essent sparsi, unde totum istud poesis est : Nimphe recipiunt laticem, Hiale Ranis, Phecas Phiale (171).
Après avoir raconté que la nymphe Crocale rassembla les cheveux de Diane, Ovide énumère les noms des autres nymphes qui puisaient l’eau pour le bain de la déesse. Hésitant entre la forme classique et l’usage médiéval, le copiste – et peut-être même, avant lui, l’auteur du commentaire – déforme considérablement les noms des jeunes femmes ; mais ce n’est pas une question de graphie. Dans la perception de l’exégète, les noms des nymphes sont le résultat d’une invention poétique (« totum istud poesis est »), car ils ne correspondent pas à la réalité et sont évidemment absents des sources étymologiques, qui normalement constituent pour lui le point de départ de la recherche du sens caché sous l’integumentum.
42Très souvent, dans le commentaire, c’est précisément l’étymologie des noms propres qui déclenche la lecture allégorique, puisque l’exégète désagrège de la base l’association entre le signifiant et le sens, en établissant un nouveau concept en correspondance avec le mot46 : lorsque l’élève lisait que Iuppiter signifiait iuvans pater, par exemple, il remplaçait inévitablement dans son esprit l’image du dieu païen par celle du Dieu chrétien et associait donc au nom de Iuppiter non pas les événements, presque toujours adultérins, racontés par le mythe, mais les enseignements relatifs au Dieu chrétien47.
Sous la forme d’un adjectif, on retrouve la mention de la poésie presque à la fin de la glose moralisatrice du mythe de Cadmus48 :
[…] dentes serpentes seminavit, id est litteras grecas adinvenit, unde alibi : “Grecorum primus vestigat grammata Cadmus”. Littere grece dentes serpentis dicte sunt pocius quam alie quia astutiores fuerunt Greci et subtiliores quam alie gentes quia astutiores sunt homines poetice professionis quam layce49.
L’exégète a déjà raconté que, pour fonder Thèbes, Cadmus avait dû vaincre un énorme serpent, et il a également expliqué que la lutte contre l’ennemi monstrueux était l’allégorie de la dispute dialectique que le magister de la rhétorique mène contre un adversaire doté de l’art de l’éloquence.
Les dents du serpent, que Cadmus doit semer dans les sillons de la terre, sont alors une allégorie des lettres de l’alphabet. Elles ne peuvent qu’être grecques car ce sont les Grecs qui, plus que tout autre peuple, maîtrisaient le langage et la poésie.
43La glose est entièrement puisée dans la source principale, le texte d’Arnoul, mais le commentateur en assimile pleinement le contenu, y compris l’idée que les fondements d’une ville nouvelle, et donc de la société civile, résident dans l’art de la parole, dont les Grecs ont offert, avec la poésie, les exemples les plus sublimes.
Conclusion
Les gloses examinées illustrent la façon dont l’auteur de notre expositio règle son système exégétique, qui conduit à la moralisation du texte ovidien, selon le critère de la vraisemblance : les fictions de la poésie, que l’homme ne peut pas vraiment connaître mais peut seulement imaginer, doivent être soumises à une interprétation allégorique ; au contraire, les contenus qui sont déjà équivalents à l’histoire de la Bible ou à la réalité visible n’ont pas besoin d’explication.
Après avoir ainsi établi la véracité du texte classique, à savoir sa correspondance avec la vérité chrétienne, l’exégète transforme le poème en une riche mine d’enseignements relatifs aux deux aspects complémentaires, l’apprentissage du latin et la formation du bon chrétien. Dans sa perspective, commune à tout le Moyen Âge jusqu’au xive siècle, la poésie est une sous-catégorie de la grammaire, qui est à son tour la science des mots et fournit à la philosophie les outils de base pour la connaissance de Dieu. Le commentateur est tout à fait conscient de l’importance théorique de la poésie et de son potentiel expressif, qui lui permet même de trouver des concepts nouveaux et profonds cachés derrière un mot ou une image, mais ce n’est pas la poésie elle-même qui suscite son intérêt, au point qu’il en traite toujours les contenus comme s’ils étaient écrits en prose. L’opération urgente, qui retient toute son attention, consiste à transformer l’ouvrage ancien en un texte utile et lisible au Moyen Âge.
Cependant, bien que le magister exégète néglige la poésie en tant que science, il devient inconsciemment le « gardien » de tout l’art poétique : avec son patient travail de « découvreur », qui soulève le voile de l’integumentum, il rend la poésie justifiable, en assurant sa survie, et montre au poète médiéval la méthode par laquelle il peut multiplier 44les possibilités expressives des mots mis en vers. En latin ou en langue vernaculaire, le poète du xive siècle n’aura qu’à refaire le travail du commentateur à l’envers, en recommençant à cacher derrière le signifiant non pas un seul sens, mais plusieurs.
Lisa Ciccone
Université de Zürich
1 Pour la fonction des gloses interlinéaires, voir les exemples du Vulgate, le commentaire aux Métamorphoses d’Ovide le plus diffusé, produit probablement à Orléans autour de 1250 : F. T. Coulson, « Ovid’s Transformations in Medieval France (ca. 1100-ca.1350) », Metamorphosis. The Changing Face of Ovid in Medieval and Early Modern Europe, éd. A. Keith et Stephen Rupp, Toronto, Centre for Reformation and Renaissance Studies, 2007, p. 53 et « The story of Byblis in the Vulgate Commentary on the Metamorphoses », Vivam ! Estudios sobre la obra de Ovidio. Studies on Ovid’s Poetry, éd. L. Rivero, M. C. Álvarez, R. M. Iglesias, J. A. Estévez, Universidad de Huelva, 2018, p. 225-291, ici p. 226. Pour la définition et les caractéristiques du commentaire « in catena » : J. Ward, « From Marginal Gloss to ‘caten’ Commentary : the eleventh-Century Origins of a Rhetorical Teaching Tradition in the Medieval West », Parergon, 13, 1996, p. 109-120 et « The catena Commentaries on the Rhetoric of Cicero and their Implication for Development of a Teaching Tradition in Rhetoric », Studies in Medieval and Renaissance Teaching, 6, 1998, p. 79-95 ; F. T. Coulson, « The Catena Commentary and its Renaissance Progeny », Manuscripta, 54, 2010, p. 153-170. Voir aussi la subdivision des gloses de Gilbert Dahan, qui distingue la glose « paraphrastique », la glose « explicative » et la glose « questionnante » : G. Dahan, Lire la Bible au Moyen Âge. Essais d’herméneutique médiévale, Genève, Droz, 2009, p. 225-231.
2 L’exégèse était si importante que les commentaires constituèrent l’un des genres littéraires les plus diffusés. Nous n’en possédons qu’un petit nombre car c’étaient des textes utilitaires et en tant que tels destinés à ne pas survivre longtemps ; voir B. Munk Olsen, La réception de la littérature classique au Moyen Âge (ixe-xiie siècle), Copenhague, Museum Tusculanum Press, 1995, p. 39.
3 La suprématie de la glose sur le texte est visible même dans les choix relatifs à la mise en page : M. Maniaci, « La serva padrona. Interazioni fra testo e glossa sulla pagina del manoscritto », Talking to the Text : Marginalia from Papyri to Print, éd. V. Fera, G. Ferraù et S. Rizzo, Messina, Centro interdipartimentale di studi umanistici, 2002, p. 3-35.
4 Les traces de la langue vernaculaire dans les manuscrits latins indiquent presque toujours l’origine de l’auteur, ou même du copiste, et ont la fonction de simplifier le texte auquel elles se réfèrent, en le rendant plus familier : C. Villa, « La lingua del testo e la patria del lettore (Dialoghi plurilingui nelle tradizioni di Giovenale e di Uc Faidit) », Talking to the Text, 2002, p. 345-358, ici p. 346 ; J. Leeker, « Formes médiévales de la vénération de l’Antiquité », La transmission des savoirs au Moyen Âge et à la Renaissance. Vol. 1 : du xiie au xve siècle, éd. P. Nobel, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2005, p. 73-98, ici p. 94-97.
5 E. A. Quain, « The medieval accessus ad auctores », Traditio, 3, 1945, p. 215-264, ici p. 215-222. Dans l’accessus du commentaire transmis par le ms. Vat. Lat. 1479, dont je traiterai plus amplement dans cet article, on lit que l’Ovidius maior « ethice, id est morali, supponitur scientie » (Un commentaire médiéval aux Métamorphoses. Le Vaticanus Latinus 1479, Livres I à V, éd. L. Ciccone, trad. M. Possamaï-Pérez, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 36, 124). Voir aussi les exemples donnés par P. Demats, ‘Fabula’. Trois études de mythographie antique et médiévale, Genève, Droz, 1973, p. 119 ; plus généralement, B. Nardi, « Osservazioni sul medievale ‘accessus ad auctores’ in rapporto all’Epistola a Cangrande », Studi e problemi di critica testuale, Bologna, Commissione per i testi di lingua, 1961, p. 275-305, repris dans Nardi, Saggi e note di critica dantesca, Milano-Napoli, Ricciardi, 1966, p. 268-305 ; Accessus ad auctores. Bernardus d’Utrecht, Conrad d’Hirsau. Dialogus super auctores, éd. critique revue et augmentée par R. B. C. Huygens, Leiden, Brill, 1970 ; Accessus ad Auctores : Medieval Introductions to the Authors (Codex Latinus Monacensis 19475), éd. S. M. Wheeler, Kalamazoo, Medieval Institute, 2015. En choisissant la manière de présenter l’œuvre dans l’accessus et de l’inscrire dans la philosophie éthique, les commentateurs faisaient une véritable « critique littéraire » : voir A. J. Minnis et A. B. Scott, Medieval Literary Theory and Criticism (c. 1100-c. 1375), Oxford, Clarendon Press, 1988, p. 12-36.
6 Pour la fortune de l’œuvre dans l’Antiquité tardive : H. F. Fränkel, Ovid : A Poet Between Two Worlds, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1945 ; M. Dewar, « Ovid in the 1st-5th Centuries AD », Brill’s Companion to Ovid, éd. B. Weiden Boyd, Leiden, Brill, 2002, p. 383-412 ; A. Keith et S. Rupp, « After Ovid : Classical, Medieval and Early Modern Receptions of the Metamorphoses », Metamorphosis, The Changing Face of Ovid in Medieval and Early Modern Europe, éd. A. Keith et S. Rupp, Toronto, Centre for Reformation and Renaissance Studies, 2007, p. 15-32. Sur la diffusion des Métamorphoses pendant l’époque carolingienne : P. Lendinara, « Mixed Attitudes to Ovid : the Carolingian poets and the glossographers », Alcuin of York : Scholar at the Carolingian Court, éd. L. A. J. R. Houwen et A. A. MacDonald, Groningen, Forsten, 1998, p. 171-213 ; R. Tarrant, « Ovid in the Aetas Vergiliana : on the Afterlife of Ovid in the ninth century », Ovidio 2017. Prospettive per il terzo millennio, éd. P. Fedeli et G. Rosati, Teramo, Ricerche & Redazioni, 2018, p. 33-55.
7 B. Munk Olsen, « Ovide au Moyen Âge (du ixe au xiie siècle) », Le strade del testo, éd. G. Cavallo, Bari, Adriatica, 1987, p. 65-96 ; I classici nel canone scolastico altomedievale, Spolète, Centro italiano di Studi sull’alto Medioevo, 1991, p. 117-122 ; La réception de la littérature classique au Moyen Âge (ixe-xiie siècle), Copenhague, Museum Tusculanum Press, 1995, p. 71-94.
8 Pour la reprise de la lecture des Métamorphoses au xie siècle : B. Munk Olsen, L’étude des auteurs classiques latins aux xie et xiie siècle, Paris, Éditions du CNRS, 1985, p. 111-181 ; F. T. Coulson, « Ovid’s Metamorphoses in the school tradition of France, 1180-1400 : texts, manuscript traditions, manuscript settings », Ovid in the Middle Ages, éd. J. G. Clark, F. T. Coulson et K. L. McKinley, Cambridge University Press, Cambridge, 2011, p. 48-82. Les commentaires, à bien des égards, ont garanti la survie de l’œuvre de la même manière que, au niveau bien plus élevé de la littérature, l’auteur anonyme de l’Ovide moralisé le fit plus tard, au début du xive siècle. À propos du célèbre poème, Marylène Possamaï-Pérez écrit : « L’Ovide moralisé “sauve” les Métamorphoses (ne serait-ce que du mépris, de l’oubli, voire de la destruction par les chrétiens du Moyen Âge). Il les convertit à la foi chrétienne, et permet ainsi à leurs lecteurs de gagner le Salut. Il leur offre l’éternité et l’immuabilité », M. Possamaï-Pérez, L’Ovide moralisé. Essai d’interprétation, Paris, Champion, 2006, p. 589.
9 L’édition intégrale du commentaire transmis par le ms. Vat. Lat. 1479 est actuellement en cours ; le premier volume est paru en 2020 : Un commentaire médiéval aux Métamorphoses, éd. Ciccone, trad. Possamaï-Pérez. On peut lire le mythe d’Hermaphrodite aux p. 664-665.
10 Dans le prologue à son Ovidius moralizatus, Pierre Bersuire déclare explicitement avoir abandonné certains mythes ovidiens, qu’il jugeait non nécessaires, et les avoir remplacés par d’autres fables puisées dans des sources différentes : Scott et Minnis, Medieval Literary Theory and Criticism, p. 368 ; T. Chevrolet, L’idée de la fable : théories de la fiction poétique à la Renaissance, Genève, Droz, 2007, p. 35. Pour l’édition du texte : F. Ghisalberti, L’Ovidius moralizatus di Pierre Bersuire, Rome, Cuggiani, 1933 ; Pierre Bersuire, Reductorium morale, Liber XV : Ovidius moralizatus et De formis figurisque deorum, éd. J. Engels, Utrecht, Rijksuniversiteit-Instituut voor Laat Latijn, 1960-1966. Parmi les études sur Pierre Bersuire, je me limite à mentionner ici M. T. Kretschmer, « L’Ovidius moralizatus de Pierre Bersuire. Essai de mise au point », Interfaces, 3, 2016, p. 221-244.
11 Les gloses étaient presque toujours anonymes et les commentateurs s’appropriaient l’exégèse préexistante, devenant, bien qu’anonymes à leur tour, les nouveaux auteurs : A. Grondeux, « Auctoritas et glose. Quelle place pour un auteur dans une glose ? », Auctor et actoritas : Invention et conformisme dans l’écriture médiévale, éd. M. Zimmermann, Paris, École des Chartes, 2001, p. 245-254, ici p. 245-248. La « réécriture » effectuée par les commentateurs conférait au texte une auctoritas si bien qu’il était utilisé, parmi les autres sources, par les écrivains comme l’auteur anonyme de l’Ovide moralisé. Sur la question de la réécriture : C. Croizy-Naquet, « L’Ovide moralisé ou Ovide revisité : de métamorphose en anamorphose », Cahiers de recherches médiévales, 9, 2002, p. 1-24 ; M. Possamaï-Pérez, « La réécriture de la métamorphose dans l’Ovide moralisé », Lectures d’Ovide publiées à la mémoire de Jean-Pierre Néraudau, éd. E. Bury, Paris, Belles Lettres, 2003, p. 149-164. Voir aussi A. Pairet, « Recasting the Metamorphoses in fourteenth-century France. The challenges of the Ovide Moralisé », Ovid in the Middle Ages, éd. Clark, Coulson et McKinley, p. 83-107.
12 Le texte d’Arnoul se lit, bien que partiellement, dans l’édition de F. Ghisalberti, Arnolfo d’Orléans. Un cultore di Ovidio nel secolo xii, Milano, Hoepli, 1932 ; Arnoul rédigea également des expositiones aux Fastes, aux Héroïdes, à l’Ars amandi et aux Remèdes à l’amour. Le commentaire des Fastes a été publié assez récemment : Arnulfi Aurelianensis Glosule Ovidii Fastorum, éd. J. R. Rieker, Firenze, SISMEL / Edizioni dell Galluzo, 2005 ; l’accessus du commentaire à l’Ars d’aimer et celui des Remèdes à l’amour ont été édités, avec des excerpta des deux textes et les exégèses, par Ghisalberti, Arnolfo d’Orléans. Un cultore di Ovidio, p. 166-169 et 172-176. Parmi les études les plus récentes on peut voir aussi T. Gärtner, « Arnulf von Orléans zu Ov. Rem. 777-784 », Studi medievali, 42, 2001, p. 319-323.
13 Ghisalberti, Arnolfo d’Orléans. Un cultore di Ovidio, p. 176-181 : « Modo quasdam allegorice, quasdam moraliter exponamus, et quasdam historice », « Maintenant exposons les fables soit par l’allégorie, soit par la morale, soit par l’histoire ».
14 Voir ci-dessus note 5.
15 Le modèle proposé par Arnoul repose clairement sur les quatre sens de la lecture biblique (littéral, allégorique, moral, anagogique). L’absence du dernier est très intéressante : l’anagogie devrait indiquer à quelle fin tend l’enseignement moral que l’allégorie a pu tirer du simple sens littéral du texte ancien ; un objectif aussi élevé n’est évidemment pas le fait de l’exégèse mais plutôt de la littérature. Voir donc le même mécanisme exégétique dans l’Ovide moralisé : Possamaï-Pérez, L’Ovide moralisé. Essai d’interprétation, p. 363-493 et « Étude littéraire », Ovide Moralisé. Livre I. Tome I, éd. critique C. Baker et al., Paris, Société des anciens textes français, 2018, p. 224-235, ici p. 227.
16 Aux yeux du lecteur médiéval, les fables ovidiennes ne pouvaient être acceptées que si elles étaient interprétées, et donc justifiées, de façon chrétienne : J. Leeker, « Formes médiévales », p. 83-84 ; I. Salvo García, « Introduction aux sources de l’Ovide moralisé », Ovide Moralisé. Livre I. Tome I, éd. Baker et al., p. 193-210 ; M. Possamaï-Pérez, « Étude littéraire », Ovide Moralisé. Livre I. Tome I, éd. Baker et al., p. 226-227.
17 Jean de Garlande, Integumenta Ovidii, éd. Ghisalberti.
18 Pour la datation et la description du manuscrit, les caractéristiques essentielles du commentaire et les gloses interlinéaires marquées par l’adverbe gallice, voir Un commentaire médiéval aux Métamorphoses, éd. Ciccone, p. 55, 66-67. Le manuscrit a déjà été décrit dans Les manuscrits classiques latins de la Bibliothèque Vaticane, éd. É. Pellegrin, F. Dolbeau, J. Fohlen, J.-Y. Tilliette, Paris, CNRS, vol. III/1, 1991, p. 60-64 ; M. Buonocore, « I Codici di Ovidio presso la Biblioteca Apostolica Vaticana », Rivista di cultura classica e medioevale, 37, 1995, p. 7-55, ici p. 38 ; voir aussi B. Nogara, « Di alcune vite e commenti medioevali di Ovidio », Miscellanea Ceriani. Raccolta di scritti originali per onorare la memoria di Mr. Antonio Maria Ceriani prefetto della Biblioteca Ambrosiana, Milano, Hoepli, 1910, p. 415-431, ici p. 416.
19 J’ai illustré plus en détail le mécanisme de moralisation construit par l’exégète dans « Moraliter intelligitur : la moralizzazione delle Metamorfosi di Ovidio nel commento anonimo del Vat. Lat. 1479 » (sous presse) et Un commentaire médiéval aux Métamorphoses, p. 48-54.
20 Pour l’organisation de l’exégèse dans le manuscrit je me permets de renvoyer encore une fois à mes études : « Allegoria talis est. Le système exégétique du manuscrit Vat. Lat. 1479 ; Un commentaire médiéval aux Métamorphoses », Traire de latin en romans les fables de l’ancien temps. Traduire, gloser et moraliser Ovide entre Moyen Âge et première modernité, éd. C. Baker et al., Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 48-54.
21 Avec les gloses d’Arnoul, parmi lesquelles il se confondait souvent sur la page du manuscrit, le poème de Jean de Garlande était la source la plus mentionnée dans les commentaires d’Ovide, la véritable auctoritas pour ce qui concerne les vers allégoriques, qui permettaient au lecteur de mémoriser non plus le texte des Métamorphoses, qui se glissait dans le fond, mais les sens associés aux personnages du mythe. Pour la coexistence du texte d’Arnoul et des Integumenta sur les manuscrits des Métamorphoses voir D. T. Gura, « The Ovidian Allegorical Schoolbook : Arnulf of Orléans and John of Garland Take Over a thirteenth-century Manuscript », Pecia. Le livre et l’écrit, 20, 2017, p. 7-43.
22 Un commentaire médiéval aux Métamorphoses, éd. Ciccone, p. 128.
23 Un commentaire médiéval aux Métamorphoses, éd. Ciccone, p. 126-129. Traduction Possamaï-Pérez : « [50] Ce qu’est la fable, ce qu’est l’histoire, ce qu’est l’intégument, ce qu’est l’allégorie, nous l’avons dans ces vers : “La fable est un discours fictif soit parce qu’elle dissimule, soit parce qu’elle est agréable, soit pour les deux raisons. Les faits sont dans l’histoire accomplis par la série des grands hommes et écrits pour être rappelés aux hommes du futur. […] [53] Le vrai est enfermé sous un voile par la litanie historique. Tu emploies l’allégorie à l’usage du peuple. La fable en te tenant la nuit te pollue, l’intégument peut être défini autrement par : la vérité de la doctrine t’est cachée ». Pour les vers des Integumenta mentionnés dans le passage, voir Jean de Garlande, Integumenta, éd. Ghisalberti, v. 59-118.
24 Pour l’absence du mot « mythe » au Moyen Âge et l’opposition de fabula à historia voir J.-L. Backès, « Mythe et fable », Mythe, histoire et littérature au Moyen Âge, éd. C. Croizy-Naquet, J.-P. Bordier et J.-R. Valette, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 13-24, ici p. 13-14.
25 En expliquant l’hémistiche virgilien hinc lapides pyrrhae (Ecl. VI, 41), Servius raconte le mythe de Deucalion et Pyrrha et déclare que Virgile passe aux fabulae après avoir traité plus scientifiquement de l’origine du monde : « hinc lapides pyrrhae l. quaestio est hoc loco : nam relictis prudentibus rebus de mundi origine, subito ad fabulas transitum fecit ». L’édition de référence est : Servii grammatici qui feruntur in Vergilii Carmina Commentarii, éd. G. Thilo et H. Hagen, Lipsiae, Teubner, 1881.
26 Horace, Art poétique, v. 333-334 : « Aut prodesse volunt aut delectare poetae / aut simul et iocunda et idonea dicere vitae » (Épîtres, texte établi et traduit par F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 180-226).
27 Pour la distinction entre allegoria et integumentum voir la définition donnée par Martianus Capella : « Est autem allegoria oratio sub historica narratione verum et ab exteriori diversum involvens intellectum, ut de lucta Iacob. Integumentum vero est oratio sub fabulosa narratione verum claudens intellectum, ut de Orpheo… Allegoria quidem divine pagine, integumentum vero philosophice competit », The Commentary on Martianus Capella’s De nuptiis Philologiae et Mercurii. Attributed to Bernardus Silvestris, éd. H. J. Westra, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1986, p. 45. Voir aussi M.-D. Chenu, « Involucrum : le mythe selon les théologiens médiévaux », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 30, 1955, p. 75-79 ; E. Jeauneau, « L’usage de la notion d’integumentum à travers les gloses de Guillaume de Conches », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 32, 1957, p. 35-100, ici p. 37 ; Y. Delègue, Les machines du sens. Fragments d’une sémiologie médiévale, Paris, Des Cendres, 1987.
28 Voir la distinction entre fabula et historia chez Servius, In Aen. I, 235 : « Et sciendum est, inter fabulam et argumentum, hoc est historiam, hoc interesse, quod fabula est dicta res contra naturam, sive facta sive non facta, ut de Pasiphae, historia est dicta res contra naturam, sive facta sive non facta, ut de Pasiphae, historia est quicquid secundum naturam dicitur, sive factum sive non factum, ut de Phaedra », Servii grammatici qui feruntur in Vergilii Carmina Commentarii, éd. Thilo et Hagen.
29 Un commentaire médiéval aux Métamorphoses, éd. Ciccone, p. 190-191. Traduction Possamaï-Pérez : « La fable est la suivante : comme Jupiter revenait après la métamorphose de Lycaon, qu’il avait changé en loup, et comme il avait constaté que le monde était plein de méchanceté, il convoqua son conseil et les dieux traitèrent ensemble de la destruction du monde. Jupiter appela toutes les pluies du ciel et poussa tous les vents qui chassaient les pluies devant eux. [2] Il fit sortir Notus, qui amena les nuages de pluie au-dessus de la terre ; il manda son frère, son frère Neptune, dieu de la mer, et ce frère convoqua tous les fleuves qui lui étaient soumis et le monde entier périt, submergé par ces eaux : il ne resta que Deucalion et Pyrrha, dont il est question ensuite ».
30 Un commentaire médiéval aux Métamorphoses, éd. Ciccone, p. 190-191. Traduction Possamaï-Pérez : « [1] Selon l’histoire voici ce que l’on comprend : comme Dieu avait constaté que la méchanceté se multipliait parmi les fils d’Adam, Dieu, voyant cela, se repentit d’avoir fait l’homme selon la plénitude de sa propre matière. C’est pourquoi il vint trouver Noé et lui ordonna de fabriquer une arche. Noé mit longtemps à fabriquer l’arche [fol. 56v]. [2] Ensuite ce Noé avec sa famille fut le seul juste trouvé (sur la terre) : sur l’ordre du Seigneur il entra dans l’arche avec sa femme, ses trois fils et leurs femmes ; alors le déluge inonda (le monde) et toutes les créatures furent conduites à leur perte, excepté une paire de chaque animal, qui furent sauvés grâce à l’arche : c’est ainsi qu’historiquement on comprend les récits ci-dessus ».
31 Un commentaire médiéval aux Métamorphoses, éd. Ciccone, p. 200-201. Traduction Possamaï-Pérez : « à cet endroit l’auteur décrit une montagne qui est appelée Parnasse, en d’autres termes “aux pareilles narines”, sur laquelle Deucalion et Pyrrha échappèrent au déluge. Cette montagne possède deux sommets, elle est située au centre du monde et touche presque aux nues. C’est ce que dit la fable, et cela s’accorde à ce qu’on lit dans l’Ancien Testament au sujet de Noé et de sa famille, Noé qui, grâce à l’arche, sauva sa famille en Arménie. [2] Allégorie : par Noé on comprend le repos, par lequel tout est sustenté. De même par Deucalion on comprend la chaleur ; par Pyrrha on comprend l’humidité ; et tout est créé par la chaleur et l’humidité, d’où les vers : “Deucalion est l’eau, Pyrrha est le feu, les pierres engendrent les pierres qui sont dénuées de foi” ».
32 Je tire l’étymologie du Parnasse du lexique d’Uguccione da Pisa, que le commentateur semble utiliser, ou du moins qui semble être une source très similaire à celle dont il disposa effectivement. Voir Hugut. Deriv. N 54-56 : « Item a narus hic nasus ; si, quasi narus, quia sapiens est in discernendo res odore, vel dicitur a nando quia semper nat, idest fluit putredine. [55] Vel nasus dicitur elatio, unde hec Nisa-e, quedam civitas que est in elatiori iugo Parnasi, scilicet Citerone ; [56] et hinc componitur Parnasus, quidam mons, quia pares habet nasos, idest duas elationes, scilicet Eliconem et Citeronem ; et hinc dicitur hic nasus quia est elatus », Uguccione da Pisa, Derivationes, éd. E. Cecchini, Florence, SISMEL / Edizioni del Galluzzo, 2004.
33 Les vers cités à l’appui des explications sont presque toujours introduits par unde versus : L. Thorndike, « Unde versus », Traditio, 11, 1955, p. 163-193 ; Un commentaire médiéval aux Métamorphoses, éd. Ciccone, p. 117.
34 La glose apparaît déjà chez Hugut. Deriv. P 11, mais, comme on peut le remarquer, il manque la source de la référence aux sept arts : « Pan grece, latine dicitur omne vel totum ; unde Pan-nis dictus est quidam deus pastorum, quem in similitudinem nature formaverunt, unde et Pan dictus est quasi omne vel totum. Fingunt enim eum ex universali elementorum specie universam naturam representantem ; habet enim cornua ad similitudinem radiorum solis et cornuum lune ; [2] nebridem pellem maculis distinctam habet in pectore propter celi sidera denotanda ; rubet eius facies ad similitudinem etheris ; pedum, idest pastoralem baculum recurvum, gestat in manu dextra ad similitudinem temporum in se revolventium : omne enim tempus in se revolvitur ; fistulam septem calamorum gestat in altera manu propter armoniam celi, in qua sunt septem soni et septem discrimina vocum propter septem planetas ; pars eius inferior ispida et feda propter arbores et feras et pecudes, caprinas ungulas habens ut soliditatem terre ostendat ; [3] quem volunt omnium rerum et totius nature esse deum, unde et Pan dicitur, quasi omnia. Hic quodam tempore victus fuit amore Siringe, unde dictum est quod amor vincit omnia, quia vincit Pana ».
35 En mentionnant le Christ plutôt que Dieu, le commentateur semble vouloir réaffirmer la Trinité mais surtout éliminer toute possibilité d’ambiguité et de référence aux divinités mythologiques : le terme deus pourrait en effet désigner à la fois le seul Dieu chrétien et l’un des nombreux dieux païens. Voir aussi, dans l’Ovide moralisé, l’interprétation allégorique de Pygmalion, qui est à la fois figure de Dieu Créateur et de la Trinité : M. Possamaï-Pérez, « Le mythe de Pygmalion dans l’Ovide moralisé », Mythe, histoire et littérature, éd. Croizy-Naquet et al., p. 119-140, ici p. 133-135.
36 Un commentaire médiéval aux Métamorphoses, éd. Ciccone, p. 144-145. Traduction Possamaï-Pérez : « Toutes ces choses sont vraies si elles concernent le vrai créateur du monde, c’est-à-dire le Christ, et il n’est pas besoin de les expliquer. Si elles concernent quelqu’un d’autre, il faut les rapporter au Christ. Fronde (“de feuillage”) : comme la terre avait été divisée et les éléments semblablement dans la terre, Dieu ordonna que fussent créés tous les animaux, comme on le trouve dans la Genèse, où il dit : “que la terre produise l’herbe verte et toute espèce d’être vivant rampant, etc.” ».
37 Un commentaire médiéval aux Métamorphoses, éd. Ciccone, p. 362-363. Traduction Possamaï-Pérez : « Ce passage touche à la vérité, parce qu’en vérité une étoile ne tombe jamais ; c’est une vapeur ascendante qui s’enflamme ; on peut se demander pour quelle raison ce phénomène se produit, que le feu descende alors que par nature il devrait toujours monter. À cela il faut répondre que le feu suit la matière qui brûle, comme on peut le voir pour les étoupes enflammées ».
38 Mét. II, v. 322, v. 319-322 : « At Phaeton rutilos flamma populante capillos / volvitur in praeceps longoque per aera tractu / fertur, ut interdum de caelo stella sereno, / etsi non cecidit, potuit cecidisse videri ».
39 À partir de l’approche grammaticale des mots, le commentateur devient non seulement un ethicus, mais aussi un phisicus, qui peut comprendre les choses de la nature, à savoir l’ordre du monde créé par Dieu : voir F. Mora, « Entre physique et éthique : modalités et fonctions de la transmission des savoirs dans le Commentaire sur l’Éneide attribué à Bernard Silvestre », La transmission des savoirs, éd. Nobel, p. 29-42, ici p. 31. Plus généralement, pour l’héritage ovidien dans le cadre du savoir scientifique, voir S. Viarre, La Survie d’Ovide dans la littérature scientifique des xiie et xiiie siècles, Poitiers, Centre d’études supérieures de civilisation médiévale, 1966.
40 Un commentaire médiéval aux Métamorphoses, éd. Ciccone, p. 386-387. Traduction Possamaï-Pérez : « [1] La vérité peut être la suivante : Jupiter roi de Crète aima la vierge Callisto et la déflora malgré elle dans un bois où elle habitait ; elle enfanta Arcas. Junon – qui est dite déesse de l’enfantement, c’est-à-dire l’air inférieur – la changea en ourse, parce qu’elle fut tellement laide après son viol que tous ceux qui la voyaient la prenaient pour une ourse à cause de sa laideur. [2] Son fils Arcas, tellement malheureux d’être appelé bâtard, voulut tuer sa mère ; mais Jupiter, c’est-à-dire Dieu ou la crainte de son père, l’en empêcha ; à la fin il lui donna une partie de son royaume ».
41 Un commentaire médiéval aux Métamorphoses, éd. Ciccone, p. 626-627. Traduction Possamaï-Pérez : « La fable peut être tenue pour vraie dans sa totalité, jusqu’à la métamorphose des fruits ou du fruit de l’arbre, mais le fait que de blanc, dit-on, il devint noir, revient à dire que le fruit qui était d’abord vert arriva à maturité à l’époque de la mort de Pyrame et Thisbé ».
42 Un commentaire médiéval aux Métamorphoses, éd. Ciccone, p. 660-661. Traduction Possamaï-Pérez : « La fable est la suivante : Daphnis était marié à Acrimonie. Mais, du vivant de sa femme, il en épousa une autre, qu’il aima : aussi Acrimonie, irritée, le changea en pierre. Tout est vrai jusqu’à la métamorphose : ce changement en pierre doit être compris ainsi : “elle le précipita dans un puits et le recouvrit de pierres”, et ainsi on imagina qu’il avait été métamorphosé ».
43 Un commentaire médiéval aux Métamorphoses, éd. Ciccone, p. 372-373. Traduction Possamaï-Pérez : « [1] Affuit (“Assista”) : ainsi les sœurs de Phaéton avaient été changées en arbres ; ensuite l’auteur enchaîne sur la métamorphose de Cygnus, roi des Ligures, qui, selon les fables, fut changé en un oiseau qui porte son nom. Cependant la moralité est la suivante : les Ligures sont des peuples qui habitent dans les montagnes, c’est pourquoi en été le vent ne peut modérer la chaleur du soleil ; aussi les hommes de cette terre ne peuvent-ils supporter la chaleur de la région s’ils ne sont pas nus. [2] L’été d’une certaine année donc, Cygnus, roi des Ligures, cousin de Phaéton du côté de sa mère, c’est-à-dire du côté de l’humanité, et tirant d’elle son origine, supporta très mal la chaleur : il fut changé en cygne, c’est-à-dire qu’il se protégea de la chaleur en se baignant à la manière du cygne aquatique, ou se baigna si longtemps qu’il mourut et l’on inventa qu’il fut changé en cygne ».
44 Voir aussi Graecismus, IX, 316 (« Carmina qui fingit aut metra poeta vocatur »), XII 98 (« Arte poetica fungor dum fingo poema / ipse poeta vocor, mea fictio dicta poesis »).
45 Un commentaire médiéval aux Métamorphoses, éd. Ciccone, p. 508-509. Traduction Possamaï-Pérez : « Hymenis (“Fille de l’Ismenus”) : Crocale, une nymphe thébaine, rassembla les cheveux de Diane, tandis que les siens restaient dans le même désordre ; puis tout le vers est poésie : Nimphe recipiunt laticem, Hiale Ranis, Phecas Phiale (“Les nymphes recueillent de l’eau, Hyalé, Rhanis, Psécas, Phialé”) ».
46 L’approche étymologique caractérise le travail des commentateurs, qui sont avant tout des grammairiens, et dont la matière d’étude privilégiée est constituée par les mots ; les recherches étymologiques sur lesquelles se fonde l’essentiel du travail d’allégorèse remontent en droite ligne à la méthode élaborée par Isidore de Séville ; voir à ce propos Mora, « Entre physique et éthique », p. 30.
47 Par exemple dans la glose I, v. 114 : « “Iu-piter : iuvans pater”, id est Christi, qui nos iuvat » (Un commentaire médiéval aux Métamorphoses, éd. Ciccone, p. 158).
48 J’ai déjà commenté plus en détail la glose sur Cadmus dans l’article « Allegoria talis est. Le système exégétique du manuscrit Vat. Lat. 1479 », Traire de latin en romans les fables de l’ancien temps, éd. C. Baker et al.
49 Un commentaire médiéval aux Métamorphoses, éd. Ciccone, p. 484-485. Traduction Possamaï-Pérez : « Ensuite il sema les dents du serpent, c’est-à-dire qu’il inventa les lettres grecques, c’est pourquoi on lit ailleurs : “Cadmus le premier a découvert les lettres des Grecs”. [6] Les lettres grecques plus que les autres sont appelées “dents de serpent” parce que les Grecs étaient plus fins et plus subtils que les autres peuples parce qu’ils sont plus fins dans le domaine poétique que dans les professions populaires ».
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11996-8
- EAN : 9782406119968
- ISSN : 2273-0893
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11996-8.p.0021
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/07/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : poésie, allégorie, moralisation, commentaire, glose, manuscrit, Moyen Âge