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Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2020 – 2, n° 40
    . varia
  • Auteurs : Goeury (Julien), Dauvois (Nathalie)
  • Résumé : Les années 1536-1537 sont marquées par la publication de recueils collectifs de poésie, comme les Blasons anatomiques du corps féminin, et par la querelle Marot-Sagon et sa cascade d’attaques et de répliques. Or, plutôt que de définir des camps ou des écoles, l’ensemble de ces textes permet de décrire les réseaux éditoriaux, géographiques, curiaux, familiaux ou d’influence où se rencontrent, autour de Marot, les différents acteurs de la scène poétique du temps.
  • Pages : 131 à 141
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406112631
  • ISBN : 978-2-406-11263-1
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11263-1.p.0131
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/01/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Blasons, querelle Marot-Sagon, recueil collectif, champ, réseau, (Clément) Marot
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Introduction

Lenjeu de ce dossier, dont les articles sont pour la plupart issus dune journée détudes organisée à lUniversité Sorbonne Nouvelle en novembre 2018, est dinterroger à la fois les figures et la configuration du champ poétique français, au croisement de stratégies éditoriales personnelles et collectives lyonnaises, parisiennes et rouennaises dans les années 1536-1537, années de la querelle « feuilletonnée » Marot-Sagon et des recueils de blasons anatomiques du corps féminin. Ces aventures collectives, tout en se distinguant des tombeaux poétiques comme celui du dauphin (Lyon, 1536), ou même du recueil des Fleurs de Poesie Françoyse (Paris, 1534), mobilisent en partie les mêmes intervenants pour des enjeux parfois proches, sans inclure pour autant la totalité des acteurs de la scène poétique du temps. Notre ambition est précisément ici de rendre compte de la manière la plus ouverte et complète possible de cette relation du singulier au collectif par létude de lensemble des réseaux géographiques, sociologiques et éditoriaux dans lesquels sinsèrent ces différents poètes en activité au cours de ces années cruciales, qui précèdent lémergence de la Brigade1.

Comme le choix de ce titre à rallonge na pas été sans soulever un certain nombre de réflexions préalables, il nous paraît utile de revenir sur le cheminement qui a été le nôtre sur le plan méthodologique, avant de mettre laccent sur les résultats dores et déjà obtenus. Il y a dabord une date, ou plutôt une période de deux ans (1536-1537), susceptible dêtre envisagée comme un moment de lhistoire littéraire, et qui ne coïncide pas ici avec un moment clé de lhistoire politique, comme cétait par exemple le cas du colloque organisé en 1995 par 132Jean Balsamo, Passer les monts, Français en Italie – lItalie en France. 1494-14952. Le choix de ces deux années de lexpédition militaire de Charles viii en Italie invitait alors à lexamen de ses nombreuses conséquences sur le plan culturel. Lhistoire littéraire du xvie siècle braque habituellement plutôt ses feux sur des années jugées décisives parce quelles accueilleraient un ou plusieurs événements endogènes (publication dun ouvrage, première dune pièce, installation dun libraire-imprimeur, changement de position sociale, ou bien mort dun individu créateur, etc.), susceptible(s) de signaler un tournant majeur ; cétait par exemple le cas du colloque organisé en 2008 par Jean Vignes et Olivier Halévy, Paris, 1553 : audaces et innovations poétiques3. La perspective qui est ici la nôtre est un peu différente, puisque cette courte période, sans doute significative pour les historiens travaillant sur le siège de Cuzco, un épisode décisif de la conquête du Pérou par les Espagnols, ou bien encore sur le « Pèlerinage de grâce », ce mouvement dinsurrection catholique parti de York et dirigé contre la création de lÉglise dAngleterre par Henri viii, na pas la même évidence du point de vue de lhistoire de la poésie française, que celle-ci se mêle ou non dhistoire politique ou religieuse. Alors pourquoi ces dates ? Parce que, comme cela a déjà été suggéré plus haut, les années 1536-1537 sont des années dextraordinaire effervescence éditoriale, notamment en matière de recueils collectifs. Il ne sagit pas pour autant den signaler le caractère proprement singulier ou exceptionnel, parce que sy jouerait le début (ou la fin) de quelque chose, mais plutôt de considérer quil sagit dune période à partir de laquelle on peut décrire un certain nombre de phénomènes de recomposition des réseaux poétiques « autour de Marot », également susceptibles dêtre observés sur une durée plus longue.

Marot est donc envisagé comme un axe autour duquel tournerait la production poétique de son temps, comme lont déjà fait dautres événements passés, en particulier ceux qui ont couronné, en 1996, les commémorations du quatrième centenaire de la naissance du poète quercinois : le colloque de Cahors, Clément Marot « Prince des poëtes 133françois4 », organisé par Gérard Defaux et Michel Simonin ; et, quelques mois plus tard, le colloque de Baltimore, La Génération Marot5, organisé par le même Gérard Defaux. Le premier faisait jouer habilement la métaphore politique, lexpression « Prince des Poëtes françois » signalant quon avait affaire au « règne » de Marot sur les poètes français (1515-1550, si lon en croit même la période retenue dans le sous-titre), la préface enfonçant les clous métaphoriques les uns après les autres : « Ce Marot en qui tous ses contemporains ont reconnu et salué leur “Prince”, le père et plus que père de la poésie française de la Renaissance, le maître et le modèle incontesté de toute une génération de poètes6… ». Quant au second, il recourait pour sa part exclusivement à la catégorie biologique de génération, sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin, car la formule « autour de Marot » exige den dire un peu plus sur les critères retenus quand on opère de tels regroupements.

Ce sont donc dabord (mais pas seulement) des recueils collectifs qui réunissent tous ces poètes « autour de Marot ». Trop longtemps parents pauvres des études littéraires, peut-être parce que celles-ci ont un peu trop misé sur la figure de lauteur, ces recueils constituent en effet un lieu de passage et de fixation souvent décisif à cette époque, et cela aussi bien des poètes que des poèmes. Cest dailleurs un objet auquel la critique accorde aujourdhui un surcroît dintérêt, avec les anthologies, et autres livres de poésie des xvie et xviie siècles. On peut à cet égard aussi bien penser au numéro fondateur de RHR consacré au Recueil poétique à la Renaissance7, ainsi que, plus récemment, au colloque organisé en 2019 par Adeline Lionetto et Jean-Charles Monferran, consacré aux anthologies poétiques au xvie siècle8. Il sagissait donc de nous inscrire dans cette dynamique, mais à partir dun horizon plus restreint, celui des années 1536-1537, marquées à la fois par une nouvelle prise de conscience collective des poètes dexpression française et par 134lessor des livres de poésie de différents types9. Avec en perspective le « champ poétique », entendu ici comme lensemble des individus et des pratiques qui contribuent à créer ce quon appelle la poésie dans une acception très large. Il ne sagissait cependant pas, dans une perspective bourdieusienne mal digérée, de se réclamer dune sociologie des champs, que labsence dautonomie du littéraire au xvie siècle rend difficilement praticable. Ce qui nempêche pas pour autant de prendre en considération la conscience collective dune communauté décrivains animée par des intérêts communs et qui possède dailleurs des références communes10. Cette configuration du « champ poétique », on la représentera cependant ici plutôt en termes de réseau, ce qui nest pas exactement la même chose.

Ce qui est en jeu dans ces pages, cest donc aussi une façon décrire lhistoire de la littérature, en loccurrence lhistoire de la poésie française du premier xvie siècle, quand il sagit de repérer et de décrire des séries homogènes organisées autour dun individu, en loccurrence Marot. Mais il ne sagit pas pour autant dêtre obnubilé par la figure du grand homme, du contemporain capital, puisquil est justement question denvisager pour eux-mêmes un certain nombre de ceux (pas de poétesses dans cet environnement immédiat) quil dissimule parfois encore à nos yeux : Victor Brodeau, Claude Chappuys, Jacques Le Lieur, Lancelot de Carles, Guillaume Bochetel, Antoine Héroët, François [de] Sagon11, Eustorg de Beaulieu, Jean de Vauzelles, Charles de La Hueterie, Charles Fontaine, Michel dAmboise, Jean Le Blond, Calvy de la Fontaine, Mellin de Saint-Gelais, etc. Il y a là autant de poètes (la liste nest pas close) qui ont vécu, écrit et même parfois publié (sous forme manuscrite et/ou imprimée) en même temps que Marot, à côté de Marot, autour de Marot, et en particulier dans et hors de la dynamique de ces recueils collectifs où ce dernier joue un rôle-clé, mais dont la démarche lui échappe et le dépasse aussi en partie.

Quand on est amené à faire de tels regroupements, on a le choix entre plusieurs catégories, qui nont pas la même histoire mais qui se 135partagent le terrain, parce quelles offrent des grilles de lecture dun usage facile. On regroupe le plus souvent les écrivains, voire les poètes, par générations, par écoles ou bien encore par esthétiques12. Et il peut être utile de reprendre ces catégories pour les définir en quelques mots et réfléchir au sens quelles prennent au sein des études marotiques. On prendra dailleurs ici volontiers le relai de la réflexion utilement lancée par Christine Scollen-Jimack dans un article publié dans les actes du colloque sur la « Génération Marot » cité plus haut, un article précisément intitulé « Vers une typologie marotique : E. de Beaulieu, V. Brodeau, Ch. de Sainte-Marthe13 », où celle-ci sinterrogeait – en léger porte-à-faux avec la préface de Gérard Defaux – sur le sens et la portée de telles catégories (génération, école, cercle) avant de les tenir à distance pour revenir à dautres critères, additionnés avec plus ou moins de bonheur.

Quand on raisonne en termes de génération, on cherche à identifier les poètes appartenant à une même classe dâge, ce qui doit permettre de prendre en considération une période dactivité jugée homogène, quelles que soient les relations qui existent – ou nexistent pas – entre les individus créateurs en question. À noter que cette catégorie biologique permet aussi de penser le passage des générations et donc déventuels rapports de filiation conduisant à dimprobables arbres généalogiques. Si lon est susceptible de regrouper les poètes de la génération de Marot, on est alors aussi susceptible de regrouper celle des « enfants de Marot », ceux de la génération suivante, comme le fait Gisèle Mathieu-Castellani dans un article, qui réunit en réalité deux, voire trois générations, puisquil y est question aussi bien de Maurice Scève (né en 1501), de Joachim Du Bellay (né vers 1522), et même dAgrippa dAubigné (né en 1552)14. Il peut dès lors sagir, en redescendant de branche en branche, davoir également accès aux « pères » de Marot15. Et de ce point de vue la génération conduit insensiblement à la famille, ce qui nest plus du tout la même chose.

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Quand on raisonne en termes décole, on tend à rassembler tous les poètes se réclamant dune poétique commune, dont les grands principes peuvent avoir été fixés sous la forme dun manifeste, dun programme, dun traité fondateur, ou qui peuvent être déduits à la lecture des œuvres en question. Quoiquil en soit, une école doit avoir un fondateur, un maître, quil se définisse comme tel ou quil soit là encore a posteriori redéfini comme tel. Et on est alors susceptible de distinguer le maître de tous ses disciples, plus ou moins obéissants. Mais dans ce cas, il faut être clair sur la position critique. Si lon parle couramment de lécole marotique, évoquer des « disciples » na évidemment pas la même signification dans la bouche de Sagon en 1536 quand il sen prend violemment aux « disciples de Marot », tous mis dans le même sac, ou dans celle dH. Harvitt en 1918 quand elle fait justement dEustorg de Beaulieu « un disciple de Marot16 » pour lui trouver une place digne de ce nom. À côté de ce terme, il y en a bien dautres, comme ceux de « mouvement », de « cercle », de « cénacle », de « chapelle », voire de « secte », qui peuvent soit accuser la critique (le maître décole devient grand prêtre ou gourou et la religion sen mêle, le plus souvent à charge), soit au contraire gommer les rapports de hiérarchie en imaginant des modes de regroupement dune autre nature autour dun individu créateur, animateur dun cercle, dune sodalité ou dun cénacle quil guide ou quil oriente, mais sans occuper la position hiérarchique dun maître, les disciples devenant alors condisciples, « très chers frères » et tous « enfans dApollo », pour reprendre les mots de Marot lui-même. Ce que vient confirmer au passage le titre de lopuscule de défense publié pendant la querelle, qui maintient les deux positions a priori contradictoires : Les disciples et amys de Marot contre Sagon. Enfin, quand on raisonne en termes desthétique, ce qui est souvent plus flou dun point de vue théorique à lépoque qui nous intéresse, on rassemble tous les poètes ayant en partage les mêmes cadres de représentation, sans pour autant aller à la recherche dune doctrine du « beau ».

Ces cadres méritaient dêtre rappelés, ne serait-ce que parce que la position centrale occupée par Marot dans lhistoire de la poésie française du premier xvie siècle a justement conduit à lemploi de toutes ces catégories. De très nombreuses citations sont identifiables et les 137moteurs de recherche permettent facilement de constater que lhistoire littéraire, quand elle veut signaler linfluence de Marot sur les poètes de son temps recourt même presque indifféremment aux trois catégories en question. Lécole marotique (ou École de Marot) est alors non seulement la plus représentée, mais celle dont lempan chronologique est le plus large, puisquon la rencontre depuis le début du xixe siècle. Quant aux deux autres catégories, un peu moins fréquentes et plus concentrées dans les études critiques depuis la seconde moitié du xxe siècle, elles sont représentées de façon assez équilibrée avec une préférence pour la génération sur lesthétique. Voici un aperçu dun premier sondage, qui pourrait donner lieu à une étude systématique17 :

École marotique (ou école de Marot) : Saint-Marc Girardin (1828), E. F. Bayle-Mouillad (1831), A. F. Théry (1832), E. Lefranc (1840), L. Grangier (1853), Ch. Lenormand (1861), A. Chenevière (1886), H. Guy (1928), P. Laumonier (1932), H. Kalwies (1987), M. Clément (1993), F. Rouget (1995), M. Huchon (2006), C. Alduy (2007), B. Renner (2007), etc.

Génération marotique : M. M. Fontaine (1986), O. Pot (1988), F. Rouget (1994), F. Giacone (2003), M. Jeanneret (2005), C. Alduy (2007), etc.

Esthétique marotique : J. Lecointe (1993), J.-P. Néraudeau (1993), M. Huchon (2006), E. Rajchenbach et G. de Sauza (2008), etc.

Ces critères de regroupement nétant pas exclusifs les uns des autres, on ne repère là en réalité ni véritables oppositions théoriques, ni véritable dialectique, mais plutôt ce quon pourrait appeler des effets de mode sur le plan terminologique. Et il ne sagit pas pour nous ici de discuter de la validité ou non de telles catégories utilisées par tel ou tel. Ce que nous voudrions proposer, cest de changer momentanément de perspective. Et de ce point de vue, un examen rapide des recueils de blasons anatomiques du corps féminin, à côté de toutes les publications des années 1536-1537 qui seront prises en considération ici, est éclairant18. Quand on commence 138à inventorier les contributeurs, dont certains font lobjet dune étude spécifique dans ce dossier, tous ces « hommes vertueux, qui par mode de passetemps ont mis la main à laccomplissement de cet œuvre délectable, naguère par notre Marot inventée et commencée » pour reprendre la formule de limprimeur parisien Charles LAngelier en 1543, on constate en effet dune part quon na pas affaire à la « génération marotique », puisque les dates de naissance des blasonneurs identifiés sespacent sur plus de trente ans. Comment situer dans la même génération Jacques Le Lieur (né vers 1475-1480), Clément Marot (1496-1544) donc, et Michel dAmboise (né en 1505), qui pourrait être le fils du premier. Mais on constate aussi dautre part quon serait bien en peine, à la lecture de ces recueils, de caractériser une « esthétique marotique », voire un « style marotique », de nombreux blasons étant souvent très éloignés des normes du « Beau tétin », comme lillustrent facilement les contributions de Jean de Vauzelles, de Maurice Scève, ou encore de Lancelot de Carles. Cette diversité est même une des caractéristiques des recueils en question. A-t-on alors affaire aux représentants de « lécole marotique » ? On pourrait limaginer, puisque ces poètes « imitent » bien tous le « beau tétin » de 1535. Mais si lon y regarde de plus près, ce nest même pas vrai de certains poèmes, comme le prétendu « Blason de lhonneur » dAntoine Héroët, dont la trajectoire manuscrite et imprimée est beaucoup plus retorse. Et puis est-il vraiment raisonnable de faire de François [de] Sagon un « disciple » de Marot en 1536 ? Bref, cette affaire de « maître » et de « disciples » ne fonctionne pas très bien, comme le constatait dailleurs avec à propos C. Scollen-Jimack dans larticle cité plus haut. Mais plutôt que de repousser le problème, comme elle le fait, pourquoi ne pas précisément sen emparer et regarder les choses autrement ?

Les recueils de poésie, individuels et collectifs, publiés dans ces années 1536-1537 offrent donc un éclairage précieux sur la façon dont le champ poétique sorganise, continue de sorganiser dans une dynamique et des stratégies éditoriales collectives, dont Marot est en partie linitiateur et dont sa propre production imprimée est elle-même en partie tributaire19, sans pour autant reposer sur des liens générationnels, 139esthétiques ou bien scolaires. Cest la raison pour laquelle il paraît sans doute plus intéressant de travailler en termes de réseau, une méthode danalyse adaptée à une approche sociologique des milieux littéraires du xvie siècle20. On nenvisagera cependant pas ici « le réseau de Marot », cest-à-dire lensemble des relations établies par Marot, placé au centre de nos travaux et dont on observerait en 1536-1537 létat du réseau ; mais plutôt ce quon pourrait appeler le « réseau marotique », cest-à-dire la somme des relations établies à lintérieur dun groupe informel, celui des poètes actifs en 1536-1537, en tant quils ont tous, par la force des choses, Marot en commun. Il sagit de « cartographier les échanges, de reconstituer la structure du réseau poétique et de suivre ensuite son évolution21 ». Cest du moins lenjeu de ce travail, dabord accompli au cours dune journée détudes, et dont rend aujourdhui compte cet ensemble darticles.

Si chacune des contributions présentée par un des membres de cette nouvelle génération critique marotique que nous sommes heureux davoir pu ici réunir, part du cas dun auteur, suit son aventure éditoriale et poétique, de Charles de La Hueterie (Jérémie Bichüe) à François [de] Sagon (Sophie Astier), Calvy de la Fontaine (Guillaume Berthon), Michel dAmboise (Sandra Provini), Charles Fontaine (Élise Rajchebach), Victor Brodeau (Nina Mueggler), Jean de Vauzelles (Elsa Kammerer) ou Mellin de Saint-Gelais (Claire Sicard), cest la dynamique de leurs rencontres, de leurs stratégies personnelles ou collectives, dun recueil individuel à un recueil collectif et vice-versa, autour dun atelier dimprimerie ou dans le cadre déchanges manuscrits, dune ville, au seuil ou au sein de la cour, qui fait lobjet du recueil collectif, de lentreprise collaborative que constitue ce dossier.

Il sagissait au départ de se demander si les réseaux de poèmes présents dans les recueils collectifs correspondaient à des réseaux de poètes, dans quelle mesure les poètes ici présents, masqués ou non, agissaient, écrivaient de concert, construisant des stratégies concertées, nouvelles. Les centres dimprimerie jouent un rôle essentiel dans la 140configuration de ces relations et échanges poétiques, ainsi du rôle clé dOlivier Mallard dans la querelle Marot-Sagon (J. Bichüe), des liens noués dans latelier de Denis Janot entre Michel dAmboise et Gilles Corrozet (S. Provini), de lassociation LAngelier-Sertenas-Longis-Janot qui joue un grand rôle et met en contact des poètes comme C. Colet et Calvy (G. Berthon), du rôle dÉ. Dolet, J. Morin ou Fr. Juste à Lyon, des Marnef à Poitiers, mais aussi des dynamiques éditoriales européennes qui relient par exemple Lyon à lEurope du Nord (quévoque ici E. Kammerer à travers la réception des figures dHolbein). Des carrières se dessinent ainsi dans un jeu de balance ou déquilibre entre protecteurs mécènes et commandes de libraires (G. Berthon), mais aussi entre entreprises singulières et dynamique du collectif, ainsi de Calvy de La Fontaine (G. Berthon) ou de Fontaine (É. Rajchenbach), quand ne lemportent pas les stratégies individuelles (comme pour La Hueterie par exemple quanalyse J. Bichüe).

Ces poètes sinsèrent tous dans des réseaux sociologiques, réseaux autour dun ou plusieurs protecteurs, dun cercle de sociabilité, curial, amical ou éditorial et des réseaux géographiques : Tours et Amboise dessinent par exemple une géographie occidentale qui réunit V. Brodeau, G. Chapuys et G. Michel, comme le mettent en lumière N. Mueggler et S. Provini, tandis que Lyon réunit le bien étudié désormais sodalitium lyonnais ; ou que lorigine picarde de certains acteurs par exemple de la querelle Marot-Sagon explique leurs affinités, sans parler des poètes manceaux, poitevins ou normands. Mettre en perspective lensemble des cercles et des interférences dont témoignent choix éditoriaux mais aussi adresses des pièces ou pièces descorte, autant que correspondances ou documents darchives, donne une idée de la fluidité autant que de la complexité et de la richesse de ces relations entre poètes et entre les poètes et le monde.

Les réseaux de protecteurs, notamment, permettent de comprendre à quel point les antagonismes parfois réducteurs que tend à dessiner lhistoire littéraire entre réseaux évangélistes (censément progressistes) et réseaux catholiques (censément conservateurs) sont à revoir à la lumière de ces réseaux sociologiques, de ce rôle des mécènes et protecteurs. Ainsi de limportance de Félix de Brie, aumônier de Marguerite de Navarre, dont Sagon est secrétaire, comme lont souligné ici Jérémie Bichüe et Sophie Astier. Crucial semble, de manière générale, au croisement de divers cercles, le rôle de Marguerite de Navarre, destinatrice des Simulachres de 141la mort (selon E. Kammerer), mais aussi protectrice de bien des poètes de ce corpus. Tout aussi essentiel est le rôle de la cour et la façon dont les réseaux se définissent aussi à ses marges ou en son sein. Cest vrai pour M. dAmboise, pour V. Brodeau, pour J. de Vauzelles, et bien sûr pour Mellin de Saint-Gelais. Mais ne sont pas davantage à négliger les réseaux familiaux, les réseaux daffaire ou même les réseaux militaires (voir par exemple le cas M. dAmboise étudié par S. Provini). Ces approches croisées permettent ainsi de dessiner les contours mouvants dun ensemble révélateur parce quobservé en synchronie.

Ce faisceau de contributions donne également à mesurer le lien entre entreprises poétiques collectives et choix de formes ou de registres, pas seulement léloge, funèbre ou amoureux, ou la satire, comme dans les blasons, les tombeaux ou la querelle Marot-Sagon ; mais aussi les églogues, dont le dialogisme et les effets déchos mettent en quelque sorte en abyme les jeux de reprise et déchos des recueils (comme le montre ici N. Mueggler) ou les épîtres, dernier genre qui se prête tour à tour à lentreprise personnelle et collective.

Lapproche plurielle ici adoptée, loin de conclure à un style dépoque, à une esthétique commune, et détudier le rayonnement dun maître sur des épigones, vise à dessiner dans sa diversité le paysage géographique, éditorial, urbain, curial, amical et familial, où sinscrivent les différentes entreprises poétiques, individuelles et collectives qui marquent la publication de poésies en français à la veille des grandes éditions des œuvres de Marot en 1538, à lavant-veille, à partir de 1547, de lémergence avec la Brigade de recueils poétiques dauteurs pris dans une dynamique décriture collective dun nouveau genre.

Nathalie Dauvois

Université de la Sorbonne nouvelle, FIRL (EA174)

Julien Goeury

Université de Picardie Jules Verne, TrAme (U.R. 4284)

1 Cest alors le début dune nouvelle période, elle aussi susceptible de justifier une telle approche. Voir la thèse de F. Bonifay, Concurrences poétiques : identités collectives et identités singulières autour de la « Pléiade » (1549-1586), Université Lyon ii, 2016.

2 Passer les monts, Français en Italie – lItalie en France, 1494-1495, actes du xe colloque de la SFDES (29 novembre-2 décembre 1995), J. Balsamo (éd.), Paris, H. Champion, 1998.

3 Paris, 1553 : audaces et innovations poétiques, actes du colloque organisé par la BNF et lUniversité de Paris vii Denis Diderot, 3-4 avril 2008, éd. O. Halévy et J. Vignes, Paris, H. Champion, à paraître.

4 Clément Marot « Prince des poètes françois » 1496-1996, actes du colloque international de Cahors-en-Quercy, 21-25 mai 1996, éd. G. Defaux et M. Simonin, Paris, H. Champion, 1997.

5 La génération Marot. Poètes français et néo-latins, 1515-1550, actes du colloque international de Baltimore, 5-7 décembre 1996, éd. G. Defaux, Paris, H. Champion, 1997.

6 Clément Marot « Prince », préface, p. 7.

7 Le Recueil poétique à la Renaissance, Réforme Humanisme Renaissance, 62, juin 2006.

8 Fleurs et jardins de poésie. Les Anthologies de poésie française au xvie siècle, Sorbonne Université, 18 et 19 janvier 2019.

9 Voir N. Dauvois, « Formes lyriques et sociabilité de cour. Lexemple des recueils poétiques », La poésie à la cour de François Ier, éd. J.-E. Girot, Cahiers V. L. Saulnier, 29, Paris, PUPS, 2012, p. 121-136.

10 Voir G. Berthon, « Tempête sur le Parnasse : enjeux des représentations du “Parc de muses” autour de la querelle Marot-Sagon », La muse samuse. Figures insolites de la Muse à la Renaissance, éd. P. Galand et A.-P. Pouey-Mounou, Genève, Droz, 2016, p. 181-197.

11 La question de lidentité de Sagon (avec ou sans particule) est précisément posée par S. Astier dans sa contribution.

12 La réflexion esquissée dans ce paragraphe se greffe sur celle développée par M.-M. Fragonard dans son article « Une “volée de poètes” : génération, mouvement, esthétique ? », « Une volée de poètes ». DAubigné et la génération poétique des années 1570-1610, éd. J. Goeury et P. Martin, Albineana 22, Niort, 2010, p. 49-71 et en particulier 49-50.

13 La génération Marot, p. 193-209.

14 « Les enfants de Marot », Clément Marot « Prince des poètes françois », p. 713-734.

15 Voir la thèse dE. Delvallée, Poétiques de la filiation. Clément Marot et ses maîtres : Jean Marot, Jean Lemaire et Guillaume Cretin, Université Grenoble Alpes-Rutgers University, 2017, consultable sur Archives ouvertes.

16 H. Harvitt, Eustorg de Beaulieu. A Disciple of Marot. 1495(?)-1552, Lancaster, Press of the New Area Printing Compagny, 1918.

17 Les références sont ici simplifiées à lextrême (un nom, une date) afin dillustrer seulement notre propos. Il ne sagit pas de la restitution dun dossier de travail sourcé, qui déparerait dans le cadre de cette présentation.

18 Pour avoir plus de détails sur les arguments mobilisés dans ce paragraphe, voir Anatomie dune anatomie. Nouvelles recherches sur les blasons anatomiques du corps féminin, éd. J. Goeury et Th. Hunkeler, Genève, Droz, 2016. Ce livre est associé à un renouvellement éditorial marqué à la fois par lédition de poche fondée sur le recueil LAngelier de 1543 (Blasons anatomiques du corps féminin, éd. J. Goeury, GF-Flammarion, 2016) et par le tome ii (Arion, Blasons, Psaumes, Saulsaye) des Œuvres complètes de Maurice Scève, éd. M. Clément, Paris, Classiques Garnier, 2019.

19 Voir G. Berthon, Bibliographie critique des éditions de Clément Marot (ca. 1521-1550), Genève, Droz, 2019.

20 Voir larticle de G. Sapiro, « Réseaux, institution(s) et champ », Les réseaux littéraires, éd. D. de Marneffe et B. Denis, Bruxelles, Le Cri/CIEL, 2006, p. 44-59), qui ouvre de ce point de vue des pistes méthodologiques très stimulantes.

21 M. Lacroix, « Littérature, analyse de réseaux et centralité : esquisse dune théorisation du lien social concret en littérature », « Sciences sociales et littérature », éd. M. Cambron, Recherches sociographiques, 44/3, septembre-décembre 2003, p. 481.