Introduction
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
2020 – 2, n° 40. varia - Auteurs : Goeury (Julien), Dauvois (Nathalie)
- Pages : 131 à 141
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
Introduction
L’enjeu de ce dossier, dont les articles sont pour la plupart issus d’une journée d’études organisée à l’Université Sorbonne Nouvelle en novembre 2018, est d’interroger à la fois les figures et la configuration du champ poétique français, au croisement de stratégies éditoriales personnelles et collectives lyonnaises, parisiennes et rouennaises dans les années 1536-1537, années de la querelle « feuilletonnée » Marot-Sagon et des recueils de blasons anatomiques du corps féminin. Ces aventures collectives, tout en se distinguant des tombeaux poétiques comme celui du dauphin (Lyon, 1536), ou même du recueil des Fleurs de Poesie Françoyse (Paris, 1534), mobilisent en partie les mêmes intervenants pour des enjeux parfois proches, sans inclure pour autant la totalité des acteurs de la scène poétique du temps. Notre ambition est précisément ici de rendre compte de la manière la plus ouverte et complète possible de cette relation du singulier au collectif par l’étude de l’ensemble des réseaux géographiques, sociologiques et éditoriaux dans lesquels s’insèrent ces différents poètes en activité au cours de ces années cruciales, qui précèdent l’émergence de la Brigade1.
Comme le choix de ce titre à rallonge n’a pas été sans soulever un certain nombre de réflexions préalables, il nous paraît utile de revenir sur le cheminement qui a été le nôtre sur le plan méthodologique, avant de mettre l’accent sur les résultats d’ores et déjà obtenus. Il y a d’abord une date, ou plutôt une période de deux ans (1536-1537), susceptible d’être envisagée comme un moment de l’histoire littéraire, et qui ne coïncide pas ici avec un moment clé de l’histoire politique, comme c’était par exemple le cas du colloque organisé en 1995 par 132Jean Balsamo, Passer les monts, Français en Italie – l’Italie en France. 1494-14952. Le choix de ces deux années de l’expédition militaire de Charles viii en Italie invitait alors à l’examen de ses nombreuses conséquences sur le plan culturel. L’histoire littéraire du xvie siècle braque habituellement plutôt ses feux sur des années jugées décisives parce qu’elles accueilleraient un ou plusieurs événements endogènes (publication d’un ouvrage, première d’une pièce, installation d’un libraire-imprimeur, changement de position sociale, ou bien mort d’un individu créateur, etc.), susceptible(s) de signaler un tournant majeur ; c’était par exemple le cas du colloque organisé en 2008 par Jean Vignes et Olivier Halévy, Paris, 1553 : audaces et innovations poétiques3. La perspective qui est ici la nôtre est un peu différente, puisque cette courte période, sans doute significative pour les historiens travaillant sur le siège de Cuzco, un épisode décisif de la conquête du Pérou par les Espagnols, ou bien encore sur le « Pèlerinage de grâce », ce mouvement d’insurrection catholique parti de York et dirigé contre la création de l’Église d’Angleterre par Henri viii, n’a pas la même évidence du point de vue de l’histoire de la poésie française, que celle-ci se mêle ou non d’histoire politique ou religieuse. Alors pourquoi ces dates ? Parce que, comme cela a déjà été suggéré plus haut, les années 1536-1537 sont des années d’extraordinaire effervescence éditoriale, notamment en matière de recueils collectifs. Il ne s’agit pas pour autant d’en signaler le caractère proprement singulier ou exceptionnel, parce que s’y jouerait le début (ou la fin) de quelque chose, mais plutôt de considérer qu’il s’agit d’une période à partir de laquelle on peut décrire un certain nombre de phénomènes de recomposition des réseaux poétiques « autour de Marot », également susceptibles d’être observés sur une durée plus longue.
Marot est donc envisagé comme un axe autour duquel tournerait la production poétique de son temps, comme l’ont déjà fait d’autres événements passés, en particulier ceux qui ont couronné, en 1996, les commémorations du quatrième centenaire de la naissance du poète quercinois : le colloque de Cahors, Clément Marot « Prince des poëtes 133françois4 », organisé par Gérard Defaux et Michel Simonin ; et, quelques mois plus tard, le colloque de Baltimore, La Génération Marot5, organisé par le même Gérard Defaux. Le premier faisait jouer habilement la métaphore politique, l’expression « Prince des Poëtes françois » signalant qu’on avait affaire au « règne » de Marot sur les poètes français (1515-1550, si l’on en croit même la période retenue dans le sous-titre), la préface enfonçant les clous métaphoriques les uns après les autres : « Ce Marot en qui tous ses contemporains ont reconnu et salué leur “Prince”, le père et plus que père de la poésie française de la Renaissance, le maître et le modèle incontesté de toute une génération de poètes6… ». Quant au second, il recourait pour sa part exclusivement à la catégorie biologique de génération, sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin, car la formule « autour de Marot » exige d’en dire un peu plus sur les critères retenus quand on opère de tels regroupements.
Ce sont donc d’abord (mais pas seulement) des recueils collectifs qui réunissent tous ces poètes « autour de Marot ». Trop longtemps parents pauvres des études littéraires, peut-être parce que celles-ci ont un peu trop misé sur la figure de l’auteur, ces recueils constituent en effet un lieu de passage et de fixation souvent décisif à cette époque, et cela aussi bien des poètes que des poèmes. C’est d’ailleurs un objet auquel la critique accorde aujourd’hui un surcroît d’intérêt, avec les anthologies, et autres livres de poésie des xvie et xviie siècles. On peut à cet égard aussi bien penser au numéro fondateur de RHR consacré au Recueil poétique à la Renaissance7, ainsi que, plus récemment, au colloque organisé en 2019 par Adeline Lionetto et Jean-Charles Monferran, consacré aux anthologies poétiques au xvie siècle8. Il s’agissait donc de nous inscrire dans cette dynamique, mais à partir d’un horizon plus restreint, celui des années 1536-1537, marquées à la fois par une nouvelle prise de conscience collective des poètes d’expression française et par 134l’essor des livres de poésie de différents types9. Avec en perspective le « champ poétique », entendu ici comme l’ensemble des individus et des pratiques qui contribuent à créer ce qu’on appelle la poésie dans une acception très large. Il ne s’agissait cependant pas, dans une perspective bourdieusienne mal digérée, de se réclamer d’une sociologie des champs, que l’absence d’autonomie du littéraire au xvie siècle rend difficilement praticable. Ce qui n’empêche pas pour autant de prendre en considération la conscience collective d’une communauté d’écrivains animée par des intérêts communs et qui possède d’ailleurs des références communes10. Cette configuration du « champ poétique », on la représentera cependant ici plutôt en termes de réseau, ce qui n’est pas exactement la même chose.
Ce qui est en jeu dans ces pages, c’est donc aussi une façon d’écrire l’histoire de la littérature, en l’occurrence l’histoire de la poésie française du premier xvie siècle, quand il s’agit de repérer et de décrire des séries homogènes organisées autour d’un individu, en l’occurrence Marot. Mais il ne s’agit pas pour autant d’être obnubilé par la figure du grand homme, du contemporain capital, puisqu’il est justement question d’envisager pour eux-mêmes un certain nombre de ceux (pas de poétesses dans cet environnement immédiat) qu’il dissimule parfois encore à nos yeux : Victor Brodeau, Claude Chappuys, Jacques Le Lieur, Lancelot de Carles, Guillaume Bochetel, Antoine Héroët, François [de] Sagon11, Eustorg de Beaulieu, Jean de Vauzelles, Charles de La Hueterie, Charles Fontaine, Michel d’Amboise, Jean Le Blond, Calvy de la Fontaine, Mellin de Saint-Gelais, etc. Il y a là autant de poètes (la liste n’est pas close) qui ont vécu, écrit et même parfois publié (sous forme manuscrite et/ou imprimée) en même temps que Marot, à côté de Marot, autour de Marot, et en particulier dans et hors de la dynamique de ces recueils collectifs où ce dernier joue un rôle-clé, mais dont la démarche lui échappe et le dépasse aussi en partie.
Quand on est amené à faire de tels regroupements, on a le choix entre plusieurs catégories, qui n’ont pas la même histoire mais qui se 135partagent le terrain, parce qu’elles offrent des grilles de lecture d’un usage facile. On regroupe le plus souvent les écrivains, voire les poètes, par générations, par écoles ou bien encore par esthétiques12. Et il peut être utile de reprendre ces catégories pour les définir en quelques mots et réfléchir au sens qu’elles prennent au sein des études marotiques. On prendra d’ailleurs ici volontiers le relai de la réflexion utilement lancée par Christine Scollen-Jimack dans un article publié dans les actes du colloque sur la « Génération Marot » cité plus haut, un article précisément intitulé « Vers une typologie marotique : E. de Beaulieu, V. Brodeau, Ch. de Sainte-Marthe13 », où celle-ci s’interrogeait – en léger porte-à-faux avec la préface de Gérard Defaux – sur le sens et la portée de telles catégories (génération, école, cercle) avant de les tenir à distance pour revenir à d’autres critères, additionnés avec plus ou moins de bonheur.
Quand on raisonne en termes de génération, on cherche à identifier les poètes appartenant à une même classe d’âge, ce qui doit permettre de prendre en considération une période d’activité jugée homogène, quelles que soient les relations qui existent – ou n’existent pas – entre les individus créateurs en question. À noter que cette catégorie biologique permet aussi de penser le passage des générations et donc d’éventuels rapports de filiation conduisant à d’improbables arbres généalogiques. Si l’on est susceptible de regrouper les poètes de la génération de Marot, on est alors aussi susceptible de regrouper celle des « enfants de Marot », ceux de la génération suivante, comme le fait Gisèle Mathieu-Castellani dans un article, qui réunit en réalité deux, voire trois générations, puisqu’il y est question aussi bien de Maurice Scève (né en 1501), de Joachim Du Bellay (né vers 1522), et même d’Agrippa d’Aubigné (né en 1552)14. Il peut dès lors s’agir, en redescendant de branche en branche, d’avoir également accès aux « pères » de Marot15. Et de ce point de vue la génération conduit insensiblement à la famille, ce qui n’est plus du tout la même chose.
136Quand on raisonne en termes d’école, on tend à rassembler tous les poètes se réclamant d’une poétique commune, dont les grands principes peuvent avoir été fixés sous la forme d’un manifeste, d’un programme, d’un traité fondateur, ou qui peuvent être déduits à la lecture des œuvres en question. Quoiqu’il en soit, une école doit avoir un fondateur, un maître, qu’il se définisse comme tel ou qu’il soit là encore a posteriori redéfini comme tel. Et on est alors susceptible de distinguer le maître de tous ses disciples, plus ou moins obéissants. Mais dans ce cas, il faut être clair sur la position critique. Si l’on parle couramment de l’école marotique, évoquer des « disciples » n’a évidemment pas la même signification dans la bouche de Sagon en 1536 quand il s’en prend violemment aux « disciples de Marot », tous mis dans le même sac, ou dans celle d’H. Harvitt en 1918 quand elle fait justement d’Eustorg de Beaulieu « un disciple de Marot16 » pour lui trouver une place digne de ce nom. À côté de ce terme, il y en a bien d’autres, comme ceux de « mouvement », de « cercle », de « cénacle », de « chapelle », voire de « secte », qui peuvent soit accuser la critique (le maître d’école devient grand prêtre ou gourou et la religion s’en mêle, le plus souvent à charge), soit au contraire gommer les rapports de hiérarchie en imaginant des modes de regroupement d’une autre nature autour d’un individu créateur, animateur d’un cercle, d’une sodalité ou d’un cénacle qu’il guide ou qu’il oriente, mais sans occuper la position hiérarchique d’un maître, les disciples devenant alors condisciples, « très chers frères » et tous « enfans d’Apollo », pour reprendre les mots de Marot lui-même. Ce que vient confirmer au passage le titre de l’opuscule de défense publié pendant la querelle, qui maintient les deux positions a priori contradictoires : Les disciples et amys de Marot contre Sagon. Enfin, quand on raisonne en termes d’esthétique, ce qui est souvent plus flou d’un point de vue théorique à l’époque qui nous intéresse, on rassemble tous les poètes ayant en partage les mêmes cadres de représentation, sans pour autant aller à la recherche d’une doctrine du « beau ».
Ces cadres méritaient d’être rappelés, ne serait-ce que parce que la position centrale occupée par Marot dans l’histoire de la poésie française du premier xvie siècle a justement conduit à l’emploi de toutes ces catégories. De très nombreuses citations sont identifiables et les 137moteurs de recherche permettent facilement de constater que l’histoire littéraire, quand elle veut signaler l’influence de Marot sur les poètes de son temps recourt même presque indifféremment aux trois catégories en question. L’école marotique (ou École de Marot) est alors non seulement la plus représentée, mais celle dont l’empan chronologique est le plus large, puisqu’on la rencontre depuis le début du xixe siècle. Quant aux deux autres catégories, un peu moins fréquentes et plus concentrées dans les études critiques depuis la seconde moitié du xxe siècle, elles sont représentées de façon assez équilibrée avec une préférence pour la génération sur l’esthétique. Voici un aperçu d’un premier sondage, qui pourrait donner lieu à une étude systématique17 :
– École marotique (ou école de Marot) : Saint-Marc Girardin (1828), E. F. Bayle-Mouillad (1831), A. F. Théry (1832), E. Lefranc (1840), L. Grangier (1853), Ch. Lenormand (1861), A. Chenevière (1886), H. Guy (1928), P. Laumonier (1932), H. Kalwies (1987), M. Clément (1993), F. Rouget (1995), M. Huchon (2006), C. Alduy (2007), B. Renner (2007), etc.
– Génération marotique : M. M. Fontaine (1986), O. Pot (1988), F. Rouget (1994), F. Giacone (2003), M. Jeanneret (2005), C. Alduy (2007), etc.
– Esthétique marotique : J. Lecointe (1993), J.-P. Néraudeau (1993), M. Huchon (2006), E. Rajchenbach et G. de Sauza (2008), etc.
Ces critères de regroupement n’étant pas exclusifs les uns des autres, on ne repère là en réalité ni véritables oppositions théoriques, ni véritable dialectique, mais plutôt ce qu’on pourrait appeler des effets de mode sur le plan terminologique. Et il ne s’agit pas pour nous ici de discuter de la validité ou non de telles catégories utilisées par tel ou tel. Ce que nous voudrions proposer, c’est de changer momentanément de perspective. Et de ce point de vue, un examen rapide des recueils de blasons anatomiques du corps féminin, à côté de toutes les publications des années 1536-1537 qui seront prises en considération ici, est éclairant18. Quand on commence 138à inventorier les contributeurs, dont certains font l’objet d’une étude spécifique dans ce dossier, tous ces « hommes vertueux, qui par mode de passetemps ont mis la main à l’accomplissement de cet œuvre délectable, naguère par notre Marot inventée et commencée » pour reprendre la formule de l’imprimeur parisien Charles L’Angelier en 1543, on constate en effet d’une part qu’on n’a pas affaire à la « génération marotique », puisque les dates de naissance des blasonneurs identifiés s’espacent sur plus de trente ans. Comment situer dans la même génération Jacques Le Lieur (né vers 1475-1480), Clément Marot (1496-1544) donc, et Michel d’Amboise (né en 1505), qui pourrait être le fils du premier. Mais on constate aussi d’autre part qu’on serait bien en peine, à la lecture de ces recueils, de caractériser une « esthétique marotique », voire un « style marotique », de nombreux blasons étant souvent très éloignés des normes du « Beau tétin », comme l’illustrent facilement les contributions de Jean de Vauzelles, de Maurice Scève, ou encore de Lancelot de Carles. Cette diversité est même une des caractéristiques des recueils en question. A-t-on alors affaire aux représentants de « l’école marotique » ? On pourrait l’imaginer, puisque ces poètes « imitent » bien tous le « beau tétin » de 1535. Mais si l’on y regarde de plus près, ce n’est même pas vrai de certains poèmes, comme le prétendu « Blason de l’honneur » d’Antoine Héroët, dont la trajectoire manuscrite et imprimée est beaucoup plus retorse. Et puis est-il vraiment raisonnable de faire de François [de] Sagon un « disciple » de Marot en 1536 ? Bref, cette affaire de « maître » et de « disciples » ne fonctionne pas très bien, comme le constatait d’ailleurs avec à propos C. Scollen-Jimack dans l’article cité plus haut. Mais plutôt que de repousser le problème, comme elle le fait, pourquoi ne pas précisément s’en emparer et regarder les choses autrement ?
Les recueils de poésie, individuels et collectifs, publiés dans ces années 1536-1537 offrent donc un éclairage précieux sur la façon dont le champ poétique s’organise, continue de s’organiser dans une dynamique et des stratégies éditoriales collectives, dont Marot est en partie l’initiateur et dont sa propre production imprimée est elle-même en partie tributaire19, sans pour autant reposer sur des liens générationnels, 139esthétiques ou bien scolaires. C’est la raison pour laquelle il paraît sans doute plus intéressant de travailler en termes de réseau, une méthode d’analyse adaptée à une approche sociologique des milieux littéraires du xvie siècle20. On n’envisagera cependant pas ici « le réseau de Marot », c’est-à-dire l’ensemble des relations établies par Marot, placé au centre de nos travaux et dont on observerait en 1536-1537 l’état du réseau ; mais plutôt ce qu’on pourrait appeler le « réseau marotique », c’est-à-dire la somme des relations établies à l’intérieur d’un groupe informel, celui des poètes actifs en 1536-1537, en tant qu’ils ont tous, par la force des choses, Marot en commun. Il s’agit de « cartographier les échanges, de reconstituer la structure du réseau poétique et de suivre ensuite son évolution21 ». C’est du moins l’enjeu de ce travail, d’abord accompli au cours d’une journée d’études, et dont rend aujourd’hui compte cet ensemble d’articles.
Si chacune des contributions présentée par un des membres de cette nouvelle génération critique marotique que nous sommes heureux d’avoir pu ici réunir, part du cas d’un auteur, suit son aventure éditoriale et poétique, de Charles de La Hueterie (Jérémie Bichüe) à François [de] Sagon (Sophie Astier), Calvy de la Fontaine (Guillaume Berthon), Michel d’Amboise (Sandra Provini), Charles Fontaine (Élise Rajchebach), Victor Brodeau (Nina Mueggler), Jean de Vauzelles (Elsa Kammerer) ou Mellin de Saint-Gelais (Claire Sicard), c’est la dynamique de leurs rencontres, de leurs stratégies personnelles ou collectives, d’un recueil individuel à un recueil collectif et vice-versa, autour d’un atelier d’imprimerie ou dans le cadre d’échanges manuscrits, d’une ville, au seuil ou au sein de la cour, qui fait l’objet du recueil collectif, de l’entreprise collaborative que constitue ce dossier.
Il s’agissait au départ de se demander si les réseaux de poèmes présents dans les recueils collectifs correspondaient à des réseaux de poètes, dans quelle mesure les poètes ici présents, masqués ou non, agissaient, écrivaient de concert, construisant des stratégies concertées, nouvelles. Les centres d’imprimerie jouent un rôle essentiel dans la 140configuration de ces relations et échanges poétiques, ainsi du rôle clé d’Olivier Mallard dans la querelle Marot-Sagon (J. Bichüe), des liens noués dans l’atelier de Denis Janot entre Michel d’Amboise et Gilles Corrozet (S. Provini), de l’association L’Angelier-Sertenas-Longis-Janot qui joue un grand rôle et met en contact des poètes comme C. Colet et Calvy (G. Berthon), du rôle d’É. Dolet, J. Morin ou Fr. Juste à Lyon, des Marnef à Poitiers, mais aussi des dynamiques éditoriales européennes qui relient par exemple Lyon à l’Europe du Nord (qu’évoque ici E. Kammerer à travers la réception des figures d’Holbein). Des carrières se dessinent ainsi dans un jeu de balance ou d’équilibre entre protecteurs mécènes et commandes de libraires (G. Berthon), mais aussi entre entreprises singulières et dynamique du collectif, ainsi de Calvy de La Fontaine (G. Berthon) ou de Fontaine (É. Rajchenbach), quand ne l’emportent pas les stratégies individuelles (comme pour La Hueterie par exemple qu’analyse J. Bichüe).
Ces poètes s’insèrent tous dans des réseaux sociologiques, réseaux autour d’un ou plusieurs protecteurs, d’un cercle de sociabilité, curial, amical ou éditorial et des réseaux géographiques : Tours et Amboise dessinent par exemple une géographie occidentale qui réunit V. Brodeau, G. Chapuys et G. Michel, comme le mettent en lumière N. Mueggler et S. Provini, tandis que Lyon réunit le bien étudié désormais sodalitium lyonnais ; ou que l’origine picarde de certains acteurs par exemple de la querelle Marot-Sagon explique leurs affinités, sans parler des poètes manceaux, poitevins ou normands. Mettre en perspective l’ensemble des cercles et des interférences dont témoignent choix éditoriaux mais aussi adresses des pièces ou pièces d’escorte, autant que correspondances ou documents d’archives, donne une idée de la fluidité autant que de la complexité et de la richesse de ces relations entre poètes et entre les poètes et le monde.
Les réseaux de protecteurs, notamment, permettent de comprendre à quel point les antagonismes parfois réducteurs que tend à dessiner l’histoire littéraire entre réseaux évangélistes (censément progressistes) et réseaux catholiques (censément conservateurs) sont à revoir à la lumière de ces réseaux sociologiques, de ce rôle des mécènes et protecteurs. Ainsi de l’importance de Félix de Brie, aumônier de Marguerite de Navarre, dont Sagon est secrétaire, comme l’ont souligné ici Jérémie Bichüe et Sophie Astier. Crucial semble, de manière générale, au croisement de divers cercles, le rôle de Marguerite de Navarre, destinatrice des Simulachres de 141la mort (selon E. Kammerer), mais aussi protectrice de bien des poètes de ce corpus. Tout aussi essentiel est le rôle de la cour et la façon dont les réseaux se définissent aussi à ses marges ou en son sein. C’est vrai pour M. d’Amboise, pour V. Brodeau, pour J. de Vauzelles, et bien sûr pour Mellin de Saint-Gelais. Mais ne sont pas davantage à négliger les réseaux familiaux, les réseaux d’affaire ou même les réseaux militaires (voir par exemple le cas M. d’Amboise étudié par S. Provini). Ces approches croisées permettent ainsi de dessiner les contours mouvants d’un ensemble révélateur parce qu’observé en synchronie.
Ce faisceau de contributions donne également à mesurer le lien entre entreprises poétiques collectives et choix de formes ou de registres, pas seulement l’éloge, funèbre ou amoureux, ou la satire, comme dans les blasons, les tombeaux ou la querelle Marot-Sagon ; mais aussi les églogues, dont le dialogisme et les effets d’échos mettent en quelque sorte en abyme les jeux de reprise et d’échos des recueils (comme le montre ici N. Mueggler) ou les épîtres, dernier genre qui se prête tour à tour à l’entreprise personnelle et collective.
L’approche plurielle ici adoptée, loin de conclure à un style d’époque, à une esthétique commune, et d’étudier le rayonnement d’un maître sur des épigones, vise à dessiner dans sa diversité le paysage géographique, éditorial, urbain, curial, amical et familial, où s’inscrivent les différentes entreprises poétiques, individuelles et collectives qui marquent la publication de poésies en français à la veille des grandes éditions des œuvres de Marot en 1538, à l’avant-veille, à partir de 1547, de l’émergence avec la Brigade de recueils poétiques d’auteurs pris dans une dynamique d’écriture collective d’un nouveau genre.
Nathalie Dauvois
Université de la Sorbonne nouvelle, FIRL (EA174)
Julien Goeury
Université de Picardie Jules Verne, TrAme (U.R. 4284)
1 C’est alors le début d’une nouvelle période, elle aussi susceptible de justifier une telle approche. Voir la thèse de F. Bonifay, Concurrences poétiques : identités collectives et identités singulières autour de la « Pléiade » (1549-1586), Université Lyon ii, 2016.
2 Passer les monts, Français en Italie – l’Italie en France, 1494-1495, actes du xe colloque de la SFDES (29 novembre-2 décembre 1995), J. Balsamo (éd.), Paris, H. Champion, 1998.
3 Paris, 1553 : audaces et innovations poétiques, actes du colloque organisé par la BNF et l’Université de Paris vii Denis Diderot, 3-4 avril 2008, éd. O. Halévy et J. Vignes, Paris, H. Champion, à paraître.
4 Clément Marot « Prince des poètes françois » 1496-1996, actes du colloque international de Cahors-en-Quercy, 21-25 mai 1996, éd. G. Defaux et M. Simonin, Paris, H. Champion, 1997.
5 La génération Marot. Poètes français et néo-latins, 1515-1550, actes du colloque international de Baltimore, 5-7 décembre 1996, éd. G. Defaux, Paris, H. Champion, 1997.
6 Clément Marot « Prince », préface, p. 7.
7 Le Recueil poétique à la Renaissance, Réforme Humanisme Renaissance, 62, juin 2006.
8 Fleurs et jardins de poésie. Les Anthologies de poésie française au xvie siècle, Sorbonne Université, 18 et 19 janvier 2019.
9 Voir N. Dauvois, « Formes lyriques et sociabilité de cour. L’exemple des recueils poétiques », La poésie à la cour de François Ier, éd. J.-E. Girot, Cahiers V. L. Saulnier, 29, Paris, PUPS, 2012, p. 121-136.
10 Voir G. Berthon, « Tempête sur le Parnasse : enjeux des représentations du “Parc de muses” autour de la querelle Marot-Sagon », La muse s’amuse. Figures insolites de la Muse à la Renaissance, éd. P. Galand et A.-P. Pouey-Mounou, Genève, Droz, 2016, p. 181-197.
11 La question de l’identité de Sagon (avec ou sans particule) est précisément posée par S. Astier dans sa contribution.
12 La réflexion esquissée dans ce paragraphe se greffe sur celle développée par M.-M. Fragonard dans son article « Une “volée de poètes” : génération, mouvement, esthétique ? », « Une volée de poètes ». D’Aubigné et la génération poétique des années 1570-1610, éd. J. Goeury et P. Martin, Albineana 22, Niort, 2010, p. 49-71 et en particulier 49-50.
13 La génération Marot, p. 193-209.
14 « Les enfants de Marot », Clément Marot « Prince des poètes françois », p. 713-734.
15 Voir la thèse d’E. Delvallée, Poétiques de la filiation. Clément Marot et ses maîtres : Jean Marot, Jean Lemaire et Guillaume Cretin, Université Grenoble Alpes-Rutgers University, 2017, consultable sur Archives ouvertes.
16 H. Harvitt, Eustorg de Beaulieu. A Disciple of Marot. 1495(?)-1552, Lancaster, Press of the New Area Printing Compagny, 1918.
17 Les références sont ici simplifiées à l’extrême (un nom, une date) afin d’illustrer seulement notre propos. Il ne s’agit pas de la restitution d’un dossier de travail sourcé, qui déparerait dans le cadre de cette présentation.
18 Pour avoir plus de détails sur les arguments mobilisés dans ce paragraphe, voir Anatomie d’une anatomie. Nouvelles recherches sur les blasons anatomiques du corps féminin, éd. J. Goeury et Th. Hunkeler, Genève, Droz, 2016. Ce livre est associé à un renouvellement éditorial marqué à la fois par l’édition de poche fondée sur le recueil L’Angelier de 1543 (Blasons anatomiques du corps féminin, éd. J. Goeury, GF-Flammarion, 2016) et par le tome ii (Arion, Blasons, Psaumes, Saulsaye) des Œuvres complètes de Maurice Scève, éd. M. Clément, Paris, Classiques Garnier, 2019.
19 Voir G. Berthon, Bibliographie critique des éditions de Clément Marot (ca. 1521-1550), Genève, Droz, 2019.
20 Voir l’article de G. Sapiro, « Réseaux, institution(s) et champ », Les réseaux littéraires, éd. D. de Marneffe et B. Denis, Bruxelles, Le Cri/CIEL, 2006, p. 44-59), qui ouvre de ce point de vue des pistes méthodologiques très stimulantes.
21 M. Lacroix, « Littérature, analyse de réseaux et centralité : esquisse d’une théorisation du lien social concret en littérature », « Sciences sociales et littérature », éd. M. Cambron, Recherches sociographiques, 44/3, septembre-décembre 2003, p. 481.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11263-1
- EAN : 9782406112631
- ISSN : 2273-0893
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11263-1.p.0131
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/01/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Blasons, querelle Marot-Sagon, recueil collectif, champ, réseau, (Clément) Marot